SPARROW - Le Monocle de Clairvoyance

Chapitre 12 : De Chair et de Sang

5588 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 28/01/2024 17:43

   Stuart Owen n’a eu aucun mal à rallier Saint-Domingue depuis Tortuga. La traversée a été faite en à peine une journée. Sur le port de Cul-De-Sac, aucun officier n’est venu contrôler la vieille chaloupe de l’amiral. Il n’a pu s’empêcher de ressentir de l’animosité et du mépris en observant le succès qu’est cette nouvelle colonie française. Archibald Giggs, l’amiral en chef de la Compagnie britannique des Indes Orientales a toujours refusé de se mêler au conflit de Santo Domingo, jugeant que la priorité des forces britanniques devait rester les Antilles du Nord. Pour Stuart, c’est juste un manque de cran, et d’ambition, ainsi qu’un doute évident de la capacité de ses amiraux à gérer une escarmouche entre français et espagnols.

    Pour trouver la tour d’argent, il a demandé son chemin à un colporteur de cuir. Une fois arrivé devant celle-ci, il a rencontré un piètre personnage, du nom de Joao. Stuart du se montrer intimidant pour convaincre le secrétaire d’aller prévenir son maître de sa présence. En attendant, il n’a pas pu s’empêcher de ressentir un profond dégout, teinté de jalousie, en contemplant les sublimes tableaux qui décorent le hall d’entrée de la tour d’argent. Il ne peut concevoir qu’un négrier, qui plus est noir de peau, puisse jouir de tant de luxe.

    Joao est redescendu à la vitesse d’une balle. Il a informé Stuart qu’il avait l’autorisation de monter rejoindre son maître au dernier étage de la tour, dans une pièce à la porte arrondie qu’il remarquera aisément. C’est alors qu’au sommet de cet étrange édifice, deux hommes que tout oppose se retrouvent dans une atmosphère froide, malgré la chaleur étouffante de l’observatoire.

—   Amiral Stuart Owen… quelle surprise. On dit que l’habit ne fait pas le moine, mais tout de même, le moine pourrait faire un effort…

    Le Nègre Blanc constate tout de suite l’allure déplorable de l’amiral. Stuart ne s’est pas changé depuis qu’il a quitté Nassau. Il est de plus en plus sale, et la fatigue, ainsi que la nervosité, se lisent sur son visage. Atrocement marqué par les cernes, les nerfs gonflés sur les tempes, les lèvres sèches, et le dos voûté, cette petite semaine de poursuite à bord d’un chasse-marée l’a sacrément ébranlé.

—   Tu as le culot de me faire la nique ? Et si le moine mettait une balle dans le jolie linge beige du fauve censé être nu ? menace Stuart.

    Il pointe un pistolet à percussion en direction de la poitrine de Suleyman. Celui-ci sourit, et lève les mains en l’air.

—   Oui, personnellement, venant de vous, je comprendrai ce geste, répond-il calmement. Pourquoi n’êtes-vous pas rentré chez vous ?

—   Arrête de jouer au con avec moi, galapian ! Où est le monocle ? Où sont Jack Sparrow et Bellamy Lingard ?

—   Pardon ?

—   Je t’ai dit de ne pas me prendre pour un sottard, enfoiré de patonier de mes deux !... s’énerve Stuart en armant le chien de son arme. Tu as disparu au moment exact ou les lumières se sont éteintes, tout le monde était encore présent et troublé, sauf ta putain de carcasse de tributaire, continue-t-il de grogner avec rage.

 

    Stuart, persuadé que Jack et Bellamy ont agis avec un complice, soupçonnait Morgan Peanut en premier lieu. Cependant, la mystérieuse disparition de Suleyman lors du pillage de la vente aux enchères ne l’a pas non plus laissé de marbre, tout comme Wyatt et Pedro. Il se rappelle très bien que celui-ci suivait la vente avec un grand intérêt, il a même remporté un lot, un authentique scutum de l’empire romain. Mais il a aussi disparu comme par magie, à peine les torches avaient-elles ramené la lumière, il était le seul homme à manquer à l’appel.

