Les Tueurs de mes rêves

Chapitre 3 : Cigarettes

2613 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 10/11/2016 04:55

"Bon, et à part ça ?

- Quoi ?

- Vous allez manger, ou vous restez planté là ?" souris-je malgré moi. 

Il rougit, croisa les jambes et me demanda :

"Vous n'auriez pas vu Sophie, par hasard ?

- Sophie... Gallagher ?

- Hmm."

Des yeux, je fis le tour de la salle. 

"Pas de Sophie en vue. Mais elle devrait arriver.

- Je peux l'attendre ici ?"

Et merde.

"Mouais."

Il se rembrunit aussitôt.

"Si je vous dérange, vous pouvez me le dire.

- Non, c'est pas ça, soupirai-je. C'est que... Vous n'allez pas l'attendre comme ça, debout, avec votre plateau dans les mains.

- Si c'est ça, je peux peut-être m'asseoir... Enfin, si vous voulez.

- Un élève qui s'asseoit à la table d'un prof ? Vous avez un truc à me demander ? grinçai-je.

- Non, mais on m'a dit que... qu'avant, il vous arrivait de discuter avec vos élèves à la cafet', alors j'ai pensé que ça ne vous gênerait pas si j'attendais là. J'avais pas envie de rester avec les autres.

- Des soucis avec vos camarades de classe ?

- Oh, non. C'est juste que j'avais envie de vous parler un peu. Et puis, je voulais m'excuser d'avoir claqué la porte en sortant, ce matin. C'était pas très correct.

- C'est le moins qu'on puisse dire.

- Mais bon, comme j'ai l'air de vous déranger, je vais attendre ailleurs.

- Je me demande pourquoi je vous intéresse à ce point," marmonnai-je.

Il rit faiblement, contemplant son assiette de nouilles en train de refroidir.

"Je file, finit-il par soupirer.

- Ouais."

Et il fila. Je poussai un énorme soupir. Il était sympa, mais il m'emmerdait, le White.

Allez savoir pourquoi, c'est à ce moment-là que trois larmes me brûlèrent les joues. Je les essuyai rageusement. Ce n'était pas le moment de flancher.

Je terminai mon repas en vitesse, quittai la cafétéria à grandes enjambées et, à nouveau, courus m'enfermer dans les chiottes. 

 

 

 

Je passai cette soirée-là en voiture, sur le parking de l'école, fumant cigarette sur cigarette, assis derrière le volant. Les crises de larmes avaient cessé pour le moment, ce qui était une bonne chose. Mais ce soir-là, je me sentais mort. Je ne savais pas quoi faire de ma soirée ; je voulais juste éviter de rentrer chez nous... chez moi. Aucune envie particulière ne m'avait effleuré l'esprit, hormis celle de tout oublier. Ne pouvais-je pas faire le vide dans mon esprit, juste le temps d'une soirée, d'une journée ? N'aurais-je jamais droit à une seule journée d'oubli, de lâcher-prise, de paix tout simplement ?

Ce soir-là, j'envisageai sérieusement de démissionner. Il y avait mon fils disparu ; il y avait mes collègues, qui me dévisageaient maintenant avec une pitié écoeurante à chaque fois que j'avais le malheur de les croiser au détour d'un couloir ; il y avait les élèves eux-mêmes, qui me cassaient littéralement les pieds depuis le matin ; il y avait ce monstre de Kanra Gallagher et ce paumé casse-couilles de Stanley White.

Tu oublies un truc, non ? me dis-je en rejetant une épaisse fumée entre mes dents serrées. Le White est peut-être casse-couilles, mais c'est lui qui a réussi - quand même ! - à te faire sourire et penser un peu à autre chose qu'à tes emmerdes. D'ailleurs, c'est un peu paradoxal quand on y pense : tu veux oublier tes problèmes, mais tu ne veux pas te mêler des affaires des autres quand ils te demandent de l'aide parce que tu penses d'abord à tes ennuis à toi. Tu veux que je te dise, Oliver ? Tu es un égoïste et, par-dessus tout, un lâche.

Peut-être. OK, admettons que je sois lâche. Mais qu'est-ce que je peux faire d'autre, hein ? Je sais ce que tu vas me dire : que je ne dois pas vivre dans le passé, que la vie continue, peut-être que je peux aider des élèves en détresse comme le White, mais putain, j'en ai vraiment pas la force, tu vois ? La seule envie que j'ai depuis plus d'un mois, c'est de mourir. Alors PUTAIN DE MERDE, QUE VEUX-TU QUE JE FASSE ?

