SPARROW - Le Monocle de Clairvoyance

Chapitre 11 : La Triade de l'Absolu

10466 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 21/01/2024 19:02

—   Comment qu’il s’appelle déjà ? 

—   Mack ou James, un truc comme ça.

—   Il va mieux l’autre ? Le nouveau l’a soigné ?

—   C’était trois fois rien, c’est pas une chochotte…

-       Morbleu !

    Jack se réveille en sursaut, entouré par trois hommes qui étaient en train de l’examiner dans son sommeil. Il se lève et se met en garde de façon étrange.

-       Qui êtes-vous ? Des forbans ? Des soldats de la marine ? Ou bien des corsaires ? J’exige une discussion calme et sans encombre… et j’ai très mal à la tête… auriez-vous, par hasard, du café et des oranges ?

-       Calme-toi, gamin. T’es sonné, c’est normal. Regarde autour de toi, tu reconnais rien ? lui répond l’un d’eux.

-       Pardon ?

    Le moineau fait un tour sur lui-même. Il reconnaît l’immense coursive, aux multiples couchettes, qu’il a traversée plus tôt avec Bellamy. Petit à petit, les souvenirs émergent.

-       Confirmez-vous bien, messieurs, que je me suis pris un mesquin coup de la crosse d’un fusil par un officier de la marine française, que je me suis réveillé pendu par les pieds dans une geôle souterraine au milieu de la jungle, et que j’ai dû grimper à une échelle, pour embarquer à bord d’un navire suspendu au sommet des arbres de cette même jungle ? demande Jack, l’air ahuri.

-       Pauvre piaf, c’est la première fois qu’un blanc bec si jeune se retrouve ici ! Ça nous a tous fait un sacré choc au début ! Bon après, nous, on a pas été assommé quoi…

-       Comment ça ? Vous vous promeniez tranquillement dans la jungle, chantonniez avec les oiseaux, quand tout à coup, une échelle magique vous est tombée dessus, pour vous emmener naviguer dans les arbres ? D’ailleurs, je suis le capitaine Jack Sparrow, le prochain qui m’appelle « blanc-bec » deviendra molaston !

-       Dis voir, merdaillon, t’as rien remarqué d’autre que le navire dans les arbres ?

-       Bah tiens ! Non, bien sûr que non ! J’ai senti l’intense odeur du safran, et j’ai reluqué le plumage sang et or d’une perruche, ça, ce sont des trucs qui en jettent ! Un trois-mâts dans les arbres, voyons, c’est trois fois rien, y’a tellement d’autres choses à remarquer quand on ouvre bien l’œil !

    Le jeune capitaine n’est pas loin de sombrer dans la démence. Ses interlocuteurs ne peuvent s’empêcher de rire à outrance.

-       Et tu n’as pas remarqué que nous étions tous noirs de peau, là-dessus ? Et qu’aucun d’entre nous ne porte de chaînes ?

    Jack se calme un instant, et réfléchit. Il se rappelle bien être monté sur le pont du navire et, en effet, il n’a vu qu’un seul homme blanc, parmi une bonne vingtaine d’autre gaillards.

-       Oui, eh bien vous êtes noirs, et libres, c’est bien. J’ai jamais compris pourquoi votre couleur vous rend captifs d’ailleurs, c’est ridicule... mais là, c’est pas mon problème : pourquoi vous m’avez assommé deux fois dans la même journée, bande de dégénérés ?!

-       Arrête d’amuser la galerie et concentre-toi cinq minutes, imbécile, avance une voix blasée à l’autre bout de la pièce.

-       Bellamy Lingard ! crie Jack en pointant son second du doigt. Pourquoi cet air si détendu ? On s’est encore fait mettre dans les pommes ! C’est toi qui est censé avoir un plan, tu as toujours un plan normalement ! Qu’est-ce qu’on fiche encore ici ? Et c’est quoi ce bandage sur ta joue ? De la peau de poisson ? Qu’est ce qui t’es arrivé, [8] bon sang ?

-       Calme-toi un peu, tu n’as pas été assommé, tu as été endormi. Par la force certes, mais avec… respect ? Je sais pas, enfin bon, suis-moi et fais-moi confiance, tout va bien se passer. Le Gourou aimerait te parler seul à seul. Quant à ça, je me suis pris la tête dans un amas de lianes tranchantes, mais ce n’est pas grand-chose.

-       Ça m’étonne pas de toi, t’es vraiment un empaffé ! Tu as dit le Gourou ? Tu parles de ce pitre aux cheveux sales, à l’air ahuri, et totalement imbu de sa personne ? Hors de question, il ne m’a rien inspiré de bon ce rat de cale !

-       Drôle de description, ça me rappelle presque quelqu’un… Jack, fais-moi confiance je te dis.

-       T’es sur de toi, le blond ?...

    Il se rapproche de son ami, et lui murmure quelque chose à l’oreille.

-        …tu as un plan c’est ça ? Tu sais ou ce « Gourou » planque son magot ?

-       Oui, t’en fais pas. Allez, suis-moi.

    C’est peut-être la première fois que Jack voit son ami l’air si sérieux. Sa conversation sur les universités européennes avec Charlemagne semblait déjà avoir donné un coup de fouet au blond. Mais là, il a l’air d’avoir su se gérer dans une situation imprévue et délicate, sans avoir eu besoin de son capitaine pour improviser un plan farfelu. 

    Ils traversent à nouveau l’étage qui ressemble à une caserne militaire. Les hommes qui l’occupent sont très animés. Ils sont encore autour d’une carte, et se disputent pour savoir « quels sont les meilleurs chemins à emprunter ». D’autres remplissent des douilles de poudre, montent des platine à silex sur des fusils, et graissent les canons.

-       L’heure de la libération arrive, mes frères ! hurle l’un d’entre eux.

    Sa déclaration provoque un tonnerre de réactions enthousiastes. 

-       Ne sont-ils pas déjà libres, ceux-là ? T’en as appris un peu plus, Bellamy ?

-       Ce n’est pas à moi de le faire, patiente un peu.