 

—   Je n’ai pas eu besoin d’attendre que la situation se tasse pour comprendre que nous étions victimes d’un pillage… après tout, nous nous trouvions sur Nassau, une île qui grouille de pirates, l’information de la tenue de cette vente s’est forcément ébruitée. Personnellement, j’espérais remporter le monocle, je voulais l’offrir à un ami qui est très à propos d’histoires fantastiques, mais les sommes s’envolaient un peu trop à mon goût. Alors quand vous l’avez gagné, je n’avais plus d’intérêt à m’attarder là-bas. Vous savez, j’ai des affaires importantes à faire tourner. J’étais déjà en retard par rapport aux estimations de mon employeur, un chargement d’esclaves moisissait dans mes cales, et je n’avais guère le désir de me coltiner votre présence lors du chemin retour… c’est pourquoi j’ai préféré ne pas me retrouver bloqué des heures dans un vieux fort avec une bande de dégénérés. J’avais prévu d’envoyer Joao à la rencontre de Noriega pour la remise de mon dû, ainsi que du remboursement de ce qui aurait pu m’être dérobé. Finalement, j’ai vu ce pillage comme une aubaine, et j’ai du mal à comprendre comment ces coquins ont bien pu vous échapper. Désolé de vous décevoir, la raison de ma disparition n’a rien d’haletant…

    Le négrier est serein, pas perturbé le moins du monde par le canon pointé sur sa poitrine. Stuart est désemparé par sa réponse. Il n’a aucunement confiance en Suleyman Umar, mais si sa noble carrière dans la marine lui a bien appris quelque chose, c’est à déceler le mensonge. Stuart Owen n’est pas contre la torture, mais il a rarement eu la nécessité d’y avoir recours. L’amiral sait analyser chaque regard, chaque mimique faciale, et chaque comportement étrange en un clin d’œil. Il a interrogé quelque uns des pirates les plus coriaces des Caraïbes, et a toujours obtenu ce qu’il voulait. C’est pour ça, à son plus grand regret, qu’il est forcé de constater que le Nègre Blanc ne ment pas. Il lui vient l’idée de corser un peu la discussion pour en être sûr, mais sa position est délicate. Son opposant n’est pas du genre à se laisser faire, c’est un duel très incertain dans lequel se lancer, surtout que sa présence sur Saint-Domingue est déjà une prise de risque considérable.

—   Fait chier ! hurle Stuart, hors de lui.

    Il retire son index de la queue de détente, baisse son arme, et se met à pérégriner en rond dans toute la pièce, marmonnant une flopée de jurons sans queue ni tête. Au bout de quelques secondes de spectacle, à bout de nerfs, Stuart prend appui sur ses genoux, et se met à vomir de la bile sur le somptueux tapis oriental de Suleyman. Il vient de réaliser qu’il ne lui reste qu’une poignée de jours avant de devoir rentrer à Port-Royal, et qu’il vient de définitivement perdre la trace des voleurs. Il était sûr de son intuition, certain que le Nègre Blanc était de mèche avec eux et qu’il les trouverait ici… Mais, désormais, ils peuvent être n’importe où, et lui se trouve au sommet des appartements d’un homme qu’il méprise, presque agenouillé d’épuisement devant celui-ci. Habitué au confort de son foyer, à la douceur de sa bien-aimée, et à tous les privilèges dont il profite en abondance, Stuart n’imaginait pas avoir tant de mal à supporter de vivre comme un pirate. Pourtant, l’amiral n’a jamais oublié d’où il vient…

    Stuart Owen a grandi dans une famille modeste, à Port-Royal. Au commencement, ses parents étaient de pauvres ouvriers ferronniers basés à Birmingham, en Angleterre. C’est pour cela qu’ils choisirent d’immigrer vers le Nouveau-Monde. Ils espéraient être à l’origine d’une nouvelle génération de Owen, en fondant leur propre entreprise grâce à leurs maigres économies. Malheureusement, les choses ne se passèrent pas comme prévu. À leur arrivée à Port-Royal, ils mirent tout leur pécule dans l’achat d’un appartement correct pour avoir un pied à terre. Les parents de Stuart pensaient qu’avec le confort d’un foyer pour les soutenir, il leur serait plus facile de supporter le poids du travail, en attendant de se reconstituer un capital décent qui leur permettrait de réaliser leur rêve : ouvrir une coutellerie. Au fil des ans, ils eurent beaucoup de mal à économiser, s’enfermant doucement dans le fourbe confort du salariat.

