Franjo Slaviček en Amérique
Mai 2011, Hôpital Mercy, Grandview, 10 h 15.
L’interniste Franjo Slaviček fait ses adieux à tous les membres du personnel. La plupart, surtout les médecins, l’ont trouvé très sympathique et ont apprécié son sérieux. Ils se saluent et le Croate sort de l’hôpital d’un pas léger. Bien que l’endroit va lui manquer, il n’y a rien de mieux que son pays natal, n’est-ce pas ? Franjo boucle sa dernière valise et sort de l’appartement qu’il a occupé pendant un an. Pour lui, le temps passe tellement vite… Au moins, il a appris plusieurs choses, non seulement par rapport à sa spécialisation de médecin, mais aussi qu’il existe des individus, comme Melinda, qui peuvent voir les revenants. Ceci l’a amené à réfléchir, durant ses moments libres, sur la possibilité d’une vie après la mort. Dans l’avion en route pour l’Europe, l’interniste relit son agenda et ses notes. Ainsi, il tombe sur la page sur laquelle il a écrit « Bague de grand-père Ivan à retrouver et à porter ». Il sourit au souvenir de la conversation avec Jim et Melinda au marché de Grandview.
Ne t’inquiètes pas, grand-père Ivan, pense-t-il, je n’oublierai pas de porter ta bague… Ce sera la première chose que je ferai quand je reviendrai à Zagreb…
Après dix heures de vol, avec une escale à Munich, Franjo est tout content de revoir sa ville natale. Bagages en mains, il se dirige vers son petit appartement dans les résidences étudiantes de l’Université de Zagreb. Il les dépose et range tout en ordre, puis il se repose le reste de la journée de son voyage, en raison du décalage horaire de six heures.
Le lendemain matin, Franjo Slaviček se rend chez sa grand-mère paternelle, Ana, qui habite depuis la mort de son mari dans un appartement sur la rue Mihanović. La soixantenaire l’accueille à bras ouverts, contente qu’il vienne lui rendre visite. Ils s’assoient chacun sur un canapé dans le salon. Ce dernier est une petite pièce éclairée aux murs blancs par la lumière naturelle du jour grâce à la fenêtre qui donne sur la rue. Près d’un mur, un petit téléviseur dont l’écran est éteint. Près des canapés, une table basse en bois de cerisier sur lequel se trouve un napperon en crochet de couleur blanche. Tout est propre et impeccable ; pas un seul grain de poussière dans tout l’appartement.
Franjo prend la parole, les bras sur les accoudoirs du canapé, et dit d’un air sérieux :
— Ana, je dois te dire quelque chose…
Les sourcils levés, la vieille femme questionne en faisant par automatisme un geste rotatif de main :
— C’est-à-dire ?
— Et bien, c’était au cours de mon voyage de perfectionnement aux États-Unis d’Amérique…
Elle l’interrompt :
— Comment s’est passé ton voyage en Amérique ?
— Très bien, grand-mère…
— Qu’est-ce que tu as fait là-bas ?
— J’ai été embauché pour un an dans un hôpital d’une petite ville…
D’un air intéressé, Ana questionna :
— Laquelle ?
— Grandview…
— Et les gens ont été gentils ?
— Oui…
— Tu es sûr qu’il n’y avait pas des nôtres parmi eux ?
— En tous cas, pas à Grandview… Mais ce n’est pas important… Au moins, j’ai amélioré mon anglais…
Elle pense cyniquement. Je ne comprends pas Franjo… Il fait un voyage de l’autre côté de l’Océan pour améliorer une langue dont il aurait pu tout simplement ouvrir un dictionnaire… Ça lui aurait coûté moins cher…
Elle s’exclame :
— Tu fais un voyage si long pour apprendre une langue ? Tu aurais pu le faire avec des dictionnaires…
— Mais un dictionnaire ne contient pas les termes médicaux spécifiques, lui fait remarquer son petit-fils, avec un sourire au coin des lèvres, en agrippant les accoudoirs du canapé.
