Après 5 ans
Après 5 ans
Chapitre I
Il soupira, laissant des volutes de fumée s'échapper de ses lèvres entrouvertes et monter vers le plafond mouluré de son bureau. Ses longs doigts habiles pinçant nerveusement la cigarette de marque dont il profitait. Il la remit à sa bouche et se pencha en arrière de son siège en cuir. Le bonheur qu'il avait trouvé là où il était entaché par la vague de souvenirs qui repassait inlassablement derrière ses paupières closes.
Des souvenirs amers, ô combien douloureux. Il le savait, il se faisait du mal en voulant renouer avec le passé. Ce qui est derrière soi et du passé, il se l'était répété quasiment tous les jours depuis de longues années. Ce qui est passé finira par s'effacer. Il avait martelé ses mots inlassablement, espérant qu'ils agissent sur son cerveau… seulement, il n'avait rien oublié. Leurs visages, leurs rires, leurs larmes. Tout. Tout était éternellement gravé dans sa mémoire.
- Chef ! C'est le coup de feu, on est débordés !
- J'arrive.
On a beau être à la tête d'un restaurant ultra-renommé, avoir quatre étoiles cousues sur sa veste, de l'argent plein les poches, il y avait toujours des cuistots qui savaient pas se débrouiller tout seuls. Ah oui. C'est vrai. Quand il n'est pas là, il manque « la touche de génie » de ses plats. Les critiques étaient d'accord pour une fois. Son originalité et son sens des mélanges risqués faisaient toute la beauté de sa cuisine. Pourtant, son équipe était recrutée parmi les meilleurs. Mais cela ne suffisait pas.
Il se leva à regret, passa une main dans ses cheveux désordonnés qui lui tombaient sur le visage, tira une dernière fois sur sa cigarette avant de l'écraser sur le cendrier en verre qui trônait sur son bureau. Il suivit le coq qui s'était précipité aux cuisines pour aider ses collègues.
Sur les murs des couloirs, des photos, des diplômes, des coupures de presse, des critiques élogieuses. Tout ce qui représentait son présent. Le costume noir, la cigarette, son passé. Entre les deux, la cuisine. Il revêtit une veste propre blanche, et entra dans l'enfer terriblement bruyant qui était son lieu de travail, son lieu de loisir aussi.
- Deux agneaux thaïs pour la 9 !
- Carrelet à la vénitienne pour la 12, et trois carpaccios pour la 2 !
Plus qu'habitué, il ne tourna même pas les yeux vers les serveurs hurlants. Normalement, ce devrait être à lui d'annoncer les plats, mais il ne s'était jamais senti doué pour cela. Avant, c'était pour des personnes qu'il aimait et admirait qu'il préparait des plats aux goûts recherchés. Maintenant, c'était pour des inconnus. Mais la cuisine, c'était son élément, ce qui l'avait poussé à prendre la mer, à affronter des périls… et à rencontrer des amis qu'il n'a jamais su oublier.
Rapide et précis, il flamba les pièces de viandes qui rôtissaient dans sa poêle. C'était des gestes comme cela qu'il faisait pour eux, avant. Et quoi qu'il puisse vouloir, ils n'avaient jamais quitté ses pensées.
La soirée s'écoula à une vitesse folle. Pas un instant de répit, les clients avant tout. Les ingrédients qui dansent, les cuisiniers qui les subliment. Sa vie presque rêvée.
- Bravo à vous. Je crois que vous avez convaincu Keichi Noshiro, notre critique préféré. On va avoir droit à un bel article et quelques clients en plus.
Applaudissements. Comme toujours après la journée, un petit discours de la part du chef, et puis direction les chambres, la brigade étant logée sur place dans l'immense restaurant de l'ancien hors la loi. Jamais inquiété. Même s'il a vu les plus grands gradés de la Marine dans son restaurant, jamais ils ne se sont doutés de l'identité du plus célèbre cuisinier du moment.
- Vous pouvez me faire confiance pour cette semaine, Sanji-san. Je suivrais les instructions que vous m'avez données.
Le chef acquiesça, sachant très bien que son sous-chef était parfaitement capable de diriger le restaurant pendant une semaine. Du moment qu'il ne devait pas créer de plats exceptionnels, il était tout aussi compétent que son supérieur, même plus en ce qui concerne le management de l'équipe.
