Alcmène

Chapitre 1 : Sur un malentendu

Chapitre final

7680 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 22/10/2021 19:30

Cette fanfiction participe aux Défis du forum de Fanfictions.fr "Erreur sur la personne / Je ne suis pas un héros" (septembre-octobre 2021)

Merci à Chiara Cadrich pour sa relecture.

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ALCMENE

(Sur un malentendu)

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- I -



Le soir d'été est somptueux. Je suis assis en surplomb sur un rocher d'une colline, les yeux fixés sur le point de l'horizon où la mer se prélasse mollement sous le ciel complaisant. Le char inexorable d'Hélios s'approche vers les flots en prenant son temps et je me gorge de ses derniers traits ardents, bercé par le chœur rythmé des petits insectes industrieux, enivré par les exhalaisons suaves des fruits mûrs qui font ployer les branches, et par les fleurs dont le cœur généreux se ferme saluant le départ de celui qu'elles adorent tout le jour.

Les petits qui me contemplent n'osent rien dire et se tiennent sages pour l'instant. Tant mieux.

Lorsque je suis assis là, à contempler le monde que mon père a créé, je peux oublier parfois qu'il n'est plus ce jardin des Hespérides où chaque créature vivait paisiblement. A quelques centaines de brasses au sud d'ici, je sens encore les effluves de la grande île où j'ai passé ma jeunesse insouciante à gambader parmi les chèvres, à danser avec les Kourètes et me faire dorloter par les nymphes. J'étais alors à peine plus vieux que ces petits sacripants qui se sont échappés de la surveillance des femmes pour venir me quémander une histoire. Pour eux, je suis un aède.

J'ai toujours été un peu faible devant les yeux brillants d'innocence, de malice et d'émerveillement. Alors je réfléchis à ce que je pouvais bien leur narrer qui les tienne en haleine jusqu'au coucher de l'astre, pour tromper leur attente... et la mienne. Je réfléchis à ce qui se passe en ce jour à Taphos.

Les hommes n'ont plus la douceur des agneaux du temps de mon père. Depuis des siècles, ils sont devenus méchants, hargneux, avides. Pas tous évidemment, mais les plus puissants aussi. Je le vois et je m'émeus de savoir que les plus humbles devront supporter encore le fardeau des mauvais rois. Et comme à chaque fois, l'idée ridicule de « faire quelque chose » me fouaille plus fort. Je devrais passer outre car, souvent, la seule réponse que je puisse offrir se borne à susciter un héros parmi les hommes : un modèle, un champion qui les guiderait en suivant des principes plus nobles.

J'ai souvent payé de ma personne en me vouant à cet idéal philanthrope et on me l'a beaucoup reproché – alors que le jour n'était pas plus pur que le fond de mon cœur... Mon sourire gerce un peu plus la peau de mes lèvres craquelées quand je vous imagine me traiter de licencieux.

Les miniatures d'hommes mycéniens s'agitent sur leurs petits derrières et leur patience commence déjà à s'user. Leurs têtes brunes ou blondes sont échevelées, leurs frimousses innocentes cachent des cœurs de chenapans, leurs tuniques aux couleurs fanées sont de guingois. Bien peu ont des sandales en cuir de chèvre et les enfançons aux pieds encore pulpeux n'en portent point. Glorieusement empaquetés dans des langes odorants et pendus aux bras de leurs aînés, ils sont magnifiques et je les aime tous. Même ceux dont les veines ne charrient plus la moindre infime goutte de mon ichor divin.

— Est-ce que vous voulez une histoire… avec des rois et des princesses ?

Ceux qui sont en âge d'avoir des préférences opinent avec enthousiasme. Jamais le mot n'aura été plus approprié car c'est le transport et l'inspiration qui sont infusés par la présence d'un dieu… Le risque de leur déplaire est mineur : qui n'aurait pas voulu d'un conte de rois et de princesses ? Ceux-ci sont éternels. Ils sont les rêves de ma grand-mère Gaïa. Longtemps après que nous aurons disparu de la mémoire des hommes, elle continuera à leur parler quand bien même ils ne la connaîtraient plus, en réduisant son nom à celui d'une coquille de pierre sans âme.

Un petit mortel, moins petit que les autres, plisse son visage constellé de taches de soleil, et lève la main pour savoir s'il y aura des batailles. Oui. Il y en a une qui se déroule en ce moment même, et mon œil divin peut en suivre le développement, même en restant auprès d'eux.

— D'accord, il y aura une bataille. Et une aventure épique. Et des épreuves presque impossibles. Ça ira ?

Une enfant blonde – bientôt une jeune fille – dont les fins cheveux frisés indomptables s'échappent de ses nattes, demande s'il y aura des sentiments. Je m'interroge. Y en a-t-il dans ce prétendu fond de mon cœur ? Y en a-t-il alors que je ne puis prétendre à les entretenir ? Je réponds d'une pirouette qu'ils sont dans la nature humaine et qu'il s'en trouvera donc forcément. Elle me lance un petit regard de reproche qui m'attendrit.

— Ah, tu veux que quelqu'un soit amoureux dans l'histoire ?

Elle secoue la tête verticalement plusieurs fois, tandis que ses comparses s'égaient à la nouvelle avec des chuchotis poussés à leurs oreilles et des gloussements cachées sous leurs doigts fébriles.

— Bon, d'accord, le prince voudra épouser la princesse, vous êtes contents ? Allez, silence maintenant, je commence…

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Je prends une grande inspiration comédienne. L'histoire que je vais leur conter en me faisant donc passer pour un aède n'appartient pas aux temps immémoriaux. C'est en ces jours qu'elle se déroule mais ont-ils besoin de le savoir ?

