SPARROW - Le Monocle de Clairvoyance

Chapitre 7 : En duel

7253 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 17/12/2023 18:58

Si l’on dit de Nassau qu’elle est pirate, que doit-on dire de Tortuga ? Ces deux îles font parties des rares dans les Caraïbes, à être hors-juridiction d’états-coloniaux, elles sont juste bonnes à servir de refuge aux pires crapules des mers. Mais alors, qu’est ce qui les différenties ? On dit que le pirate qui vient sur Nassau, compte trouver de grandes choses sur l’île, baiser les plus belles femmes, boire le meilleur rhum, et faire de bonnes affaires. Celui qui en revanche, vient sur Tortuga, n’espère rien de cet arrêt, si ce n’est attraper la chtouille, boire du jus de mélasse à s’en tordre les boyaux, et perdre le moindre écu dans des jeux plus perfides les uns que les autres.

    Plus ils approchent, plus Jack est excité, et plus Bellamy est pensif, tandis que Morgan tente de trouver une place où amarrer dans un tel bazard. Finalement, il trouve un petit espace à côté d’un bateau de commerce, d’où des hommes déchargent de gros sacs semblants contenir de la fécule. La manœuvre se fait tout en douceur, et sans jeter l’ancre, il y a des hommes sur les ports qui s’occupent de faire amarrer les navires en les reliant au quai. Ils attachent, avec des nœuds de huit, des grosses cordes à des bollards en fer, et lancent les autres extrémités de ces cordes aux matelots sur le navire, qui font de leur cotés la même opération avec des bites d’amarrage prévues à cette usage. Jack et Morgan n’ont aucun mal à faire leur nœud, contrairement à Bellamy, qui peine à la tâche. Les hommes du port se moquent de lui, et ne peuvent empêcher une légère collision avec le quai en pierre, à l’avant du bateau. Bellamy a honte, mais il refuse de demander de l’aide à ses compagnons, et parvient finalement à nouer un nœud correct. Par-dessus bord, Morgan lance une poignée de piastres aux hommes qui les ont fait amarrer.

-       Mais qu’est-ce que tu fais la ?! S’excite Jack.

-       Tu crois que ces gaillards nous aident gratuitement ?

-       Mais autant de pièces ? Sérieusement, pour trois bouts de ficelle ?

-       Tu te rends compte de la charge de travail de laquelle ils nous délestent, Jack ? Intervient Bellamy.

-       Exact, ce sont des amarreurs clandestins, ils ne vivent que de ça, et s’ils ne sont pas satisfait de leur paiement, alors il est plus prudent de ne pas quitter son bâtiment, si l’on ne veut pas le retrouver dépouillé ! C’est comme ça que ça se passe ici. En revanche, s’ils sont content de la somme, ils s’en vont tranquillement aider le prochain navire qui accoste.

    Les hommes, tous aussi flippants que des pirates, couverts de balafres et déjà saoul au petit matin, dévisagent Jack en ramassant leurs pièces au sol. Ils les regroupent, les partagent, et restent plantés là à regarder autour du navire.

-       On doit leur en donner plus ? Demande Bellamy, curieux de leur attitude.  

-       Pas du tout ! J’ai omis de vous dire que quand, en revanche, on leur donne plus que ce qu’ils attendent, c’est un moyen de les engager comme gardes le temps du séjour.

-       C’est pour ça que vous en avez donné autant… on a pas besoin de gardes, mais d’argent, Peanut ! S’agace Jack.

-       Tu connais encore bien mal Tortuga, Sparrow ! Lui répond son capitaine.

    En descendant du bâtiment, le choc est instantané pour Jack et Bellamy. Jamais ils n’ont vu auparavant, même lors des jours le plus agités sur Nassau, un tel capharnaüm à ciel ouvert. Des hommes jouent à des jeux d’alcool sur le parvis, ou le but est de vider le plus de chopes de bières cul sec d’affilé. Ceux qui ont déjà joué gisent endormis dans leur propre vomi, quelques mètres plus loin. Une femme hilare, à la poitrine dénudée, se fait poursuivre par un homme en surpoids. Deux macaques, habillés avec des habits de jeunes aristocrates, essayent de faire les poches aux passants. Des enrôleuses jouent de leur charme pour faire rentrer des passants dans des maisons-closes sous-terraines. Un mendiant cracheur de feu manque de bruler l’entièreté des curieux qui lui jettent des pièces, récoltant un vent d’insultes, et provoquant une bagarre générale. Morgan semble impassible à tout ce qu’il se passe autour de lui, il indique aux garçons le chemin d’un caboulot qu’il affectionne particulièrement, et qui est très fréquenté, l’endroit idéal pour trouver de nouveaux matelots.