Le blond sortit, s'alluma une nouvelle cigarette. Il avait abandonné son uniforme de cuisinier. Et repris son complet noir surs mesure qui lui avait coûté… une bagatelle. L'argent était loin d'être un problème pour lui. Il regarda les étoiles qui brillaient froidement dans le ciel noir d'encre. Il avait l'impression qu'elles lui étaient hostiles.
Il ne savait pas s'il avait fait le bon choix en allant à la rencontre de ses anciens nakamas. Il ne savait ce que l'avenir lui réservait. Seulement la perspective de revoir ceux qui avaient hanté ses rêves depuis cinq ans éveillait en lui une excitation grandissante. Le moment tant redouté était prêt à arriver.
xxxxx
Il cria de plaisir, agrippa les épaules ruisselantes de sueur de l'homme qui se déhanchait de plus en plus vite en lui. Leurs voix mêlées, l'une rauque, l'autre plus aigue et sensuelle emplissait l'atmosphère de la chambre d'une luxure palpable. Il ne simulait pas. Se faire prendre pas le brun aux tatouages recouvrant la moitié de son torse était simplement magnifique. Et c'était rare qu'il ressente autant de plaisir avec un de ses clients.
Seulement, lui semblait prendre autant de plaisir à le voir gémir qu'à le marteler de coups de butoirs terriblement précis et rapprochés. A chaque poussée, le membre le l'homme touchait sa prostate, libérant en lui une vague de plaisir intense.
Le brun accéléra encore, ses mains maintenant les hanches de l'homme sous lui pour améliorer le degré de pénétration. Son souffle se fit plus erratique, ses muscles tremblèrent, il jouit dans l'antre accueillante, poussant un dernier soupir de bien-être. L'autre ne tarda pas lui aussi à se libérer, sur le torse de son partenaire. Le client sourit, caressa distraitement le visage fin qu'il avait près de lui, avant de s'étendre dans les draps en partie souillés.
Le prostitué le regarda sombrer dans l'inconscience, un sourire satisfait sur ses lèvres bien dessinées. Il passa une main dans ses cheveux courts et doux, effleurant la boucle d'oreille argentée qui pendait de son lobe à sa pointe supérieure, qui cliquetait légèrement. Il resta quelques instants à moitié assis sur le lit, reprenant ses esprits embrumés pas l'orgasme, puis il se leva, ne prenant pas la peine de se rhabiller et poussa la porte de la salle de bain attenante à la chambre. La patronne avait reconnu la qualité des clients qu'il lui apportait, et lui avait accordé un genre de petite suite bien confortable avec tout ce qu'il y avait de pratique.
Avec des gestes machinaux qu'il répétait quasiment tous les jours depuis plusieurs années, il se lava, cherchant à retrouver une apparence digne de susciter l'envie chez des futurs clients. En sortant de la douche, il se regarda quelques secondes dans son miroir, contemplant pensivement les tatouages qui s'enroulaient autours de ses avants bras. Il les avait fait faire plus par obligation que par plaisir, même s'il trouvait le résultat très bon.
Il enfila un pantalon large resserré autour des chevilles, un débardeur laissant voir ses bras minces et épousant ses muscles parfaitement dessinés. Il sortit de la suite sans un regard pour le beau brun qui dormait à poings fermés, tout à fait comblé, et descendit vers l'accueil de la maison close où il travaillait.
Il ne fit pas attention aux hommes et aux femmes aux tenues provocantes qui erraient dans le hall, autour d'appréciateurs qui les évaluaient du regard. Il les contourna malgré leurs regards engageants. Il avait fait son boulot, aujourd'hui.
- Haruko… mon fric, s'il-te-plait.
Accoudé au bar, il avait apostrophé la femme outrageusement maquillée qui tenait autant le rôle de caissière que de serveuse. Elle lui sourit, légèrement condescendante.
- Ils étaient satisfaits, au moins ?
Il haussa les épaules. Depuis le temps qu'il travaillait ici, la question ne se posait plus tant la réponse était évidente pour ceux qui le côtoyaient.
- Ils voulaient reprendre rendez-vous avec toi.
- Je pourrais pas cette semaine.
- Je sais. C'est pourquoi je leurs ait dit de repasser plus tard. Ils ne vont pas te lâcher comme ça.