— Tout a commencé dans un modeste royaume qu'on appelait l'Argolide. Cette terre est logée entre le pouce et l'index de la grande main griffue du Péloponnèse, dis-je en montrant l'endroit sur ma paume tendue. En ces temps reculés, prospéraient déjà là des cités glorieuses comme Argos, Mycènes ou Tirynthe…

Beaucoup observent leur paume étalée d'un air perplexe, en faisant jouer l'articulation du pouce comme pour faire apparaître magiquement un petit point sur cette carte allégorique.

— A cette époque, le roi de la ville de Tirynthe s'appelait Alcée. Son fils, Amphitryon, était un vieux garçon, jamais marié parce qu'il ne trouvait aucune princesse ni assez jolie ni assez noble pour lui car il s'enorgueillissait de compter un dieu parmi ses ancêtres.

— Comment il est ? demande une petite voix.

— Hmh. Laisse-moi réfléchir... Un gaillard barbu, brun et fort avec un torse velu, large comme un taureau crétois. Avec sa jupette et sa cape qui lui pendait dans le dos, il avait presque aussi fière allure que les féroces Spartiates de la cité voisine…

Pendant que je raconte, je prends des poses en bombant le torse maigre dont je me suis affublé, exhibant mes musques flasques avec une grimace martiale. Le menton dédaigneusement tourné, je fais voler ma cape invisible en brandissant une lance imaginaire au cri d'un « hou-ha ».

Mon brave public s'esclaffe, riant de moi tandis que je contrefais le prince. Je ne leur en veux pas ; il est exaspérant et mon portrait lui rend justice…

Ou bien mon portrait avoue que je suis jaloux.

Pourquoi suis-je donc envieux du rejeton d'Alcée ? La réponse n'a rien d'un mystère. Parce que je ne suis pas meilleur que lui : trop de choses nous rapprochent – à commencer par notre absence totale de modestie. Alcmène sitôt vue, Alcmène fut aussitôt désirée. Lui et moi nous croyons indûment faire de notre présence une faveur dont elle ne pourrait que se montrer reconnaissante.

— La princesse de mon histoire, par contre… reprends-je la gorge un peu serrée par cette amère vérité, la princesse était magnifique. Elle avait les couleurs chaudes de l'automne : les cheveux dorés, les yeux bruns, une peau comme le miel, mais aussi une taille exquise, le sein fait pour tenir dans la paume et ses hanches…

Les paupières fermées pour goûter cette vision émouvante, j'esquisse la caresse qui aurait suivi sa forme curviligne… avant de me ressouvenir de la jeunesse de mon auditoire. Je m'éclaircis la gorge en jetant un œil sur leurs bouches béantes, estomaquées peut-être qu'un vieillard ose parler d'une fille de roi en ces termes trop flatteurs pour être honnêtes.

— Enfin, imaginez-la comme vous voulez. Ce qui compte, c'est qu'elle était très belle.

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Oh par Hypérion, oui elle l'est ! A la fois petite-fille et arrière-petite fille de mon Persée uni à la sublime Andromède, Alcmène a de qui tenir et ravit tous les yeux qui se posent sur elle.

Hélas, les miens aussi.

Est-ce mal de la trouver désirable, alors que j'ai été autrefois le bref amant de son aïeule, la malheureuse Danaé ?

A ce propos… Ne croyez pas les ragots voulant que je me sois présenté à elle dans sa prison sous la forme d'une « pluie d'or » pour la féconder. Je gage que vous songez à une certaine autre substance pour parvenir à ce beau résultat et vous auriez tort… Si vous n'en avez jamais vu, apprenez que l'ichor, le sang des dieux, est une liqueur dense aux reflets de nacre et mêlée de vif-argent.

Je vous tiendrai responsable si un jour on savait qu'elle m'a trouvé sans conscience, dissimulé dans un recoin de sa tour, à me vider lamentablement de mon sang. Pendant qu'elle cherchait l'origine de la plaie pour endiguer l'écoulement, sa tunique a été largement tachée. Il est vrai que j'ai demandé un peu vivement à ce qu'elle la retire… pour la brûler d'un éclair. Car si l'ichor, même juste inhalé, est un poison lent pour les mortels ; à même la peau, il peut tuer.

Jusqu'à ce je sois assez remis pour me lever, j'ai été à sa merci complète. Pourtant, elle ne m'a pas dénoncé, acceptant que je reste caché dans sa prison d'airain. Chaque jour, elle m'a veillé en priant Asclépios de hâter ma guérison. J'ai partagé sa détresse, sa réclusion et sa nourriture. Évidemment que j'ai été reconnaissant pour ses soins et sa pitié… Las, j'ai cependant préféré laisser entendre que je l'avais séduite à dessein, plutôt que d'avouer que j'avais failli disparaître ce jour-là. Il n'est pas bon que vos ennemis sachent de quelle arme l'on peut vous abattre.

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Où en étais-je ?

— Cette belle princesse vivait à Mycènes dans la maison d'Anaxo, sœur d'Amphitryon de Tirynthe. Quand ce dernier vit sa nièce, il en fut ébloui. Et après avoir passé tout un après-midi de visite à s'imaginer qu'elle était la future reine qu'il lui fallait, il demanda sa main au roi sur le champ…

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Peut-être serez-vous indigné qu'une telle union incestueuse ne fasse pas sourciller la noblesse achéenne... Le prince fait valoir qu'il épouse sa cousine, ce qui est admis. Mais sans un arbre généalogique sous les yeux, je conviens que la chose est difficile à démêler. Alcmène est à la fois la cousine de son prétendant, du côté paternel et sa nièce du côté maternel.