    Les ruelles de Tortuga sont étroites. Les bâtisses en pierre sont couvertes de mousses et de plantes sauvages à cause de la forte humidité, et du manque d’entretien. Tous les passants ont l’air ivres, sournois, et marqué d’une quelconque manière par la vie, personne n’a l’air sain d’esprit ni digne de confiance. Pourtant, il règne une ambiance festive extravagante, qui rend l’île paradoxalement accueillante, enfin, pas pour tout le monde.

-       Que dieu me pardonne chaque fois où j’ai pu me plaindre d’être né sur Nassau, dit Bellamy en mimant une prière.

-       Tu rigoles, j’adore cette endroit moi ! Répond Jack.

    Celui-ci mime sa capture par un lasso imaginaire lancé par une prostituée, avant d’être rattrapé farouchement par Morgan.

-       Lâche moi, grande perche ! Tu vois bien que je lui plais !

-       C’est ton argent qui lui plait, imbécile, c’est comme ça que ça marche.

-       Sache que j’ai déjà fait tomber deux filles de joie folle amoureuses de moi, et qui ne me faisaient même payer pour le coït ! Elles étaient tellement enjouées de mes performances, qu’elles venaient sur leur temps libre à la porcherie pour venir écouter le récit de mes exploits en mer !

-       Tes livraisons de cochon ?

-       Oui, et alors ? C’est de la navigation ! Et puis, j’ai pu être confronté à des navires tous plus impressionnants les uns que les autres, loin de ta bicoque à deux francs ! J’ai de la bouteille, l’ami.

-       J’en doute pas Jack, j’en doute pas… souffle Morgan, en échangeant un regard complice avec Bellamy.

    Enfin, ils arrivent devant la taverne, le « Vientre del Kraken ». D’extérieur, elle est comme le diamant scintillant que l’on trouve dans la pénombre au fond de la mine. Ses vitres sont hautes, et bien nettoyées, décorés de vitraux représentant des marins combattant un Kraken grâce au feu et à l’alcool. Seulement, cela ne vaut que pour l’extérieur.

    A l’intérieur, la maison n’a rien de différente des autres. C’est un dépotoir à alcooliques et accro aux jeux. Des ivrognes s’affrontent aux dés sur des tables délabrés, en enchainant les chopes de bières et les verres de rhum. D’autres chantent à tue-tête des chants à la gloire de la flibuste. Ce sont des femmes qui sont à la tâche au bar, dans un rythme qui semble insoutenable, à cause des nombreux aller-retours dans un si petit espace, du poids des tonneaux, et de la flopée de noms d’oiseaux à leur insu dès que le service traîne un peu. Morgan emmène Jack et Bellamy au bar, il commande trois verres de rhum. Discrètement, Jack glisse quelques pièces dans le jupon de la serveuse, en lui chuchotant quelque chose à l’oreille.

-       Auriez-vous du gin, par hasard ? Demande Bellamy à l’une des tenancières.

-       Du quoi ? Il est à vous lui ? Répond-elle en s’adressant à Morgan.

    Elle se penche sur le bar de façon très avenante.

-       Ah ah oui, c’est le mien. Ne l’écoutez pas, et servez lui un double rhum, répond-il, les yeux rivés sur son décolleté.

-       Entendu !

    Bellamy tire la bourre, mais se résigne à accepter son verre de rhum. A peine servi, Morgan vide son godet d’un trait, et s’en fait resservir un autre aussitôt. Il propose à Bellamy de faire de même, mais celui-ci n’a qu’à peine trempé les lèvres dans son premier verre. Il se rend compte que Jack n’est déjà plus au comptoir avec eux, alors il informe Morgan qu’il va essayer de le retrouver. Morgan ne semble pas prêter attention à cette information, il est trop occuper à zyeuter la poitrine de la serveuse, hurlant à tue-tête que « cela lui a bien manqué ».

    Bellamy tente de progresser dans le « Ventre du Kraken », mais ce n’est pas une mince affaire. Les gens sont soit trop agressifs, ils vous regardent de travers et joue des épaules, soit trop joviaux, ils vous envoie des bisous imaginaires et tentent de vous enlacer. Cependant, dans tout ce grabuge, il aperçoit Jack, debout sur une estrade, entrain de chanter avec un vieillard à la peau noire, et aux cheveux grisés.

