SPARROW - Le Monocle de Clairvoyance

Chapitre 8 : Au comptoir

8003 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 20/12/2023 18:56

Deux jours et une nuit ont passés depuis que Jack, et son équipage, ont quitté Tortuga. Ils ont longé de loin les côtes d’Hispaniola, l’île la plus proche, en espérant trouver des villages éloignés à piller. Ils ont fini par accoster un petit village de pêcheurs. Jack a insisté auprès de ses camarades pour attaquer ces braves gens, mais il a immédiatement initié la fuite quand ceux-ci les ont menacé avec des harpons de fortune. À cause de cette bévue, la nourriture commence à manquer, surtout pour le capitaine. Si Bellamy et Charlemagne parviennent à gérer convenablement leur alimentation grâce à la carcasse de Claudine, Jack, qui lui ne peut pas imaginer re goûter à la chaire de sa sœur, commence à cruellement manquer de force. Il se contente d’une miche de pain aux oignons fermentés produite par Bellamy, en mélangeant de l’eau de mer et de la farine laissée dans la cambuse par Morgan.

-         Jack Sparrow était un capitaine brave, et valeureux. Malgré son jeune âge, il a su gagner l’admiration, le respect, et même la crainte de ses pairs. Sa réputation a beau avoir atteinte les quatre hémisphères du globe, sa légende a beau être contée aux enfants des neuf mers, c’est sur un rafiot craquant, en compagnie de deux ignobles cannibales sans vergogne, que le plus grand seigneur pirate de tous les temps perdit la vie, affamé, délaissé, oublié, quasiment torturé par ses propres hommes. On se souviendra de lui comme d’un…

-         La ferme, triple andouille ! Tu commences à nous les briser sévère la, il reste du pain sur ton couchage, je l’ai vu en me levant, va donc le manger, dis Bellamy, agacé par la tirade de son capitaine.

-         Moi, tu me fais bien rire, gamin, t’as de l’inspiration tu sais ! S’exclame Charlemagne.

-         Je t’ai déjà dit que tu devais m’appeler capitaine ! Insiste Jack.

-         Oups, pardon, mon capitaine !

-         J’aime mieux ça. Et pour te répondre, Bellamy Lingard, non. Non je ne mangerai pas une miette de plus de l’affreuse pâte de sel que tu m’as cuisiné, tu faisais du pain infiniment meilleur sur Nassau.

-         Sur Nassau j’avais un four, du levain, et de l’eau douce. Si t’es pas content, tant pis pour toi, meurs.

-         Comment oses-tu… Peste Jack en sautant sur Bellamy.

Les deux garçon se battent, encouragés par Charlemagne, rond comme une queue de pelle. Une fois qu’ils ont fini de se rouler par terre, le capitaine et son second s’allongent sur le pont du navire, à coté de Charlemagne, assis en tailleur, le sourire aux lèvres. Leur fuite de Tortuga a été précipitée, et leur tentative échouée de pillage, ainsi que leurs longues heures de sommeil, ont fait qu’ils n’ont pas vraiment pris le temps de discuter depuis.

-         Dis, Charlemagne, tu nous avais caché que tu étais un as du combat ! Tu as mis deux pirates k.o en même temps, c’était de la folie, dis Jack, essoufflé.

-         Ahah merci mais c’était trois fois rien, il suffit de frapper au bon endroit, d’un coup vif et sec.

-         Tu as dis que tu avais fait la guerre en Europe, c’est la bas que tu as appris cette technique ? Demande Bellamy

-         Oui, et pas que celle-là. Nous, les esclaves mobilisés pour la guerre, étions envoyés en première ligne. Notre fusil, armé d’une baillonette, ne nous était remis seulement les jours de bataille, les guerriers Français craignaient une mutinerie de notre part… alors, on apprenait entre nous dans les camps, des techniques pour neutraliser un homme à mains nues, au cas où, répond-t-il.

La nouvelle recrue a gagné l’attention de son auditoire, ses « supérieurs » le regardent avec des étoiles dans les yeux.

-         Je veux que tu me les enseigne toutes. Toutes tes techniques, je dois les savoir, clame Jack avec ferveur.

-         Et pourquoi ? T’as le droit d’avoir une épée quand tu veux, toi.

-         Parce que sous ses airs, Jack est une chochotte, il a peur du sang, précise Bellamy.

-         Arrête de parler en mon nom !

-         Est-ce que j’ai tort ?

-         Oui ! Enfin, pas tout à fait, un peu, je n’ai pas « peur » du sang, je ne suis pas familier à sa vue.

-         Oui, donc tu en as peur, enfin bref…

-         La ferme !

