Une étourvol dans une cage dorée.

Chapitre 3 : Le jardinier

7722 mots, Catégorie: K+

Dernière mise à jour 14/02/2016 18:58

Le lendemain matin, lorsque Marguerite se réveilla, la première image qui lui vint à l'esprit fut le visage du dresseur à l'étourvol. Cette vision la fit sourire, elle n'aurait pas su expliquer pourquoi de façon cohérente.

La matinée fut très animée. Alors qu'elle descendait le grand escalier pour prendre le petit déjeuner avec ses frères dans la salle à manger (ses parents, eux, déjeunaient toujours à une heure différente, les dîners étaient le seul vrai repas familial chez les De Richemensueur), des éclats de voix provenant des ateliers attirèrent son attention. Elle s'arrêta avant les dernières marches et dressa l'oreille en regardant la porte close menant à l'aile Nord, consacrée aux domestiques.

« Mais j'suis à vot' service depuis plus de dix ans !

- Qu'importe ! Vous étiez ivre ! Une fois de plus ! Vous avez déjà de la chance que je n'appelle pas l'Agent Jenny ! »

Marguerite reconnut sans peine la voix de son père. Il n'avait jamais crié sur ses enfants, que ce soit Marguerite ou les garçons. Même lorsqu'il était en colère, il les sermonnait calmement et les punissait avec froideur et beaucoup de self-contrôle. Par contre, en ce qui concernait les employés du manoir, il n'était jamais avare de hurlements, surtout s'ils faisaient une faute grave.

« Mais c'est pas juste !

- Le parc ressemble de plus en plus à la jungle que l'on trouve au Nord de Parmanie et vous dites que ma décision est injuste ? Si vous passiez autant de temps à travailler qu'à boire, nous aurions le plus beau domaine de la région ! A la place, nous vivons dans un décor de film d'horreur !

- M'sieur De Richemont, je vous en prie… J'ai besoin de mon travail pour vivre !

- De Richemensueur nom d'un caninos ! C'est MONSIEUR DE RICHEMENSUEUR ! Vous n'êtes même pas capable de prononcer correctement le nom de votre employeur !

- Pitié M'sieur, pitié...

- Marguerite ? Que faites vous plantez au milieu de l'escalier ? »

Marguerite eut un léger sursaut, elle n'avait pas entendu Madame Piafabec arriver.

« Le petit déjeuner est servi depuis deux minutes, nous vous attendons ! Ne me dites pas que vous souhaitez vous retrouver dans le cabinet de pénitence dès le matin ? »

Marguerite marmonna un "non" à peine audible et se pressa jusqu'à la salle à manger. Son esprit hurlait un millier d'insultes à la sinistre gouvernante, pourtant lorsque Marguerite passa à côté d'elle, la jeune femme se contenta de baisser les yeux lâchement. La gouvernante pinça les lèvres, agacée par l'attitude désespérante de Marguerite et l'escorta jusqu'à la salle à manger.

Pour son plus grand désarroi, Marguerite ne put que constater la mauvaise humeur de son frère Pierre-Antoine. Il se murait dans le silence, encore plus que d'habitude. Il avait très mal vécu sa punition pour avoir aidé sa soeur à sortir du cabinet de tortures. Le visage blême et fermé de son frère réussit à couper l'appétit de Marguerite. Plusieurs fois dans la journée, la jeune fille essaya de renouer le contact avec son frère, mais c'était peine perdue...

Comme tous les vendredis, elle dut étudier la poésie et la philosophie. C'est ce qu'elle détestait le plus, sauf quand il s'agissait de poèmes d'Amour... Mais Madame Piafabec veillait à ce que la jeune fille tombe le moins souvent possible sur ce genre de littérature perverse. Quel ennui, c'était une journée maussade de plus. Marguerite avait beaucoup de mal à se concentrer sur ses lectures, surtout que derrière la fenêtre, elle l'avait remarqué, l'observait encore depuis les branches d'un vieux hêtre une étourvol.

 

Samedi matin, lorsqu'elle ouvrit les yeux, Marguerite l’aperçut de nouveau. Elle s'était endormie la tête tournée vers la vitre, car elle s'attendait à y revoir l'étourvol dès l'aube. Son intuition ne l'avait pas trompé : l'étourvol était perchée sur une branche haute, juste en face d'une des deux lucarnes de la chambre Marguerite. L'oiseau la fixait intensément de ses petits yeux noirs et luisants.

