Les Tueurs de mes rêves

Chapitre 2 : L'emmerdeur

2237 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 10/11/2016 06:43

Ce matin-là, après avoir laissé Kanra chez le Proviseur - puisse-t-il la virer du lycée, me disais-je - je revis en boucle le massacre de ma famille. Comment un simple cauchemar avait mis fin à leurs vies de façon atroce, sous mes yeux. Je me souviens encore de cette nuit dans les moindres détails, et j'aurais cent fois préféré tout oublier.

Je crois qu'il est temps que j'en parle. L'écrire me soulagera peut-être.

Commençons par le début. 

Lorsque Freddy Krueger vint hanter mes songes pour la première fois, j'avais dix-sept ans. Je me rappelle encore le sourire qu'il m'avait adressé, ce rictus qui lui tordait le visage et plissait toutes ses brûlures - ce qui explique peut-être la peur que j'avais ressentie devant l'apparence de Gallagher, ce matin. Et il m'avait dit : "Si tu veux t'amuser, c'est le moment ou jamais, je suis là pour ça !" Et il avait sorti ses griffes. De cette rencontre, je garde quatre cicatrices d'une trentaine de centimètres sur le ventre et le souvenir plutôt désagréable de plus d'un mètre de mes intestins répandu sur le carrelage. Aux urgences, les médecins me dirent que j'avais eu une sacrée chance de m'en sortir. Personne ne comprit jamais ce qui m'était arrivé, sauf moi. Je ne racontai jamais rien, de peur qu'on me prenne pour un cinglé. D'autant plus que j'avais du mal à y croire moi-même.

Parce que d'habitude, j'arrivais à contrôler mes rêves.

Cela avait commencé à l'âge de cinq ans, et bien évidemment, j'ignorais tout ce que cela pouvait impliquer - à savoir que si l'on peut agir sur les rêves, il n'est pas exclu qu'ils nous rendent la pareille. Non, à l'époque, je trouvais ça "trop cool", et dans mon sommeil, je m'amusais comme un petit fou. Mes rêves étaient mon monde, au point que j'en oubliais parfois de vivre dans le réel. Entre les batailles de dragons et les autres conneries du même style, pas de temps à perdre avec un monde incontrôlable. C'est comme cela que je raisonnais.

Et puis, vint Freddy.

Freddy, qui tua une vingtaine d'enfants à Springwood. Qui revint dans les rêves après sa mort pour en tuer un peu plus. 

Je maîtrisais certaines choses dans ces nouveaux rêves, mais pas tout. C'est ce monstre qui menait la danse. Je l'affrontai pendant toutes les nuits qui suivirent notre rencontre. Parfois, je le fuyais, soit dans mes rêves, soit en m'empêchant purement et simplement de dormir, avec des drogues toutes plus dangereuses les unes que les autres. Une fois, je restai éveillé pendant onze jours. Par la suite, j'eus droit à de très belles hallucinations.

La trentaine passée, je crus enfin lui tenir tête, lorsque j'appris que je pouvais emporter des objets dans mes rêves, ce qui était nettement plus facile que de les matérialiser "sur place". Je me mis alors à emporter mes couteaux, mon pistolet, le katana de ma femme et même, une fois, une fiole d'eau bénite. Je parvins à le tenir à distance pendant quelque temps, à défaut de me débarrasser de lui.

Jusqu'au jour où il tortura et tua ma femme et mon fils dans leur sommeil. Les deux en même temps.

Et je ne le revis plus.

Mais je savais qu'il était encore là, dissimulé dans l'ombre, et c'est pourquoi je ne dormais désormais que deux ou trois heures par nuit, par tranches d'un quart d'heure à vingt minutes - comment ai-je pu survivre aussi longtemps dans ces conditions ? - et d'ailleurs, le sommeil me fatiguait plus qu'autre chose. J'avais cessé de me battre parce que cela ne servirait jamais à rien, il serait toujours là et je craquerais bien avant lui. Je le savais, ça aussi. Je n'étais pas à la hauteur, je m'étais surestimé, j'avais cru pouvoir reprendre le contrôle, et j'avais perdu les deux personnes qui comptaient le plus à mes yeux. 

Je tentai de me suicider une bonne douzaine de fois. Et quand on y pense, il est étrange que mes envies suicidaires ne m'aient jamais conduit à laisser ce salopard me tuer. C'est là toute l'absurdité de l'esprit humain...

 

 

 

"Euh... Monsieur Yellowspring, ça... ça va ?"

Je levai la tête, un sourcil haussé par l'étonnement. Tous les élèves avaient quitté la salle pour se rendre au cours suivant, sauf un. Je ne m'étais même pas aperçu de sa présence, tiens.

C'était l'un des nouveaux, celui qui s'était planqué au fond de la salle, les yeux rivés sur son bureau. Maintenant qu'il était debout en face de moi, il me dépassait bien d'une vingtaine de centimètres. Et il devait peser soixante-cinq kilos tout mouillé. Ses cheveux, qu'il portait longs, avaient été teints en noir quelque temps auparavant, les racines châtain clair réapparaissant sur le haut de son crâne - Encore un gothique, pensai-je. Il n'osait pas me regarder, ses immenses yeux gris restant obstinément accrochés au sol, et se mordillait une lèvre inférieure couverte de gerçures et de croûtes prêtes à partir. Un stressé, me dis-je encore. Il portait un t-shirt blanc à l'effigie d'un groupe de rock - je crois bien que c'était Nirvana - un jean et des baskets blanches en toile, presque mortes. Il avait l'air aussi paumé que moi, et c'est sans doute ce qui me poussa à l'apprécier au premier coup d'oeil. Je n'avais pourtant pas ressenti ne serait-ce que de la sympathie pour quelqu'un depuis... très longtemps.