-         Pas de soucis, Jack, je comprends. Moi, c’est la violence qui me fait peur, tout simplement. Je n’ai jamais compris comment les hommes pouvaient à ce point être friand de guerre. Certains gaillards qui nous commandaient en Flandres, se fichaient bien des intérêts de la nation, tout ce qui les intéressaient, c’était de faire couler un maximum de sang.

-         C’est parce que ces hommes manquent de stimuli intellectuel. C’est pareil dans le Nouveau Monde, c’est impossible de devenir une personne de valeur sans faire ses preuves par les poings, et l’épée, à moins d’être née « fils de », et encore…

-         Tu dis bien, Bellamy. Mais tu sais, ce continent est encore jeune, qui sait quel visage aura-t-il dans cinq-cents ans ? En Europe, il y a, par exemple, de superbes universités. Ce sont des lieux où l’on enseigne différentes sciences aux jeunes. Là-bas dedans, un homme ne brille que par ce qu’il a dans la tête. Paraît même qu’ils commencent à en bâtir, sur le continent américain.

-         Je sais bien ! J’ai lu plein de papiers sur les universités, j’ai même rencontré un voyageur qui était diplômé de la grande université de Paris ! Il avait un projet ingénieux pour faire de Nassau, une île au fonctionnement économique et sociale à la pointe de la modernité. Il avait fait un arrêt dans la fabrique de mes parents, il a même dit que le pain n’avait rien à envier à celui qu’il mangeait en France, et il raffolait de mon cake à la banane ! Il m’a raconté un tas d’histoires sur l’université, et a été vachement surpris de mes connaissances, malgré le manque d’accès aux livres sur Nassau. Il m’a même proposé de rejoindre la France avec lui pour intégrer une école, raconte Bellamy avec passion.

-         La vache, tu débites… souffle Jack, désintéressé.

-         Sérieusement ? C’est incroyable, incroyable ! Mais qu’est-ce que tu fais la alors ? Se demande Charlemagne.

-         Eh bien… mon père a refusé. Il a viré le monsieur de notre boutique, sous une pluie de jurons envoyés par ma mère. Ensuite, ce sont les natifs de Nassau qui ont considéré que ses plans étaient « sataniques », et ils ont pensé qu’il était envoyé par l’armée Française pour prendre la température, en vue de s’accaparer Nassau. Alors ils l’ont banni de l’île, voilà.

-         Et tant mieux ! Nassau est un berceau de la piraterie, pas une île de ploucs savants !

-         C’est à cause de ta façon de penser, Jack, que le sang continue de couler à flot, et qu’il finira bientôt par te submerger toi aussi !

-         Je m’en fiche. Je n’aime pas le sang parce que ça pue, et que quand c’est le sien qui coule, ça fait mal. Mais que les hommes restent des barbares jusqu’à la fin des temps, ça m’est égal. Je serais bientôt leur seigneur à tous, et je ne veux pas dominer une bande de bouquins sur pattes qui s‘expriment tous comme toi, autant se faire bouffer par le Kraken.

-         Y’a pas à dire, t’as vraiment l’âme d’un pirate gamin, dis Charlemagne, amusé par l’intervention de Jack.

-         Il n’a pas d’âme, peste Bellamy, et même une femme aurait plus de chance de devenir Roi des Pirates que lui. Dis, Charlemagne, tu es déjà allé dans une université, toi ?

-         Qu’est-ce que tu baragouines ? Je te rappelle que j’ai toujours été un esclave, on ne m’a sorti de mon domaine que deux fois dans ma vie. Une fois pour m’envoyer mourir sur le champ de bataille, mais j’ai survécu. La deuxième fois, c’était pour me vendre parce que justement, j’ai survécu. Malgré ma vieillesse et mes péripéties, j’ai pas vu grand-chose de plus que vous…

-         Ah, je suis désolé.

-         Y’a pas de mal ! Avant de vous rencontrer, personne ne s’était jamais intéressé à ma vie, donc bon.

-         Allez, les branleurs ! C’est pas tout, mais va falloir guetter un peu, je suis sûr que si on s’éloigne un peu plus du port, on trouvera des villages de plus en plus faible à piller !

-         On devrait surtout s’éloigner de Saint-Domingue tout court, si tu veux mon avis… Répond Bellamy, inquiet.

    Saint-Domingue. Cette colonie française est en pleine expansion sur la partie occidentale de l’une des plus grandes îles des Caraïbes, Hispaniola. Avant que ce territoire ne soit rebaptisé Saint-Domingue, on l’appelait Santo-Domingo, c’était un repaire idéal pour les flibustiers, boucaniers, et pirates du Nouveau-Monde. Grande et fertile, l’île a logiquement été convoité par toute les puissances européennes ayants traversé l’Atlantique. Les espagnols y étant installé en majorité, cela fait presque un siècle que les français ont, petit à petit, commencé à gagner du terrain. Récemment, le royaume de France a fini par dominer, grâce à sa conséquente présence militaire, et s’est vu céder l’entièreté des côtes ouest (centre névralgique d’Hispaniola) par le royaume d’Espagne. C’est alors que Santo Domingo, est devenu Saint-Domingue, une colonie française.

