SPARROW - Le Monocle de Clairvoyance

Chapitre 10 : Le Gourou

6912 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 14/01/2024 19:00

   Le réveil est brutal et acrobatique pour Jack et Bellamy. Dans leur tête, c’est le trou noir. Ils se rappellent très bien avoir tourné dans une petite ruelle de Saint-Domingue, et avoir été assommés par les deux soldats qui les escortaient. Ils se trouvent maintenant dans une grande pièce, aux murs en pierre recouverts de mousse verte, et où poussent de petites plantes sauvages à chaque jointure. Il fait chaud, vraiment très chaud, une chaleur humide et insoutenable. La transpiration ruissèle sur leurs corps, et des petites gouttes tombent une à une depuis leurs cheveux sur le sol. Car oui, les deux garçons sont accrochés à des chaines reliées à deux crochets fixés au plafond. Ils sont pendus par les pieds.

-       Jack, ma tête, j’ai mal… bafouille Bellamy.

-       Arrête de te plaindre un peu, active tes méninges et trouve un moyen de nous débarrasser de ces fichus liens ! peste Jack.

-       Tu comprends pas que cette fois c’est fini, on est dans un cachot de la marine française… et si on est dans cette posture, c’est qu’on va surement être interrogés à la dure… j’ai du sang plein le crâne, j’ai chaud, je crois que je vais encore m’évanouir, Jack…

-       Capitaine ! C’est pas parce qu’on est dans une situation compliquée que tu dois oublier mon titre, second. Bon sang, on s’est fait avoir comme des bleus ! On s’est trompé, mais pas de panique, on va s’en sortir, on est des pirates, non ?

-       J’en suis pas si sûr pour le coup…

-       Si seulement je les avais vus venir ces maquereaux, ça se serait pas passé comme ça, je peux te le garantir !

-       T’aurais pas dû les provoquer, Jack…

-       Ils commençaient à comprendre, il fallait tenter le bluff jusqu’au bout !

-       T’as pas vraiment tort, c’est pas de ta faute… c’était mon idée, on s’est jeté dans la gueule du loup…

-       Eh beh, c’est plaisant ça, monsieur s’excuse et ne me blâme pas, je devrais peut- être te pendre par les pieds plus souvent, tiens !

-       Arrête de parler, s’il te plaît… j’ai mal, Jack…

-       Tiens bon, mauviette ! Respire lentement, et imagine une université remplie de pâtisseries, ou je sais pas, un truc que t’aimes quoi ! Reste en vie, j’ai encore un peu besoin de toi, [LP2] l’ami.

-        Je… je vais faire une sieste, Jack…

    Le capitaine a beau essayer de parler à son second, c’est trop tard. Bellamy est encore trop sonné par les deux coups de crosses qu’il a reçu, le sang s’accumule dans sa tête. Il n’est pas vraiment inconscient, mais il n’a plus la force de parler. Jack essaye de se débattre, en vain. Plus il se tortille, plus les chaines qui le tiennent par les chevilles se serrent, et la douleur s’accentue. Mais d’un coup, Bellamy ouvre légèrement les paupières et parvient à murmurer.

-       Charle… Charlemagne, il… il était encore debout… quelques secondes… quelques secondes… après nous…

-       Et alors ?! T’insinues quoi là ?! s’excite Jack.

-       Rien… je dis juste que… c’est bizarre… il est où là d’ailleurs… hein… il est où lui ?

-       Ferme là ! Ils l’ont peut-être tué. J’interdis à mon second de douter de l’un des membres de son équipage !

-       Banana Bread

-       Hein ? T’as envie de pain à la banane maintenant ? Hm, moi aussi, tu fais ça si bien en plus… mais ça m’étonnerait que la marine nous en offre.

-       Notre navire, Jack… tu as dit que… je pourrai choisir son nom…

-       Heu oui j’ai dit ça, mais là, on a d’autres chose à penser, tu crois pas ?

-       On peut l’appeler… The Banana Bread, s’il te plaît… ?

-       C’est ridicule comme nom ! On va faire peur à qui avec un nom pareil ? Je pensais plutôt à quelque chose du genre… The Darkness Ship of the Black Death !