Et d'ailleurs, pourquoi s'inquiétait-il pour moi ?

"Eh bien... Oui, ça va, mentis-je. Pourquoi ça ?"

Il leva timidement le regard et murmura :

"Je... je sais pas. J'avais pas l'impression que ça allait, justement."

Il rougit violemment et se remit à contempler le carrelage.

"Qu'est-ce que vous avez à baisser les yeux comme ça ? Vous n'allez pas me dire que c'est un type comme moi, haut comme trois pommes, qui vous impressionne à ce point !"

Mes propres paroles me surprirent. Je venais vraiment de sortir une blague ? L'expression amusée de mon élève me le confirma, et je crois bien que je souriais aussi, à ce moment-là.

"Comment vous appelez-vous, déjà ? lui demandai-je.

- Stanley White. Comme... comme Carrie."

Je sentis mon sourire s'élargir.

"Vous aimez Stephen King ?

- Un peu, me répondit-il. Mais... j'évite les histoires à faire peur, ces derniers temps."

Son sourire s'était effacé.

"Vous savez, reprit-il après avoir réattaqué sa lèvre à coups de dents, je comprends très bien que... Enfin, je veux dire... A moi aussi, elle me fait peur."

Les poils de ma nuque se glacèrent subitement.

"Alors, ajouta-t-il, je comprends très bien que vous ayez peur d'elle. Je l'ai croisée ce matin dans le couloir, et j'ai vraiment cru que... Je sais pas, je m'exprime mal...

- Ecoutez... Quel cours avez-vous, là ?

- Anglais, dans le bâtiment 2.

- Alors, filez, lui intimai-je. Ne soyez pas en retard."

Son visage revêtit instantanément une pâleur alarmante.

"Mais, souffla-t-il, Kanra... Elle y sera aussi.

- Je sais, oui."

Je ne voulais pas le lui dire, mais je comprenais parfaitement ce qu'il ressentait. En fait, j'étais presque rassuré de ne plus être le seul à avoir peur. Mais cela m'inquiétait aussi, parce que cela voulait dire que cette peur n'était pas due à mon imagination.

"Vous croyez qu'elle va me tuer ?"

Je sentis mes yeux s'arrondir comme des soucoupes. Ceux de Stanley White étaient implorants.

"Je ne sais pas."

C'était préférable à un mensonge, mais je m'en voulus vraiment de lui avoir dit une chose pareille. Je me serais flanqué des claques. Et puis merde, pourquoi me soucier de tout ça ? J'avais déjà mes problèmes, je n'allais pas m'emmerder avec ceux des autres !

"Allez, jeune homme, en cours."

Il m'adressa un dernier regard. Empli de larmes.

"J'en peux plus, balbutia-t-il, et il sortit en trombe en claquant la porte avec une violence désespérée.

- Doucement !" m'écriai-je.

Quelque peu secoué, je me laissai tomber sur ma chaise et parcourus mon emploi du temps d'un oeil fatigué. J'avais une demi-heure de liberté avant le cours suivant, avec une autre classe. D'accord.

Bon sang, ce que je peux avoir envie de dormir... Mon Dieu.

Je me frappai le crâne sitôt que cette pensée se fut faufilée dans mon esprit. Non. Il ne fallait pas. Je dormais déjà suffisamment, après tout. Pas de souci de santé, pas de...

"Tu manquerais pas un peu de sommeil ? Tu te tapes de sacrés cernes."

Gallagher, pensai-je, ferme ta gueule.

 

 

 

Je retrouvai Stanley White à la cafétéria, après une matinée aussi ennuyeuse qu'éprouvante. J'étais crevé et la fatigue avait bien failli avoir raison de ma résistance, aujourd'hui. Histoire de m'empêcher de sombrer, je m'étais brûlé tout l'intérieur de l'avant-bras gauche avec mon briquet, discrètement, planqué dans les toilettes. Cela faisait encore mal et c'était tant mieux. La cicatrice ne partirait sans doute pas, mais ça n'avait pas d'importance. Après tout, ce n'était pas ma première marque.

Je n'avais pas faim. Je pris juste une entrée et de l'eau et m'assis seul à une table, essayant de penser à autre chose qu'à Kanra. Elle me rappelait tellement Freddy... C'était affolant. 

Peut-être qu'elle n'a rien à voir avec lui. Tu te fais sans doute des idées. Ce n'est pas la première fois que tu croises une ado insolente sur la longue route de ta vie.

Sauf qu'elle, c'est une tueuse, me répondis-je moi-même.

Arrête tes conneries.

C'est PAS des conneries ! Stanley le pense, lui aussi ! Il a même peur de se faire tuer !

Eh bien, si ça te chante, surveille-la, conclus-je. De toute façon, tu ne peux rien faire d'autre, mon cher Oliver.

"Euh... Monsieur Yellowsping ?"

J'eus un léger sursaut avant que mes yeux ne rencontrent deux iris gris, qui se baissèrent bien vite sur le sol.

"Bon sang, White, vous m'avez fait peur. Qu'est-ce qu'il y a ?" demandai-je, un peu sèchement.

Je repensai à Kanra, et l'inquiétude que j'avais éprouvée plus tôt dans la matinée pour Stanley revint au grand galop.

"C'était pour vous dire que... Kanra. Elle est partie.

- Quoi, partie ? répondis-je stupidement.

- Elle sèche les cours. Toute la journée."

Le visage du jeune homme se fendit d'un large sourire. Quant à moi, je sentis mes nerfs se détendre d'un seul coup.

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