    Les français, très investi dans le développement de leur jeune colonie, ont en une vingtaine d’années, repoussé toute la vermine de l’île, sur une autre île, plus au nord, presque collée à Saint-Domingue. Une petite île à la géographie spéciale, close par sa grande baie… l’île de Tortuga, devenue la plus abjecte, et désordonnée des Caraïbes. Cependant, cette petite tache ne suffit pas à encrasser la réputation de la nouvelle colonie française, extrêmement prospère. L’île est si fertile, que les français ont pour projet de tripler les plantations de canne à sucre, et même d’implanter des champs de plusieurs consommables exclusivement européens. C’est une manière de ne plus à avoir recours au commerce triangulaire, et à ses contraintes, le projet est de faire de Saint-Domingue la capitale des Caraïbes, voir même celle de l’Amérique tout entière. C’est le long des côtes de ce territoire que voguent, inconscients, Jack, Bellamy, et Charlemagne.

-         À moins que… Réfléchit Charlemagne.

-         À moins que quoi ? Répondent Jack et Bellamy, en même temps.

-         Eh bien, c’est pas que je veux vous embêter avec mes histoires, mais, il y a peut-être un endroit, sur Hispaniola, où l’on pourrait trouver des hommes.

-         Développe.

-         Je vous ai brièvement raconté m’être échappé lorsque j’ai été déporté dans le Nouveau-Monde. C’est du fameux port de Saint-Domingue, que j’ai fuis, et cette fuite était prévue. Dans la cale du négrier qui nous a amené de France, il y avait un groupe d’une dizaine d’esclaves qui manigançaient cette libération, ils m’ont joins à eux. Le plan était que, une fois débarqué, deux hommes déguisés en marins soldats français, viendraient faire mine de récupérer quelques esclaves pour être emmené d’urgence dans une plantation en manque de main d’œuvre.

-         Et ça a marché ?

-         Oui, enfin presque. Ils étaient bien là, ces deux hommes. Ils nous ont bien récupérés, et nous avons traversé la ville avec eux, en toute tranquillité. Ils nous ont rapidement expliqué qu’ils avaient l’habitude de faire ça, que nous ne risquions rien, et qu’on serait bientôt libre, aux côtés d’un boucanier qu’ils appelaient « Le Gourou ». L’un des deux hommes était quand même plus craintif que l’autre, c’était la première fois qu’ils dérobaient des esclaves au négrier qui nous avait livré. Il avait l’air stressé, il répétait sans cesse qu’ils s’en étaient peut-être pris au mauvais poisson, cette fois-ci. Il s’avéra que ses craintes furent vite confirmés. À peine avions nous quitté la ville, que l’homme qui avait dirigé notre traversé se tenait là, devant nous, nous tendant une embuscade en solitaire. Je me demande encore comment il a fait pour nous rejoindre aussi vite, mais bon, ce n’est pas le sujet…

Charlemagne prend une grande gorgée de rhum, avant de poursuivre.

-         …il a dégainé une grande machette, et a décapité d’un seul coup les deux gars qui nous escortaient. Nous étions encore menottés, alors on n’a pas pu se défendre. Les trois ou quatre de mes compagnons les plus intrépides ont tenté de lui sauter dessus, mais il les a démembrés un par un, avec une facilité déconcertante. J’ai vu la guerre, vous savez, mais je n’avais jamais vu un tel barbare à l’œuvre. J’ai immédiatement compris que je devais courir, vite, et tout de suite. J’ai couru sans m’arrêter, ma tête me hurlait d’arrêter, et d’accepter mon sort… mais mes vieilles jambes, elles, puisaient des forces que je ne pensais pas posséder. J’ai finalement réussi à me retrouver sur une baie ou siégeaient une bande de pirates, qui préparaient leur exil vers Tortuga. Ils ont accepté de m’embarquer avec eux ,en échange de corvées au sein de leur navire, et voilà… voilà comment je suis devenu « libre ».

    Bellamy est ébahi, et terrifié par cette histoire. Jack, lui, s’est perdu à la moitié du récit.

-         Très bien, mais où tu veux en venir ? Je comprends toujours pas qui tu veux qu’on pille là, répond le jeune capitaine.

-         Je ne parlais pas d’hommes à piller, capitaine. Je parlais d’hommes à recruter.

-         Mais qui ça ?

-         Eh bien, mes semblables !

-         Tes semblables ?

-         Jack, concentre toi un peu, s’il te plaît ! Charlemagne parle des hommes qui ont réussi, avant lui, à s’échapper, et à rejoindre ce fameux « Gourou », pas vrai ?