    Stuart fut mis au travail à l’âge de huit ans. Ses parents le voyaient comme un précieux atout pour faire rentrer de l’argent dans les caisses. Ils n’ont jamais pensé débourser la moindre pièce pour l’envoyer à l’école. De ce fait, le jeune Stuart Owen grandit entouré d’adultes qui avaient au moins trois fois son âge. Sans frère ni sœur, sans amis, et dépourvu de passion, il était un garçon triste et solitaire. Desfois, il passait des semaines entières sans adresser la parole à qui que ce soit, ni à la maison, ni sur le chantier. Néanmoins, ses employeurs avaient toujours été satisfaits de son travail, lui offrant de nombreuses promotions. Dès l’âge de quatorze ans, il ramenait déjà plus d’argent à la maison que son père. C’est finalement à l’âge de dix-sept ans que Stuart finit par trouver sa réelle vocation.

    Alors qu’il rentrait chez lui après une journée éprouvante, il croisa la route d’un homme qui allait changer sa vie à tout jamais. Ce jour-là, par le hasard du chemin, Stuart assista involontairement à la parade de l’amiral August Henry et de son bataillon, qui s’apprêtaient à partir en campagne. Il fut subjugué par l’élégance et le charisme que dégageait cet homme dans son uniforme, ainsi que par l’admiration et le respect qu’il semblait inspirer à la foule. Il était acclamé, supporté, et même idolâtré, y compris par des chrétiens censés n’adorer que Dieu ! Cet homme, l’amiral August Henry, avait embrasé le timide feu qui consumait le cœur de Stuart. C’est alors que le jeune directeur de travaux en ferronnerie avait tout plaqué, pour s’engager dans la Compagnie britannique des Indes orientales.

    Il se distingua très vite au sein de la marine, gravissant les échelons à une vitesse impressionnante, toujours au coude à coude avec Wyatt Windsor, son plus grand rival. Une fois le titre d’amiral obtenu, malgré ses nombreux faits de guerre et la légende bâtie autour de son nom, Stuart ne parvint jamais à ressembler à l’amiral August qu’il idolâtrait tant. Il pensait qu’un statut pouvait transformer la personnalité d’un homme, mais non, il se trompait. Stuart était toujours resté cet enfant presque muet, laid, lisse, et sans émotion qu’il avait toujours été. C’est de là que vient sa frustration envers Wyatt, qui lui, ressemble beaucoup plus à August Henry. Finalement, l’ancien ferronnier devenu amiral, ne s’est jamais senti acclamé, supporté, et encore moins idolâtré par qui que ce soit. Pour son entourage comme pour le peuple, il n’est qu’un stratège hors-pair, un véritable prodige militaire, et un outil précieux qui ne fait jamais de vagues, aussi froid et malaisant qu’une tombe. 

    Pendant que l’amiral Stuart Owen reprend ses esprits, Suleyman Umar a rédigé une reconnaissance de dette très simple et y applique son tampon. Il est contrarié de voir son tapis préféré souillé de la sorte.

—   Monsieur Owen, je vous laisserai signer cet acte quand vous aurez enfin décidé de quitter mon office. C’est un tapis rare, et très cher, j’y tiens particulièrement…

—   Tu crois vraiment que je vais me plier à ta volonté ? Tu sais à qui tu parles ?

—   Bien sûr, et je sais aussi que j’ai une proximité légitime avec certains dignitaires et amis de la couronne britannique. Dois-je aussi vous rappeler qui je suis ? Ou vous ne voyez qu’un nègre, et rien de plus, quand vous me dévisagez avec cette mine hargneuse ?

—   Rien de plus, en effet, peste Stuart.

—   Hm, eh bien moi, quand je vous regarde, je vois un pécheur. Signez cet acte, et vous me rembourserez ce beau tapis quand vous aurez terminé votre petite quête. Voyez le montant comme le prix de mon silence.

    Stuart s’avance du massif bureau en acajou, se saisit de la plume de Suleyman, et signe l’acte en manquant de le déchirer tant il appuie sur la plume. Il fait intérieurement appel au peu de raison qui lui reste pour ne pas mettre une balle entre les deux yeux de son hôte.

—   Qu’est ce qui peut pousser un homme de votre stature à se mettre dans un état pareil pour une lunette magique ? L’âme de qui désirez-vous tant lire ?