-       Je trouvais que… ça sonnait plutôt bien, moi…

-       Je suis d’accord ! C’est décalé et original, la deuxième proposition est bien trop lugubre et ne transmet aucune identité propre…

    Ils sont interrompus par un homme, qui vient de pénétrer dans la pièce. Les garçons voient flou à cause de l’afflux de sang qui s’accumule dans leur crâne, et leur geôle est sombre, ils ne peuvent distinguer son visage.

-       Jack Sparrow, un éleveur de cochons, et Bellamy Lingard, apprenti boulanger, vous auriez pu tenter le Banana Pig ou le Pig Sandwich ! dit-il fièrement, en rigolant très fort.

-       Qui êtes-vous, bordel ! hurle Jack avec le peu de forces qui lui reste, comment vous savez tout ça sur nous ?

-       Charlemagne… chuchote Bellamy.

-       Bingo, mon lardon, c’est votre compagnon qui m’a dit à peu près tout ce que je devais savoir sur vous. Je vous rassure, je préfère ces patronymes que ceux que vous avez donné à mes hommes, « Carlos » et « Billy », argh , ça ne vous va pas du tout.

-       Désolé, le blond, c’est toi qui avais raison…

-       Allez, vous devez souffrir le martyr dans cette position, désolé si nos méthodes sont un peu brutales mais, quand on fait ce qu’on fait, on se doit d’être prévoyants…

    C’est un homme blanc de peau, maigre mais musclé. Il doit faire beaucoup d’exercice. Il porte une chemise rouge qu’il laisse ouverte, laissant apparaitre un magnifique collier de perles et un pantalon bouffant en lin, ainsi qu’une paire de sandales spartiates. Sa coiffure ressemble à celle de Jack, cheveux mi-long et liés par la saleté, sauf que les siens sont blonds. Son regard est très expressif, et ses yeux sont d’un vert émeraude seyant. Les traits de son visage lui donnent un aspect juvénile, et laissent penser qu’il est de racine d’Europe du nord. Il porte une barbe de trois jours très mal entretenue, qui lui donne néanmoins un semblant de virilité.

-       Sans vouloir vous offenser, vous ressemblez pas à un soldat. J’ai vaincu quelqu’un de bien plus flippant que vous en duel, détachez-moi et on réglera ça entre nous, comme des hommes ! provoque Jack.

    Ces mots font sourire l’homme, qui se baisse pour se mettre à sa hauteur.

-       Oh mais oui je vais te détacher bonhomme, par contre tu m’excuseras mais la bagarre, c’est pas vraiment mon truc.

    Il quitte la pièce en riant aux éclats. C’est un autre homme qui rentre à sa place. Il est noir de peau, très grand (il avoisine les deux mètres), et taillé comme une armoire à glace. Il se dirige sans parler vers les deux garçons, les détache, et leur ordonne de le suivre. Ceux-ci se regardent sans trop comprendre ce qu’il se passe, ils se contentent d’obéir. Jack aide Bellamy à se relever et passe son bras au-dessus de son épaule. Au bout du couloir (qui ressemble plutôt à une galerie minière), ils aperçoivent une ouverture assez étroit d’où s’échappe de la lumière, à environ quatre mètres au-dessus de leur tête. Bellamy, bien que dans les vapes, comprend dans quelle genre de geôle ils se trouvent. Cependant, il a du mal à y croire. Celui qui les a délivrés traverse ce goulot en escaladant, il s’aide des racines d’arbres qui pullulent autour de la terre friable des parois de la montée.

-       Ils nous avaient enterrés vivants, ces cons ! Ils ont des méthodes étrange ces français… s’étonne Jack.

-       Je sais pas si je vais pouvoir grimper… murmure Bellamy.

-       Attrapez mon bras !