Je levai un regard désespéré vers le ciel, appuyé à la vitre à demi ouverte, tandis que le crépuscule rougissait le ciel de longues traînées sanglantes. La rue était presque déserte ; seuls trois gamins se passaient un énorme ballon de basket, riant avec insouciance même lorsqu'ils se faisaient mal ou rataient la balle. Un petit sourire, mi-douloureux mi-nostalgique, étira mes lèvres. J'aurais presque pu croire que j'aimais encore les enfants, mais en réalité, leur joie me rappelait seulement la mort de mon coeur. Jamais je ne retrouverais cette insouciance et cette joie de vivre. Plus jamais je n'aurais cette foi en l'avenir qui me donnait des ailes quand j'étais gosse.

Plus jamais je ne vivrais.

Arrête un peu, mon vieux. T'es encore en vie, non ? Et tu sais ce qu'on dit : "Tant qu'il y a de la vie..."

Je secouai la tête et m'allumai une énième cigarette. La destruction physique, elle, n'était pas terminée - ha ha !

"Tu m'en passes une ?"

Je poussai un cri et me plaquai brutalement contre le dossier de mon siège. Kanra était là, appuyée contre la voiture, son oeil valide examinant mon paquet de Salem Lights avec envie. Puis elle se renfrogna.

"D'habitude, je fume pas celles-là. Mais on fait avec ce qu'on a, hein ?"

Pendant quelques secondes, je ne pus répondre, tentant de contrôler un flot d'adrénaline brûlant. Mais je ne pus me calmer qu'en sortant - m'échappant - par la portière côté passager. 

"Wouah ! Qu'est-ce qui t'arrive, Oliver ? On a les foies ?"

Je tentai de me souvenir si je lui avais dit mon prénom, mais il me sembla bien que la réponse était non. Bah, quelqu'un d'autre l'avait informée, alors...

"La ferme, pétasse !"

L'insulte sortit de ma bouche dans un râle étouffé. Les règles fondamentales de respect entre élèves et profs, je n'en avais plus rien à foutre. Surtout avec elle. Bordel de merde, qu'est-ce qu'elle fabriquait dans le coin ? Elle ne s'était pas pointée au lycée de toute la journée, et venait tout de même m'emmerder - me tuer - le soir même ?

Elle ne réagit pas, se contentant de se servir dans mon paquet et de s'allumer une clope avec le briquet de la voiture pendant que je reprenais mes esprits. Puis elle s'assit sur le toit de ma bagnole en m'observant avec indifférence.

"Descends de là ! lui ordonnai-je avec colère, sentant poindre l'angoisse.

- Non, fit-elle dans un sourire. De toute façon, tu peux rien me faire si je t'obéis pas. 

- Si, je pourrais appeler les flics !

- Sois pas con. Ils me feront rien, eux non plus. 

- Arrête !" hurlai-je.

Elle inhala une bouffée de nicotine et rejeta la fumée par le nez, bouche fermée, avant de pivoter et de s'allonger carrément sur ma voiture, ses jambes reposant sur le pare-brise, la tête juste en-dessous de l'antenne de radio.

"Qu'est-ce qui te dérange exactement, Oliver ? Ma gueule de grande brûlée ? Mon oeil tout blanc ? Le fait que je sois allongée sur ta caisse ? Que je t'aie piqué une cigarette ? Que je t'insulte ? Que je connaisse ton prénom ? Que je sèche les cours ? Que j'aie mentionné tes cernes et ton manque de sommeil ? C'est quoi la solution à notre problème d'entente, à ton avis ? Moi, je pense qu'il faut juste que les choses soient claires entre nous."

Je m'étais redressé et commençais à le regretter, sentant mes jambes flageoler. Cette horrible fille me terrorisait. 

Pour moi, les choses étaient déjà claires : elle allait me faire la peau. Je le savais. C'était dans son regard : elle en avait atrocement envie. Et elle n'allait sans doute pas se contenter de me tuer proprement. Ce n'était pas son genre. Car quand on peut s'offrir un plaisir, on le fait durer. Aussi longtemps que possible.

"Tu veux connaître un petit secret, Oliver ? me demanda-t-elle le plus naturellement du monde.

- Que... Quoi ?"

Je détestais mon bégaiement. Elle ne parut même pas s'en rendre compte.

"Tu me donnes quel âge ?