-        Le sein de la mer, abreuve les piraaaaateuhhh… le sang des pirates, abreuve l’histoireuuuuuhhh, hurle Jack, à s’en déchirer les cordes vocales.

-       Qu’est-ce que tu fiches, Jack ?! Vient lui dire Bellamy.

    Le blond est consterné par l’attitude de son compagnon.

-       Je chante ! À la gloire des nôtres ! À la gloire des pirates !

-       C’est bien, Jack, c’est super, mais je te rappelle qu’on a du boulot là, crie Bellamy pour se faire entendre.

-       Mais je travaille moi, regarde !

    Jack attrape le vieil homme à ses côtés, et le fait se baisser assez violemment pour qu’il se retrouve à hauteur de Bellamy. Malgré son air souffrant, le vieillard garde le sourire.

-       Je te présente Charlemagne, notre nouveau matelot ! Clame Jack, tout fier.

-       Pardon ?

    Bellamy attrape Jack par la ceinture pour le faire descendre de l’estrade, sur laquelle leur « nouveau matelot » continue de chanter, murgé comme un goret.

-       Tu peux m’expliquer ?

-       Bah quoi ? On cherchait des matelots qui accepteraient que je sois leur capitaine, j’en ai trouvé un.

-       Mais tu plaisantes j’espère ? Tu lui a demandé son âge au moins ?

-       Bien sûr que oui voyons !

-       Et alors ?

-       Il ne sait pas.

-       Il ne sait pas quoi ?!

-       Bah son âge, il ne sait pas quel âge il a.

    Bellamy manque de s’étouffer.

-       Jack, s’il te plaît, réfléchis, il nous faut des hommes dans la force de l’âge, qui pourraient se battre lors des pillages !

-       Tu as vu les mains de Charlemagne ? J’aimerais pas qu’il m’en mettre une personnellement. Et puis tu abuses un peu, il est pas tout frais, mais je lui donne encore bien cinq ans à vivre, enfin, j’espère…

-       Jack, tu étais réticent à l’idée de faire route avec Morgan, et tu veux vraiment enrôler cet homme ?

-       J’ai besoin de gars qui ne feront pas d’histoires, tu as bien vu que Morgan est timbré ! Et puis, laisse donc Charlemagne te convaincre de lui-même.

    Jack fait signe à Charlemagne de les rejoindre.

-       Charlemagne, mon ami, je te présente Bellamy, mon fidèle second !

-       C’est pas plutôt toi, le second de Morgan ? Interroge Bellamy.

    Jack ne fait pas attention à cette remarque.

-       Enchanté, monsieur Bellamy. Charlemagne, à votre service. Pardonnez mon état, je crois que je fermente de l’intérieur, dit le vieillard, accompagné d’un rot.

    Jack explose de rire, à l’inverse de Bellamy.

-       Sans vouloir vous offenser, qu’est-ce qu’un homme noir, aussi âgé que vous, pourrait apporter à notre équipage ? Vous avez l’air libre pourtant.

-       Libre ? J’ai cru être libre quand je me suis enfui, après avoir traversé l’Atlantique dans la cale d’un negrier… mais un homme en fuite, qui plus est de ma couleur de peau, ne peut pas se dire « libre », capitaine.

-       Je ne suis pas votre capitaine. Je suis désolé, mais je pense que nous allons vous laisser vaquer à vos occupations, je vous souhaite une bonne continuation.

-       Ah non ! Tu as raison sur un point Bellamy, tu n’es pas capitaine, c’est moi qui prend les décisions, intervient Jack.

-       De un, tu n’es pas capitaine non plus. De deux, Morgan a stipulé que je devrais être concerté avant de prendre n’importe quelle décision.

-       Viens par la deux minutes, dis Jack en attrapant Bellamy par le bras.

    Ils s’écartent, laissant encore une fois Charlemagne seul. Il se remet automatiquement à faire la bamboche.

-       Jack, ce vieil homme a l’air fort sympathique, certes, mais c’est un ancien esclave, il ne nous apportera absolument rien ! Qui plus est, ce n’est pas se tirer une balle dans le pied, que d’engager un homme noir ?

-       Et pourquoi donc ?

-       Il est censé être esclave, les autres pirates nous railleront !

-       Je n’en ai rien à faire de ça. Il a deux bras, deux jambes, et une très belle voix, je le veux dans mon équipage, et c’est tout.