Nouveau haussement d'épaules. Du moment que ses clients étaient physiquement acceptables et qu'ils payaient bien, la fréquence de leurs visites lui importait peu.
- Bon, ça vient ?
- Oui… Voilà, le compte y est. Tu devrais en avoir besoin pour ta petite escapade.
- Je ne pars qu'une semaine.
- Tu devras travailler plus pour rattraper ton absence, quand tu rentreras.
- …
- Enfin… reviens vite.
- C'est évident…
C'était la seule chose qu'il pouvait faire dans ce bas monde. Ses anciennes capacités, il les avait oubliées ou du moins enfouies au fond de lui, sous le regret, l'alcool et le sexe. Parce que ce qu'il savait faire avant était étroitement lié à son ancienne vie, à ses anciens camarades. Et sans ses camarades, il n'était plus rien qu'un homme seul.
Bien sûr il n'avait pas oublié ceux qui avaient crû en lui. Il s'était juste excusé de sa faiblesse. Et s'était dit que, plus tard, il pourrait reprendre ses armes et… se battre. Mais se battre, il ne s'en sentait plus capable. A quoi cela servait-il s'il ne pouvait pas protéger ceux à qui il tenait le plus ? Le dégoût de son ancienne vie menaça de le submerger encore une fois.
Il était prêt à faire machine arrière. Dans deux jours, il allait les retrouver. Eux. Les cinq qui étaient vivants et libres. Même s'il n'avait pas eu de nouvelles d'eux depuis… qu'ils s'étaient séparés, dévastés de peine et de colère. Cinq longues années auparavant. Une éternité.
- Ne fais pas de bêtises.
- Qu'est-ce que tu veux que je fasse ?
- T'enfoncer un sabre dans le ventre, comme le jour où la patronne t'a recueilli.
- Tss. C'est ridicule. Du passé.
- Le passé n'est jamais loin, Zorro-chan.
xxxxx
Le blond en costume arrêta sa voiture devant l'entrée d'un café défraîchi. Oh oui. Il s'en souvenait comme si c'était hier qu'il y était venu. Ce café, ils y avaient passé la soirée, tous ensemble, insouciants, inconscients, alors que les griffes de la Marine se refermaient lentement autour d'eux. Trahis par Hawkins. Cet homme à l'aura morbide, avec son équipage aux masques de chats ne lui avait jamais fait une bonne impression. Tous les pirates sont étranges dans leur genre, bien sûr. Les supernovaes étaient d'ailleurs tous très particuliers. Mais celui là répandait toujours une gène quand il rencontrait l'équipage.
Depuis tout ce temps, il n'avait aucune idée de ce qui avait bien pu se passer dans les hautes sphères de la piraterie. Sûrement, après la dissolution de l'équipage le plus prometteur et le plus imprévisible, les groupes de pirates s'étaient jetés sur traces victorieuses des Mugiwaras. Sans doute la Marine avait fait des prises, profitant de l'imprudence des autres.
Mais cela l'importait peu, au fond. Ce qu'il voulait, c'était les revoir. Même si le capitaine, l'archéologue et le charpentier étaient retenus au plus profond des geôles du la base centrale. Abandonnés, en quelque sorte. Mais ils n'auraient rien pu faire, à eux six contre le gouvernement mondial. Rien, sinon assister à leur déchéance. Aucun n'avait été exécuté. Peut-être la Marine espérait-elle encore attirer les autres avec ce piège ridicule.
Il poussa la porte. Cette atmosphère, celle des retrouvailles prochaines, il la connaissait. C'était celle qu'il avait ressentie en arrivant à l'archipel des Sabaody, six années auparavant. Ce jour là, il les avait tous retrouvés, sûrs de pouvoir conquérir le Nouveau Monde, de vaincre tous leurs ennemies, de devenir l'Equipage du Roi des pirates. Que de désillusions.
- Yo, Sanji.
Mec à coupe afro, t-shirt et jean flottant. Un éternel sac en bandoulière, un air craintif. Il n'avait presque pas changé. Le blond sourit. Fidèle à lui-même, le brun fait tout pour ne pas attirer les regards, contrairement à la femme fatale à l'opulente poitrine bien mise se valeur par son tailleur bleu nuit, un maquillage soigné et des cheveux roux attachés en chignon serré.