—   Ferme ta gueule, ordure. Je ne te permets pas de remettre en question ma dignité. Tu n’es qu’un sale nègre dorloté par le même homme qui te fouettait le cul jadis, tu incarnes la petitesse encore plus que n’importe quel pirate.

—   Il est vrai. Quand monsieur Schultz m’a proposé de devenir negrier pour son compte, j’ai sincèrement cru que j’allais lui ouvrir la gorge avec mes dents. Mais j’ai réfléchi. Mes semblables ne réfléchissent pas, ils se contentent de subir. Nous n’avons jamais été capables d’affronter l’homme blanc, alors que nous le dominons physiquement… pourquoi ? Parce que les hommes noirs ne sont pas capables de s’entendre mutuellement, de se comprendre entre ethnies, de définir leurs frontières, de bâtir des règles morales et sociales au-delà du matériel, de souder l’unité qui permettrait de s’affranchir… Savez-vous que les premiers hommes à nous avoir asservis, sont arabes ? Le problème n’est pas l’origine, ou l’avarice de celui qui profite, c’est la vassalité volontaire de celui dont on profite. Comment un, peut dominer cinq ? Comment dix, peuvent dominer cent ? Comment cinquante, peuvent dominer mille ? Vous verrez, monsieur Owen, ce seront des hommes blancs qui aboliront l’esclavage, aucun homme noir n’aura jamais le moindre poids sur un tel évènement… puisse-t-il arriver un jour. C’est pour ça que, moi, j’ai choisi de réfléchir, et d’accepter de devenir quelqu’un selon les règles d’un homme blanc. J’ai donc trouvé logique, et naturel, que l’on me surnomme « Nègre Blanc », ainsi que l’on me haïsse avec autant de fiel que vous en transpirez en ce moment même, amiral Owen.

—   Tu crois sincèrement que j’en ai quelque chose à faire de ton histoire ? Ce n’est pas parce que tu as la décence de comprendre à quel point tu es une merde, que tu n’en es pas moins la plus fétide qu’il soit. Epargne-moi ta philosophie de mal léché, tu n’es pas un penseur, tu es un clébard, rien de plus.

—   Et vous, si je peux me permettre de parler de la sorte à un amiral, hors de ses fonctions bien entendu, n’êtes qu’un vulgaire canidé au même titre que moi. Seulement, aucun maître ne vous a appris à essuyer votre bave. C’est triste de vous voir en arriver là, tout ça pour une lunette dérobée par des hommes qui étaient à votre entière portée.

    Stuart ne surenchérit pas. Il est fou de rage, mais poursuivre cette querelle serait anidéique. Suleyman vient de lui rappeler que son problème n’est pas de jauger l’éthique du Nègre Blanc, mais de retrouver Jack et Bellamy au plus vite, il n’a plus de temps à perdre en ce lieu maudit. Et puis, se faire rappeler son échec encore une fois, est une humiliation de trop pour lui.

—   Pfff, ce ne sont pas des hommes, mais deux gosses. Tu peux me railler autant que tu veux, mais je les trouverai, et quand j’en aurais fini avec cette histoire, je ferai tout ce qui est en mon possible pour que la Compagnie se décide à mettre un prix sur ta trombine de macaque. Si tu n’as rien de plus à m’apprendre, je m’en vais d’ici, puisses-tu crever en enfer, Nègre Blanc, peste Stuart en tournant le dos à son hôte.

—   Avec plaisir, amiral Owen, j’y suis né, alors j’y mourrai probablement, répond Suleyman en regardant l’amiral se diriger vers la sortie de son office. N’allez pas croire que je suis désireux de rester plus longtemps auprès de vous mais, dites, vous avez bien dit que c’est des gosses que vous recherchez ?

    Stuart Owen se retourne et le dévisage.

—   Oui, j’ai dit ça, et alors ? Je t’ai dit que tu pouvais me railler autant que tu veux, on se rever…

—   Vous regarder me suffit amplement, et me fait passer l’envie de me moquer de vous… Monsieur Owen, j’ai des espions un peu partout sur cette île. On m’a rapporté que, plus tôt dans la matinée, deux adolescents ont amarré sur le port avec un esclave enchaîné à bord. Ils ont été contrôlés par deux soldats que je soupçonne être infiltrés dans les rangs de la marine française, et ils ont tous mystérieusement disparus depuis. J’ai fort à penser que ces soldats sont en réalité des subordonnés d’un criminel, très dérangeant pour le bon déroulement des mes affaires, qu’on appelle « Le Gourou ».