-       Ce ne sont pas des critères suffisants, ce vieux briscard est…

-       Un ancien esclave ayant servi comme soldat-médecin lors de la guerre des Réunions pour le roi de France Louis XIV, avant d’être injustement livré à un negrier pour être transporté dans le Nouveau-Monde, murmure Charlemagne, venu se glisser entre les deux garçons. Je sais coudre les plaies, et soigner toutes sortes de maladies. Je sais monter, démonter, et utiliser un pistolet à silex. Je sais précisément où frapper un homme pour l’envoyer rêvasser, et j’ai encaissé plus de coups que vous n’en encaisserez jamais. Je connais très bien l’océan, et en tant qu’ancien esclave, mes mains sont de vrais outils. Je ne suis pas qu’un vieil homme noir saoul dans une taverne, finit-il en rotant une seconde fois, du fond de ses tripes.

-       Ahah, je le savais ! Sans avoir connaissance de tout ça, j’ai senti au son de ta voix que tu étais quelqu’un d’extraordinaire, Charlemagne !

-       Merci Jack ! Allez, retournons boire et chanter, c’est ce que les hommes ont de mieux à faire !

-       Volontiers !

-       Un instant, interromps Bellamy. J’entends que vous ayez des qualités, et que vous pourriez nous être utiles. Mais qu’est-ce qu’un homme, qui finit sa vie paisiblement entre alcool et musique, aurait à gagner à passer sous le commandement de deux garçons, qui n’ont presque aucune chance de devenir de grands pirates ?

    Cette question parvient à faire tiquer Jack, il a aussi l’air curieux. Après avoir récupéré son verre, il a directement été séduit par la voix de ce vieil homme que tout le monde ignorait dans l’échoppe. Il est allé chanter à ses côtés, et ne s’est pas demandé pourquoi il avait aussi rapidement accepté de rejoindre son équipage.

-       Tout simplement parce que c’est la première fois, depuis deux ans que j’ère sur cette île, que quelqu’un chante avec moi.

    Cette réponse laisse les deux jeunes hommes très dubitatifs.

-       C’est la chose la plus niaise que j’ai entendu de ma vie, réponds Bellamy.

-       Et pourtant, les choses les plus niaises que j’ai entendu dans la mienne, venaient de lui, c’est dire… ajoute Jack en pointant son ami du doigt.

-       Surement, peut-être est-ce ma nature d’esclave qui me pousse à me ranger du côté de la première personne qui me considère ? Allez savoir… en tout cas, le fait que deux gosses souhaitent devenir pirates, alors qu’ils n’ont rien à faire sur la mer, ça me plaît. Je n’ai jamais rien eu à faire nulle part, peut-être que j’aurais ma place à côtés de gens qui, comme moi, n’en ont pas.

-       Charlemagne tu vas me faire chialer, arrête, dis Jack la voix tremblotante.

    Bellamy aussi a l’air sincèrement touché par le discours du vieil homme.

-       Charlemagne, ce nom me dit quelque chose, mais je n’arrive pas à savoir d’où…

-       Ahah mais qui ne connait pas Charlemagne, le roi des Francs ! Avant d’être enrôlé dans l’armée française, j’étais esclave d’un noble français qui admirait Charlemagne. Malgré ma condition, je m’entendais très bien avec la maitresse de maison. Elle m’a appris à lire et à écrire, pour faire de moi un valet, étant donné que je vieillissais. À ma demande, elle m’a un jour offert un ouvrage sur cet ancien roi, et je suis tombé amoureux de son histoire. Quand nous avons gagné la guerre, je pensais qu’on allait me ramener au domaine, mais ce ne fut pas le cas. Mon ancien maitre pensait que je ne serais plus apte à le servir, alors il s’est débarrassé de moi. Une fois arrivé au grand port de Saint-Domingue, je me suis échappé, et j’ai suivi la route du nord pour atterrir sur Tortuga. La première fois que l’on m’a demandé mon nom, je n’ai pas voulu dire que je m’appelais « numéro cent trente et un », je me suis alors autobaptisé du même nom que mon idole, « Charlemagne ».

    A l’écoute de cette histoire, le temps semble s’être arrêté pour Bellamy. Réticent de base, il se surprend à admirer ce monsieur, et a déjà l’impression d’être son camarade. De son coté, Jack ne suit la conversation que d’une oreille. Il est concentré à tenir le regard d’un homme qui les dévisage tous les trois depuis quelque minutes. En voyant qu’il a réussi à capter l’attention, l’homme se lève, et se dirige vers Jack. Il pousse Charlemagne assez fort pour l’envoyer au sol, et se baisse pour se mettre à la hauteur de Jack.

-       Qu’est-ce qu’il t’arrives, merdeux ? Tu te crois où à tenir la discussion à ce vieux nègre comme si de rien n’était ? Lance-t-il d’un ton moqueur.