— À quoi ça va te servir de savoir cette langue si de toute façon, tu reviens à Zagreb ? Comme si tu allais travailler dans un pays anglophone ! Tu sais…
Franjo, dont l'expression faciale redevient sérieuse, coupe court à ses protestations, en faisant un geste de la main droite vers sa direction :
— Je comprends très bien où tu veux en venir… Mais avec ma spécialisation, il y a plus de chance de lire un texte en anglais qu’en croate… Et, par ailleurs, si tu penses que les Américains que j’ai rencontrés se sont peut-être montré intolérants… En réalité, c’était tout le contraire…
Moue sceptique, elle murmure :
— Si tu le dis…
— Mais je t’assure qu’ils m’ont accepté… Ils m’ont très bien accueilli… Et ils n’ont pas cherché à me nuire… Ils m’ont même trouvé un surnom parce qu’ils ne sont jamais arrivés à prononcer mon prénom et mon nom sans faire une erreur…
— J’espère seulement que ce n’était pas moqueur…
— Non, pas du tout ! proteste Franjo en agitant ses mains en un signe négatif. Ils m’ont surnommé Frank, comme une version anglophone de mon prénom. Je l’ai moi-même accepté, car je préfère mieux que tu ne saches pas toutes les prononciations erronées que j’ai entendues… Tu en seras très fâchée…
Ana réplique d’un ton bourru, en bougeant des mains :
— Dans ce cas-là, ne me le dit pas ! Pour pas que j’aille leur laver les oreilles ! Il serait bien de faire une leçon de serbo-croate à tes collègues américains !
Un silence suivit une telle plaisanterie. L’interniste n’a pas envie de poursuivre sur cette thématique, sur laquelle, par ailleurs, il n’a rien d’autre à ajouter.
Si grand-mère Ana se concentre ainsi sur les mentalités des gens à l’étranger, je comprends mieux alors pourquoi elle n’a jamais voyagé de sa vie… pense-t-il avec ironie.
Le jeune homme s’éclaircit la gorge puis affirme d’un air sérieux, les mains jointes devant lui :
— Ana, c’est vraiment gentil de ta part de t’intéresser ainsi à mon voyage en Amérique, mais je voudrais bien discuter avec toi…
Elle cligne des yeux, perplexe, en pensant. Le changement de ton annonce que Franjo est sérieux… Qu’a-t-il encore à me dire ?
Il poursuit :
— C’est au sujet de la bague d’Ivan…
— Que veux-tu savoir ?
— Je voudrais la récupérer, car telle est sa dernière volonté…
— Pourtant, il ne m’a rien précisé ! proteste la vieille femme en frappant sur les accoudoirs du canapé.
Elle poursuit en haussant un peu la voix, outragée, les mains serrées en poings :
— D’où te vient une telle information ? N’aurais-tu pas invoqué son âme ?
Elle se lève du canapé, mais Franjo lève son bras pour lui faire signe de se rasseoir en lui disant d’un ton mi-sérieux mi-sévère :
— Je t’assure que je n’ai pas dérangé Ivan...
Ana desserre ses mains en poings pour faire un geste vers lui, comme si elle le chassait, recule de quelques pas et s’exclame d’une voix forte et enrouée :
— Sinon, comment le savoir ?
Il soupire et répond d’un air exaspéré : — Mais laisse-moi expliquer…
Elle lui coupe la parole :
— Dans son testament, Ivan n’a rien précisé au sujet de sa bague… C’est pourquoi…
Elle termine sa phrase d’une voix émue :
— … Je la garde dans une boîte à bijoux, dans… dans son chevet… C’est encore le seul souvenir que j’ai… de mon cher mari…
La pauvre vieille éclate en sanglot et sort un mouchoir de la poche de sa jupe pour essuyer ses larmes. Touché, son petit-fils n’ose rien dire.
Elle s'assied sur le canapé et murmure en regardant son interlocuteur de travers :
— Et toi, tu voudrais m’ôter ce dernier souvenir ? Mais pourquoi ?
Peut-être parce qu’il pense la vendre chez un bijoutier, pense-t-elle en rangeant son mouchoir dans sa poche. Qu’ai-je fait au bon Dieu pour avoir un petit-fils si avide !