   Ils arrivent sur l'immense pont désert, tout l'équipage doit être occupé dans les entrailles du trois mâts. Même s’il est délabré, et que sa proue est entièrement déchirée, (elle est suspendue quelques mètres en dessous, dans un « hamac » de lianes), le bâtiment devait être aussi impressionnant qu’un galion, lors de ses belles années. Sur sa poupe, au-dessus de la grande porte qui mène à la cale, se trouve le plus gros gouvernail que Jack ait jamais vu. Cette barre à roue est immense, et ses poignées semblent avoir été conçues pour les mains d’un titan. Son centre est décoré d’une magnifique tête de lion en ivoire, ornée de fines écailles dorées, et de branchies en corail vermeille.

-       T’as vu ça, le blond ? Ça c’est un emblème digne de ce nom. Je vois mal comment un pain à la banane pourrait…

-       Si seulement cette carcasse était restée en un seul morceau, tu aurais pu voir cette même tête de lion et son corps de triton comme figure de proue. C’était une pièce d’une beauté unique… Jack Sparrow ! Viens t’asseoir, n’aies pas peur.

    Le Gourou est toujours affalé sur sa colline de tapis. Son installation est posée contre le bastingage tribord du navire, du côté de la proue déchirée. Les débris ont été agencés pour étayer son assise, et surélever sa personne. Il fume du chanvre dans une pipe en verre soufflé, et sirote une boisson dans une tasse en porcelaine. Cette fois, Jack a le temps d’un peu mieux l’analyser. Il porte les mêmes vêtements que la veille, ses cheveux sont toujours aussi sales, et ses yeux n’ont rien perdu de leur éclat verdoyant, bien qu’ils soient rougis et vitreux.

-       Très drôle. Je suis le capitaine Jack Sparrow, je n’ai peur de rien.

    Jack s’approche du gourou, et fait signe à Bellamy de le suivre. Mais le second se retourne sans lui adresser un mot, et repart en direction de la cale du navire. Jack est étonné, mais avant qu’il ne puisse l’interpeller, le Gourou prend les devants.

-       Assieds-toi là…

    Le Gourou lui indique un petit tas de tapis posé en face de lui. Jack s’y assoie en tailleur.

-       …tu veux boire quelque chose ? J’ai du thé noir si tu veux. Il est froid, mais sucré à la canne, c’est excellent.

-       Avez-vous du rhum, par hasard ?

-       Du rhum ? À ton âge ?

-       Il y a un âge pour boire du rhum ? Depuis quand ? Javier m’en a toujours servi avant de dormir, d’aussi loin que je me souvienne.

-       Ceci explique peut-être cela… mais non, mon garçon, je n’ai pas de rhum à te servir. Tiens, prends un thé, insiste-il en lui versant une tasse.

-       C’est un beau service que vous avez là, c’est pas donné la porcelaine, remarque le moineau.

-       Comment un gamin comme toi peut-il estimer ce que vaut un service ?

-       J’ai travaillé pour un antiquaire, on en recevait souvent ! Et vu la qualité de ces pièces, le vôtre doit valoir son pesant d’or…

-       Et alors ? Est-ce pour me dérober de mes biens, que tu as accosté Saint-Domingue à ma recherche, capitaine Jack Sparrow ? Après tout, tu es un pirate, n’est-ce pas ?

-       Oui, mais non. Vous faites bien d’en venir aux faits. Nous vous cherchions pour recruter des hommes, quels sont les gaillards de cet équipage dont vous aimeriez vous séparer ?

-       Pardon ? Tu ne veux pas comprendre comment tu es arrivé là ? C’est la première question que m’a posé ton copain…

-       J’en ai assez ! Comme vous le dites, je laisse à mon second la tâche de comprendre. Depuis que je me suis lancé sur les eaux, je n’explique rien de ce qui nous arrive ! Alors je compte bien voguer sans trop me torturer l’esprit, je verrai bien ou ma « bonne étoile » m’emmènera…

-       Je te l’ai déjà dit, Jack, tu n’as pas de bonne étoile, aucun ange ne veille sur toi. Les chérubins ne s’occupent que de ceux nés avec une cuillère en argent dans la bouche… ce qui, vu ton allure, ne semble pas être ton cas… sors ce que tu as dans ta poche, s’il te plaît, demande le Gourou.

    Jack fouille alors dans son pantalon, et sort le monocle qu’il a dérobé à Pedro Noriega. À la vue de l’objet, il se rappelle vaguement que le Gourou lui avait pris. Il est étonné de ressentir une vague soulagement en se saisissant de la lunette.

-       Il vous intéresse cet objet, n’est-ce pas ? Je l’ai piqué pour le vendre, lors de la vente aux enchères de l’autre baguenaud. Un fou était en train de l’acheter pour cinq mille pièce de huit en or ! Va falloir être convaincant, l’ami…

-       Tu dis ça, mais si je t’en proposais un prix, gamin, tu refuserais instinctivement de me le vendre. Si j’essayais de te l’arracher des mains, tu me trancherais la gorge avec les dents.

-       Jamais de la vie ! La violence me répulse, je préfère discuter ou courir. Si l’entourloupe est ratée, ça dépen…

-       Je ne t’ai aucunement demandé de me raconter ta vie, Sparrow.

-       Mais…

-       Charlemagne m’a dit qu’il t’avait déjà mentionné mon existence, et la nature de mes activités.

-       Le vioc en savait pas un rayon, il a dit que vous étiez un sorte de magicien, mais très honnêtement, vous avez plutôt l’air d’un saltimbanque.

-       C’est sans doute le plus beau compliment que l’on m’ai fait depuis bien longtemps ! Je vais te dire ce que je fais ici. Je libère mes frères que l’on a enchaînés et réduits en esclavage.

-       Oui, il m’a dit que vous avez avais essayé de le libérer, mais que ce fut un échec. Vous avez pas l’air au point… on peut discuter de recrutement ou tu vas continuer à…

-       La libération de Charlemagne a été un terrible accident ! hurle le gourou, pris d’animosité à la mention de cet échec. Mon équipage et moi-même avons plusieurs modus operandi, mais le plus efficace est l’infiltration. Les français ont récemment pris le contrôle de Saint Domingue, donc c’est encore un peu la pagaille au niveau effectif et logistique. Nous nous sommes facilement procurés des uniformes d’officier, et le roulement des unités est si conséquent que nous arrivons à infiltrer régulièrement leurs effectifs. Seulement voilà, ce fameux jour, il a fallu que ce chien de nègre blanc ait du flair…

-       Je ne m’en fais pas. À vrai dire, je m’en fiche un peu, avec tout le respect que je vous dois, bien sûr. Mais bon, si vous insistez, comment vous faites pour infiltrer la marine alors que vos hommes sont tous noirs de peau ? J’avoue que ça, ça m’intrigue un peu… ça se remarque, non ?