-       Et toi ? Qu’est-ce qu’il t’arrive à venir chercher des noises à un pirate ? Répond Jack avec confiance.

-       Toi ? Un pirate ? Dis l’homme, avant de se tordre de douleur tant il rit.

    Ses quelques compagnons, qui n’ont rien entendu, rigolent aussi à poumons déployés. Il reprend son souffle en essuyant une larme, et envoie une gifle surpuissante dans la mâchoire de Jack, qui l’envoie valdinguer quelques mètres plus loin. D’un coup, les chants s’arrêtent, les jeux se ferment, et tous les visages se tournent vers l’altercation. Seul Morgan, qui entame son onzième verre de rhum, ne prête aucune attention à ce conflit, trop ivre, et obsédé par les caresses de la serveuse qui ne le lâche plus.

-       Quittez cet endroit immédiatement, allez-vous laver de la honte de vous être proclamé « pirates » devant moi et mes hommes, dis l’agresseur de Jack.

    Il est fortement encouragé par une troupe d’individus tous plus glauques les uns que les autres. Alors qu’il vient à peine d’aider Charlemagne à se relever, Bellamy fait des signes d’excuses à l’agresseur, et se dirige vers Jack pour l’aider à son tour. Ils se font insulter de tout les noms, et les rires autour d’eux ne s’arrêtent pas. En ramassant Jack, Bellamy et Charlemagne lui disent qu’il faut fuir au plus vite, mais le moineau les envoie balader d’un geste de la main, alors qu’il parait sonné. L’homme se saisit de sa bière, et trinque hilare avec ses compagnons, Jack l’interpelle.

-       Hé, toi, grande perche, que dirais-tu d’aller faire un tour dehors ? Lance Jack avec calme.

    Cette invitation provoque la stupéfaction générale. En entendant ça, l’homme repart dans un fou rire incontrôlable, comme tout les gens qui suivent la scène. Bellamy a l’air terriblement gêné, et se confond en excuse au nom de son ami, sans parvenir à se faire entendre. Charlemagne est dépité de ne rien pouvoir faire pour son nouveau capitaine.

-       Ecoute moi bien sale mioche, si je t’en remet une, ta tête va se dévisser de tes épaules, j’espère que tu sais à quoi tu joues, je suis Harvey Cole, on m’appelle aussi le désosseur, capitaine pirate du « Skeleton » ! J’ai massacré des gus qui ont l’âge d’être ton père, écoute ton copain, et déguerpis !

-       Dans ce cas-là, quel est ton prix ?

-       Tu te moques de m…

-       La ferme ! Je suis Jack Sparrow, capitaine du… heu, du Eloïse, mais il changera bientôt de nom… on m’appelle aussi le moineau, j’ai dérobé un butin d’une valeur de plus de dix-mille pièce de huit avec comme seul acolyte mon second, Bellamy Lingard, le blond ! Et pour laver mon honneur, je te provoque en duel !

    Après cette déclaration choc, Bellamy a tout fait pour dissuader Jack, mais rien à faire, il était tout à fait sérieux. Son adversaire, Harvey, a pris cette proposition à la rigolade, jugeant que l’île manquait de divertissement en ce moment, une exécution publique serait la bienvenue. Il a accepté les conditions de Jack : S’il gagne, Charlemagne, Jack, et Bellamy, deviendront esclaves sur son navire à vie. Si Jack l’emporte, tout le butin de Harvey lui reviendra. Bellamy a eu beau répéter que cela ne l’engageait en rien, il a fermement été emmené dehors par les hommes d’Harvey, lui rappelant qu’un second doit assumer les conséquences des décisions prises par son capitaine. Morgan lui n’est pas sorti, il est tombé raide après un dix-septième verre cul sec de rhum. Pendant que le duel fait jaser à l’extérieur, les serveuses du Vientre del Kraken tentent désespérément de débarrasser sa carcasse endormie de leur bar, semblant satisfaites, et se partageant quelques pièces d’or…

    Dehors, les insulaires sont en ébullition. Certains sont déçus de constater que le « duel », dont tout le monde parle, est si déséquilibré. Les joueurs eux, sont survoltés, et quelque audacieux misent sur Jack, à cinquante contre un. C’est à quelques mètres de la taverne où tout a commencé, que le duel va avoir lieu, sur la plus grande place de Tortuga : « el Lugar del Maldito ». Une fois l’agitation passée, un cercle se forme pour créer une sorte d’arène, d’une surface convenable pour un duel. Harvey a eu de la fausse pitié en voyant le petit poignard de Jack, et a décidé que ce combat serait plus équitable à main nues. Désormais, deux pirates se tiennent face à face, et s’apprêtent à se battre en duel.