-         Bien vu, Bellamy, bien vu. Les hommes avec qui je devais fuir croyaient dur comme fer à l’existence du Gourou, et le fait qu’on nous ai envoyé deux gus, dans des vrais costumes de la marine, me fait croire qu’il existe vraiment. Peut-être qu’il nous offrira l’hospitalité, et qu’il nous fournira des vivres, ainsi que des hommes, si je lui raconte mon histoire !

-         Mais c’est qui ce gourou ? Il sert à quoi ? Il est riche ? Demande Jack.

-         Aucune idée, je ne sais rien de lui. Tout ce que je sais, c’est qu’il accueille des nègres comme moi, qu’il déploie de gros moyens pour ça, et qu’il est basé quelque part loin des villes, probablement à l’est, hors des limites de la colonie française. Alors oui, il doit probablement être riche.

-         Et tu sais rien d’autre ? Tu veux qu’on se promène sur l’île à l’aveuglette, et qu’on cherche un homme avec si peu de renseignements sur lui ?

-         Apparemment, c’est un genre de grand manitou qui vivrait en osmose avec la jungle, de ce que disaient les autre hommes, sur le bateau. Certains pensaient même qu’il est un sorcier.

-         Ah, comme Jack.

-         La ferme !

    Si Bellamy a rebondit avec sarcasme, et que Jack s’agaçe, c’est à cause de ce qu’il s’est passé lors du combat entre Jack et Harvey. Quelque heures après avoir fui de Tortuga, Bellamy est venu réclamer des explications à Jack. Ils ont attendu que Charlemagne ne s’endorme, pour avoir une brève conversation, durant laquelle Jack a commencé par s’excuser d’avoir caché à son ami qu’il avait dérobé le monocle. Bellamy l’a ensuite questionné sur ce qu’il avait vu en l’utilisant, curieux de savoir si la légende était vrai à son sujet. Mais Jack n’a pas su quoi lui dire. Il se rappelait clairement que quelque chose d’étrange c’était passé, mais impossible de savoir quoi. Il a avoué être frappé de lourdes migraines, et de perte d’équilibre depuis. Bien sûr, Bellamy ne l’a pas cru, et lui a dit qu’Harvey n’arrêtait pas de crier qu’il savait quelque chose à propos d’un certain « Angus ». Mais Jack jura ne se rappeler de rien. Le blond le soupçonne de lui cacher quelque chose, ce qui a créé une légère tension, entre le capitaine et son second. Charlemagne lui, n’a même pas vu que Jack avait enfilé un monocle, il pense encore qu’il a réussi à se déjouer de son adversaire par la ruse.

-         Qu’est-ce qu’il vous prend d’un coup ?

-         Rien, absolument rien, répond Bellamy, en foudroyant Jack du regard.

-         Bon bah si tu le dis, Bellamy, je te crois moi… on en était où ? 

-         On était en train de réfléchir à comment traverser une île géante contrôlée par un royaume. Même île réputée pour son marché d’esclave, nous la traverserions avec un homme noir, qui s’en est échappé, à la recherche d’un sorcier de la jungle, répond Jack avec ironie, mais pas trop.

Sa remarque fait rire Bellamy, et apaise la situation.

-         C’est vrai que c’est à peu près l’idée, à moins que tu ne préfères attaquer un autre village peuplé, et armé d’un poignard pour trois, rajoute le blond.

-         Moi je donne juste l’idée, le plan, c’est vous deux que ça concerne, dis Charlemagne en vidant une énième choppe de rhum.

Le vieillard s’allonge sur le pont, et profite du soleil, qui est à son zénith.

-         Qu’est-ce que tu en penses, Bellamy ?

-         Honnêtement, je n’y crois pas. Mais bon, je ne croyais pas non plus qu’on puisse arriver jusque-là, alors…

-         Moi je me dis que faut essayer. Qui sait, peut-être qu’il existe vraiment ce gourou, et tu sais ce que je me dis ?

-         Quoi donc ?

    Jack vérifie que Charlemagne est bien endormi, et chuchote à l’oreille de Bellamy.

-         Le vioc a dit que le gourou était surement riche, y’a peut être un bon coup à faire !

-         J’y ai pensé aussi, Jack.

-         Ah bon ? Toi ? Le bienpensant de service ? Je pensais que tu allais me faire ta comédie de fillette en stipulant que c’est contraire à la volonté de Charlemagne, et na na ni, et na na na…

-         Justement, Jack, c’est ce même Charlemagne, qui m’a rappelé que j’avais un but. Je n’ai pas fui de Nassau avec toi pour me la couler douce, et devenir le seigneur de rien du tout. Je dois rejoindre Paris, ou Londres, peu importe. Je dois quitter ces mers maudites, et devenir un illustre professeur, avant de mourir bêtement à tes cotés.