    L’homme tend sa main aux garçons. Sans se poser trop de questions, Jack essaye de porter Bellamy, et l’encourage à se tenir aux racines pour se saisir du bras tendu. Le blond réussi avec peine, et Jack le suit sans se faire aider. Une fois la cavité traversé, et la tête passée dehors, ils sont éblouis par d’ardents rayons de soleil. Quand leurs yeux se réhabituent à la lumière du jour, les deux amis comprennent vite qu’ils ne sont pas dans la cour d’un fort de la marine française, ils sont dans un endroit qui leur est familier, au beau milieu de la jungle. Cette jungle ressemble à celle de Nassau en tout point, sauf que la flore y est plus dense. Des bananiers, des palmiers chanvre, des durians, des fougères sauvages, des phalangères, des sansevieria, et plein d’autres espèces d’arbres et de plantes se disputent l’espace, ce qui crée un réseau de lianes démentiel. On entend le calme écoulement d’un ruisseau, signe qu’il n’y a pas eu de forte pluie récemment. Les différents oiseaux chantent de douces mélodies, en contraste avec les grognements douteux qui viennent de quelques demi-lieux d’ici. Sont-ils encore sur Saint-Domingue ? Après tout, l’île est très peuplée à son hémisphère ouest, mais l’est est hors juridiction française, c’est encore un territoire sauvage et jungleux. Craintifs mais curieux, ils continuent de suivre l’homme. Celui-ci n’exprime rien, il se contente de marcher. Dès que Jack et Bellamy traînent la patte, il se retourne, et les foudroie du regard.

-       Ça va aller ? Tu penses pouvoir marcher tout seul maintenant ? demande Jack à son second.

-       Je sais pas, Jack, j’ai chaud, et j’ai très soif…

-       Écoute, je vais prendre les choses en main, t’inquiète pas… je vais assommer cet idiot, et on va… euh…

-       Fuir ?

-       Oui ! Voilà, fuir ! Une dernière fois. Bientôt, on sera assez puissants pour arrêter de fuir mais là, on a pas vraiment le choix, va falloir faire un effort, mon gros.

    Jack accélère le pas pour se rapprocher de son « guide ». Plus il est près de lui, plus il se rend compte de la masse du bonhomme. Taper fort à l’arrière de la nuque, c’est comme ça que Charlemagne a réussi à assommer deux hommes en même temps. Une fois à la bonne distance, Jack concentre toute les forces qui lui reste dans la tranche de sa main droite. Mais à peine s’élance-t-il, que l’homme se retourne instantanément. Il ne semble pas avoir remarqué que Jack allait l’attaquer, il ne le regarde même pas. Il se contente de s’approcher d’un arbre gigantesque. Bellamy est tétanisé, tout comme Jack, qui s’est arrêté net, et fait comme si de rien n’était. L’homme met ses deux mains autour de sa bouche, et imite un chant d’oiseau en se disloquant la mâchoire. Instantanément, beaucoup d’oiseaux aux couleurs vives et diverses sortent de leur cachette, et synchronisent leur chant à celui de l’homme. C’est une symphonie naturelle, juste et grandiose, qui prend Bellamy par les tripes, tandis que Jack se bouche les oreilles en faisant la grimace.

-       Jack, regarde la haut ! dit Bellamy. 

           Il pointe du doigt une échelle qui a l’air de tomber du ciel. Elle est en corde, et ses échelons sont en bois. Elle se déroule au fur et à mesure qu’elle chute, pour atterrir pile-poil à hauteur de la poitrine de l’homme mystérieux.

-       Suivez-moi, faites attention, dit-il en commençant à grimper.

    L’échelle est tombée de la canopée, pas du ciel. D’en bas, il est dur de distinguer jusqu’où elle peut bien monter. Il est déjà facile de déterminer qu’il y a environ quinze mètres de tronc apparent d’en bas. La cime de l’arbre caché par ses propres branches feuillis, ainsi que par celles de ses jumeaux qui l’entourent.

-       J’ai de plus en plus de mal à croire qu’on est tombé dans les griffes de la marine, si tu veux mon avis ! précise Jack.

-       C’est que maintenant que tu le réalises... ? Sérieusement ?    

-       Ne prend pas ce ton hautain avec ton capitaine ! Tu te sens de monter ou tu m’attends ici ?

-       Tais-toi et monte, répond Bellamy.