    Jack reluque une dernière fois son adversaire, et contrairement à ce qu’il laisse paraitre, il est terrorisé, et regrette déjà son audace. Il pensait qu’il ne le prendrait pas au sérieux, et qu’il l’enverrait balader. Sa proposition de duel refusée, il aurait quand même pu se la péter auprès de Bellamy de l’avoir lancée. Mais il n’en fut rien, sa proposition l’a dépassé, et il se retrouve là, en face d’un vrai pirate qu’on surnomme « le désosseur ». Harvey Cole doit ce surnom au collier atypique qu’il porte. C’est un collier composé uniquement d’ossements humains, plus précisément de phalanges. A chaque victime qu’il fait, il lui découpe un doigt, dépèce celui-ci, prend la phalange la plus petite, et l’enfile au fil d’argent de son collier. Avant de démarrer le combat, Harvey se fait un plaisir d’enlever son veston et son chemisier, pour exposer une impressionnante musculature (et pour montrer son collier par la même occasion). C’est un homme qui doit avoir la trentaine passée, au visage marqué, coiffé d’une grasse queue de cheval noire qui lui descend jusqu’au milieu du dos. Il a le regard d’un homme habitué à côtoyer la mort, certains spectateurs sont même surpris de le voir se rabaisser à ce duel. Ses hommes, en entendant ces spéculations, précisent que pour lui, c’est un jeu, et qu’il a trop d’honneur pour tuer un mioche de sang-froid. Son second pense même que c’est une bonne occasion pour établir au mieux le rapport de force avec ses futurs esclaves.

-       Allez merdaillon, il est grand temps de payer pour ton insolence ! Hurle Harvey, pour intimider Jack.

-       Laisse-moi rire, amène-toi qu’on en finisse ! Répond Jack en hurlant tout aussi fort.

    Son insouciance galvanise la foule attroupée de son côté. Bellamy est sidéré, mais aussi admiratif de voir à quel point Jack tient la comédie. Il est le mieux placé, avec tout ce qu’ils ont vécu ensemble, pour savoir que Jack ne sait pas se battre. Encore pire, il a horreur d’avoir recours à la violence. Pourtant, quand ils s’entrainent au combat, Jack est excellent, surtout à l’épée. Cependant, quand les choses deviennent sérieuses et concrètes, Jack est incapable d’aligner un coup après l’autre, la peur de la violence le tétanise. Ce qui le préoccupe aussi, c’est que Jack ne sait pas cacher sa peur. S’il y arrive aussi bien en ce moment, c’est forcément qu’il a quelque chose en tête.

    Sans prévenir, Harvey s’avance à une vitesse folle pour asséner un coup de poing à Jack. Heureusement, le jeune capitaine l’a vu venir de loin, et a réussi à esquiver en se jetant au sol à sa droite, d’une impressionnante roulade. Ce geste a le mérite de faire sourire Harvey, et de pousser la foule à encourager Jack.

-       Bien joué ! Mais si ta stratégie est de te rouler par terre, alors je vais t’écraser comme l’insecte que tu es, déclare Harvey avec hargne.

    Sans se faire prier, il lève le genou, et relâche sa jambe en pointant la semelle de sa chaussure en direction du visage de Jack. Le moineau parvient, avec une roulade latérale cette fois-ci, à esquiver une seconde fois. Il rampe sur deux mètres, et se relève.

    Tous les spectateurs se mettent à encourager Jack avec humour, bien qu’ils soient agréablement surpris par son agilité. La stratégie du jeune garçon est évidente, il cherche à temporiser, avant de trouver un angle d’attaque. Mais ses efforts semblent être vains, en effet, après seulement deux mouvements, Jack commence a ressentir la lourde fatigue du combattant. Peu importe l’endurance qu’un homme peut avoir quand s’entraine, celle-ci est divisée par trois quand il combat pour de vrai. Ses membres s’engourdissent, sa vision se floute, et son cœur tambourine si fort qu’il le ressent vrombir jusqu’au bout de ses orteils

-       Le deuxième salve arrive, merdeux ! S’égosille Harvey.

Le désosseur fait mine d’attaquer avec un crochet du gauche. En prenant une grande inspiration, Jack se lance dans la même esquive que précédemment, mais le désosseur a anticipé qu’il serait à court d’idées. Harvey pivote, et lui envoie son genou droit dans l’estomac, ce qui le propulse quelques mètres en arrière, presque k-o, le souffle coupé.