-         D’accord, petit génie, si tel est ton souhait. Mais sache que le titre de seigneur pirate est à ma portée, et qu’aucune femme, comme tu dis, ni aucun autre pirate, ne pourra m’empêcher de l’atteindre ! Apparemment, il existe même un tribunal qui réunit les seigneurs pirates, et même que mon père, pas Javier, mon vrai père, et ben il…

-         J’ai un plan, Jack.

-         Arrête de me couper, bachi-bouzouk ! Je suis ton capitai… ah bon ? Déjà ? Tu sais que t’es flippant d’un coup…

-         Prends le gouvernail, on fait demi-tour. Il ne faut pas s’éloigner de la ville et du danger, au contraire, il faut foncer dedans !

***

Il a fallu quatre jours à Stuart Owen pour arriver sur Tortuga, à bord de son vieux rafiot de pêcheur, fragile et sans allure. La traversée depuis Nassau a été compliquée, à cause des perturbations, et de la résistance de son embarcation face à celles-ci.

Finalement, l’amiral anglais arrive enfin sur cette île, sur laquelle il n’a jamais posé le pied auparavant. Cette île représente tout ce qu’il déteste, et incarne parfaitement l’impuissance de la Compagnie des Indes, à ses yeux. Déjà qu’il a honte de l’état de Nassau, au vue de sa proximité avec la Floride, celui de Tortuga le désespère complètement. Très proche de Saint-Domingue, cette île est un cache misère, qui permet aux français de dire qu’ils ont nettoyé, avant de coloniser, alors qu’ils n’ont qu’éloigné, et enfermé le problème. Stuart est un homme qui a toujours eu horreur des gens qui ne respectent pas les règles, ceux qui se permettent de prendre la terre pour un terrain de jeu. Il a du mal à comprendre qu’aucun homme d’honneur, fier, et loyal, ne puisse mener une campagne pour éradiquer les Caraïbes de la piraterie une bonne fois pour toute, et en toute impunité. Si un seul homme avait l’aura nécessaire, et la liberté de faire du continent américain une seule puissance, unie sous une seule et même bannière, alors peut-être que les choses changeraient. Mais les européens qui essaient de contrôler le Nouveau-Monde ne pensent qu’à ses richesses, ils n’en n’ont rien à faire de sa stabilité, et de ce qu’il est amené à devenir. Le retour de bâton pour les générations futures, sera à la hauteur de l’insouciance des générations actuelles.

    L’amiral ne donne pas un sous aux amarreurs clandestins du port. Il ne les toise pas, et ne se fiche pas non plus de leur présence, il ne les remarque même pas. Il écope d’une remarque de l’un d’eux, un homme qui le dépasse d’une bonne tête et demie, chauve, et balafré du haut du crane jusqu’à l’arcade droite.

-         Tu ne t’étonneras pas si ta frégate n’est plus la quand tu reviens, nabot.

    Stuart a à peine posé le pied sur la terre ferme. Il regarde lentement le port, en prenant soin de ne rater aucun détail de ce spectacle. Il veut vite saisir à quel point l’humain peut tomber bas, à quel point la race à laquelle il appartient est une race faible. Il regarde, mais il sent, et écoute aussi. Il est dérangé par un homme qui le menace de lui voler son bateau. Il tourne la tête, et plonge dans son regard, qu’il trouve particulièrement vide. Il ne sent pas d’intelligence, pas d’amour, pas de courage, pas de force, rien. La plus part de son temps, « the tomb », passe son temps au commandement de sa flotte, ou à la caserne militaire de Port-Royal, il n’a pas l’habitude de voir des hommes dégager autant d’humanité que des chiens. L’amarreur en revanche, est paralysé par le regard de Stuart. Pas impressionnant physiquement, et vêtu comme un pauvre clando, il n’aurait pas imaginé sentir une telle puissance à travers ces deux petits yeux, cernés et jaunies. Par chance, ce regarde ne dure que quelque secondes, l’amiral tourne la tête, et dit…

-         Vous n’avez qu’à le prendre, je vous l’offre.

Cette déclaration provoque la stupéfaction de l’amarreur, qui n’ose répondre, alors que tous ses camarades se moquent de lui.

-         Bah alors, Alvaro, on dirait que tu as vu le capitaine Jack Sparrow en chair et en os ! Lance l’un d’entre eux.