    Jack est le premier à se lancer. Le blond traîne un peu, mais il arrive quand même à progresser. Une fois qu’ils dépassent la partie dégagée de l’arbre, ils se retrouvent pris dans les grands amas de feuillage. Ils sont attaqués par des essaims de moustiques, et fouettés par des lianes tranchantes, et une étrange ombre plane sur eux. Au bout de deux bonnes minutes de grimpe, Jack discerne une sorte de plateforme, arrondie et en bois au-dessus de sa tête, ou plutôt quelque chose qui ressemble à la structure… d’une poupe ? Dur à dire. En tout cas, il y a une trappe dans ce morceau de bois, et c’est à cette trappe que l’échelle semble mener.

-       Qu’est-ce que tu vois, Jack ? Pourquoi tu t’arrêtes ? demande Bellamy.

    Il a la vue obstruée par la paire de fesses de son capitaine.

-       Parce que je crois qu’on est arrivé, il y a une sorte de grande planche en bois qui fait la taille de la fabrique à pain de tes parents au-dessus de mon crâne !

-       Hein ? Mais qu’est-ce que tu racontes ?

-       Tu n’as qu’à te manier l’arrière-train, et venir voir par toi-même !

    Bellamy accélère, malgré les cloques qui naissent au creux de ses mains, la douleur aiguë de ses chevilles, et une très lourde migraine. Il essaye de se retourner sans regarder le vide sous ses pieds. Par-dessus son épaule, il arrive à distinguer la fameuse planche en bois mentionnée par Jack. En tirant un peu sur sa nuque, il voit que cette structure a l’air de se prolonger à l’horizontale, qu’il est de forme voutée, et qu’il couvre une surface démentielle. Ça doit être pour ça qu’il fait si sombre, et que le soleil ne le chatouille plus depuis quelques mètres. Le sommet de son crâne arrive finalement au niveau des semelles de Jack.

-       Entrez. Il y a quelques trous au sol, faites attention, dit l’homme mystérieux.

-       Le sol ?! Mais quel sol ?!

-       Fais comme moi, le blond, arrête de te poser des questions ! clame Jack.

-       Tu devrais t’en poser un peu plus souvent quand même…

    Bellamy finit par suivre Jack à travers la trappe. Il arrive alors dans une pièce qui s’étend en longueur. La nature a clairement repris ses droits sur le lieu, des lianes et différentes plantes infestent la pièce. Cependant, l’endroit n’a pas l’air abandonné, bien au contraire. Il y a des tonneaux en bon état qui empestent l’alcool, des sacs de sel, de farine, et de tabac, ainsi que de nombreuses denrées alimentaires rangées en vrac un peu partout. Il y a aussi des vieux sacs d’épices, et même de la viande séchée pendue au plafond.

-       Jack, on dirait ce que je crois qu’on dirait ou pas ?

-       Et qu’est-ce que tu crois dire que moi je ne dirais pas, hein, Bellamy ?

-       Euh… quoi ?

-       Rien ! J’ai pas compris ta question, alors je te répond avec une question encore plus dure à comprendre.

-       Arrête de faire l’idiot deux minutes. Est-ce que toi aussi tu as l’impression qu’on est dans…

-       Montez. Arrêtez de discuter.

    L’homme est déjà au bout de la longue pièce, il se tient devant un escalier particulièrement bancal.

-       Il va aligner plus de deux mots à la fin ? Alors, êtes-vous décidé à enfin nous dire où est-ce qu’on se trouve ? Et qui vous êtes ? demande Jack de façon nonchalante.

-       Montez ! répond l’homme en haussant le ton.

    Il a, en même temps, tapé du pied sur le sol, ce qui a fait trembler l’ensemble de la structure dans laquelle ils se trouvent. Cela suffit à calmer Jack, qui mime de se rendre en levant les main, sous le regard dépassé de Bellamy.

    Les deux garçons, intimidés, finissent par l’écouter, et continuent de le suivre dans l’escalier craquelant, en faisait très attention. Ils arrivent donc dans ce qui doit être le deuxième étage. La pièce semble servir de dortoir. C’est assez dingue, mais il y a ici environ cinquante couchages suspendus au plafond. Cinq ou six hommes sont présents, allongés dans leurs lits. Deux discutent, deux autres dorment, et le dernier lit un livre. Ils sont tous noirs de peau. Ceux éveillés saluent le guide des garçon d’un hochement de tête, qu’il leur rend. Ils regardent Jack et Bellamy avec beaucoup de curiosité, mais sans animosité.