-       Les deux hommes qui t’ont contrôlé à ton arrivé sur l’île, étaient-ils noirs ?

-       Bah non, c’était des officiers de la marine française, deux salauds de première !

-       Non ! Es-tu totalement idiot, Sparrow ?

-       Je ne vous permets pas de vous adresser de la sorte au capitaine Jack Spar… kof, kof !

    Jack tousse à pleins poumons à cause de la fumée que le Gourou expire dans sa direction.

-       Tu n’arrives donc pas à suivre ? Concentre toi, Sparrow ! crie le gourou, illuminé.

    Jack est dubitatif, mais il choisit de faire un effort et d’essayer de comprendre son hôte. Qu’il décide de le piller, ou de recruter certains de ses hommes, il se doit de l’avoir en poche.

-       Les hommes qui t’ont contrôlé sont des sympathisants liés à notre cause. Je m’excuse d’ailleurs pour leur brutalité mais, quand on est informés de la déportation d’hommes sur le port, on y va pas de main morte avec les goujats qui les transportent… on n’aime pas trop les esclavagistes, nous autres. Sache qu’avant d’être « Saint-Domingue », l’île entière s’appelait « Santo-Domingo ». Je suis arrivé sur l’île bien avant les français, j’ai un lien fort avec bon nombre de natifs, et donc des yeux et des oreilles partout. Mais honnêtement, j’avoue que maintenir mon réseau devient de plus en plus compliqué.

-       Donc, si je comprends bien, les officiers qui nous ont contrôlés, puis assommés, travaillent pour vous ? Comme ceux qui avaient tenté de délivrer Charlemagne il y a quelques années, et qui ont fini massacrés ?

-       Oui… que leurs âmes reposent en paix, nous nous étions attaqués à un trop gros poisson ce triste jour…

    Le Gourou a les yeux humectés, il inspire très fort sur sa pipe, et recrache la fumée en regardant vers le ciel.

-       …mes infiltrés n’ont qu’une mission : intercepter des navires qui accostent le port avec un chargement d’esclaves, et faire mine de devoir en saisir quelques uns d’urgence, sous ordre de la couronne. On évite les gros négriers, ceux habitués de Saint-Domingue qui ont eu vent des rumeurs, ou ceux dont le capitaine est réputé pour ne pas être commode… d’où la pire erreur de ma vie qui fut de croire que je pourrais duper le barbare qu’est Suleyman Umar… En réalité, nous lui avons déjà fait le coup plusieurs fois tu sais, mais la gourmandise est un péché, Sparrow.

-       Je vois… donc si je comprends bien, deux gamins qui débarquent avec un seul esclave à bord, c’était une occasion rêvée pour vos hommes, je me trompe ?

-       Exactement ! Tu vois quand tu veux ! Ton ami a mis plus de temps à comprendre que toi. C’est bien, Sparrow, très bien même !

-       Oh, vous savez, Bellamy est un peu lent d’esprit, je suis son capitaine… le cerveau, c’est moi ! clame Jack avec fierté.

-     Ahah si tu le dis… Enfin bon, mes hommes ont vraiment gobé votre histoire de chasseur de prime, alors ils vous ont assommés, et traînés jusque dans ma geôle souterraine, avant d’accueillir Charlemagne parmi nous. On avait prévu de vous interroger sur vos activités, et de vous offrir en pitance aux crocodiles. Mais, heureusement pour vous, votre matelot nous a tout raconté, alors on vous a libérés et invités à venir nous rencontrer dans notre merveilleux repaire ! J’avoue qu’on a eu du mal à croire à son histoire au début… Mais bon, bienvenue, pirates du Banana Bread !

-       Alors non, je suis le capitaine, et je suis en total désaccord avec ce nom ridicule. Et « merveilleux », hm, je ne sais pas trop… Comment diable avez-vous monté cette carcasse ici ? 

-       C’est pas moi qui l’ai montée ici, je l’ai trouvée. Avant d’établir ma base dans ce navire, je campais dans la jungle. Un jour, j’ai entendu un bruit fracassant de bois craquelant. Alors j’ai grimpé, plus haut que je n’avais jamais grimpé auparavant, et j’ai trouvé ce bâtiment ! Je n’ai aucune idée de comment il est arrivé là, ça me torture l’esprit tout autant que toi… Tout ce que je sais, c’est que cette « carcasse » comme tu dis, était un vrai trois mâts de guerre comme seul le Mad Beaver pourrait en construire de nos jours. Sa cale était remplie de cartes. Je n’en avais jamais vu d’aussi complètes et précises de toute ma vie. Il y avait aussi un paquet d’armes, celles qu’on a pu conserver représentent un tiers de notre arsenal. À part ça, pas grand-chose. La nature a repris ses droits sur ce bateau, il n’y a rien à savoir de plus. Sa seule vraie particularité reste cet emblème de lion écaillé, doté de branchies, que l’on retrouve sur le gouvernail, ainsi qu’en tête de proue. Je me demande si le capitaine de ce bateau n’était pas…

-       Je m’en fiche un peu, à vrai dire. Si vous savez même pas comment il s’est retrouvé dans les arbres… coupe Jack, ennuyé.

-       Ahah, tu es insolent, et impatient, j’étais exactement comme toi avant ! se réjouis le Gourou.

-       Je m’en fiche aussi ! Je suis là pour recruter des hommes, pas pour rejoindre votre secte ! Et puis, j’aimerais vivement savoir quel est le rapport entre la « chance » que j’ai eue d’arriver à vous, et cette lunette de malheur ? Si j’avais su que je me ferais assommer et pendre par les pieds, je serais allé chercher des hommes ailleurs !