    L’amiral s’arrête net, se retourne pour de bon cette fois, et fusille du regard l’homme qui a prononcé cette boutade. C’est étonnant, car tous les hommes présents ont l’impression qu’il les regarde aussi, alors qu’il est focalisé sur un seul d’entre eux. Ils sont, tout comme ce fameux Alvaro juste avant, terrorisés par la menace que véhicule le regard de l’amiral. Les amarreurs sont toujours en groupe, et vu comme intouchables. Ce n’est parce qu’il sont particulièrement craints, c’est plutôt leur fonction, primordiale pour le port, qui est appréciée. S’attaquer aux amarreurs, c’est risquer d’avoir des ennuis avec eux tous, mais aussi avec tous ceux ayant leur navire amarré. Au-delà de ça, ce sont juste des marins hors-la-loi.

-         Tu as parlé du capitaine Jack Sparrow ?

-         Euh, oui, pourquoi ? C’est juste une vanne qu’on s’envoie sur le port, c’est pas un vrai capitaine, c’est un morpion qu’a mis le bordel sur le port y’a pas longtemps de ça.

    Stuart sourit, Liam avait raison. Ce Jack est un une farce, une pitrerie, qui lui est passée sous le nez. Il se retrouve dénué de son titre et de son uniforme, à courir derrière un moineau qui n’a même pas le respect d’amarreurs clandestins. Il sourit jaune. Sa conscience lui dit ne pas s’énerver, de ne surtout pas faire de bavure, il sait pourquoi il est là, dans cette situation, et pourquoi il ne doit surtout pas se faire remarquer. Son titre d’amiral, il s’en fiche, sa détermination va bien au-delà de ça.

-         Oui, ce mathurin-là, où je peux le trouver ?

    Les amarreurs ont appris à Stuart que Jack a battu un célèbre pirate du coin en duel, et qu’il a pris la fuite avec un autre gamin, et un homme noir. Leur altercation a eu lieu dans une échoppe de la ville, le « Vientre del Kraken ». Un autre a piqué l’attention de l’amiral en stipulant que, bizarrement, l’homme noir qui était avec eux, à leur arrivé sur Tortuga, était blanc, et beaucoup plus grand. Le dernier détail qui a définitivement troublé la tombe, c’est le nom du navire sur lequel Jack est arrivé sur Tortuga.

    Après avoir traversé le coupe-jarret qu’est cette ville, il arrive enfin devant le fameux bar. Il rentre dedans, et est surpris par le calme. Il s’était fait une image plus festive des tavernes dans ce genre d’endroit. Il n’y a pas le moindre clients, alors que le lieu semble être disposé à en accueillir un tas. En réalité, il comprend rapidement qu’il s’est passé quelque chose ici, l’atmosphère est oppressante. Toute les énergies du lieu semblent être aspirés par un seul homme imposant, mais en surpoids, aux long cheveux blonds, très sales, coiffé d’un ridicule tricorne, assis seul au comptoir, devant une dizaine de verres de rhum vides. En saisissant son aura, Stuart voit tout ses doutes dissipés, il avait vu juste depuis le début, enfin, il l’espère vivement. Il se dirige vers le comptoir, malgré que la seule serveuse présente lui fasse signe de ne pas y aller. Il tire la chaise haute située à droite de l’ivrogne, s’assoit dessus, et commande deux rhums secs à la tenancière. Elle s’exécute, et donne un verre à chacun des deux hommes, mais Stuart récupère l’autre verre.

-         Les deux sont pour moi, mademoiselle, j’ai du retard à rattraper, dit-il en vidant les deux verres simultanément. Maintenant, je vais vous en prendre un troisième, si vous le voulez bien.

    Elle est terrorisée. Depuis deux jours maintenant, un monstre squatte son bar. Elle a été payée par un gamin pour le charmer, et le saouler jusqu’à l’évanouissement. Depuis son réveil, le monstre a décidé qu’en guise de pardon, le bar serait à son unique service, et gratuitement, jusqu’à ce qu’il en ai marre. Il a ensuite involontairement fait fuir toute la clientèle, après avoir mis une branlée mémorable à un équipage de pirates, pourtant très craints sur Tortuga. Ceux-ci avaient tentés de l’agresser.

    Et voici que maintenant, la pauvre maritorne voit un deuxième monstre, moins imposant, mais tout aussi terrifiant, venir se joindre à l’autre. Elle sort une bouteille de rhum qu’elle pose entre les deux hommes, et s’échappe en panique de l’établissement, sans que son tortionnaire ne réagisse. Stuart ne réagit pas non plus, il se saisit de la bouteille, et se sert un verre. Il la referme, et la pose devant son voisin, avant de se délecter d’un troisième trou de ce piètre spiritueux.

-         Quand on rejoins un homme pour boire avec lui, et que l’on se sert un verre, il est malpoli de ne pas le resservir à son tour, commodore Owen.

-         Quand on est en compagnie d’un amiral, il est malpoli de l’appeler « commodore », Morgan Peanut.

    Morgan sourit.

-         Je ne pensais pas qu’un homme comme vous s’amuserait, après tout ce temps, à commettre ce genre de singeries, qui plus en compagnie de gamins, dit Stuart.