-       Tu crois qu’on est encore dans les vapes ? demande le blond.

-       Va savoir, on s’est peut-être jamais réveillés, répond le moineau.

    Après avoir traversé ce long dortoir, ils continuent de suivre l’homme sans poser de question. Ils empruntent un nouvel escalier en bien meilleur état. Celui-ci donne sur le troisième étage de la structure. Cet étage est à peu près dans le même état que le deuxième, bien qu’on remarque au premier coup d’œil qu’il ne remplit pas la même fonction. On dirait un genre d’entrepôt militaire. Il y a des fusils posés à la hâte sur des râteliers de fortune, des pistolet à silex qui traînent par terre, des sacs de poudre à canon, et un sacré nombres de sabres. C’est un arsenal impressionnant, surtout quand on sait qu’il est stocké à plus de trente mètres de hauteur au beau milieu de la jungle. Autour d’une grande table, des hommes examinent des cartes, et elles sont toutes annotées. Bellamy essaye d’y jeter un œil, mais ils le dévisagent tous avec agressivité. Il croit lire « Santo-Domingo » sur l’une d’entre elles.

-       On est arrivé. Sortez par-là, dit leur hôte en montrant une porte d’un geste de la tête.

    C’est Jack le premier à mettre le nez dehors, suivi de près par son acolyte. Ca leur semble insensé, mais ils sont bel et bien sur le pont d’un navire.

-       C’est quoi ce bordel…

-       Et bah ça pour une surprise ! Comment diable avez-vous monté ce rafiot ici ? questionne Jack, admiratif.

    Car oui, le navire sur lequel ils se trouvent est un gigantesque trois mât. Toute la proue semble avoir été détruite, mais ce qui reste de la poupe et de la coque permet de garder une bonne partie du pont encore intacte. Des drisses épaisses comme des mollets adultes sont accrochées tous les trois mètres aux rambardes tribord et bâbord. Elles relient cette immense carcasse au sommet de quatre arbres. L’habitacle est posé et incrusté sur les branches des autres arbres alentours, et des lianes nouées à la main le traversent de part et d’autre, pour consolider le tout. Entre le sommet brisé du plus haut mât, et celui de l’arbre le plus haut, il y a facilement huit mètres, le navire est donc camouflé de l’extérieur de la jungle. Des branches ont été taillées à la machette pour laisser passer la lumière du soleil aux quatre points cardinaux, permettant au pont d’être illuminé comme si un lustre se tenait au-dessus de celui-ci. Mais le plus curieux, reste que le navire a l’air de posséder un équipage complet ! Il y a à peu près vingt hommes qui semblent vaquer à leur occupation sur le pont. Ils boivent, bricolent, discutent, et semblent vivre comme si ils étaient en mer. Ils ont d’ailleurs une particularité que Jack et Bellamy ont vite remarqué, ils sont tous noirs de peau. C’est pour cela que l’un d’entre eux sort du lot. C’est l’homme qui est venu les voir dans le trou à leur réveil, il est le seul sur ce navire à être blanc. Il est affalé sur une montagne de tapis qui lui fait office de trône, avec tout un service à thé en argenterie à ses pieds.

-       Alors l’ascension ? Pas trop dure, les enfants ? leur demande-t-il avec ironie.

-       C’est toi, espèce de fumier !

-       Arrête ! J’ai pas l’impression qu’on soit en terrain hostile, Jack.

-       Ah bon ?! Bellamy, tu sais que pour moi, si un individu daigne cracher l’infâme fumée de son cigare dans ma direction, je prends ça pour de l’hostilité… alors recevoir un coup de crosse dans la tête, passer je ne sais combien de temps pendu par les pieds, et bon sang, me retrouver sur un trois-mâts perché dans la jungle, c’est quoi pour toi ? De la bienveillance peut-être ?!s’affole Jack.

    Il s’énerve en faisant tout plein de grand gestes. Tous les homes le fixent et semblent perplexes, seul l’homme blanc est mort de rire en voyant Jack s’agiter de la sorte.

-       Tout va bien, mon capitaine, vous êtes en sécurité ici.

    Cette voix rauque est familière à l’oreille de Jack et Bellamy.