- Ussop, Nami…
Il les serra chacun dans ses bras. Il y a si longtemps…
- T'as pas changé, vieux.
- Si, t'as l'air d'avoir du fric.
Egal à eux-mêmes. Le cuisinier sourit devant l'amour de l'argent toujours bien présent chez l'ancienne navigatrice, toujours séductrice, toujours trompeuse.
- J'ai acheté un resto.
Les trois jeunes pirates devenus adultes et presque raisonnables s'assirent à une table de cinq, commandèrent à boire, sourirent. C'était vraiment étrange. Leur passé semblait être vraiment proche, mais en même temps infiniment lointain. Ils étaient tous marqués par la vie, dans leurs gestes moins impulsifs, leurs paroles plus couvertes, leur attitude réfléchie.
- Et ça gagne bien ?
- Ouai. Quatre étoiles, un palace, des tables pleines à chaque service.
- C'est ça, vantes-toi, ricane Ussop.
- Presque aussi bien que moi.
- Oh. Tu as détroussé tous les pigeons du pays ?
- Non, j'ai plus ou moins arrêté, ça.
- T'as fait un casse ?
Le coup de poing partit tout seul. Le tireur d'élite se retrouva étalé sur la table, faussement outragé.
- Ça m'a presque manqué.
- Bref. Je me suis mariée.
- Combien de fois ?
La femme sourit.
- Trois.
- Je me disais, en même temps… soupira le brun.
- Du moment que tu trouves le bonheur… commenta Sanji.
- J'ai pas fini. Je me suis dernièrement mariée à un génie de la finance. On est pleins aux as.
- Et moi qui survis à peine en enchaînant les petits boulots de mécanicien, gémit Ussop.
- Compte pas sur moi pour t'aider, siffla la rousse.
Le cuisinier ne doutait pas une seule seconde qu'elle était prête à donner une partie de sa fortune à Ussop. Leur attachement à tous les trois était évident. Ils feraient tout les uns pour les autres.
- Les amis !
Cette fois les clients du bar détournèrent légèrement la tête en voyant un raton-laveur au nez bleu apostropher des gens plus ou moins normaux. Voyant que l'animal en question retournait à son aspect normal de peluche vivante, ils se détournèrent. La bête fila au fond de la salle.
- Chopper !
- Tu vas bien ?
- Dis moi, tu ressembles de moins en moins à un renne !
Nami attrapa l'animal dans sa forme la moins imposante et la serra contre sa joue, profitant de la douce fourrure, et de la tolérance de son propriétaire. Il ne releva pas la remarque sur son apparence… qui prêtait, il faut le dire, à confusion. Ils renouèrent connaissance, le renne-médecin parlant avec volubilité, leur détaillant sa vie sur une île où il pouvait mener ses recherches à bien, dans un ancien laboratoire loin de la « terrifiante » population humaine.
- Brook a été rattrapé par la Marine. Remarque, son apparence ne pouvait pas tromper. Je crois qu'ils s'en servent un peu comme… cobaye.
Il frissonna. Ce sort, il aurait pu le partager s'il n'avait pas été prudent.
- Nous sommes tous en bonne santé, au moins, dit Sanji, sombre.
- Oui. Ceux qui sont ici.
Silence. C'était la première fois qu'ils évoquaient à mots couverts le reste de leur ancien équipage. Ils sirotèrent leurs boissons, pensifs et laissèrent la soirée défiler.
Tard dans la nuit, un homme vêtu d'un blouson sombre cachant ses épaules minces, et un pantalon large dissimulant sa taille androgyne, poussa la porte. Les habitués scrutèrent avec curiosité mêlée d'envie son visage bien dessiné, sa démarche souple, son attitude par habitude sensuelle. La cicatrice qui lui barrait un œil le rendait étrangement attirant.
Son regard sombre parcourut la salle, avant de se poser vers le groupe d'amis qui échangeaient gaiement. Il hésita, plus que jamais sur le point de se retourner, sa respiration irrégulière. La main sur la porte, il ne faisait pas un pas, soudain doutant de ce qui l'avait poussé ici, voulant retrouver sa vie habituelle, son statut de prostitué sans attaches. Deux yeux bleus se tournèrent vers lui. Il recula.