    Le sourire de Morgan s’intensifie.

-         Je peux savoir ce qu’il y a de si amusant ?

-         Votre sens de l’analyse, commodore Owen…

    Il se resserre encore un verre de rhum, et prend soin d’en servir un à Stuart, qui ne réagit pas à ce deuxième pique. Morgan poursuit.

-         …je sais que vous ne pensez pas réellement que je sois de mèche avec ces morveux.

-         Parce que en plus d’avoir essayé de m’humilier, vous essayez de me mener en bateau ?

-         J’avoue que, moi aussi, certaines choses m’échappent. Par exemple, pourquoi vous vous humiliez vous-même en traquant des mômes ? Enfin bon, je n’ai pas vraiment envie de le savoir. Quand à ce qui me lie à ces salaupiots, vous pensez savoir. Vous pensez que tout concorde, mais vous savez pertinemment qu’il n’en est rien.  

-         Tout le monde sur Nassau était au courant de votre présence sur l’île. Vous disparaissez en même temps qu’eux, et vous vous retrouvez sur Tortuga, comme eux. Si j’étais en fonction vous seriez déjà…

-         Je serais déjà quoi ? Répond Morgan, en regardant Stuart dans les yeux pour la première fois.

L’amiral n’a pas l’air intimidé, mais il ne sait pas quoi répondre. Il se contente de se servir un nouveau verre, mais cette fois-ci, il en sert un à Morgan. Finalement, il trouve ses mots.

-         Si j’étais en fonction, mes doutes suffiraient à ce que je convoque ma flotte. Je vous trainerais alors à Port-Royal, votre tête sur un piquet. Ça doit vous rappeler des souvenirs, pas vrai ?...

Cette fois, c’est Morgan qui ne répond pas, il vide son verre d’un trait, attrape la bouteille, et boit directement deux ou trois gorgées au goulot, sans prendre la peine de servir Stuart, qui reprend la parole.

-         …mais malheureusement, je ne suis pas en fonction. Encore pire, je vous crois, je sais que vous n’êtes pas de mèche avec eux.

-         Alors pourquoi rester là, commodore ? Lance Morgan en haussant la voix.

Stuart continue d’ignorer cette provocation redondante.

-         Car, si vous n’êtes pas coupable, ni même complice, alors vous êtes victime, répond l’amiral, avec calme et assurance.

Morgan tend la bouteille à Stuart, qui refuse de boire de la sorte. Il la prend quand même, et se resserre un verre.

-         En effet, tout comme vous, j’imagine.

-         Oui, ils ont pillé un sacré butin d’une manière fourbe, mais plutôt ingénieuse pour des bleus.

-         Butin d’une petite vente clandestine, je me trompe ? Ce sont donc tout simplement des hors-la-loi, qui ont volé d’autres hors-la-loi, ils ne devraient pas être poursuivis.

-         Effectivement, c’est pitoyable, mais je ne peux me permettre de contester cette conclusion.

-         Dites, je peux vous poser la seule vraie question dont j’aimerais connaitre la réponse ? Demande Morgan.

-         Faites donc.

-         Pourquoi le monocle vous obsède-t-il tant ?

    Stuart s’arrête net. Il est surpris, Morgan a du apprendre que Jack et Bellamy avaient le monocle avec eux, mais il ne s’attendait pas à ce qu’il déduise qu’il était la motivation de cette chasse à l’homme. Pour la première fois depuis qu’il s’est assis à ce bar, l’amiral craint de perdre la face, et de passer en position de faiblesse. Heureusement, Morgan se met à rire.

-         Je rigole, ça aussi, j’en ai rien à foutre. D’ailleurs, je commence à en avoir marre d’être ici. Si vous voulez tout savoir, j’ai autant envie que vous de retrouver ces gosses. Ils m’ont volé mon navire à deux reprises, et là bah… j’ai aucune idée d’où ils ont bien pu l’emmener.

-         J’ai une piste, si ce n’est pas vous qui avez tiré les ficelles de cette mascarade, alors je pense savoir qui c’est, un homme a quitté la salle au même moment que…

-         Et si c’était seulement eux ? Sans l’aide de personne ? Cela ne vous effleure pas l’esprit ?

-         Impossible. Le timing et l’exécution étaient parfaits… je disais qu’un homme a disparu en même temps qu’eux de la salle, c’est lui qui les a aidé, et je sais ou le trouver.

-         Tant mieux alors !

-         Vous ne voulez rien savoir ? Questionne Stuart, étonné par la réaction de Morgan.

Celui-ci se lève, termine la bouteille au goulot, et semble décidé à quitter la taverne sans en savoir plus.

-         Non, je pense être un peu plus futé que vous, sans vous manquer de respect, bien sûr, rétorque Morgan.