-       Charlemagne ? Vieux briscard ! Tu as tout manigancé depuis le début ? C’est quoi cette histoire ? C’est qui ces types ? Et on est où là ? hurle le capitaine à son vieux matelot.

-       Ahah du calme, mon grand. Je ne sais pas grand-chose de plus que toi… mais au moins, je sais que ta petite tignasse est guidée par une belle étoile ! Ce monsieur-là, dit Charlemagne en pointant l’homme blanc du doigt, c’est lui ! C’est le Gourou !

    Jack et Bellamy sont surpris, ils se calment instantanément. Le Gourou arrête de rire, mais continue d’afficher un sourire narquois. Il sort une pipe en verre, craque une allumette, et embrase le foyer de celle-ci. Il inspire très fort, et recrache la fumée en direction des garçons, qui n’identifient pas l’odeur comme étant elle du tabac.

-       Bonne étoile ? Tu veux faire croire à ton capitaine qu’il est guidé par la chance ? Que comme par magie, j’ai été guidé tout droit vers mon objectif ? Jack Sparrow n’est pas un personnages de conte de fée dont son second est si friand, si j’en suis là, c’est parce que mes compétences font que…

-       Ce n’est pas toi qui est « guidé », par une belle étoile, gamin, dis le Gourou en coupant Jack. C’est cet objet, qui l’est.

    Le Gourou sort de sa poche le même monocle que celui de Jack. Affolé, le garçons se palpe de la tête aux pieds. Il ne l’a plus sur lui, c’est le sien.

-       Espèce de fumier !

    Jack se rue tout droit sur le Gourou, comme une bête sauvage. Bellamy est dubitatif, il regarde sans vraiment comprendre, comme tous les hommes qui les entourent. Seul Charlemagne, qui se tient derrière le gourou (donc face à Jack), remarque que quelque chose ne va vraiment pas. Malgré le peu de temps passé avec lui, il n’a jamais vu le visage de son jeune capitaine marqué d’une telle expression. Ce garçon a toujours l’air détaché de tout. Même lors de l’altercation avec Harvey Cole sur Tortuga, Jack semblait flotter au-dessus des évènements. En revanche, là, ses yeux sont vides, et les veines autour de ses tempes sont gonflées. Charlemagne jette un coup d’œil vers le Gourou, qui lui, ne bouge pas. Il se contente de fixer Jack lui foncer dessus, sans effacer son petit sourire.

-       Allez viens-là, gamin, donne-moi les réponses que j’attends, murmure-t-il dans sa barbe.

    Charlemagne se jette sur Jack et le serre fort contre sa poitrine pour l’empêcher d’avancer. Le jeune capitaine rentre est pris d’une démence folle et disproportionnée. Il essaye de mordre Charlemagne, et se débat comme si sa vie en dépendait. Bellamy prend du temps avant de se rendre compte que quelque chose de sérieux est en train de se passer. Il se rue sur son ami pour le calmer, mais Jack parvient à dégager un bras, et griffe le blond au visage. Finalement, d’un signe de la tête, le Gourou ordonne calmement aux hommes présents d’intervenir. Le même colosse qui a libéré les garçons et qui les a guidés jusque-là arrache Jack des bras de Charlemagne. Il lui fait une prise du sommeil tout en douceur, et l’allonge sur le sol du pont, inconscient.

-       Vous l’avez déjà assommé une fois, à quoi vous jouez, bande de dégénérés ?! s’excite Bellamy.

-       Tu avais une meilleure solution peut-être ? Occupe-toi plutôt de toi, petit… ta joue, elle saigne, répond calmement le Gourou.

    Bellamy se passe la main sur le visage, et constate qu’effectivement, il saigne. Il n’a pas spécialement mal, ça pique à peine.. Mais de toute sa vie, il n’a jamais vu Jack blesser quelqu’un au sang, lui qui en a la phobie. Qu’est-ce qui a bien pu se passer ?

-       Allez, suis-moi, Bellamy. Il y a des herbes cicatrisantes au sous-sol de la cale, je vais les broyer, et appliquer le jus sur ta plaie, ça va aller. Laisse le Gourou s’occuper de Jack, dis Charlemagne à son second.