    Bellamy hurle à Jack de se relever, ou d’abandonner, mais son ami ne lui répond pas, et tout le monde autour célèbre déjà la victoire d’Harvey. Le principal intéressé s’approche des membres de son équipage pour boire quelques gorgées de rhum au goulot. Mais alors que personne ne s’y attend, Jack parvient à se mouvoir. Il retrouve lentement son souffle, et se redresse avec difficulté. Si tout le monde avait l’air de l’encourager au début, plus personne n’y croit, on lui hurle à tue-tête de capituler.

-       Tu m’impressionnes gamin, se relever après ça ! T’es tenace, tu feras une excellente éponge pour chaque recoin de mon navire… Dit Harvey en s’approchant de Jack.

    Il retrousse sa manche pour signaler qu’il va en finir. Contre toute attente, il marque un coup d’arrêt dans son élan. Les gens sont tellement ivres, et agités comme des animaux, qu’il a l’air d’être le seul à remarquer que Jack a enfilé une petite lunette entre son arcade sourcilière et sa pommette gauche. Enfin le seul, pas vraiment. Bellamy, encore fermement tenu par deux hommes de l’équipage d’Harvey, observe Jack avec attention. Le blond l’a vu fouiller dans sa poche, pour en sortir un monocle, et a aussi remarqué que son adversaire s’est arrêté. Il regarde Jack l’enfiler, se relever doucement sous les applaudissements de la foule, et plonger dans le regard curieux d’Harvey. Personne ne prête attention à l’œil de Jack, les spectateurs sont trop en liesse. Les deux combattants se fixent dans le blanc des yeux. Tout le monde hurle tellement à l’approche de la fin du duel que, encore une fois, personne ne peut entendre ce que Jack dit à Harvey. Car oui, à défaut d’entendre, Bellamy est sûr d’avoir vu Jack parler. Son impression est aussitôt confirmée en voyant l’expression du visage d’Harvey. Le pirate, machiavélique et sanglant, semble dérouté, et étonné. Il s’approche de Jack, et lui répond quelque chose. Bellamy n’hallucine pas, Jack a… le sourire aux lèvres. Qu’est-ce qu’ils peuvent bien se dire ? Sans prévenir, Jack se rue sur Harvey, qui n’a pas le temps de réagir face à la vivacité du jeune homme. Il lui envoie un coup de pied latéral de plein élan dans les bijoux de famille. Harvey s’écroule au sol, il se tord de douleur et crache de la bile. Fou de rage, les yeux gorgés de sang, il ordonne à ses camarades d’attraper Jack.

-       Chopez moi ce moineau de malheur ! Mais ne le tuez pas, il est au courant pour Angus ! Il sait où il est !

    Les deux hommes qui tiennent Bellamy le lâchent, et se dirigent vers Jack. Les deux hommes qui tiennent Charlemagne le lâchent aussi, mais ils n’auraient pas dû. À peine ont-ils lâché le vieillard, que celui-ci leur assène deux coups derrière la nuque, de la tranche de ses deux mains. Ils s’écroulent, paralysés. Il attrape le pistolet de l’un des deux pirates, tire au hasard sur un homme dans la foule, et dépose le pistolet dans les mains du premier ivrogne qu’il voit. L’effet recherché est immédiat, une bagarre générale éclate sur la place.

-       Allez, maintenant les garçons, on se barre ! Crie Charlemagne en attrapant Jack par le col.

-       Ahah bravo, Charlemagne ! Quel stratège de génie tu es, je savais que j’avais misé sur le bon cheval ! Se réjouis Jack, qui commence à courir. Allez, Bellamy, du nerf, on se casse !

-       Et Morgan alors ?! On doit aller le chercher !

-       Au diable Peanut ! Qu’il continue à se beurrer la cacahuète ici, je t’ai dis que je n’avais pas besoin de lui !

-       Mais enfin Jack tu compr…

-       Arrêtez de parler en courant, vous allez être essoufflé les petiots, tracez ! On doit profiter de la cohue ! Intervient Charlemagne.

-       Mais enfin…

    Bellamy jette un coup d’œil en direction du Vientre Del Kraken. Il ne comprend pas le choix de Jack, mais il n’a pas le temps de s’interposer, les pirates d’Harvey auront bientôt réussi à se frayer un chemin à travers la rixe, ils doivent faire vite. Les trois camarades traversent Tortuga à toute allure. Les prostitués sont hilares en voyant la façon maniérée qu’à Jack de courir, les bras lâchés, et les poignets cassés. Bellamy aide Charlemagne, car ses jambes commencent à faiblir. Heureusement, ils arrivent enfin au port.