-       Elle t’intrigue plus que tu ne le laisses paraître, cette « lunette de malheur », pas vrai ? Tu as remarqué la blessure de ton ami ?

-       Bah oui, il m’a dit qu’il s’est pris dans des lianes, faudrait penser à les tailler un jour, si vous comptez rester éternellement perché là-haut.

-       Je lui ai dit de te dire la vérité, mais il a préféré t’en préserver, par bienveillance… Il me rappelle quelqu’un, il a le sens du sacrifice. Tu as choisi un très bon second, Sparrow.

-       Quelle vérité ?

-       C’est toi qui lui a griffé la joue, enragé comme un chien, si on t’avais pas tenu, tu lui aurais sûrement dépecé le visage. 

-       Pardon ?! C’est impossible, jamais je ne pourrai faire une chose pareille, encore moins à la tendre chochotte qu’est Bellamy Lingard ! Assez de fabulations, si vous n’avez pas d’hommes pour moi alors je crois que je vais…

-       Regarde sous tes ongles, Sparrow, ordonne le gourou d’un ton sec et autoritaire.

    Jack s’exécute. Outre la crasse noire accumulée depuis des semaines, il est vrai qu’il remarque une autre couleur, un bordeaux bruni. Il renifle ses doigts, et reconnaît aussitôt l’odeur de fer caractéristique du sang, celle qu’il déteste le plus au monde. Il bondit en arrière et       pousse un hurlement aigu, et vomit ses tripes sur le sol.

-       Eh bah alors, capitaine Jack Sparrow, peur de rien ? Vraiment ? Allez, ce n’est qu’un peu de sang séché, reprend toi !

-       La ferme ! Dégagez loin de moi, espèce de fou à lier ! Qu’est ce que vous m’avez fait ? Charlemagne m’a dit que vous étiez un sorcier !

-       Tu as griffé ton ami car tu voulais me tuer, pour récupérer ta « lunette de malheur ». Tu ne te rappelles vraiment de rien ?

-       Mais qu’est-ce que vous racontez ?! J’en ai rien à faire de vous, j’ai aucune raison de vouloir vous tuer ! Et je ne suis pas plus intéressé par ce monocle à la con !

-       Fais-moi confiance, Sparrow. Rassieds-toi, respire lentement …

    Doucement, le jeune capitaine finit par se calmer. Néanmoins, il ne détache pas son regard méfiant des yeux exorbités du gourou. Il se fait resservir un thé froid et le bois d’une traite.

    Une fois qu’il sent le moineau calmé et disposé à l’écouter, le Gourou lui raconte alors comment, plus tôt dans la journée, il a été pris d’une rage incontrôlable et viscérale, à la seconde où il s’est aperçu qu’on lui avait dérobé son monocle. Jack est dérouté, les images lui reviennent lentement en tête. La simple vue du sang entre ses ongles lui donne l’impression que sa main pèse une tonne. Il se saisit de la théière et gâche ce qu’il en reste en se nettoyant avec le thé. Il se sèche sur son pantalon, et ressort le monocle de sa poche. 

-       Mais comment c’est possible… dit-il en fixant l’objet comme s’il allait plonger dedans.

-       As-tu déjà entendu parler de la Triade de l’Absolu, Sparrow ? demande le Gourou.

-       Oui, ce capon de Noriega m’en a parlé. Trois objets « magiques », mais surtout très chers et convoités, c’est bien ça ? Il m’a dit que ce monocle en faisait partie, mais j’ai pris cela pour des âneries.

-       Enfin, Sparrow ! La magie ne t’intéresse pas ?

-       Non, surtout si c’est Pedro qui m’en parle. Et je vous vois venir, c’est pareil venant de vous.

-       D’un côté, tu as raison. La magie n’existe pas, tout peut s’expliquer d’une manière ou d’une autre. Pour les premiers hommes, la chaleur du feu, le ruissellement de l’eau, et la fertilité de la terre, étaient des choses qu’ils ne pouvaient expliquer, alors ils ont pensé un nouveau concept : « magie ». Ils ont même attribué une figure divine à chaque phénomène naturel sur lequel ils n’avaient ni connaissances, ni influence, ni contrôle. Mais petit à petit nous avons évolué, nous, les hommes. Nous avons compris ce qu’était la combustion, l’érosion, et la floraison. Nous avons contrôlé ces phénomènes, puis nous les avons théorisés, et les avons définitivement dompté en les nommant. Finalement, l’homme est bien plus proche du seul dieu véritable qu’il ne le croit !

-       Le seul dieu véritable ?

-       Tu as bien entendu. La figure divine et omnisciente, que mentionnent les textes sacrés, n’a rien à voir avec un vieux barbu taillé comme un apollon. Elle n’est pas non plus au sein du Père, du Fils, et du Saint-Esprit. Dieu n’est pas un concept volatile. Les artistes et les hommes de foi ont un peu surinterprété ce que « à notre image » voulait dire… Une image, c’est un concept qui n’est pas palpable, Sparrow, c’est une métaphore ! L’apparence physique, c’est palpable, contrairement à l’âme ! Ce qui définit l’homme, c’est son âme, c’est ça, « son image » ! Les images qui illustrent nos personnalités, ce sont elles, qui sont à l’image de la figure omnisciente ! Tu me suis, Sparrow ?!

   Le Gourou bondit de son trône de tapis, et vient se tenir à quelques centimètres de Jack, le visage illuminé par une douce folie.

-       Euh, non, absolument pas.

-       Ignare, je te pensais plus éveillé que ça ! répond le Gourou en se levant. Qu’est-ce que tu me répondrais, si je te disais que celui que l’on a baptisé « Dieu », possède moult autres patronymes bien plus adéquats, et qui attestent que le « tout-puissant », est en réalité « toute-puissante » ?

-       Premièrement, je vous dirais d’arrêter de tirer sur cette pipe qui dégage une drôle d’odeur. Deuxièmement, je vous conseillerais de ne jamais descendre de votre perchoir pour aller raconter ça en ville ! Dire que Dieu est une femme, à vos risques et périls…

-       Arrête de la nommer ainsi, Sparrow ! Mère Nature ! Terrae ! Gaïa ! Voici quelques noms de notre déesse à tous.