Un silence lourd plane dans le salon. Franjo laisse le temps à sa grand-mère de se ressaisir, et lui, de reprendre son calme, car l’accusation de pratiquer la nécromancie l’a vexé en son for intérieur. Il s’efforce seulement de ne rien laisser paraître. Connaissant bien sa grand-mère, il préfère faire preuve de prudence lorsqu’il aborde de telles thématiques, à la limite du paranormal et de la superstition. Ana avait entendu l’histoire d’une vieille femme dans le voisinage qui avait invoqué l’âme de son défunt père afin de lui poser des questions sur son avenir. Franjo, mine pensive, se demande bien comment poursuivre la conversation.
Comment lui faire comprendre que j’ai entendu tout ça de la femme de Jim, qui voit les esprits ? À moins que j’explique tout du début, en espérant que Ana ne prendra pas Melinda pour une sorcière…
Une fois sa grand-mère calmée de son émotion, il s’éclaircit la gorge, les mains calmement déposées sur les accoudoirs, puis dit d’un ton posé :
— Je m’excuse, grand-mère Ana, de ne pas être assez clair dans mes propos...
Il fait une courte pause, pour s’assurer qu’elle ne manifeste pas d’opposition. Il reprend : — Je t’assure, et c’est la vérité, que j’ai entendu ceci de la part de l’épouse de l’un de mes collègues... Une certaine Melinda Gordon, qui voit les esprits depuis son enfance. C’était elle qui m’a dit que Ivan est un esprit errant et qu’il me suit…
D’une voix traînante, elle demande, en regardant par-dessous ses lunettes :
— Es-tu certain que cette femme ne serait pas un charlatan ?
— Oui, j’en suis sûr, car le collègue, dont le nom n’a pas d’importance pour toi, est un docteur généraliste très sérieux. De sorte que je ne comprendrais pas pourquoi ils s’amuseront à me tromper ainsi… Par conséquent je la crois bien sincère…
Ana pense ironiquement en cessant de regarder sous ses lunettes. Quelle crédulité ! Je le croyais plus averti ! A quoi bon alors ses études universitaires, s’il se fait avoir par un charlatan ?
Il continue ses explications :
— Surtout lorsqu’elle m’a décrit avec une grande précision Ivan, avec son complet bleu, sa chemise blanche… N’est-ce pas que la description concorde à son aspect ?
La soixantenaire confirme d’un mouvement de tête positif, avec un faible sourire, car les souvenirs des derniers moments passés avec Ivan lui reviennent à l’esprit.
Son petit-fils lui sourit furtivement puis reprend :
— C’est pourquoi, tu comprends, je ne doute pas de son don…
Elle hoche la tête.
— Et comme apparemment Ivan ne parlait pas en anglais, Melinda avait l’aide d’un autre esprit… Si ma mémoire ne fait pas défaut, c’était un Observateur, une catégorie spéciale d’esprits selon ses propos… Il lui servait de traducteur… C’était ainsi qu’elle avait pu me rapporter ce que Ivan avait dit.
— Et alors ? questionne Ana, les sourcils levés.
Franjo soupire et continue sans se départir de son sérieux :
— Et bien, cette femme m’avait dit… que grand-père Ivan voulait que je récupère sa bague et que je la porte parce qu’elle est porte-bonheur…
— C’est vrai que sa bague avec le muguet est porte-bonheur ! s’exclame d’un air enjoué la vieille femme.
Étonné, il murmure :
— En quel sens ? Melinda ne m’a pas précisé pourquoi la bague était porte-bonheur…
— C’était la bague qui lui avait permis de trouver un nouvel emploi, de sorte que nous avons évité d’être pauvres après la guerre… Elle lui avait aussi permis de ne pas perdre son emploi pendant l’opération Tempête(6)…
— Je comprends… Merci du détail…
Il fait une courte pause puis reprend :
— J’avais appris cela peu après mon arrivée à Grandview… En raison du visa, je ne pouvais pas risquer de te rendre visite plus tôt…
— Je comprends… On ne se bat pas avec une bureaucratie bornée…
Il approuve et continue d’un ton chaleureux, en fixant sa grand-mère : — Exactement…
Franjo fait une très courte pause puis enchaîne :
— Maintenant que je t’ai tout expliqué, acceptes-tu de me remettre la bague d’Ivan afin que je puisse la porter, conformément à sa dernière volonté ?