    Jack est finalement ravi que Morgan ait surpayé les hommes du port, ils sont tous autour du navire, prêt à lui faire prendre la mer. Jack fonce sur le pont, et leur ordonne de largueur les amarres pendant que Bellamy, gêné, les remercie plusieurs fois, avant d’embarquer à son tour pour aider Jack. Charlemagne les suit, et se met aussi au travail. Seulement, le vieillard est le premier à remarquer que l’agitation se rapproche d’eux, Harvey et ses hommes ne devraient plus tarder. C’est alors que Jack se dirige vers la cabine du capitaine, pour aller fouiller dans le « coffre commun » du Eloïse, mis en place par Morgan plus tôt dans la matinée. Il ressort avec les mains pleines de pièces d’or, et les jette par-dessus bord. Le navire, lui, commence à embrasser le mouvement des vagues, et à se laisser porter par le vent.

-       Messieurs, voici un dernier paiement, protégez-nous de l’affreux mérinos mal peigné qui se dirige vers nous le sabre en main !

    En effet, Harvey et ses hommes arrivent enfin au port. Ils ont l’air enragés et se dirigent vers le navire de Jack, qui est encore très près du quai.

-       Espèce de capon ! Marin d’eau douce ! Reviens la immédiatement ! Dis-moi ce que tu sais sur Angus, et je te jure que je te laisserai la vie sauve, avorton !

    Mais alors qu’Harvey s’avance en lançant un tas de menaces, l’un des amarreurs souffle dans une corne, et le son dégagé est si fort, grave, et profond, que la terre semble trembler. Aussitôt, des hommes sortent des quatre coins du port pour encercler Harvey et son équipage.

-       Bande de fumiers, dites-moi combien ce minable vous a rincé, je vous en offre le double sur le champ !

-       Alors ça fera soixante pièces de huit en or, monsieur Cole.

-       Pardon ?! Tu es en train d’avancer que ce morpion vous a rincé de trente pièces d’or ?!

-       Exactement, on allonge, ou on écrase.

    Harvey est fou de rage. Malgré sa renommée, et la force des ses compagnons, il est impossible de se lancer dans un combat contre les amarreurs de Tortuga. Ces hommes n’ont rien à perdre, sont très nombreux, et indispensables pour maintenir un semblant d’ordre sur le port, ils sont intouchables. Quant au bâtiment de Jack, il commence fièrement à s’éloigner.

-       Que ce jour reste dans votre mémoire, Monsieur Cole, comme celui ou vous avez été vaincu en duel par le… eh ! Lâche-moi tu veux !

    Jack est interrompu par Bellamy, qui s’agrippe à sa manche pour supporter le poids du gouvernail.

-       Petit fumier, murmure Harvey dans sa barbe. Jack Sparrow, je te retrouverai ! Mais dis-moi, s’il te plaît, dis-le-moi, où est Angus ? Où est-il ?! Hurle le pirate.

    Il s’est agenouillé, ses hommes sont confus de le voir se rabaisser de la sorte. S’ils n’étaient pas derrière lui, ils verraient pour la première fois de leur vie, une larme ruisseler sur la joue de leur capitaine.  

-       Pardon ? Je n’entends rien, la mer m’acclame, et la gloire m’appelle, aurevoir, île maudite ! Clame Jack sous les rires de Charlemagne et de Bellamy.

    L’embarcation fraichement dérobé à Morgan (une deuxième fois) est désormais sur sa lancée, et s’écarte des côtes de Tortuga. Jack célèbre sa victoire en chantant, en dansant, et en bourlinguant sur le pont avec Charlemagne. Bellamy est content lui aussi. Mais une fois l’adrénaline redescendue, il ne peut s’empêcher de se torturer l’esprit au sujet de Morgan. Il voulait absolument en savoir plus sur lui, et se sentait plus à l’aise en le sachant au commandement. Cependant, il ne peut nier qu’il n’avait pas l’air bien net, peut-être que Jack a eu raison ? Seul le temps lui dira. En réalité, il est inquiet pour lui. Ils ont été vus ensemble, au port, et en rentrant dans la taverne. Harvey Cole ne va pas tarder à l’apprendre, et à filer lui demander des comptes.

-       J’espère que tu pourras t’en sortir… désolé, Peanut, murmure le blond, avant de partir festoyer avec ses camarades.


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