Il tourne le dos à Stuart et de se dirige vers la porte. L’amiral sourit en entendant cette provocation.

-         Une dernière chose, Morgan.

-         Oui ?

-         Quoi qu’il arrive, je vous conseille vivement de rester mort. Je fais l’impasse sur le remue-ménage que vous avez foutu dans ce lieu, mais vous avec bien de la chance que je ne sois pas en fonction, pour cette fois.

-         A vos ordres, commodore Owen !

Morgan quitte finalement les lieux, en rigolant aux éclats. Stuart pousse un soupir d’agacement. Il ne s’attendait pas à cette rencontre, et encore moins à ce qu’elle se passe aussi « bien ». Mais maintenant, l’amiral est persuadé qu’il sait où il doit se diriger. Même si Jack et Bellamy n’y seront probablement pas, il trouvera à coup sur celui qui les a aidés, il pourra enfin remonter jusqu’à eux, et récupérer son dû.

    En quittant la taverne, il s’aperçoit que plusieurs hommes se dirigent vers elle, les bras remplies de denrées alimentaires, et d’alcool. Plus ils s’approchent, plus le visage de l’un d’entre eux lui semble familier. Une fois planté devant lui, il le reconnait, c’est Harvey Cole. Si ses souvenirs sont bons, c’est un pirate qui a récemment vu sa prime exploser à cause de ses pratiques barbares. C’est Liam qui lui en a longuement parlé, il venait de recevoir son avis de recherche. Il lui a expliqué que ce pirate s’amuse à démembrer ses victimes pour garder leurs os, afin de se créer des bijoux avec. Stuart l’a reconnu grâce au talent des artistes de la marine, qui retranscrivent à merveille les visages, mais surtout grâce au collier en os qu’il porte autour du cou.

-         Bonjour, monsieur, est-ce que Morgan est encore dans le Vientre ? Demande Harvey.

Sa voix transpire la crainte, et l’appréhension.

-         Non, il vient de s’en aller, pourquoi ?

    Harvey s’écroule de soulagement, en laissant tomber tout ce qu’il porte. Il est essoufflé, et attrape la cheville de Stuart en hurlant « dieu merci » à tue-tête. Ses hommes font de même, ils semblent célébrer le départ de Morgan. Stuart dégage Harvey de son pied. Il se demande si cet homme est réellement le fameux « désosseur » dont Liam lui a parlé. Jusqu’à ce que l’un de ses équipiers crie en regardant le ciel.

-         Maintenant que nous sommes libres, il est grand temps que tu prennes ta revanche, capitaine ! Allons tuer Jack Sparrow !

-         Ouais ! On y va ! On va le massacrer !

-         Jack Sparrow ? Remarque Stuart.

-         Oui, c’est un gamin envoyé par le diable en personne, monsieur… dis Harvey en s’agrippant presque à l’épaule de l’amiral.

Ses yeux sont transcendés par la démence.

-         …il m’a vaincu en m’ensorcelant, c’est un démon, il sait ou est Angus, il le sait ! Maintenant que nous sommes libéré des griffes de ce tyran de Morgan, on va le retrouver, je le jure sur mon honneur de pirate ! Les gars, ramassez les offrandes, elles sont à nous maintenant !

    Stuart est sans voix en voyant ces pirates partir en courant, enjoués. Comment Jack a pu vaincre ce type ? Et comment celui-ci s’est retrouvé à être le toutou de Morgan ? Décidément, cette escale est encore plus dingue qu’il n’aurait pu l’imaginer. Il finit par interpeller Harvey, en lui demandant de revenir le voir, il semble avoir eu une idée…

    Enfin embarqué sur son rafiot, Stuart est songeur. Il est content de quitter Tortuga, mais il commence à s’impatienter. Même si il est sûr d’être sur la bonne piste, il craint que le temps ne commence à lui causer du tort. Qui plus est, sa rencontre avec Morgan, et le fait qu’il cherche Jack et Bellamy de son côté, le préoccupe un petit peu. Mais ce qui le tracasse le plus, c’est d’être enfin persuadé de l’identité de l’homme derrière tout ça, celui qui a du engager les deux garçons. Le confronter en gardant sa couverture ne va pas être une mince affaire. Surtout qu’il n’existe qu’un seul endroit où il est sur de le trouver, un endroit où son visage n’est pas inconnu, surtout depuis qu’il a été médaillé pour avoir vaincu une flotte espagnole. Beaucoup de membres de la marine française savent à quoi ressemble l’amiral Stuart Owen. Ce n’est pas une bonne chose pour lui, que de devoir se rendre sur Saint-Domingue. Songeur, le regard absorbé par l’écume de la mer, Stuart chuchote inconsciemment…

-         Tiens bon, attends-moi encore un petit peu, j’arrive enfin au bout…


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