Diableries

Chapitre 2 : La leçon de délicatesse

3064 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 02/11/2020 10:00

— Tu viendras dîner avec moi, Lucifer, ordonna Diavolo d’un ton qui ne souffrait aucun refus.


Lucifer venait de passer une journée épouvantable. Ses frères s’étaient encore une fois montrés ingérables, l’étudiante humaine fourrait son nez partout où cela ne la regardait pas mais ce n’était pas tout. Beelzebub et elle avaient réussi à cacher un ange dans la Maison des Lamentations. Quand il avait aperçu ce petit fouineur avec leur grimoire entre les mains, ç’avait été plus fort que lui, il avait perdu tout contrôle de lui-même. Résultat, il avait effrayé Luke, contrarié Beelzebub et failli mettre en danger l’humaine. Et pour ne rien gâcher, prendre sa forme réelle puisait dans son énergie, se transformer pour rien avait tari ses dernières réserves. Il se sentait plus tendu que jamais.


Il se rendit au château du Seigneur Démon résigné à subir le sermon du millénaire. Lucifer le savait, il avait commis une erreur et, si Diavolo n’avait pas surgi pile au bon moment pour s’interposer, il aurait pu mettre en péril tout le programme d’échange.


Barbatos l’attendait dans le grand hall mais, contrairement à ce à quoi il s’attendait, le serviteur ne le guida pas vers la salle à manger. Docile, Lucifer suivit Barbatos dans les étages et tiqua lorsqu’il se rendit compte de l’endroit où ils se rendaient.


Une table pour deux avait été dressée dans les appartements de Diavolo. Une bougie noire projetait sa lumière chaude sur les verres en cristal et sur l’argenterie. Si Lucifer n’avait pas aperçu à ce moment la desserte couverte de victuailles derrière le prince du Devildom, il se serait demandé si ce n’était pas lui qu’on allait manger. Diavolo l’ignora un instant quand il entra — exprès, devina Lucifer. Il effleura une pomme empoisonnée du bout de son doigt, puis le porta à sa bouche pour goûter le sirop mauve qui le recouvrait.


— Assieds-toi, Lucifer.


L’intéressé obtempéra. Ses omoplates, à l’endroit où avaient émergé ses ailes un peu plus tôt, se tendaient sous sa peau. Il tâcha au mieux de garder un air impassible malgré la douleur. Diavolo s’installa en face de lui et lui adressa un sourire serein, que Lucifer peina à lui rendre. Il se demandait parfois comment faisait Diavolo pour garder son calme et sa bonne humeur, même dans les pires situations. Puis, il se souvenait de la seule fois où il l’avait été témoin de sa fureur et préférait chasser ses pensées de son esprit.


Ils n’échangèrent pas un mot tandis que Barbatos débouchait une bouteille de vin de ciguë couverte de poussière et leur en servait un verre chacun. Le liquide épais, d’un vert d’émeraude, trembla quand Lucifer leva la main pour trinquer. Il resserra son emprise autour du pied dans l’espoir de regagner un peu de self-control. Si Diavolo se rendait compte qu’il avait peur…


Barbatos, devant leur silence, se dirigea vers la desserte, où les attendait leur repas, mais Diavolo l’arrêta d’un geste de la main.


— Laisse-nous, Barbatos. Nous pourrons nous servir tous seuls.

— Votre Altesse, je…


Diavolo lui adressa un regard plein de patience autant que de fermeté. Comprenant qu’il n’avait pas son mot à dire, le serveur hocha la tête, claqua les talons et sortit de la pièce. Une fois qu’il eut refermé la porte derrière lui, le silence retomba, plus épais que jamais. Diavolo but une gorgée de vin et Lucifer ne put s’empêcher de garder le regard vissé sur sa pomme d’Adam, qui s’agitait à mesure qu’il déglutissait. Il sentit d’un seul coup sa langue très sèche, tandis que des idées malvenues lui envahissaient l’esprit.


— C’est un beau coup d’éclat que tu nous as fait, cet après-midi, Lucifer. Voilà longtemps que je ne t’avais pas vu dans un tel état.


Lucifer baissa la tête, ne sachant que répondre. Il s’était déjà excusé au moins cent fois, alors qu’ils se trouvaient encore à la Maison des Lamentations. Diavolo avait fini, dans un souffle exténué, par lui demander d’arrêter. Recommencer ne servirait à rien d’autre qu’à l’agacer.