La jeune femme se leva d'un bond et sautilla jusqu'à la fenêtre. Elle l'ouvrit et se pencha par dessus le rebord. Etourvol roucoula bruyamment, elle battit des ailes avant de les déployer pleinement pour s'envoler. Elle disparut rapidement dans le feuillage.

« Eh ! Attends ! Reviens ! Cria la jeune fille en tendant la main vers le vide. Etour... Euh Tornade, reviens ! »

Marguerite tenta de la rappeler, en vain. La jeune fille déçue recula un peu, elle ne s'était pas rendue compte qu'elle se penchait dangereusement. Elle soupira puis baissa les yeux pour contempler le jardin. Ses yeux se posèrent par hasard sur le vieux Christophe. Il avait enfilé son pardessus beige fripé et un chapeau froissé de la même couleur. Il venait de sortir par la porte de service qui menait à la cuisine et s'en allait vers la grille du parc en traînant les pieds, une grosse valise à la main. Marguerite en conclut qu'il avait bel et bien été renvoyé cette fois... Ce n'était pas plus mal, elle l'avait toujours trouvé un peu antipathique, bien qu'elle aurait préféré que l’on renvoie sa gouvernante folle, plutôt que le jardinier.

La journée s'écoula, paisible et ennuyeuse. Pierre-Antoine boudait toujours, Madame Piafabec lui épargna un séjour dans le cabinet de pénitence, pour une fois elle n'avait rien trouvé à reprocher à la cadette des De Richemensueur. Durant tout le week-end, Marguerite guetta l'étourvol depuis les différentes fenêtres du manoir. Dimanche matin, en revenant de la messe, elle la vit, nichée sur une branche de chêne au dessus du cabanon de jardin. Après la promenade dominicale au zoo, de quinze à dix-huit heures, l'oiseau était toujours là. Marguerite en conclut que son dresseur aussi.

 

Le lundi suivant, Marguerite fut extirpée des bras de Morphée par les aboiements rauques des malosses de son père, un réveil qu'elle trouvait fort détestable. Elle s'habilla, aidée par Lilie, sa femme de chambre attitrée, puis elle descendit prendre le petit déjeuner avec ses frères. Les pokémon du patriarche continuèrent d'aboyer et de grogner pendant plus d'une demi-heure. Quand ils cessèrent enfin, François soupira de soulagement et leva les mains vers le ciel, l'une tenant une tasse de café et l'autre un couteau à beurre.

« Enfin ! Quel apitri les a piqués encore ? »

Pierre-Edouard et Marguerite échangèrent un regard placide et ne dirent mot. Peu leur importait du moment que le calme revenait. Pierre-Antoine, toujours vexé d'avoir été puni, ignora ses frères et sa sœur.

Les quatre héritiers finirent de déjeuner tranquillement jusqu'à ce qu'ils soient de nouveau dérangés par des éclats de voix provenant du jardin. Cette fois, François s'essuya la bouche avec sa serviette avant de la balancer par dessus son assiette contenant encore deux demi-toasts beurrés. Il se leva, énervé, et partit voir ce qui se tramait dehors. A nouveau Pierre-Edouard et Marguerite échangèrent un regard, Pierre-Antoine semblait également intrigué. Tous trois piqués par la curiosité, ils sortirent rapidement à la suite de leur frère qui observait une scène étrange depuis les marches du perron.

« Par tous les pokémon légendaires, Jacques que se passe t'il ?

- On a trouvé celui là en train de rôder dans le parc ! » Brailla le chauffeur du patriarche en avançant maladroitement vers l'entrée du manoir. Il traînait avec lui, en le tirant par le col, un jeune homme de dix-sept ou dix-huit ans, aux cheveux châtains foncés courts et mal coiffés. Marguerite écarquilla les yeux, elle reconnut immédiatement le dresseur qui l'avait secouru la semaine précédente. François ouvrit la bouche pour parler, mais il fut coupé dans son élan par son père, il venait de surgir derrière lui. Guindé et hautain, il était moins grand que ses deux fils ainés désormais, mais il dégageait une aura incroyablement charismatique. Par sa seule présence, le chef de famille imposait le respect.