-       Mais… Charlemagne, qu’est-ce qu’il s’est pass…

-       Laisse-ça, on verra bien quand il se réveillera, suis-moi, toi aussi tu as besoin de souffler un peu…

    Charlemagne emmène Bellamy dans les entrailles du navire perché, pendant que Jack git inconscient. Tous les hommes qui constituent « l’équipage » du trois mât reprennent le cours normal de leurs activités. Le gourou s’approche de Jack et s’accroupit. Toujours sur la pointe de ses deux pieds, il regarde le garçon avec amusement. Il fait pendre le monocle par sa chaînette au-dessus du visage de Jack.

-       Merci, mon garçon. Désolé d’en être arrivé là… mais la magie n’existe pas si elle est dénuée de logique, j’avais juste besoin de savoir, réfléchit-il à haute voix.

     Il retourne s’allonger paisiblement sur son « trône ». Le sourire qu’il arbore fièrement depuis qu’il a rencontré les deux garçons s’efface progressivement. En aspirant une grande bouffée sur sa pipe, le Gourou a l’air pensif.

 

***


     Les mêmes bruits de pas affolés que plus tôt dans la journée résonnent encore dans cette même cage d’escalier. Le même homme, petit de taille et potelé, court comme si sa vie en dépendait, sur ce même magnifique tapis rouge vermeille.

-       Maître ! Maître !

    Joao est un ancien gratte papier qui vivait à Lisbonne. Eduqué en tant que fils unique dans une famille chrétienne fidèle à l’Eglise, il a grandi dans l’adoration du Tout Puissant. Sa vocation lui est venue très tôt, devenir scribe pour l’église. Très ambitieux, il voulait même construire son propre lieu de culte dans le Nouveau Monde, pour inculquer les valeurs chrétiennes traditionnelles aux autochtones. Grand lecteur et amoureux des mots, il est rapidement devenu un scribe hors pair, très doué pour la calligraphie. Malheureusement, Joao a vu sa famille tomber en disgrâce aux yeux de l’Eglise à cause de son père qui a dilapidé toute sa fortune en jeux d’argent, entraînant les siens dans une vie de misère. Banni par la maison de Dieu, le reste de la famille a du vivre dans les rues des bas-fonds de Lisbonne. En seulement quelque semaine, la mère de Joao a tragiquement perdu la vie, frappée par la grippe.

 

    Désemparé, mais toujours accroché à son amour du seigneur, Joao a continué d’essayer de trouver un emploi, dans le but de fuir le Portugal, et d’être à nouveau considéré par l’Eglise dans un pays voisin. Il a alors mis son talent de scribe au profit de l’administration du marché aux esclaves de Lisbonne, en devant secrétaire d’affaire. Au diable les valeurs morales, il a choisi de s’enrichir sur le malheur des autres, pour espérer se racheter doublement par la suite. Jusqu’à ce qu’un jour, il rencontre Suleyman Umar, dit le « Nègre Blanc ».

    Le négrier déposait des denrées du Nouveau Monde au marché de Lisbonne, et s’apprêtait à redescendre en Afrique, avant qu’un piètre scribe à l’allure déconcertante ne vienne se présenter à lui. Joao avait remarqué une erreur dans les comptes de Suleyman, l’alertant que ses affaires avec la couronne du royaume portugais allaient en sa défaveur. Le Nègre Blanc a été agréablement surpris de constater la vivacité d’esprit de ce repoussant personnage, pourtant submergé par tant de paperasse. À ce moment, les affaires de Suleyman commençaient à devenir florissantes. Il savait que nombreux étaient ceux que cela dérangeait aux quatre coins du globe, il n’avait donc guère été étonné d’être victime d’une tentative d’escroquerie. « J’ai les moyens de prendre ta vie en main, le scribe. Si tu penses bien gagner ta vie au service de dépotoir, que dirais-tu de prendre trois fois plus ? Embarque sur mon navire, sois à l’unique service de mes propres intérêts vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept, et trois cent soixante-cinq jour sur trois cent soixante-cinq. Tu serais comme mon second, et je sens qu’avec toi à mes côtés, personne n’aura jamais plus de longueur d’avance sur moi ». C’est la proposition que Suleyman lui a faite. Joao a directement accepté, et a laissé son travail en plan, désireux de fuir au plus vite le Portugal.