— Va donc nous chercher les mises-en-bouche. Barbatos a préparé un caviar d’amanite phalloïde, je sais que tu adores ça.


L’intonation de Diavolo fit aussitôt comprendre à Lucifer qu’il s’agissait d’un ordre et non d’une suggestion. Quand bien même cela n’aurait pas été le cas, il n’aurait pas songé une seule seconde à le contredire. Il se leva, faisant de son mieux pour ne pas paraître aussi mal à l’aise qu’il l’était — sans jamais se relâcher complètement, au risque de faire croire à Diavolo qu’il prenait la situation avec désinvolture.


À peine s’était-il approché de la desserte qu’il sentit une présence dans son dos. Sans comprendre ce qui lui arrivait, il vit la main de Diavolo se glisser sous son gant et le lui retirer tout doucement. Le prince des démons pinça entre ses doigts un des ongles vernis de rouge de Lucifer et rit quand ce dernier laissa échapper une exclamation de surprise.


Lucifer se figea quand Diavolo enfouit son visage au creux de son cou, profitant du minuscule interstice entre la mâchoire de Lucifer et le col de son uniforme, pour y déposer une envolée de baisers. Même si l’autre ne le serrait pas contre lui, Lucifer n’aurait pas songé à bouger.


— Tu trembles.


Un ricanement nerveux franchit les lèvres de Lucifer. Pourquoi donc tremblerait-il ? Il n’y avait pas matière à cela quand le futur roi du Devildom en personne se tenait tout contre vous avec des intentions pas franchement honorable, pas du tout. C’était même la situation la plus naturelle du monde. L’embarras de Lucifer redoubla quand il songea que ce n’était pas la première fois qu’il se retrouvait dans cette situation. C’était… il y a quoi… sept cent ans ? se demanda-t-il tandis que les mains de Diavolo remontaient vers ses épaules. Il s’en souvenait encore parfaitement, c’était durant le bal d’Halloween. Tous les deux parfaitement éméchés, ils s’étaient… connus. Si Diavolo s’en réjouissait, Lucifer, lui, avait été très clair à ce sujet : il ne se sentait pas digne de cette affection. Cela n’empêchait pas Diavolo de revenir à la charge parfois, de tenter le diable — sans mauvais jeu de mots. Lucifer ne lui en tenait pas rigueur, mais il ne comprenait toujours pas ce qu’il lui trouvait ; comment un être aussi parfait que Diavolo avait pu s’enticher de lui, qui ne parvenait jamais à approcher l’absolu qu’il convoitait tant ?


— Je te trouves affreusement tendu en ce moment, ça m’inquiète beaucoup... Tes petits démons te font trop de misères ?

— Je saurai les gérer, Lord Diavolo. C’est l’humaine qui les met dans tous leurs états. Laissez-moi juste un peu de temps et je…


Lucifer sentit le sourire de Diavolo se dessiner contre la peau de son cou. Il lui massait toujours les épaules, avec tant de force que Lucifer craignit d’entendre ses clavicules se briser. Ce n’était pas désagréable pourtant, ces mains puissantes qui lui pétrissaient le corps. S’il avait pensé le mériter, Lucifer se serait abandonné à ce contact sans hésiter. Il ferma les yeux et visualisa toutes les tâches qui lui restaient à effectuer pour cette fin de semaine. Il fouilla dans chaque recoin de sa mémoire pour se souvenir de chaque papier à remplir, de chaque budget à allouer, de chaque classeur à trier. Tout pour ne pas penser à ce corps pressé contre le sien et au bouillonnement qu’il provoquait en lui. Il pensa à Asmodeus et se dit que, dans la même situation, son frère aurait déjà renversé tout le contenu de la desserte et s’y serait perché sans vergogne, invitant, déjà à moitié déshabillé. L’idée était séduisante, mais Lucifer n’oserait jamais et c’était bien pour cette raison que ce n’était pas lui, l’avatar de la luxure.


— Tu as les épaules d’une raideur… commenta Diavolo. Est-ce qu’il t’arrive de te reposer, parfois ?

— C’est que… J’ai énormément de choses à superviser, je ne peux pas relâcher ma vigilance une seule seconde.


Diavolo ne répondit pas. Sa main quitta l’épaule de Lucifer et il attrapa, à côté de la corbeille de fruits, un petit objet sphérique légèrement allongé en haut et en bas. Il ressemblait à s’y méprendre aux oeufs qu’affectionnaient les humains, si ce n’était sa couleur. Au lieu du blanc crème ou du beige habituel, celui-ci prenait selon les endroits une teinte bordeaux ou orangée. Toute sa surface, loin d’être lisse, était couverte d’écailles minuscules, qui renvoyaient un éclat iridescent. 