—   Le Gourou ? Tu crois m’apprendre quelque chose ? C’est une légende, les espagnols ont déjà ratissé la jungle de Santo Domingo de fond en comble bien avant les français, et ils n’ont jamais rien trouvé.

—   Pourtant, j’ai déjà eu à faire à ces infiltrés en personne. Ils étaient vêtus d’authentiques costumes de soldats français, et ils se dirigeaient bel et bien vers la jungle en escortant cinq esclaves fraîchement débarqués de mon bâtiment. Peut-être que les institutions de marine, qu’elles soient françaises, espagnoles, portugaises, ou encore pire, britanniques, ne sont en réalité pas si compétentes que ça…

—   Je t’en fouterai, moi, de la compétence. J’en ai rien à faire de ton histoire de Gourou et de ton avis sur nos forces. Les deux gamins que tu mentionnes, tu es sûr qu’ils n’étaient que deux, à l’exception de l’esclave qu’ils trimballaient ?

—   Affirmatif. Je ne crois pas aux coïncidences mais, il se peut que les morpions que vous poursuivez soient actuellement aux côtés du parasite que je recherche…

—   As-tu une description physique à me donner ?

—   Bien entendu, monsieur Owen. Est-ce que ça vous parle, si je vous dis que l’un d’eux est svelte, brun, aux longs cheveux sales, surplombés par un bandana rouge délavé… et que l’autre est enrobé, blond, aux cheveux finement bouclés ?

 

***

Le lendemain, sur les coups de midi…

    Avant la signature du traité de Ryswick, qui scella le don de territoire des espagnols aux français, il faisait bon vivre sur Santo-Domingo. Le commerce était fleurissant, les gens heureux, et l’ordre maintenu dans les artères de la ville, malgré la forte fréquentation flibustière. Saint-Domingue affiche un visage bien différent. L’île est aujourd’hui devenu une plaque tournante de l’effervescence économique des Caraïbes. Tout (ou presque) se passe avant midi. C’est le système qu’essaye d’instaurer la couronne française : le matin, l’île vit pour le commerce, l’après-midi pour la construction, et le soir pour les festivités. De nombreux bateaux débarquent à l’aube, tous chargés de marchandises venant du monde entier. Le grand marché de Cul-De-Sac, limitrophe aux quais du port, est définit comme un « carnaval commercial ». On y trouve de tout, si bien que les habitants aux revenus moyens ont découvert un plaisir qu’ils croyaient réservé à la noblesse, celui d’acheter des biens qui ne leur sont pas vitaux. L’offre est si grande que les prix baissent, et presque tout devient accessible au commun des mortels. Consommer des motivations extérieurs aux simple besoin, pousse les gens à vouloir devenir beaucoup plus riches. Alors ils travaillent deux fois plus, et les coffres des banques de l’île se remplissent considérablement, ce qui fait le bonheur des plus aisées. Certains économistes estiment même que, d’ici quelques années, un ouvrier pourrait être en mesure d’emprunter. Cependant, quelques penseurs s’inquiètent de ce modèle pyramidal, et de ce qu’il dissimule.

    Sous cette pyramide, il y a la forte proposition d’alcool à moindre coût, les conditions éprouvantes de travail, la construction de logements de fortune le plus loin possible du centre pour les ouvriers, les abus de pouvoir constant des forces armées, le sang qu’à fait couler la couronne française pour obtenir cette colonie, et… le marché aux esclaves. Légal et réputé, ce marché est le tronc de l’arbre économique colonial. Le marché alimentaire sert à faire croire au peuple que son travail à un but, il n’a pour fonction que de charmer les travailleurs. Si les marins peuvent vendre moins chers aux marchands, et que les marchands peuvent vendre moins cher aux habitants, c’est grâce à la stabilité économique qu’apporte le marché aux esclaves. Sur les coups de midi, quand tout le monde est chez soi, heureux de ses petits achats, et prêt à retourner se casser le dos au travail, le port de Cul-De-Sac change de visage.

—   Dépêche-toi de remballer ton échoppe à la con ! hurle un soldat à un marchand de poisson.