— Oui ! s’exclame Ana en se levant prestement de son canapé. Avec plaisir !
Elle sort du salon pour se rendre dans sa chambre et revient quelques secondes plus tard avec une petite boîte à bijoux en or usée, qu’elle dépose délicatement sur la table basse.
Son petit-fils la remercie d’un geste de tête et l’ouvre. En effet, sur un petit coussin blanc se trouve une large bague en or avec un muguet gravé sur son chaton. Il la prend entre son pouce et son index droit pour la glisser sur son majeur gauche.
Invisible des deux vivants, l’esprit errant qu’est Ivan Slaviček observe silencieusement la conversation entre sa femme et son petit-fils. Il sourit lorsque ce dernier met sa bague sur son doigt. Il regarde vers sa droite et voit une lumière pure, blanche et tellement accueillante. Aussi léger qu’une plume, il se sent attiré par cet appel de l’au-delà, puisque rien ne préoccupe son âme. Ivan comprend immédiatement que son moment de quitter définitivement le monde des vivants est arrivé. Il salue une dernière fois sa femme et son petit-fils puis s’approche, le cœur joyeux, vers la lumière, s’y laissant absorbé jusqu’à disparaître complètement.
Peu après le départ d’Ivan Slaviček dans la Lumière, à Grandview.
Melinda Gordon est derrière le comptoir de sa boutique, regardant du coin de l’œil les trois clients qui cherchent des objets à acheter. Tout à coup, un esprit apparaît devant elle, à quelques centimètres du comptoir. Intriguée, elle tourne sa tête vers sa direction pour le détailler : c’est l’Observateur polyglotte.
Elle pense, perplexe, en clignant des yeux. Il me semble que j’ai déjà vu cet esprit. C’était où et quand ? J’ai tellement rencontré beaucoup d’esprits jusqu’à maintenant que je ne parviens pas à me souvenir…
Son interlocuteur sourit furtivement puis dit :
— Madame Gordon, je suis l’Observateur polyglotte qui a traduit les propos de Monsieur Ivan Slaviček, vous vous souvenez, l’esprit errant qui a suivi le collègue de votre époux, Franjo Slaviček, surnommé Frank…
L’antiquaire confirme d’un mouvement positif, en pensant que ce surnom me dit vaguement quelque chose… C’est Jim qui m’a présenté à lui… Si je ne me trompe pas, c’était au marché de notre ville…
Il continue d’un air joyeux :
— Pour vous dire qu’il n’a pas oublié de récupérer la bague. Et que Monsieur Ivan Slaviček est parti il y a peu dans la Lumière.
Les sourcils levés d’étonnement, elle ouvre la bouche pour poser une question, mais l’Observateur disparaît de sa vue.
Comment est-ce possible qu’un esprit puisse quitter par lui-même le monde des vivants ?, pense-t-elle. À moins qu’il n’ait rencontré un passeur d’âmes dans son pays… C’est probable… Mais pourquoi l’Observateur ne veut pas dire son nom ? Mystère… Au moins, c’est une bonne nouvelle que de savoir qu’il y a un esprit errant de moins sur Terre…
L’un des clients s’approche du comptoir avec une figurine. Ceci la fait sortir de ses pensées.
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(6) L’opération Tempête, Operacija Oluja en croate, est une offensive militaire, sous l’ordre de Franjo Tuđman, du 4 au 7 août 1995, au cours de laquelle la police et l’armée croate ont expatriées les Serbes de plusieurs régions de leur pays (Krajina, entre autres). Ces Serbes (entre 100 000 et 200 000) ont fui en Serbie ou en Bosnie, d’autres ont été tués (entre 320 et 1 200).