— Sais-tu ce que c’est ?

— C’est… hmmm…


Il eut beau chercher dans ses plus lointains souvenirs, Lucifer ne trouva rien. Jamais il n’avait rien vu de tel. Les démons étaient peu friands d’oeufs, à l’exception peut-être de ceux des poissons et des crapauds. Lucifer avait parfois eu l’occasion d’en manger, quand les démons revenant du monde des humains lui en apportaient, mais ce que pondaient les oiseaux humains n’avait rien à voir avec ce qui se trouvait devant ses yeux.


— Ne te crispe pas ainsi, dit Diavolo au creux de son oreille, ce n’est pas une interrogation surprise. D’ailleurs, c’est si rare que ça m’étonnerait que tu en aies déjà vu.


Diavolo effleura la coquille du bout du pouce et enjoignit Lucifer à en faire de même. La surface en était chaude et douce comme de la peau. Elle palpitait à un rythme tranquille.


— Il s’agit d’un oeuf de succube.


Diavolo l’abattit d’un coup sec sur le bord de la tasse. Dans un cri perçant, la coquille se fendit et un flot d’albumen noir comme de l’encre s’en échappa. En son sein, flottait un vitellus d’un jaune soutenu, presque orange. Diavolo le transvasa d’une moitié de la coquille à l’autre, jusqu’à ce que toute la matière noire soit tombée dans la tasse.


— Tu mènes tout le monde d’une poigne de fer, dit Diavolo, y compris toi. Je suis content de tes résultats mais la fermeté a ses limites. J’aimerais t’apprendre à faire preuve d’un peu de délicatesse.


Avant que Lucifer ait eu le temps de lui demander ce qu’il voulait dire par là, il vit Diavolo pencher la coquille qui contenait le jaune entre ses lèvres. L’albumen resté au fond les teinta de noir. Le prince des démons ne laissa pas le temps à Lucifer de protester. Il le saisit par le menton, le forçant à entrouvrir la bouche. Ceci fait, il approcha son visage du sien. Leurs lèvres s’effleuraient, sans se toucher tout à fait, ce qui ne fit qu’accentuer l’embarras de Lucifer. Qu’allait-il faire ? Il ne comptait pas… l’embrasser, tout de même ?!


Diavolo n’en fit rien. Lucifer comprit son intention quand il sentit une masse ronde et molle entrer en contact avec ses incisives. Il lui donnait le jaune d’oeuf qu’il venait de gober, comme une mère oiseau donne la becquée à son petit. Ne sachant que faire de cet encombrant présent, Lucifer le garda sur sa langue. Il y pesait bien lourd et Lucifer sentait un peu du fluide noir couler dans sa gorge. Il l’avala tant bien que mal et, le feu aux joues, lança un regard plein de détresse à Diavolo.


— Ne le crève pas tout de suite.


De nouveau, Diavolo approcha ses lèvres de celles de Lucifer, qui comprit tout de suite où il voulait en venir. Sans doute aurait-il été plus sage, plus raisonnable de cracher tout ça dans le récipient le plus proche et de s’éclipser mais Lord Diavolo en prendrait sûrement ombrage. Et puis, même si Lucifer ne l’avouerait jamais à qui que ce soit d’autre que lui-même, il brûlait de continuer cet échange. Quoi qu’il vienne d’ingérer, cela réveillait en lui de bien bas instincts, qu’il préférait dissimuler la plupart du temps. Des images de Diavolo et lui envahissaient son esprit ; il se les représentaient nus, enroulés l’un autour de l’autre comme des serpents, dans une étreinte aussi désordonnée que délicieuse.


L’exercice se révéla plus compliqué que prévu. La membrane autour du jaune était fine et glissante, si bien que le repousser dans la bouche de Diavolo lui demanda une délicatesse infinie. Il l’aurait sans doute félicité de l’efficacité de cet exercice si tous ses neurones n’avaient pas baigné à cet instant dans un stupre qui aurait fait rougir Asmodeus. 


— Lord Diavolo… haleta-t-il une fois qu’il put parler de nouveau.


Lucifer ne reconnaissait pas sa propre voix. Que diraient les autres s’ils l’entendaient à cet instant ? Retiendrait-il le peu d’autorité qu’il avait sur eux s’ils savaient quelle sorte de gémissement lubrique pouvaient émaner de ses cordes vocales ?