Les unions consanguines sont entièrement de notre faute. Titans comme Olympiens, jamais nous n'aurions dû nous présenter comme étant de la même famille. Cette erreur a détérioré des lignées entières de mortels résolus à nous prendre pour modèles, et elle n'a su que couvrir nos amours du manteau détestable de la perversité.

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Le soupir boudeur d'un petit garçon déçu interrompt mes ruminations digressives. Les joues rondes sillonnées du jus d'un fruit dévoré pendant l'attente, il demande quand viendront les batailles. Je me redresse et prends une posture dramatique en agitant les bras pour recaptiver mon auditoire.

— Comme vous l'apprendrez plus tard, les grandes batailles en Grèce naissent toujours de la convoitise, c'est-à-dire le désir de déposséder l'autre de ce que l'on n'a pas soi-même. Et c'est précisément ce qui motive les méchants de mon histoire : les redoutables pirates de l'île de Taphos !

Au mot "pirates", les enfants écarquillent les yeux et la bouche en même temps et se serrèrent les uns contre les autres. Leurs guenilles se frôlent, leurs bras protègent instinctivement leurs petites poitrines.

— Quelques jours auparavant, des marins abominables étaient venus sur les terres d'Electryon pour lui voler son bétail. Embarqués sur de courtes birèmes pansues battant pavillon écarlate, ils avaient navigué avec adresse entre les récifs. Quand la grande Nyx avait recouvert le monde de son voile étoilé, ils avaient gagné l'intérieur des terres aux flambeaux…

Alors que le soir tombe et les ombres s'allongent, je me pare de la prestance d'un pirate marchant sur la pointe des pieds, scrutant alentours sous une broussaille de sourcils, puis fais mine de courir sur place avant de lever brusquement mon poing dans lequel est censé se trouver un coutelas.

— …et au petit matin, les maudits s'étaient faufilés sans bruit et avaient surpris les gardiens du troupeau encore endormis. Refusant aux pâtres le loisir de défendre leur vie, ils leur avaient tranché la gorge prestement ! Aussitôt, les bêtes libérées de leurs entraves avaient été poussées vers les navires dans un capharnaüm de meuglements affolés. Une fois dans les cales, elles ont vomi partout durant tout le voyage. Bien fait pour les voleurs !

J'arrache ainsi un sourire aux plus petits. Le vomi me vaut toujours un succès d'estime auprès d'eux. Mais les plus grands me considèrent avec anxiété et je joue le jeu en marchant de long en large. Lugubre, j'ajoute le ton à la pantomime.

— Ces pauvres pâtres n'étaient pourtant pas n'importe qui ! Comme il est d'usage en Grèce, derrière chaque jeune gardien de troupeau, se cache bien souvent le prince d'un petit royaume… Hébétées près de leurs corps sans vie, les âmes des fils d'Electryon ne pouvaient se résoudre à regagner si tôt le royaume d'Hadès après un trépas aussi indigne. Ils tinrent alors un conseil spectral pour délibérer de la situation…

— Et que deviennent les bœufs ? questionne un fils de berger déjà concerné par le bien-être animal.

— On va les retrouver plus tard. Ceux qui ont survécu à la traversée ont été enfermés dans des étables crasseuses sans lumière et sans foin !

— Ils étaient punis ?

— Tout comme, mais sans l'avoir mérité. Mais si vous le voulez bien, revenons-en à nos princes morts... Alors qu'ils auraient dû suivre Hermès au pays des Défunts, ils ne songeaient qu'à rentrer au palais. A ce moment, un grand oiseau arriva et se posa près d'eux pour leur parler.

Dans l'assistance, des sourcils dubitatifs frémissent. Je balaie les objections d'un mouvement du poignet.

— Dans les histoires, les oiseaux peuvent parler. Mais, contrairement à vous maintenant, les princes l'ignoraient et ils prirent peur en voyant l'oiseau ouvrir son large bec et leur tenir à peu près ce langage : « Eh bonjour, nobles princes de Mycènes, que vous êtes jolis, que vous me semblez beaux… J'ai été le témoin involontaire de votre infortune et de la forfaiture des bandits de Taphos. Votre temps est compté, mais je puis porter pour vous un dernier message, afin que vous puissiez aller en paix rejoindre la Terre des Ombres ». Or les fils d'Electryon étaient de bouillants jeunes gens, pressés d'être des hommes et d'aller guerroyer. Et ils étaient très contrariés que l'opportunité leur en ait été retirée. Le plus vieux d'entre eux, qui n'avait peut-être que seize printemps, avait regardé ses frères pour recueillir leur assentiment tacite et déclaré : « Voici notre message : nous n'aurons point de paix jusqu'à ce que notre mort ait été vengée ! ».

— Et l'oiseau y est vraiment allé ?

J'opine avec conviction.

— Oui, bien sûr que l'oiseau extraordinaire y est allé ! Il a volé jusqu'à Mycènes pour voir le roi et la reine.

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Évidemment que j'y étais allé ! Non seulement je me sentais lourd de tristesse pour mon petit-fils mais en plus de façon générale, j'aime bien faire les oiseaux. Que je sois un simple moineau, un aigle ou bien un cygne, il n'y a pas de sensation comparable au vent qui me traverse. Et là je volais d'autant plus vite que j'y voyais l'occasion d'apercevoir la belle princesse. Je m'imaginais déjà presser ses mains, reposer sa tête éplorée à mon épaule et alors – sait-on jamais ? – sur un malentendu…

Vous savez, je n'aurais jamais dû penser à ces trois petits mots.