-       Donc, vous dites que Dieu, c’est juste la terre ? À la base, nous devions parler du monocl…

-       Je ne dis pas, Sparrow, je constate ! Tout ce que l’homme ne peut expliquer, ne peut être expliqué que par les vertus de la terre. Le Kraken n’est sûrement pas un monstre magique, juste un poulpe né dans de plus sombres profondeurs que les autres, tout simplement proportionnel à son environnement. Le chant des sirènes n’est pas plus magique que la peau du caméléon qui elle, peut changer de couleur ! Ce sont juste deux genres de défenses naturelles propres à ces espèces ! Tout s’explique quand on s’éveille, tout prend sens quand on accepte de se plier aux seules lois véritables, celles de Gaïa…

    Jack le regarde avec curiosité, outré par tant d’extravagance, mais fasciné de voir à quel point celui-ci croit avec passion à sa propre vision des choses. Le gourou poursuit son monologue.

-       … dans des centaines d’années, des hommes riches des traces que nous leur aurons laissé, Sparrow, seront en mesure de comprendre toute les envies, les folies, et les caprices de Mère Nature que nous ne pouvons pas encore expliquer ! Calypso, le Trident de Poséidon, et même la Fontaine de Jouvence ! Toutes ces légendes dites « magiques » seront un jour comprises, théorisées, et domptées par l’homme ! Calypso ne sera plus qu’une grande sirène, le trident une grande fourchette, et la fontaine un grand robinet. Les simples d’esprits continueront toujours de croire en une entité anthropomorphe, dictant les lois de la Terre et des hommes depuis son palais de nuages. Les théistes ne disparaitront jamais, ils continueront même de faire légion, se croyant légitime de se sentir plus grands que leur propre Mère ! Les…

-       D’accord ! somme Jack, les méninges enfumées. D’accord, j’ai compris ! Mais fichtre, quel est donc le rapport avec ce monocle à la noix ?!

-       Calme toi, bonhomme, calme-toi, j’y viens…

    Le Gourou arrache furtivement le monocle des mains de Jack. Le moineau ressent une étrange pulsion, mais il parvient à se contrôler. Il est étonné, son cœur bat vite, ses dents se crispent, et ses nerfs se tendent instinctivement.

-       Ce « fichu monocle à la noix », Jack, est du même acabit que le Trident de Poséidon ! Il fait partie de ces objets que l’on peut encore définir de… magiques. Avec de l’huile et une étincelle, je peux faire croire au simple d’esprit que je crache du feu tel un dragon. C’est une illusion, certes divertissante, mais qui s’explique facilement. Cependant, si je te regarde dans le blanc des yeux à travers cette lunette, je pourrais voir quelle chose tu désires le plus en ce monde. Je pourrais la voir, mais aussi la sentir, la toucher, et surtout, la comprendre. Je comprendrais ce qui motive ton cœur à ne pas s’arrêter de battre, alors que toi-même n’en a peut-être pas conscience. Malheureusement, les lois de Gaïa privent encore ses enfants de la compréhension de ce phénomène, spécifie le gourou en se grattant la tête, comme déconcerté par l’évidence. Tu te rappelles de Harvey Cole, le désosseur ? Bellamy m’a dit que tu l’as vaincu en duel, alors qu’il te dominait de la tête et des épaules… un véritable miracle, n’est-ce pas ?

-       Euh, comment dire, je l’ai terrassé d’un coup de pied comme moi seul en ai le secret, cela n’a rien d’un « miracle », répond Jack, prétentieux.

-       Que sait-tu de lui ? Que sait-tu d’Harvey Cole, Sparrow ?

-       Eh bien que c’est un pirate recherché, débile, fort, grand, et euh… bah pas grand-chose de plus…

-       Creuse ! Fouille ! Cherche ! Du plus profond de ton être, pose-toi la question suivante, qu’est-ce que je sais de Harvey Cole ?! intime le gourou.

    Jack est dérouté par le personnage, cependant, il est curieux de comprendre ce qui ne tourne pas rond autour du monocle. Il se rappelle l’avoir utilisé contre Harvey, mais n’a aucun souvenir de son effet. Pour lui, il l’a enfilé et, une seconde après, il prenait la fuite avec Bellamy et Charlemagne, victorieux de son duel. De fortes migraines ont suivi, mais il n’est pas en mesure de savoir si elles ont un lien avec cette histoire, ou si elles sont juste dues à l’alcool. Jack se concentre alors, il essaye de forcer les verrous de sa mémoire.

-       Harvey Cole est un pirate, recherché, débile, fort, grand et euh… il… il a un fils… murmure-t-il.

    Très concentré, il a les paupières fermées et sourcils froncés.

-       … un fils de huit ans, enfin je crois, à peu près… Angus ! Il s’appelle Angus. Mais… Angus a été kidnappé, il a été kidnappé par… par un pirate avec une tête de… de poulpe ? Davy Jones ! Ce drôle de pirate, c’est le capitaine Davy Jones. Après un combat perdu, Harvey s’est fait prendre son fils par le capitaine Davy Jones, qui en échange, lui a laissé la vie sauve ! Il lui a aussi laissé l’annulaire d’Angus. C’est la première phalange qu’Harvey s’est accrochée autour du cou, en guise de souvenir, avant de sombrer dans la folie et de devenir un vrai barbare ! Mordiable, comment est-ce que je sais tout ça, moi ?! Angus… sa peau est douce, elle sent la coriandre, et sa voix… sa voix est rauque pour son âge, les camarades d’Harvey doivent beaucoup trop fumer en sa présence, et…

-       Stop, c’est bon, Jack, arrête, dit le gourou.

   Il pose sa main sur son épaule, et lui rend le monocle.

-       J’ai l’impression d’avoir fréquenté Angus toute ma vie alors que je déteste les mioches ! Et je, je, enfin je…

-       Jack, doucement… dis-moi, quel est le plus grand désir de Harvey Cole ?

-       Retrouver Angus, se venger de Jones, et récupérer son fils. Oh bordel ! hurle Jack en se levant d’un coup. Je me rappelle ! Je lui ai dit que je savais ou était Angus, alors que ce fou à lier allait me tuer ! Sauf que, quand je lui ai dit ça, il s’est arrêté net et…

-       Et tu lui as brisé les bijoux de famille, tu as gagné le duel, et tu as fui de Tortuga, poursuit le gourou.