Diavolo n’hésita pas un seul instant avant de répéter le processus de son côté. Cette fois-ci, en plus du jaune d’oeuf, il glissa le bout de sa langue entre les dents de Lucifer. Celui-ci sentit ses genoux ployer et, si Diavolo ne l’avait pas fermement agrippé par la taille, il serait sûrement tombé à la renverse.


— Le vitellus des oeufs de succube possède certaines propriétés très puissantes et très recherchées, expliqua Diavolo tandis que Lucifer reprenait son souffle. Je pense que tu es assez intelligent pour deviner lesquelles… 


Le message était clair : si par malheur il le laissait éclater, sa fierté ne s’en relèverait pas. Sa santé mentale non plus, d’ailleurs. De lui-même, il s’appuya tant bien que mal sur la pointe de ses pieds et laissa glisser la petite sphère molle dans la bouche de Diavolo.


— Voilà, tout doucement.


Ses paupières s’alourdissaient, sans qu’il sache si c’était de fatigue ou bien de désir. Des mots se formaient dans sa gorge, il aurait voulu les hurler mais ils étaient si obscènes qu’il préféra les garder en lui.


Ils continuèrent encore et encore. Lucifer, perdu jusque dans sa notion du temps, n’aurait su dire s’il ne s’était écoulé que quelques secondes ou bien plusieurs heures. Mais, alors qu’il tenait leur curieux témoin entre sa langue et son palais, un frisson le parcourut, de l’aine jusqu’à la pointe des cheveux. Par réflexe, il serra les dents, se rendant compte trop tard de son erreur. Un peu du liquide doré coula de sa bouche pour venir faire trois petites taches sur sa veste d’uniforme, mais il dut en avaler la plus grande partie.


Une seconde plus tard, ce fut comme si une lame de fond le submergeait. Il se laissa tomber contre le corps de Diavolo, fermement agrippé à ses épaules, tandis que son sang rugissait dans ses veines. Les spasmes le secouaient et l’écrasaient de leur chaleur exquise, sans lui laisser de répit. Il lui parvenait les éclats d’une voix, qu’il identifia étrangement comme la sienne et qui lui rappela les films qu’il interdisait à Asmodeus de regarder en compagnie des autres frères.


Une fois que l’ouragan eut fini de le balayer, Lucifer se trouvait incapable de tenir sur ses jambes. Diavolo le souleva de terre sans lui laisser le temps de protester et le porta jusqu’au lit qui se trouvait dans la pièce voisine. Lucifer tenta de se dérober quand Diavolo entreprit de lui retirer ses chaussures et ses chaussettes, mais tout son corps était d’une lourdeur effroyable.


Diavolo s’assit à côté de lui et passa une main affectueuse dans ses cheveux, de la même façon que lors de leur première rencontre, alors que Lucifer venait de tomber du Domaine Céleste.


— Toutes mes excuses, mon cher petit ange, je ne pensais pas que tu y serais à ce point sensible. Mais ne t’en formalise pas, je crois qu’Asmodeus lui-même aurait été terrassé.


Lucifer ferma les yeux, savourant la caresse. Toute la tension accumulée au cours de la journée l’avait quitté, emportée par l’ouragan, et il lui tardait de trouver le repos.


— Je vais te laisser te reposer, chuchota Diavolo en lui embrassant la tempe. Je serai dans la pièce voisine si tu as besoin de quoi que ce soit.


Diavolo allait se lever mais Lucifer trouva la force d’attraper sa manche pour le retenir.


— Je ne suis en aucun cas en position de vous demander une faveur… commença-t-il.

— Ne t’en fais pas pour ça, demande-moi ce que tu veux.

— J’aimerais que vous dormiez à mes côtés ce soir.


Il avait formulé sa requête d’une voix hésitante. Par ailleurs, elle était tout à fait saugrenue. Pour qui te prends-tu ? s’admonesta-t-il, regrettant déjà cette bravade. Lord Diavolo n’a pas de temps à perdre avec tes caprices.


Pourtant, quand il entrouvrit une paupière, Lucifer vit Diavolo se débarrasser de sa veste, qu’il jeta sur un fauteuil tout proche, puis se glisser sous les draps près de lui. Il l’entoura de ses bras, un sourire radieux illuminant tout son visage, et serra Lucifer contre lui jusqu’à ce qu’il s’endorme.

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