Sur un malentendu.

En arrivant à tire-d'aile, je me suis posé près d'Alcmène travaillant de bonne heure dans le verger. Pendant qu'elle s'activait sur les ceps, l'une des fibules retenant son péplos virginal s'était ouverte, révélant à deux observateurs indignes la pureté de son col et le galbe de sa cuisse. Car Amphitryon était là, lui aussi, à la lorgner comme un satyre fébrile.

Je vous l'accorde, j'étais assez ému moi-même mais pour quelque raison mystérieuse, je me trouvais bien meilleur que celui qui piaffait d'impatience en anticipant sa nuit de noces avec elle. Comment ne pas penser que tant de grâce méritait bien mieux qu'un soudard ?

Pendant qu'elle rajustait sa mise, je me suis posé sur la treille toute proche pour réclamer humblement la faveur d'une audience auprès de son père…

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Un gamin tenace lève la main.

— Mais quand même, ça ne leur a pas fait bizarre un oiseau qui parle ?

— Si fait ! Mais le roi Electryon était un homme sage et pieux qui respectait les dieux de son époque. Si l'oiseau était l'envoyé d'une divinité, il ne tenait pas à froisser celle-ci. Il reçut donc le messager ailé comme un hôte de marque en lui offrant quelques grains d'orge et de l'eau pure; ensuite l'animal expliqua sa présence au maître des lieux, bientôt accablé.

Pour jouer l'accablement, je m'assieds sur le rocher, le dos ployé, le menton sur le poing.

— Elle était grande comment sa couronne ? demande un curieux.

Il a raison. Je me perds dans mes souvenirs récents et je néglige l'esthétique et la topographie…

— Il est vrai que je n'ai point parlé du roi Electryon ni de la reine Anaxo… Bon, l'oiseau ayant tout expliqué, le roi se trouvait dans une situation affreuse. Pour venger ses fils, il devait rassembler une armée et mener un assaut contre des pirates. Par surcroit, il n'était pas certain de réussir à ramener ses bœufs, ni de survivre à l'expédition. Et s'il mourait, que deviendraient alors les femmes de sa maison ? Son épouse, Alcmène, et sa toute petite sœur ? Seraient-elles attaquées ? Périraient-elles dans les ruines de Mycènes razziée et incendiée ? Finiraient-elles prisonnières d'un tyran ? Ou pire : emmenées à Taphos et, leurs belles robes déchirées, vendues au marché comme des génisses ?

Les petites bouches s'arrondissent, bientôt cachées par leurs mains, les frêles épaules se recroquevillent et les yeux s'emplissent de peur et d'empathie. Pour les fillettes en guenilles toute la journée, rien n'est pire qu'une belle robe de princesse abîmée ! Point n'est besoin d'en dire plus, je tais les outrages et le sort plus funeste que pourraient subir la reine et les princesses – qu'elles soient aux mains de la racaille, ou entre celles d'un fourbe souverain de l'Élide…

— Oui, mes enfants ! La couronne d'or pur pesait soudain bien lourd sur la tête blonde du Perséide. Des larmes mouillaient ses joues brunies et coulaient sur le haut de sa tunique de pourpre toute brodée d'or. Anaxo vint le serrer contre son péplos finement tissé de motifs d'ocre jaune, en l'assurant qu'ils allaient trouver une solution. Le roi écoutait sa femme. Elle lui suggéra de ne pas se lancer sans préparation et que mourir trop vite n'aiderait en rien à exaucer le vœu de leurs garçons. « Il faut d'abord fortifier la ville, mon aimé, pour nous prémunir de représailles éventuelles. Notre terre vit en paix depuis longtemps, vous ne pouvez pas entrer en guerre pourvu de quelques dizaines de peltastes et de deux poignées de gymnètes ! Il vous faut des hoplites à vos flancs. Je paierai leurs soldes avec les joyaux de ma couronne, s'il le faut ! »

— Est-ce que je peux faire le hoplite ? questionne un grand garçon opportuniste.

— Non, moi je veux être le hoplite, le coupe une enfant déterminée.

Quand il objecte que les filles ne peuvent pas, la gamine lui envoie un coup de pied dans les parties et répond avec aplomb :

— Les femmes ont droit à Sparte !

Ce qui est faux, mais qu'importe. J'ai suffisamment digressé ; à mon tour d'attendre l'issue du débat démocratique portant sur la reconstitution de la bataille et sur qui ferait les pirates et qui les soldats d'Electryon. Je m'assieds en songeant à la façon dont je pourrais amener la scène suivante qui n'était pas moins importante.

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Cali était entrée dans son péplos blanc. « Mère a raison, nous sommes trop vulnérables… Mais si vous accédez à sa requête de mariage, mon oncle sera bien obligé d'envoyer aussi ses troupes après la célébration. Même rustre, c'est un guerrier accompli et avec son concours peut-être Mycènes sera-t-elle sauvée des pillards… ». Une ombre était passée sur le visage d'Anaxo. Elle ne connaissait que trop bien le caractère ombrageux et facilement emporté de son frère. Le roi l'avait dévisagée et il n'avait pas eu besoin d'oracle pour savoir qu'elle désapprouvait cet arrangement…

C'était en effet un arrangement sinistre, mais Alcmène poursuivait. « Je promettrai de partager sa couche sitôt qu'il sera revenu victorieux. Et après, je ferai ce que je dois si la situation l'exige encore. » Ce plan aurait pu être parfait si Amphitryon avait été moins bon guerrier ou… moins motivé à l'idée de profiter des trésors multiples de sa belle épousée.