    Depuis presque dix ans maintenant, le scribe parcourt le monde à bord d’un négrier souvent chargé d’esclaves à l’agonie, ou de richesses à foison. Il sert un homme réputé pour faire partie des plus dangereux et respectés de son époque, mais aussi probablement l’un des plus haïs des neuf mers. Mais Joao serre les dents, il s’enrichit en silence, il attend avec impatience le jour ou un homme aura le courage de couper la tête de Suleyman. Car quand ce jour arrivera, il pourra enfin s’isoler sur le grand continent du Nord de l’Amérique, construire son église, et se faire pardonner pour la vie qu’il mène… mais pour l’instant, Joao a encore une nouvelle embarrassante qu’il doit annoncer à son maître.

-       Maître ? Vous dormez encore ? demande-t-il avec crainte.

 Suleyman somnole encore, le visage toujours couvert par sa serviette de soie.

-       Joao… deux fois dans la même journée, où est passé ton sens de l’autonomie ? Je t’ai pris avec moi pour que, justement, mes soucis deviennent les tiens… alors pourquoi diable es- tu encore là ? répond-t-il en se découvrant le visage.

-       Désolé, maître, châtiez-moi si vous le désirez !

-       Je t’ai déjà dit que tu n’étais pas une personne assez conséquente pour mériter de recevoir un coup. Tu dois simplement travailler encore plus, et mieux me servir.

-       J’en ai conscience, maître, je redoublerai d’efforts désormais, je vous le jure… mais là, je ne peux rien faire hélas, un homme demande à vous rencontrer.

-       C’est si fatiguant d’avoir à se répéter… je ne reçois personne ici, la tour d’argent est un lieu réservé au bien être de mes hommes, et au bon déroulé de mes affaires. Je serai présent demain, lors de la vente aux esclaves sur le port de Cul-De-Sac, avant de rejoindre la Floride. Dis-lui qu’il pourra s’entretenir avec moi à ce moment-là.

-       Mais maître, cet homme dit être…

-       Même si ton petit Jésus se pointait ici, je ne l’écouterais pas me raconter comment il peut changer l’eau en vin. Déguerpis maintenant.

-       Il dit être Stuart Owen, amiral de la Compagnie des Indes Britannique, au service direct de la couronne du royaume d’Angleterre ! Il n’en a pas vraiment l’air, mais…

-       Est- ce qu’il a l’air d’un pouilleux qui n’a pas dormi depuis quelques jours, cerné comme une tenancière de bordel, et hargneux comme un chien errant ?

-       Euh… je ne saisis pas toute les images de vos propos maître, mais… euh, oui, c’est assez concordant, enfin je crois…

-       Hm, dans ce cas-là, d’accord. L’amiral Stuart Owen… c’est quand même plus intéressant que le petit Jésus, pas vrai, Joao ?

-       Maître, ces dires sont… enfin, je ne peux acquiescer…

-       Arrête de te torturer les méninges pour autre chose que pour le bon fonctionnement de mes affaires, je plaisante. C’est une question absurde, la réponse est toute donnée, bien sûr que c’est plus intéressant. Allez, guide cet homme jusqu’ici, et arrête de courir de partout, tu sues comme un porc, ça empeste jusqu’ici.

-       Euh, oui, oui maître, j’y vais tout de suite, en marchant bien sûr, en marchant…

 

    Joao sort lentement du bureau de Suleyman, avant de se remettre à courir comme un sanglier dans les escaliers de la tour… Le nègre blanc, lui, expire profondément. Il boit une grande gorgée d’eau, et se tourne vers l’océan. Il a l’air paisible, mais son regard brûle à l’idée de revoir l’homme qui lui a enfoncé un canon au fond de la gorge quelques jours plus tôt, sur une plage de Nassau. Il est souriant, ce qui est rare, et contemple la bague qu’il porte à l’annulaire. L’anneau de celle-ci est en argent, et sa griffe soutient une gemme qui brille de mille feux. Elle est rouge, à la teinte orangée, rappelant la chair de l’orange sanguine. C’est un somptueux rubis d’une pureté absolue qui scintille au doigt du nègre blanc.

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