« Que se passe-t-il Jacques ? » Demanda le patriarche d'une voix froide et autoritaire.

Le prénommé Jacques empoigna le vagabond par le bras et le força à se présenter devant Jean-François De Richemensueur. Le garçon évita soigneusement de regarder le propriétaire dans les yeux. A voir sa tête, il était sérieusement contrarié d'avoir été attrapé comme un vulgaire miaouss errant.

« Ce gosse était planqué dans le parc ! Vos malosses l'ont poursuivi dans tout le domaine et ce petit salopard a réussi à en mettre trois K.O. avant qu'on lui tombe dessus !

- Restez poli Jacques... Dit le patriarche sur un ton glacial.

- Pardon Monsieur. Qu'est-ce qu'on en fait ?

- J'appelle l'agent Jenny ? » Demanda l'autre domestique.

Le patriarche regarda le dresseur de la tête aux pieds, en retenant une grimace dédaigneuse.

« Quelle explication a t'il donné à propos de sa présence ici ?

- Euh... C'est qu'on ne lui a pas demandé m’sieur. » Avoua Jacques.

Le père de Marguerite posa un regard lourd de sens sur son chauffeur qui enfonça sa tête entre ses épaules à la manière d’un carapuce honteux. Jean-François De Richemensueur reporta son attention sur le vagabond.

« Alors jeune homme ? Que faisiez-vous sur mon domaine ? »

Le garçon releva brusquement la tête et soutint le regard du patriarche. Marguerite et ses frères furent tous surpris par son aplomb, mais Jean-François, lui, resta immobile.

« Je m'appelle Jonathan Mells Monsieur. J'ai entendu dire en ville que vous aviez renvoyé votre jardinier, alors je suis venu postuler pour le travail. »

Marguerite secoua la tête, elle n'était pas certaine d'avoir bien entendue. Heureusement pour elle et pour Jonathan, personne ne remarqua sa réaction.

« Tiens donc, reprit Monsieur De Richemensueur. N’êtes-vous pas un peu jeune pour travailler ?

- J'ai dix-sept ans. Répondit Jonathan au tac au tac.

- Tu es donc mineur...

- Je suis un dresseur Monsieur, depuis sept ans. J'ai un niveau assez élevé, vos malosses en ont malheureusement fait les frais. Mais je suis presque adulte maintenant et j'aimerais commencer à travailler. J'ai l'habitude de la forêt et de la nature. Mes pokémon vous seront utiles pour l'entretien de votre parc, Monsieur. »

Le patriarche était en train de réfléchir. A l'instar de leur père, Pierre-Edouard et François dévisageaient attentivement le garçon. A leurs yeux, il n'était rien de plus qu'un aspicot misérable. Pierre-Antoine semblait moins dédaigneux que ses deux ainés mais aussi plus méfiant... Certes ce gamin (dans les faits, ils avaient le même âge) était bien habillé et propre sur lui, mais il pouvait très bien s'agir d'un vagabond, d'un voleur ou même pire. De sombres rumeurs couraient dans toute la région à propos d'une mafia nommée la Team Rocket. Marguerite quant à elle resta en retrait, discrète et silencieuse comme elle savait l'être en présence de son père.

« Très bien. J'accepte ta proposition Jonathan Mells. Je t'embauche, déclara Jean-François.

- Quoi ? Mais enfin Père... » Commença Pierre-Edouard, mais le patriarche n'accorda pas la moindre attention à son intervention.

« On verra à la fin du mois si tu te débrouilles correctement.

- Merci Monsieur De Richemensueur. »

Jonathan s'inclina très poliment devant le chef de famille. Jacques le chauffeur et Pierre-Edouard ne semblaient pas du tout enchantés par cette décision. François, lui, commençait à se lasser de regarder ce garçon insignifiant. Il enfila les mains dans ses poches, réflexe qu'il avait le plus souvent quand une situation commençait à l'ennuyer.

« Arnaud, emmenez ce jeune homme dans l'aile Nord et donnez lui du travail. Quant à vous Jacques, je ne devrais pas avoir à vous rappeler que j'ai un rendez-vous important dans une heure. Or la voiture ne me semble toujours pas prête.