S'il mourait pendant l'assaut, Alcmène serait veuve, mais ce statut n'aurait rien d'irréparable. Au moins, cette stratégie donnerait aux Mycéniens un peu de temps pour mieux fortifier la ville.

Mais à ce que je discerne sur Taphos à feu et à sang, Amphitryon triomphe. Sauf intervention divine de l'un de mes enfants, les pirates sont en train de perdre face aux troupes. Et aucune esclave blonde qui croise la route du prince n'est en sécurité.

— Aède ? Nous avons décidé pour la bataille ! Vous pouvez continuer l'histoire ?

— Vous avez bien réparti les rôles ? Ceux qui se battent bien et savent faire les morts, vous êtes les pirates. Les tout-petits et moi, nous faisons le troupeau des bœufs. Je serai le très vieux taureau et vous mes bébés, les petits veaux et génisses tout mignons… Venez par-là, je vais dresser notre enclos…

Trois bambins qui tètent encore leur pouce sont déposés auprès de moi par leurs aînés près du rocher de ma méditation. Avec des bâtonnets d'olivier, je délimite notre espace avant de prendre ceux dont j'ai la garde, plus ou moins littéralement sous mon aile. Une petite nourrice brune de sept ou huit ans – celle qui qui tenait à être hoplite – me met dans les bras un bébé qui n'a pas un an. Je loge la petite tête étonnée dans le creux de ma main. De ses doigts hardis mais maladroits, le poupon tente d'attraper ma barbe. Oh, par le Ciel ! Thésée est un beau vieillard à présent et mon cœur a encore si faim de bercer à nouveau sur ma poitrine le sommeil d'un mien petit héros…

Je jette un regard alentours sur le sol sec où affleure un calcaire granuleux et je leur fais mes dernières recommandations : enlever les plus gros cailloux, utiliser des branchettes pour faire les épées, faire très attention à n'éborgner personne, ne pas faire de croche-pieds sauf si on est pirate…

— Le prince de Tirynthe monta sur deux bateaux avec ses soldats qui ramèrent très fort… – Là, vous devez faire semblant, avec les bras… Prenez la branche pour faire la rame. – Grâce à l'humeur favorable d'Éole, il atteignit le repaire des bandits avant le soleil au zénith. Tous ses hommes descendirent fièrement à terre derrière lui… – Hé, vous cinq, c'est vous les soldats ? Mettez-vous bien en rang, sinon ça ne ressemble à rien. – Le prince envoya un espion qui revint lui dire que les bœufs étaient au cœur de la cité et qu'elle serait facile à prendre car les pirates n'imaginaient pas qu'on ose les attaquer tant ils faisaient peur. Amphitryon était très satisfait. Quand il en donna l'ordre, les soldats se ruèrent pour enfoncer les portes et semer la terreur...

Sans qu'il soit besoin que je donne le signal, les petits barbares se mettent à crier et à dépenser toute leur énergie dans ce jeu. Je me contente de les surveiller, assis en tailleur au milieu des petits qui se cachent les yeux tout en serrant les plis de ma bure écrue. J'essaie de leur communiquer un peu d'apaisement. Ils ont tout le temps de connaître la guerre, la violence et la barbarie… Mais leurs aînés s'amusent bien en poussant des « Aah, je meurs ! » et en riant parce que les autres les chatouillaient sous les pieds pour « faire la torture ».

Je souris et je suis triste car en ce moment-même, leurs pères apposent des tisons brûlants sous les talons de leurs victimes…

Quand le soleil oblique ses derniers rayons, je frappe dans mes mains et je meugle pour les faire rire en disant « Nous sommes là, nous sommes là, délivrez-nous ! ».

Tuniques de travers, dépeignés, fatigués et la gorge un peu douloureuse d'avoir crié et ri tout leur saoul, ils s'asseyent et m'écoutent encore une minute raconter comment le prince revient plein de gloire au palais de sa promise, s'incliner devant le roi et la reine qui le remercient…

Des pas précipités sur le sentier qui longe les murailles et des prénoms qui claquent sèchement dans le crépuscule mettent fin à leurs sourires. Trois mères, aimables comme des Gorgones, viennent reprendre les marmots en leur tirant les oreilles et, quand elles récupèrent mes jolis petits veaux endormis contre moi, il y a des pleurs. Celle qui m'arrache le bébé est sur le point de me maudire. Mais quand je croise son regard comme on croise le fer, elle prend peur soudain car mon aura a grandi et l'air commence à s'alourdir dans un grondement céleste. Effrayée, elle recueille son enfant contre elle et s'enfuit comme si elle avait une harpie à ses trousses.

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Elles partent en me laissant près de mon rocher. Après un regard d'excuse lancé vers les nuées pour les avoir secouées de mon tonnerre, j'attends de longues heures seul à me ronger les sangs.

Grâce à mon œil intérieur, je contemple les événements qui se déroulent en ce moment même sur Taphos alors que les enfants viennent de disparaître au bout du chemin bordé de buissons d'épineux. Amphitryon aurait déjà dû donner l'ordre de rentrer. Le troupeau est retrouvé et grossi des autres bêtes de l'île, les coffres sont lourds des richesses volées aux voleurs mais le bon prince de Tirynthe n'est pas rassasié. Lui, c'est une pluie de sang qu'il a abattu sur l'île et sa sève qu'il a déversée en s'écroulant sur une esclave en pleurs écartelée sous son poids.

Mon fils Arès ne dira rien à son séide et je ne peux l'y contraindre. Mais face à ce spectacle, mon sang bout et ma résistance cède. Je regarde le présent, je regarde le futur, et je me laisse emporter par ce que j'y vois. Je gronde.