-       Alors ce truc, il est magique ? Il est vraiment magique ?! Même vous et votre délire autour de la terre, du feu, et de la fourchette de Calypso perdu dans la Fontaine ou je ne sais pas quoi, vous dites que ce monocle est vraiment magique ?! s’extasie Jack.

-       Ahah, oui, dans ce cas-là on peut dire ça comme ça. Ce monocle et deux autres objets constituent la Triade de l’Absolu.

-       Et les deux autres objets alors ? Ils sont comment eux ?

-       On en sait beaucoup moins sur eux. Tu sais, il est plus facile de dissimuler une montre, et un compas, qu’une lunette en plein milieu de la gueule, suppose le gourou.

-       Une montre et un compas ? Comment vous savez qu’il s’agit d’une montre et d’un compas, si on en sait si peu sur eux ?

-       Tu ne connais pas la comptine de Georges le malheureux ?

-       Euh… non, c’est quoi ça encore ?

-       Tu es terriblement inculte, Sparrow. C’est une berceuse de référence pour tous les enfants du Nouveau-Monde ! Tu n’as donc pas eu d’enfance ?

-       Je suis né sur Nassau.

-       Ah, au temps pour moi. Enfin bon, cette comptine raconte l’histoire de Georges, un marin d’eau douce empli de malchance. Je vais te la chanter…

« Georges est un marin pas comme les autres,

Les vagues le poussent,

Les poissons le mordent,

Et les villes le chassent,

Mais Georges est un marin pas comme les autres,

Son monocle voit,

Sa montre sait,

Et son compas l’emmène,

Mais Georges est un marin pas comme les autres,

Georges est un marin demi-dieu,

Mais Georges est un marin pas comme les autres

Georges est un marin malheureux. »

-       Quoi ? C’est tout ? Mais vous chantez presque aussi bien que Charlemagne, dites-donc ! Dites, vous voulez bien rejoindre mon équipage ? 

-       Pour me coltiner un ahuri comme toi en guise de capitaine ? Sans façon !

-       C’est très culotté venant de votre part, que de me traiter d’ahuri, remarque Jack.

-       Enfin bon ! Arrête de changer de sujet, veux-tu ? Au-delà de mon interprétation, tu n’as rien remarqué dans les paroles ?

-       Oh mais si, Georges est un marin malheureux !

-       Misère… j’ai l’impression de perdre ton attention, Sparrow ! Ce chant mentionne un marin à qui rien ne réussit, mais qui possède trois objets, qui font de lui un demi-dieu. Mais qui malgré tout, est malheureux.

-       Ca fait pas grand-chose à se mettre sous la dent, et c’est une comptine pour enfant je vous rappelle…

-       Pourtant, c’est assez pour que des hommes aient imaginé que le monocle porté par ce juge, et puis par cet amiral, et maintenant par toi, est celui mentionné dans la comptine ! Si le monocle voit, la montre sait, et le compas emmène ! Je ne sais pas qui a écrit cette chansonnette, mais ce qu’il a voulu dire est clair. Si l’on pouvait réunir ces trois objets en même temps, nous serions le possesseur de ladite « Triade de l’Absolu », égal à un demi-dieu, mais frappé d’une malédiction éternelle !

-       C’est un peu tiré par les cheveux, non ? Vous doutez des religions, mais l’histoire de Georges le malheureux par contre y’a pas de soucis ?

-       Qui sait ? En tout cas, pour l’instant, cette comptine semble expliquer comment un gamin a pu vaincre Harvey le désosseur.

-       Donc vous pensez que si je trouve cette montre et ce compas, je deviendrai un sorte de demi-dieu ? Je pourrai aisément devenir le seigneur des pirates avec ça…

      Jack se frotte les mains, il a des étoiles dans les yeux. 

-       Ne t’enflamme pas, jeune pousse. Beaucoup d’hommes très ambitieux aimeraient pouvoir réunir la Triade, ou ne serait-ce que mettre la main sur un seul de ces trois objets.

-       Et vous n’avez aucune idée de leur pouvoirs ? À la montre et au compas ?

-       Hm, non, rien du tout. Mais j’ai quand même théorisé que, si le monocle agit sur l’homme, il représente l’esprit. La montre doit logiquement représenter le temps, et le compas l’espace. Si tu es maître du temps, de l’espace, et des esprits, tu deviens alors un être…

-       … absolu, poursuit Jack.

-       C’est ça ! Mais tu sais, ta réaction quand je me suis emparé du monocle, je pense que c’est ça le revers de la médaille, le fameux malheur mentionné dans la comptine.

-       Rien à faire ! Je suis le capitaine Jack Sparrow, je vais devenir le plus grand pirate que le monde ait jamais connu. Je vais pas avoir peur d’une petite malédiction quand même ! Mais au fait, quel est le rapport avec ma « bonne étoile » ?

-       Ça t’obsède hein, que l’on puisse penser que tu ne réussis pas de toi-même ?

-       Rien à voir avec ça ! s’agace Jack. 

-       Je n’en sais rien, mais si ces objets sont liés à l’omniscience et à l’absoluité, je pense qu’ils sont dotés d’une sorte de volonté propre, en lien avec les désirs de leur possesseur. Ils doivent influencer le libre arbitre de celui qui les détient, que ce soit pour le meilleur, comme pour le pire…

-       Désolé, l’ami, mais j’ai rien pigé.

-       En gros, tu vois quand tu as pris la décision de foncer droit dans le port de Saint-Domingue ?

-       Alors, euh, oui à propos de ça… en fait je dois avouer, je suis un coquin . En réalité, c’est Bellamy qui a…

-       C’est Bellamy qui a quoi ?

    Le blond vient de remonter sur le pont.

-       Ahah Bellamy Lingard ! Mon fidèle second ! J’allais justement vanter ton sens de la stratégie ! Viens t’asseoir avec nous, que je m’excuse d’avoir griffé ta joue dodue ! Si tu savais comme je m’en veux…

-       Laisse tomber, Jack, c’est pas grave.

-       Soit, alors c’est oublié !