- Je file Monsieur ! »

Jacques détala comme un laporeille vers le garage et le patriarche tourna les talons pour rentrer dans le manoir, sans gratifier d’un dernier regard ses enfants ou son nouveau jardinier. Ses fils partirent à sa suite. Tous étaient très élégants avec leurs cheveux noirs peignés, leurs épaules droites et leurs torses fièrement dressés, affichant un regard digne, mais le fait qu'ils soient tous à la queue leuleu comme une famille de couaneton leur faisait perdre de la prestance. Jonathan trouvait la scène risible.

Seule Marguerite resta dehors, plantée devant la porte d'entrée à regarder le nouveau venu qui discutait avec le domestique. Arnaud lui fit signe de le suivre, Jonathan obéit mais avant de partir, il ne put s'empêcher de lever les yeux vers Marguerite. Les deux jeunes gens se fixèrent en silence, leurs regards bleus se pénétrant l'un l'autre, jusqu'à ce que Jonathan soit obligé de partir, interpellé par Arnaud. Marguerite resta seule avec ses pensées sur le perron. Elle devait tirer cette histoire au clair.

 

Echapper à la vigilance de Madame Piafabec n'était pas chose aisée et Marguerite dut prendre son mal en patience avant de pouvoir retourner dans le jardin. Une fois dehors, elle vit l'étourvol femelle de Jonathan en train de picorer près du sentier. Elle s'approcha d'elle et l'oiseau roucoula.

« Bonjour Tornade. Peux-tu m'emmener jusqu'à ton maître s'il te plaît ?

- Etoouuur, rrrouuu ! »

La pokémon, très intelligente, comprit aisément ce que désirait la jeune fille et elle prit de l'altitude en trois battements d'ailes. Marguerite suivit l'oiseau des yeux à travers la cime des arbres. Tornade alla se poser près du cabanon de jardin, dont la porte était grande ouverte. Le jardinier novice avait sorti plusieurs outils, sans doute ne savait-il pas lequel était le plus adapté à la tâche qu'il devait accomplir : planter des bulbes de tulipes. Boustiflor était installée à côté des ustensiles, elle les regardait avec intérêt et curiosité.

La jeune femme prit garde de ne pas marcher dans la terre fraîchement retournée et s'approcha de Jonathan. Le garçon releva le buste en la voyant arriver. Il l'accueillit avec un sourire en coin qui se voulait sûr de lui.

« Bonjour Princesse.

- C'est quoi cette histoire de jardinier ? Demanda abruptement Marguerite.

- Je suis revenu pour te voir, histoire de vérifier si tu allais bien, mais ils m'ont attrapé… Il fallait bien que je trouve une excuse.

- Et ils vous ont cru ?

- Bien sûr, surtout que tu n'as pas démenti. »

Le sourire satisfait du garçon était agaçant. En même temps, il avait quelque chose de séduisant... Marguerite le dévisagea. En fait il était surtout agaçant.

« Très bien, et qu'est-ce que vous allez faire maintenant, Jonathan Mells ?

- Ca ne se voit pas ? Demanda ironiquement le dresseur. Du jardinage !

- Vous comptez sérieusement rester ici pour vous occuper du parc ? Dit Marguerite, sceptique et les bras croisés.

- Je n'ai pas vraiment le choix... Au fait, tu connais mon nom mais je ne connais toujours pas le tien.

- Personne ne vous l'a dit ? S'étonna Marguerite.  

- Non. On m'a parlé du maître des lieux, de sa femme, de ses trois fils mais pas de toi. »

Vexée, Marguerite accusa le coup en maugréant intérieurement avant de se présenter à Jonathan.

« Je suis Marguerite De Richemensueur, la fille cadette de Jean-François De Richemensueur, propriétaire du domaine.

- Eh bien Marguerite, enchanté de te connaître.

- Pourquoi est-ce que vous me tutoyez ? Finit par demander Marguerite, véritablement agacée.

- Et toi, pourquoi est-ce que tu me vouvoies ? »

Marguerite regarda le nouveau jardinier, perplexe : il souriait avec un aplomb du diable. Il ne ferait pas long feu comme domestique avec une attitude pareille songeait-elle.

« Quel âge as-tu ? Reprit Jonathan.

- Ça ne se fait pas de demander son âge à une Dame ! S'outragea Marguerite.

- Je veux juste savoir à qui j'ai affaire, répondit John en haussant les épaules.

- Je ne vous le dirai pas, cela ne vous regarde absolument pas. » Déclara Marguerite en relevant le menton avec fierté, bien décidée à montrer à ce vagabond qui était la patronne.