- Dix... Dix-sept ans ? Dix-huit ? hésitai-je.

- Raté, mon grand. J'en ai vingt-quatre.

- Quoi ?"

J'étais abasourdi. Personne ne lui aurait donné vingt-quatre ans.

"C'est pas possible...

- Eh si. Et je suis peut-être encore plus âgée. A ton avis, comment est-il possible que j'aie la tronche d'une ado ?"

L'angoisse me broya furieusement l'estomac et j'eus envie d'en rendre le contenu. Voyant que je restais silencieux, elle me décocha un regard froid et déclara :

"Je suis restée sept ans - ou plus - dans le coma. J'ai eu un retard de croissance, un truc comme ça. Paraît que ça n'arrive pas souvent. Quand l'hosto de Springwood m'a récupérée, j'avais dix-sept ans - ou moins - et depuis, j'ai pas vraiment changé. J'ai pas vraiment écouté ce que les médecins ont raconté à mon sujet. Je dois avoir une zone spéciale du cerveau endommagée. Voilà, tu connais mon petit secret.

- Mais..."

J'inspirai un bon coup, pris mon courage à deux mains et déballai ma question :

"Tu ne peux pas savoir à quel âge tu as fini dans le coma ?

- Eh non. Les médecins non plus. Ce qui est marrant quand même, c'est que les Gallagher aient accepté de m'héberger sans se douter de rien. Et les services sociaux n'avaient pas l'air de soupçonner grand-chose non plus. Je ne sais pas trop pourquoi le personnel de l'hosto ne leur a rien dit. En tout cas, moi, j'ai le gîte et le couvert sans avoir à dépenser un centime ! Et puis de toute façon, j'ai pas de fric.

- Comment c'est arrivé ?"

Une lueur conspiratrice apparut dans son regard, et sa joue ravagée se froissa une fois de plus dans un sourire cauchemardesque.

"Toi et moi avons suffisamment d'imagination pour comprendre, non ?

- Qu'est-ce que tu veux dire ? balbutiai-je, à la fois effrayé, en colère et agacé.

- Tu te souviens de ce qui s'est passé à Springwood dans les années 80 ?"

J'eus l'impression que mon coeur avait cessé de battre. Non, au contraire, il battait beaucoup trop fort. Bien sûr que je m'en souvenais. Mais... Elle n'avait aucun rapport avec cette histoire, quand même ?

Bien sûr que si.

"De... De quoi tu parles ?

Un, deux, Freddy te coupera en deux..."

Je me sentais malade de peur, à présent. Où voulait-elle en venir, putain de merde ?

"C'est le moment où tu te poses des questions, pas vrai Olly ? sourit Kanra. Tu te demandes si j'ai un rapport avec cette sale histoire... Je parie que tu te demandes même si j'ai buté ta femme et ton gosse."

Pendant un instant, je ne saisis pas le sens de ces mots. Jusqu'au moment où le monde explosa. Je me jetai sur Kanra, pris d'une folle envie de meurtre, toute pensée cohérente évaporée. Elle m'esquiva adroitement et atterrit de l'autre côté de la voiture, solidement campée sur ses jambes musclées. Elle riait aux éclats.

"Et maintenant, s'écria-t-elle, toujours hilare, et si je finissais le boulot ? Et si je t'égorgeais, comme ça, sur le parking, et que je te regardais te vider de ton sang ?

- SALOPE ! hurlai-je. SALOPE DE TUEUSE !"

Je la poursuivis autour de la voiture, ne supportant plus son rire abominable. Je voulais la tuer. Elle me rendait dingue.

"Bon allez, calme-toi, mon grand. C'était une blague."

Une blague ? Parce qu'elle trouvait ça drôle ?

"C'est vrai quoi, ajouta-t-elle. Un sang rempli de nicotine, c'est dégueulasse..."

Je m'étais arrêté aussi brusquement que j'avais commencé. Je haletais sous l'effort et la rage. Le coup de la "blague" m'avait fait l'effet d'un seau d'eau glacée dans le dos. A ce moment-là, je n'éprouvais plus rien. Un grand vide avait englouti mes pensées. Je m'adossai à la voiture, amorphe, en état de choc probablement, n'entendant plus ce que Gallagher disait. Ne voulant plus l'entendre, d'ailleurs.

Elle se rapprocha de moi tout en écrasant sa cigarette sur ma carrosserie. Je crus l'entendre dire que, finalement, elle aimait bien les Salem Lights

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