Les insectes se taisent soudain alors que je me dresse face au visage rond de Séléné, maîtresse des illusions nocturnes. Elle a grimpé lentement l'escalier du firmament, cette pâle et austère beauté qui règne à présent au ciel. Je ne lui en veux pas : cette attente, je l'ai passée à essayer de me raisonner. Les bras levés, je l'implore en lui demandant pardon d'avance, car je lui commande de cesser sa course et de rester trois jours au pinacle, en épingle lumineuse qui retiendra le manteau de la nuit.

Et je lui conseille plus que fortement d'ignorer les questions de ma femme…

Sa face de lait se garde de tout commentaire tandis que moi, le roi des Dieux, je m'envole vers Mycènes pour retrouver la belle hellène que j'aime, en secret.

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- II -

Le palais dresse ses murs sur la partie la plus haute de la ville surplombant une mer languide. Tout est si paisible.

Sous l'apparence d'un petit faucon pèlerin, je choisis de me poser sur le rebord de la fenêtre de sa chambre, pour admirer discrètement celle que je surnomme Cali en mon for intérieur. Comme si ce nom que je lui donne et connu de moi seul pouvait la rendre un petit peu mienne… Je punirai Éros pour cette félonie. Je ne sais pas encore comment mais j'ai bien envie qu'il goûte un peu à ce qu'il nous inflige... Je suis le roi des Dieux, pourquoi dois-je être contraint à ces tourments qui n'épargnent pas le plus humble des mortels ? « Alcmène est une fille des hommes, pourquoi ne l'aimerais-tu pas comme l'un d'entre eux ? » me souffle une petite voix. Je m'ébroue en secouant mes plumes.

Parce que le sommeil la fuit, elle a entendu le raclement léger de mes serres sur la pierre et le froissement de mes ailes prestement repliées. Curieuse, elle s'approche car le sang qu'elle a reçu de moi dans son lignage l'attire sans qu'elle sache pourquoi… Son doigt imprudent s'avance pour me caresser les plumes du col, malgré mon petit cri de protestation indigné qui la fait rire. C'est si doux... Si je me posais sur son bras, mes serres déchireraient sa peau. Sacrilège. Quand je prends mon envol, me suit alors un murmure un petit peu déçu : « Où pars-tu, bel oiseau ? ».

Nulle part.

Lorsqu'elle se retourne, je viens d'entrer chez elle. Bien sûr, je ne suis ni sous la forme d'un oiseau, ni celle d'un dieu en gloire… Incapable de justifier l'élan qui motive ma présence injustifiable, j'ai pris stupidement le visage connu d'Amphitryon qui m'assure au moins de n'être point jeté dehors.

Sur un malentendu.

Je me maudis car l'angoisse déforme ses traits et me fige où je suis.

C'est une princesse, elle se reprend. Le châle précieux aux broderies arachnéennes dont elle s'enveloppe la pare encore davantage d'une dignité altière. Ses questions sont prévisibles. « Mes frères sont-ils vengés ? Avez-vous pu ramener les bœufs de mon père ? » A tout, j'acquiesce sans un mot.

Dans ses poings serrés, je devine que sa résolution s'affermit, le courage auquel elle s'exhorte, tandis que je ne peux en dire autant. Je suis le roi des Dieux et pourtant je reste interdit par l'absurdité de la situation où je me suis jeté. Ici, c'est sa chambre de jeune fille. Faut-il que je ternisse les souvenirs qu'elle en aura ? Son petit lit défait, les peaux fines qui réchauffent le sol sous ses pieds menus, les tentures lourdes sur la pierre brute des murs, quelques coffres sculptés où elle garde ses vêtements, les fleurs réprobatrices dans leur vase de céramique ?...

L'on me désigne comme le Porteur de Foudre et à cet instant celle de la conscience me frappe en retour. Je ne suis qu'un intrus.

Déguisé comme son mari, que suis-je en train d'attendre de cette enfant ? Vers quels périls suis-je en train de l'entraîner alors que je forme de tels desseins en mon cœur ? Comment son époux la traitera-t-il ensuite, en comprenant que son fils n'est pas de lui ? Combien de temps mettra Héra avant de vouloir sa mort et celle de son enfant encore au berceau ?

La volupté ne saurait se payer au prix du malheur et de la tragédie ; à cet instant, je renonce.

J'avais trois jours pour amadouer ma princesse, trois jours pour engendrer de notre amour le futur parangon des hommes. Et je renonce. Dans l'éther, inaudibles aux mortels, les cris de mon garçon à naître redoublent de vigueur avant de s'évanouir peu à peu. Choisir entre elle et lui ? Si je m'entête, je vais condamner sa mère à endurer la revanche d'Héra qui saura bien comment me faire très mal.

A cet instant, je ne veux plus.

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Peut-être est-ce une illusion de l'esprit mais j'ai l'impression qu'Alcmène et moi-même sommes à présent délivrés d'un poids. Lequel de nous deux se serait attendu à cela ?

Je m'incline en prétextant un prompt retour nécessaire vers mes hommes, et ce sans lui laisser le temps de jouer son rôle de future reine qui ordonnance, organise, me loge, propose une collation, un bain… Qu'elle ne prenne pas cette peine. Bien assez tôt, elle en connaîtra d'autres par la loi de Tirynthe qui flétrira sa belle âme sous le nombre.

Quand elle passe à ma hauteur pour s'en aller, son regard m'évite et pourtant, ses sourcils frémissent brièvement : toujours la goutte de sang olympien qui vibre dans sa moelle. Elle s'arrête.