    Le Gourou manque de s’étouffer avec sa gorgée de soupe en entendant ça.

-       Comment tu vas toi ? demande le blond.

-       À merveille…

    Jack se lève et rejoint son second. Il fait mine d’examiner sa blessure, et en profite pour lui chuchoter quelque chose à l’oreille.

-       … ce gars est un peu timbré, il m’a appris tout un tas de choses assez farfelues, si tu veux mon avis…

-       Arrête de me tripoter, tu veux ! s’agace Bellamy en repoussant la main de Jack. Alors, vous lui avez parlé du plan ?

-       Quel plan ? s’étonne le moineau.

-       Le plan de toute une vie, Sparrow ! Non, Lingard, je n’ai pas eu le temps d’en parler, nous avons abordés d’autres sujets… mais j’allais y venir ! C’est bien que tu nous aies rejoint, le brief avec mes hommes s’est-t-il bien passé ? Et Charlemagne, que fait-il ?

-       J’ai quelques réserves mais, globalement, on a réussi à s’entendre. Charlemagne leur raconte quelques anecdotes de guerre pour les préparer. Vous devriez voir comme ils sont assidus, une vraie salle de classe, dit Bellamy, enthousiaste.

-       Tu n’as jamais vu de salle de classe, menteur, tu ne fais qu’en rêver la nuit ! se moque Jack.

-       Tais-toi ou je m’occupe de te faire une balafre encore plus large que celle que tu m’as faite !

-       Ah tu vois bien que ça te préoccupe ! Faut le dire si tu veux des excuses, monsieur le susceptible !

-       Hep hep hep ! On se calme, les moustiques, ordonne le Gourou d’un ton jovial. Allez, venez vous asseoir tranquillement…

-       De quoi avez-vous parlé tout ce temps ? Jack a vomi et ça a coulé à travers le plancher de ce vieux pont. Heureusement qu’on a mis les cartes à l’abri, c’était vraiment dégueulasse…

-       Je te rappelle que j’ai été assommé deux fois dans la même journée, ça t’étonne tant que ça que je dégobille ? Toi, il te suffit d’avaler une poignée de haricots pour ça, alors tu devrais pas trop faire le fier, mon vieux !

-       Rouges ! Seulement les haricots rouges ! Et j’arrive de mieux en mieux à les digérer alors arrêt…

-       Eh oh ! Je suis là, les enfants. Je meurs d’envie de stipuler que moi, ce sont les fruits de mer qui me ballonnent, mais nous avons des choses à se dire, et ça urge un peu. Lingard, je te trouvais bien plus sérieux tout à l’heure…

-       Mais c’est cet abruti qui me provoque ! se défend le blond.

-       Laissez, Gourou, il est un peu à cran en ce moment, c’est l’émotion de retrouver son capitaine en vie…

-       Je vais t’arracher la glotte, capitaine de mes deux !

-       Stop ! Assez, ou c’est moi qui vous coupe la langue !

    Jack et Bellamy se calment, mais tirent la tronche.

-       Allez, rattrape-toi et explique à Jack ce qui nous attend demain.

-       Très bien, comme vous voudrez, accepte le blond, agacé de devoir rendre des comptes. Le Gourou, Jack, est un libérateur. Son activité est de libérer un maximum d’esclav…

-       Je sais déjà ça, abrège, coupe Jack avec désinvolture.

    Bellamy voit rouge, mais le Gourou lui fait signe de ne pas bouger, et continue les explications à sa place.

-       Je t’ai expliqué comment je libère des esclaves, Sparrow, mais pas ce qu’ils deviennent ensuite. Une fois sortis de la ville de Saint-Domingue, je les emmène ici, et leur propose de faire un choix. Rejoindre un passeur qui les mènera sur Tortuga, où ils pourront repartir à zéro comme bon leur semble. Ou bien rester sur mon navire, boire à étancher leur soif, manger à leur faim, dormir autant qu’ils le souhaitent, et participer à la préparation de nos opérations, ainsi qu’au bon déroulé de la vie sur cette carcasse perchée. Personne n’est réellement libre s'il n’est pas libre de choisir comment il entend plein gré de rester parmi nous. Mais ce qui les motive plus que le rhum, plus que la nourriture, ou plus qu’un oreiller en plume, c’est malheureusement la vengeance.

-       La vengeance ? C’est-à-dire ? De quoi espèrent ils se venger ? demande Jack.

-       Du système, enfin ! Les négriers, les maîtres de maison, les passeurs, les administratifs, les marchands, tous autant qu’ils sont ! Ils sont tous antagonistes de la race humaine elle-même, Sparrow ! Ces ordures remarquent à peine la disparition occasionnelle de certains de leurs « produits ». C’est pour ça, que nous projetons d’initier la plus grande libération d’esclaves à ciel ouvert jamais vue ! Si cela n’arrêtera pas leur commerce, les journaux ne pourront taire un tel évènement, et j’ai bon de penser que cet acte sensibilisera de nombreux fidèles à notre cause. Il vivre sa vie. Tous les gars que tu as vu ici sont d’anciens esclaves qui ont choisi de leur suffit d’une étincelle, pour embraser les poudres… Bellamy ! Toi qui dis vouloir enseigner, voyons comment tu retiens, comprend, et décris un plan.

-       Très bien ! Jack, écoute plus de deux phrases, s’il te plaît.

-       À vos ordres, professeur Lingard, répond Jack avec ironie.

-       Bon, demain, sur le port de Saint-Domingue, se tient une vente d’esclaves. Pas n’importe laquelle, c’est le dernier cru rapporté d’Afrique par Suleyman Umar, le fameux « Nègre Blanc », qui sera mis en vente. Les plus riches exploitants agricoles du Nouveau Monde viendront inspecter la marchandise, et négocieront les prix avec les différents marchands pendant environ deux heures. Apparemment, les derniers esclaves que Suleyman a déporté sur l’île sont des esclaves dits « physiques », des montagnes de muscles destinés non pas à l’exploitation mais à la création même de terrains… en gros, à la déforestation. Une trentaine d’hommes seront mis en vente. J’ai tout bon jusque-là ? demande Bellamy au Gourou, qui acquiesce d’un signe de la tête. Le Gourou et ses hommes préparent cette opération depuis des années. Ils attendaient d’avoir assez d’hommes pour se constituer un équipage solide. Toute les personnes qu’on a croisées depuis qu’on a embarqué… ou plutôt « grimpé » sur ce navire, sont de la partie.