    Celui-ci courbe l’échine et accélère le pas. La fermeture du marché alimentaire doit être exécuté rapidement pour l’arrivée des clients fortunées en quête de main-d’œuvre. Les forces armées sont mobilisées et veillent à ce que tout se passe dans les règles. Des sans-le-sou nettoient l’espace du port dédié au commerce, et montent des étals dédiés à exposer la marchandise. Ils sont payés en rations, pas la moindre pièce ne leur est remise. Une fois les longues estrades installées, une série de trente esclaves, récemment débarqués de Guinée dans les cales du navire de Suleyman Umar, arrivent sur le marché, escortés par d’autres soldats français. Ils sont enchainés les uns aux autres par le cou, et ont les poings liés. Les chevilles ne sont plus attachées, ceci rendait les déplacement trop longs pour les marchands. Si un malheureux essaie de prendre la fuite, il sera abattu avant d’avoir pu parcourir trois mètres. Ils avancent avec beaucoup de peine, sous une tempête d’ordres venant des trois marchands qui font claquer des fouets contre le sol pour les dissuader de s’échapper, ou de s’effondrer. Ces marchands achètent les esclaves aux prix de gros directement aux négriers, et les revendent beaucoup plus cher aux nobles. Ils doivent verser une partie des profits à la banque coloniale de la couronne française. Les marchands alignent les esclaves sur la longue structure, vérifient leurs dents, leurs yeux, leurs oreilles, la fermeté de leurs muscles, la flexibilité de leurs articulations, ainsi que leur équilibre, en leur donnant des petits coups de pieds dans la partie intérieure des genoux. Ils doivent s’assurer que la marchandise est opérationnelle et sans faille, encore plus quand elle est destinée à un dur labeur.

—   Allez les boy, on lève les mentons et on gonfle les pectoraux, soyez de belles bêtes. Si personne vous achète aujourd’hui , vous croupirez en cellule encore une bonne semaine, alors tachez d’être attractif ! crie l’un des trois marchands aux esclaves.

    Aucun d’entre eux ne tique, ils gonflent les pectoraux et lèvent leurs mentons de façon automatique. Suleyman Umar est présent, accompagné par son fidèle second, Joao. Il attend que les plus riches et influents exploitants agricoles du Nouveau Monde descendent de leurs somptueuses calèches traînées par des saddlebred à fière allure. Le négrier se dirige vers eux et les salue chacun leur tour. Ils le remercient tous chaleureusement pour l’import de ce nouveau cru.

—   Le Nègre Blanc en personne ! Comment va Schultz, il se plaît en Floride ? Transmettez-lui mes amitiés, lui dit un riche producteur de céréales Belge.

    Suleyman passe un petit moment à échanger des badinages hypocrites, c’est dans son contrat. Son employeur, Henrik Schultz, richissime producteur de coton qui lui rendu sa liberté, exige de lui qu’il soit ses yeux et ses oreilles en territoire Caraïbéen. Suleyman lui donne alors régulièrement des nouvelles de ses pairs et le tient au courant de l’évolution de toutes les institutions avant les journaux. Cela ne l’enchante pas car il est pressé de quitter Saint-Domingue, mais il se plie à la tâche. Certains clients, eux, préfèrent ne pas trop discuter avec lui, par méfiance, mais avant tout par mépris pour cet homme noir en liberté, et presque aussi riche qu’eux. Ceux-ci commencent à inspecter les esclaves en détail.

—   Jonathan, que penses-tu de celui-là ? Il n’a pas un visage accueillant mais, tu as vu ces cuisses ? Imagine combien de temps une telle bestiole peut tenir debout, dis l’un d’entre eux à l’un de ses semblables.

—   Effectivement mais, vois-tu, William, ses mollets sont trop peu charnus, ainsi que ses chevilles. Ce nègre souffre de disproportion, je ne suis pas emballé…

—   Alors il est pour moi ! Petit défaut certes, mais ça reste un très beau sac de chair et d’os ! répond-t-il fièrement.