— Prince, allez-vous bien ?

Son ton est hésitant et sa question me cueille sur son seuil. C'est peu dire que je suis surpris. Je l'assure que je ne suis pas blessé, si c'est ce qu'elle demande, et que de nouvelles écorchures passeront bientôt inaperçues parmi la multitude.

Tout mon être veut quitter cette salle, symbole déchirant d'une hiérogamie qui n'aura pas lieu. Les appels de mon fils se sont éteints et je n'entends plus son souffle résigné. Mon petit héros entêté a trouvé la paix, il s'est laissé aller au repos sans plus verser de pleurs.

— Vous semblez… différent du portrait que m'avait peint ma mère.

— Croyez-vous ?

Elle semble se raviser et déclare que son père lui en voudra de ne pas avoir suivi les règles immuables de l'hospitalité. Elle m'engage à prendre un repos d'une heure dans mes appartements. Et je la suis, alors que je devrais déjà m'être éclipsé.

Tandis que nous marchons de concert, je ressens combien elle se trompe sur ma prétendue différence – cette fois, je dois incarner Amphitryon mieux que jamais, tant je brûle de l'étreindre. Elle est troublée. Sous couvert de s'assurer que je suis toujours près d'elle, tandis qu'elle porte un flambeau pour ouvrir la voie entre les couloirs du palais, elle me jette une œillade de côté. Je réussis l'exploit de me sentir on ne peut moins divin quand ses yeux me transpercent.

C'est quand elle soulève la tenture qui masque l'entrée de mon appartement que je comprends. Ce lever de voile m'en suggère un autre. Le mirage dont je m'entoure perdrait-il de sa cohérence ?… A la hâte, j'entre en la remerciant, mais sans manifester la moindre intention de l'inviter pour éviter toute faiblesse.

Alcmène restera intouchée. J'ai dit.

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Mais derrière moi, une procession de cinq esclaves apparus d'on ne sait où, m'emboîtent déjà le pas. Deux portent des braseros ciselés, deux autres le baquet d'un bain. Une servante me propose à manger et je m'étonne que tout soit déjà prêt. Elle me répond la tête basse que la reine Anaxo s'attendait à ce que son frère soit là de bon matin… Vite, elle s'efface.

Vite aussi, je retire la cape, je déboucle la ceinture qui porte mon épée et je m'en vais à la fenêtre pour me métamorphoser et quitter les lieux… Mais la servante est revenue portant un plateau avec du raisin, du fromage, une grande miche de pain et du porc séché à découper au couteau. A-t-elle volé les sandales d'Hermès ? Tout près, elle dépose un cruchon de vin fort et épais, et passant d'un liquide à l'autre, me signale que l'eau est mise à chauffer mais ne sera pas prête avant un petit moment. Quand je la rassure en disant que j'en profiterai pour manger un peu de ce qu'elle m'a apporté, elle me jette un regard inquiet. Amphitryon a-t-il pour habitude d'ignorer les serviteurs ?

Resté seul, je prends mon plateau que je pose sur un coffre, je me vois en train de me fabriquer une dinette de mortel et je souris car je suis heureux. Cela ne vaut pas l'ambroisie mais je sens dans le vin et dans le pain les prières entremêlées adressées à Déméter. Dans le fromage, je sens même les soins attentifs procurés à la brebis qui a donné le lait…

La senteur de la nuit m'apaise, ou bien est-ce le vin dont je n'ai pas l'habitude ? Je gobe les grains de raisin mûr un à un pour me tenir éveillé. Je fermerais bien les yeux pour rester à écouter la rumeur ténue qui trahit quelque part, sous le sol creusé, des esclaves qui s'activent à préparer l'eau d'Amphitryon. Mais si je m'endormais profondément, je perdrais le voile trompeur qui m'entoure et les serviteurs en mourraient de frayeur en me trouvant là, posé sur la couche, luisant comme un ver dans mon corps irradiant. Aucun mortel ne doit le voir sous peine d'être réduit à un tas de pierres cendreuses que le vent dispersera.

Pour dissiper le doute, je vais me mirer devant un morceau d'argent poli car je veux m'assurer que mon costume d'acteur tient. Le dos large, l'estomac guère bardé de graisse, des cuisses dures comme des troncs dépassant de ma jupe… Je l'ai laissé comprendre ce tantôt, l'allure massive d'Amphitryon ne me sied pas. Cette distraction m'empêche de voir que je suis trois pouces plus grand que mon modèle, mais en empoignant le miroir d'argent poli pour l'approcher, je constate à la lueur de la lune que j'étais dans le vrai en pensant que mes yeux allaient me trahir. Leur couleur n'est plus la bonne !

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Et mon bain s'en vient déjà, installé là par deux gaillards qui repartent avec une courbette. Quelques instants plus tard, un vieux serviteur point dissemblable à celui que j'étais naguère, apporte des pierres brûlantes qui fument quand il les dépose au fond et que ses comparses y versent les seaux, avant de s'incliner à nouveau et de partir. Je me sens un peu honteux de leur avoir fait faire tout ça pour rien. Je pourrais m'éloigner d'ici sous la forme d'un pinson dans l'instant. Mais les gens du palais se sont dévoués au beau milieu de la nuit pour celui qui serait leur maître un jour, quand Electryon, fils de Persée et petit-fils de moi-même, ne serait plus.

En retirant ce qui me reste de vêtements, je contemple cette baignoire avec circonspection en me demandant comment diable le corps massif d'Amphitryon allait y rentrer. L'idée de revoir ses proportions à la hausse m'effleure l'esprit, juste parce que j'ai envie de m'y délasser plus à mon aise.