-       Exactement. Tous ces gaillards attendent, le poing serré, de pouvoir briser les chaînes de leurs semblables. Après quoi, je ne proposerai plus à personne de rester là. Tel un tyran, je leur ordonnerai de rejoindre mes passeurs à l’autre bout de la jungle, et de fuir le plus loin possible au Sud, pour de tenter de vivre la vie que Gaïa voudra bien leur offrir. Alors, Sparrow, t’en dis quoi ? demande le Gourou, très enthousiaste.

-       Et le plan ? Vous m’avez présenté l’idée-là, pas le plan, remarque Jack.

-       Milles excuses ! Bellamy à toi, tu peux y aller.

-       Eh bien en fait le plan euh… vous êtes sûr qu’on ne peut pas en re-discuter avant ? Je trouve que…

-       Ah ah ! Bellamy trouve que notre plan est trop « brouillon », il n’a pas confiance en moi…

-       Je n’ai pas dit ça, je trouve juste qu’un plan si vague est beaucoup trop propice à l’imprévu !

-       Plus un plan est précis, plus l’imprévu a des chances de faire mal. Si ton plan est ficelé de bout en bout, c’est que tu n’as pas confiance en tes hommes. Si un détail parmi tous ceux que tu as imaginés est défaillant, tout s’écroule, et personne n’est en mesure d’improviser. Je préfère donner une directive vague et un but précis à mon équipage, je leur fais confiance pour la suite.

-       J’approuve ! Bien qu’au premier abord, vous ayez l’air d’un affreux gai-luron , excentrique et complétement barré, finalement, je vous trouve bien habile, et doté d’une vision de l’action qui m’enchante ! remarque Jack.

    En réalité, il est soulagé de ne pas avoir à apprendre un plan détaillé sur le bout des doigts.

-       Très étonnant, peste Bellamy à voix basse.

-       Grandiose ! Tu me plais aussi, gamin. J’ai réfléchi à un rôle spécifique pour vous deux : vous vous occuperez de faire diversion pendant que nous débarqueront, armés jusqu’aux dents, sur ce port de malheur pour le retourner comme il se doit, et rendre leur liberté à nos frères ! clame le gourou, excité comme un gosse.

-       J’en suis, hurle Jack en se levant. J’ai une seule condition, monsieur le Gourou. Si je suis venu sur ce caillou, c’est pour trouver de nouveaux compagnons, laissez-moi demander à vos hommes si certains seront volontaires pour me rejoindre une fois notre mission terminée.

-       Hm, eh bien oui, faisons comme ça. Je leur ai toujours laissé le choix, alors si certains veulent t’accompagner, qu’ils le fassent !

-       Merci bien ! Bellamy, est-ce que tu saisis ce que ça veut dire ?

-       Euh, de quoi ?

-       Ce coup-là, c’est notre chance ! La vente aux enchères était close et interdite, on a réussi quelque chose de grand, mais nous n’avons gagné aucune notoriété ! Personne n’a été mis au courant de notre exploit, tu trouves pas ça frustrant ?

-       A vrai dire, non, je trouve ça plutôt rassurant même. Je te rappelle qu’il y a de grande chance que Pedro Noriega nous traque sans relâche en ce moment…

-       Et alors ? Tu te sens menacé par ce conchier ? Un peu de sérieux ! Cette fois-ci, Bellamy, nous allons défier la couronne de France à visage découvert ! La légende du capitaine Jack Sparrow et de son fidèle second Bellamy Lingard commencera son écriture dès demain, c’est une aube nouvelle qui se lève sur nous ! clame Jack avec ferveur.

 

    Le moineau est debout sur le trône de tapis du Gourou, il prend appui sur la tête de celui-ci et mime une révérence avec son autre bras. Bellamy est stupéfait. Ses jambes sont lourdes, son crâne est encore douloureux, sa joue le pique, mais son cœur bat la chamade. Il n’a jamais souhaité devenir un pirate, mais a vite compris qu’il ne réaliserait jamais son rêve sans en devenir un, et surtout, sans Jack. Il y a quelques minutes, il voulait tout plaquer, rentrer sur Nassau, et devenir le larbin de Noriega jusqu’à nouvel ordre pour se racheter. Toutes ces douleurs commençaient à peser trop lourd, perché sur ce navire au milieu de gens qu’il ne connaît pas, et sérieusement animés par le plan le plus barré qu’il ait jamais entendu. Au réveil de Jack, il ne voulait qu’une chose, s’éloigner de lui afin de respirer. Mais en le regardant brûler d’ambition, malgré la fatigue et les blessures, le blond se rappelle que si Jack réalise son rêve avec ce voyage, c’est en partie pour que lui-même puisse réaliser le sien. Quel homme serait-il, s'il ne se bougeait pas l’arrière-train en retour, pour aider Jack à aller au bout ? Peu importe de quelle manière ils chuteront, ou jusqu’où ils grimperont, il est grand temps de donner de l’ampleur à leur histoire. C’est ce que Bellamy lit dans les yeux de Jack en ce moment, et cette flamme qu’ils lui transmettent lui arrache un grand sourire.

-       Très bien… le second valide l’impulsion de son capitaine, nous en sommes.

-       Merveilleux ! Allez, on descends au plus vite, le plan est libre, certes, mais la préparation reste primordiale ! Vous allez maintenant faire plus ample connaissance avec mes gars. Car demain, tous ensemble, nous allons foutre le plus gros merdier de l’histoire de Santo-Domingo, et faire le bonheur de Gaïa en libérant quelques-uns de ses enfants ! Je le sens, oh que oui je le ressens au plus profond de moi, les vents nous sont favorables, pirates du Banana Bread !

    Jack ne remet pas en question le nom de son navire suggéré par Bellamy, ce qui étonne celui-ci. En l’entendant dis comme ça, ils sourient tous les deux en guise d’approbation, et se tapent mutuellement des poings, chacun arborant un sourire sincère et déterminé.

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