 

    Il fait signe à l’un des marchands qu’il a trouvé son premier poulain. L’esclave, lui, n’affiche aucune émotion, il se contente de se reculer du rang. Il est escorté par un soldat pour être chargé dans la cale du bateau de William Neville, un producteur de malt Irlandais. La vente suit son cours. Un esclave a osé cracher au visage d’un client après une palpation insistante des testicules. Celui-ci a directement été conduit plus loin par deux soldats pour être exécuté à l’abris des regards et jeté à la mer, lesté par un boulard en fer accroché à la cheville. Les marchands sont un peu tendus à cause de cet incident, mais ils finissent par être rassuré en voyant la victime du crachat en rire, et souhaiter bon appétit aux poissons du port. Globalement, la vente se passe bien, les marchands négocient de bons prix, les autre esclaves restent dociles et plaisent à la clientèle. Il fait beau, et l’atmosphère est calme car les travaux du port sont en pause pour le déjeuner des ouvriers, toutes les conditions sont idéales. Suleyman Umar a vu son départ être légèrement retardé, il a dû envoyer Joao en urgence à la tour d’argent pour récupérer quelques papiers. Il attend donc tranquillement, suivant le cours de la vente sans y porter grand intérêt. Alors que le marché continue de se dérouler tranquillement et sans encombre, un puissant son d’explosion en provenance de la ville vient perturber les évènements. La vente est mise en suspens. Un autre soldat affecté aux patrouilles pédestre du centre-ville arrive en courant sur la place, l’air paniqué.

—   On pense que la tour d’argent brûle ! Trois bâtiments sont en feu, et ça se propage à une vitesse folle ! On a besoin d’effectifs en urgence ! hurle-t-il.

    Tout le monde est sidéré, personne ne peut s’empêcher de jeter en regard en direction de Suleyman. Quant à lui, il affiche une expression très ferme, ne laissant rien paraître de ce qu’il pense. La moitié des soldats présents se dirigent vers la ville à toute vitesse. Les marchands rassurent leur précieuse clientèle en avançant que ce n’est qu’un incendie accidentel, et que la vente peut reprendre son court. Une colonne de fumée noire apparait progressivement au loin dans le ciel, ainsi qu’une forte odeur de brûlé. L’air commence doucement à irriter les muqueuses des hommes présents sur le port. En observant d’où la fumée semble s’échapper, Suleyman est maintenant sûr que cela vient bien du périmètre où se situe son fief. Il ne réagit toujours pas. Son regard est discrètement tourné en direction d’une fenêtre d’un immeuble en travaux qui surplombe le port de Cul-De-Sac. C’est une bâtisse en rénovation, similaire à toute celles qui entourent le port. Ses nombreux étages servent de stock pour le matériel portuaire, ainsi que pour les denrées des marchands.

    Au dernier étage de ce bâtiment, sous les toits, dans les galetas inoccupés, un homme observe le déroulement de la vente avec grande attention. Avec encore plus d’intérêt, il surveille un petit navire à un mât accosté sur le port… La veille, après que Suleyman ait fait comprendre à Stuart Owen que Jack et Bellamy étaient probablement présents sur Saint-Domingue, l’amiral a demandé au négrier de lui offrir un point de vue sur leur embarcation, toujours amarrée sur le port. Suleyman a accepté car il a pris Stuart en pitié, et aussi car ils ont conclu un accord. S’il parvient à attraper les gosses, il lui accordera un entretien, pour peut-être lui permettre d’obtenir des informations à propos du gourou. C’est pour cela qu’en ce jour, sur les coups de midi et demi, assis sur une chaise brisée au milieu des rats, et abattu par la lourde chaleur condensée sous le fragile toit de tuiles, Stuart somnole depuis un moment, ennuyé par la vente d’esclaves à laquelle il assiste. Une énorme déflagration vient de le réveiller, et il remarque qu’une horde de soldats quitte les lieux à toute allure. L’amiral est perplexe et inquiet, il se torture l’esprit à se demander d’où peut bien venir cette agitation soudaine. Il cherche le regard de Suleyman, et le trouve. Celui-ci se contente de lui adresser un hochement de tête, semblant vouloir dire que la situation est sous contrôle. L’amiral est sceptique, mais il préfère attendre. En plus de ce bruit d’explosion, il est perturbé par des gémissements.

—   Fais-la taire, tu veux…

—   Ferme ta gueule !

    C’est ce que crie un homme à l’autre bout du galeta, en donnant un coup de pied dans les côtes d’une fille, allongée sur le sol, ligotée et bâillonnée. Cet homme, c’est Harvey Cole, le désosseur.

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