Mais pendant mon hésitation, elle est entrée. Oh Hypérion, qu'elle est belle ! Ils sont bien sots ceux qui pensent qu'en ne couchant plus qu'avec des mortelles au lieu de mes « sœurs » je perds bien trop au change…

Comme je suis vêtu d'Amphytrion qui s'intercale avec mon être, je ne me sens pas gêné sous son regard froncé, mais je juge toutefois opportun de me glisser dans l'eau sans attendre. La servante a laissé un petit morceau de savon qui sent le suif, la cendre, le lait d'agnelle et l'huile d'olive.

Alcmène est toujours là. La voix tremblée, elle a peur de poser la question.

— Désirez-vous autre chose, monseigneur ?

Oui. Pour commencer, qu'elle ne m'appelle pas comme ça. J'attaque mes épaules au savon, ce qui m'évite de la fixer comme un idiot.

— Non. Voulez-vous partager mon pain ?

Je ne m'y serais pas mieux pris si j'avais voulu la scandaliser. Peut-être une princesse mange-t-elle des mets plus raffinés ? Elle refuse avec confusion et suffisamment de vigueur pour que ses motifs me rendent un peu curieux... A-t-elle entendu "bain" ? Mais j'en ai assez de jouer les brutes sans esprit, alors je demande avec ce qu'il faut de candeur :

— Il est si donc mauvais que cela ?

Je la fais sourire enfin un peu plus franchement et je pousse ma chance.

— Il me semblait que non, mais le vin assomme : il n'y aurait pas de meilleur soporifique.

Dites ce que vous voulez, mais son air qui mêle la crainte et la stupéfaction, me laisse bien songeur. Je me demande si elle aurait pu être assez désespérée pour empoisonner la miche et le pichet ? Non. Les répercussions politiques auraient été très dommageables… Quoi qu'il en soit, il n'est pas vraiment bienséant qu'elle soit présente durant mes ablutions. Une part de moi présume qu'anticiper de quelques heures la vision du corps musculeux de son époux ne changera rien au tour du destin. Je consulte le savon comme s'il était apte à me fournir la réponse ultime à cette question.

— Désirez-vous que je rappelle la servante pour vous aider à vous laver ?

— Je pense que je devrais parvenir à m'étriller seul. Merci, princesse.

J'ai un peu l'impression que c'est suffisant pour la congédier. Après tout, je suis une grosse brute nue dans une piscine pour enfant. Je plonge ma tête dans l'eau et quand je la ressors, elle ne s'est point retirée. Et plus elle reste, plus j'ai envie qu'elle me rejoigne. Au diable Éros et ses flèches maudites !

J'ai sacrifié ce jour un héros et l'ascension de l'humanité pour l'amour de cette femme. Les sanglots de notre fils ne retentissent plus dans l'espace, étouffés par des pythons de silence. J'ai besoin de me consoler de cette perte en fermant les yeux pour faire ressurgir en ma mémoire le poids léger de l'enfançon que je tenais contre moi tout à l'heure.

Je prends l'eau en coupe pour asperger mon visage pour noyer mes larmes, puis frotter mon crâne douloureux. J'espère que cette migraine ne donnera pas naissance à quelque rejeton furieux. « Je ne le suis pas, père ». Pendant que je m'émerveille de ce qu'un autre enfant semble me parler depuis l'éther, Alcmène s'est approchée du rebord.

— Pour ça, je veux bien vous aider, propose-t-elle en désignant ma chevelure courte d'un mouvement vague.

— Madame, il y a eu du sang et de la cervelle dans ces cheveux… Je n'en ai que pour quelques instants. Ne vous sentez pas obligée de rester. Je dois me hâter, ma présence n'a que trop…

Elle fait le tour de baquet pour se mettre derrière moi, prendre un peu d'eau dans sa main gauche et puis frotter le savon sur mon scalp avant d'y glisser les doigts.

Il y a longtemps que je n'ai plus senti la douceur d'une main alors, bien malgré moi, je m'y livre vaincu par le bien-être éperdu qu'elle me procure. Si j'en suis déjà là, alors qu'elle est juste en train de m'effleurer, qu'en aurait-il été si j'avais pu jouir d'autres attentions moins sages ?

Comme si elle avait entendu mes pensées, elle passe alors une main sur le haut de ma poitrine, jusqu'à m'entourer de son bras gauche comme pour un geste d'affection. Je sens son souffle titiller mon oreille lorsqu'elle se penche et y murmure d'un ton coupant :

— Imposteur ! Vous n'êtes pas mon époux.

Une lame froide appuie désormais juste sous la jugulaire, à la naissance de ma barbe, exigeant d'une pression maintenue une réponse qui devra être convaincante. Et comme je ne m'exécute pas assez vite à son goût, désireuse qu'elle est de conserver l'avantage stratégique de l'effet de surprise, de la pointe, elle me pique légèrement le cou.

Je déglutis.

Celle-ci, je ne l'avais pas vue venir.

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FIN

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Note de l'auteur

Le texte fait référence à un épisode de la Mythologie (grecque) où Zeus a pris l'apparence d'un roi dans le but de coucher avec sa femme (en son absence). Neuf mois plus tard, elle donne naissance à des jumeaux dont l'un est humain (Iphiclès) et l'autre plus connu : Héraclès.

Pour information, à l'origine, un héros n'est pas le protagoniste d'un roman mais uniquement le fils d'un dieu et d'une mortelle.

Il serait normal que vous trouviez Zeus parfaitement OOC. Je l'assume.

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