« Bon ben comme tu veux. »

Marguerite toisa le jeune jardinier avec un regard hautain. Quelle audace ! Si même les domestiques commençaient à ne plus la respecter où allait se terminer son humiliation ? Fâchée, Marguerite tourna les talons et commença à s'éloigner d'un pas raide.

« Très bien. Je vais raconter à père que je vous ai surpris la semaine dernière dans le jardin et il vous renverra !

- Ah je vois... Tu vas lui dire que tu étais bien avec moi dans le parc jeudi dernier et non pas sagement dans ta chambre. »

La jeune fille s'arrêta. Elle serra les poings. Que ce type était agaçant ! Elle fit de nouveau volte-face pour le regarder droit dans les yeux.

« Soit. Qu'est-ce que vous voulez ?

- Rien de particulier.

- Vous êtes entré sur notre propriété en cachette la semaine dernière, vous aviez bien une idée derrière la tête non ? »

Marguerite ne sortait que rarement du manoir et en dehors de ses domestiques elle ne côtoyait personne des classes "inférieures", mais elle n'était pas stupide pour autant. Elle n'avait pas réussi à se sortir totalement de l'esprit l'hypothèse d'un cambrioleur.

« Mon étourvol, Tornade, s'était sauvée. » Avoua Jonathan presque à contrecoeur, Marguerite ne comprit pas pourquoi. Elle ne savait pas ce qu'était l’orgueil d'un dresseur de pokémon.

« Elle est restée plusieurs jours sur votre domaine et j'ai eu beau l'appeler, elle n'a jamais voulu revenir. J'ai dû faire le mur pour la récupérer. J'avais caché Florie dans un arbre pour qu'elle l'attrape avec ses lianes si elle l'apercevait. Je venais enfin d'enfermer Tornade dans sa pokéball lorsque je suis tombé sur toi. »

Marguerite l'écouta silencieusement, son histoire était crédible et il semblait sincère... Mais comment être sûre avec ces vagabonds de dresseurs de pokémon ? Elle repensa alors à une autre phrase qu'il avait prononcée. Ces mots la firent rougir légèrement.

« Hem. Et... Vous disiez que vous étiez revenu pour moi ? Demanda Marguerite en forçant sur la froideur de sa voix pour ne pas trahir son émotion.

- Ce n'est pas courant les familles où l'on envoie des pokémon de chasse pour récupérer la cadette qui fait une simple balade dans le parc... Je n'étais pas tranquille pour toi en repartant. »

Un lourd silence s'installa entre les deux adolescents. Marguerite bomba la poitrine comme un déflaisan, elle ne savait pas si elle devait se montrer offusquée ou pas. En réalité, elle était surtout émue et, au fond d'elle, elle brûlait d'envie de se jeter à ses pieds pour lui dire un grand merci. C'était la première fois que quelqu'un se souciait un temps soit peu de son sort.

« Alors ? Y'a pas de soucis ? Tu veux bien que je reste ?

- Moi ? Marguerite secoua la tête pour se sortir de ses pensées. Si... Si père vous a embauché je n'ai rien à dire.

- Tu es la seule à connaître la vérité et il y a une minute encore tu me menaçais de me dénoncer à ton père. Alors si, ça te regarde. »

Marguerite n'en croyait pas ses oreilles. Son étonnement était si grand qu'elle devait probablement faire une tête étrange, car le jeune homme toussota et haussa un sourcil avant de reprendre.

« DONC, je peux rester ou pas ?

- Oui... Oui si vous voulez.

- Merci. »

Il remercia doublement Marguerite d'un hochement de tête, puis il se retourna à nouveau vers les plates-bandes. Marguerite, encore un peu sous le choc de ces révélations, remarqua le changement d'expression de Jonathan. Il grimaçait à moitié en regardant les fleurs fanées à ses pieds. Marguerite était prête à parier - mais les demoiselles bien comme il faut ne jouent pas aux jeux d'argent - que Jonathan n'avait pas la main verte.

Tranquillement, elle s'éloigna du jeune homme pour retourner au manoir. Tout de même, quel drôle de jardinier !

 

Les jours passèrent et dès qu'elle le pouvait Marguerite observait Jonathan depuis une fenêtre. Malheureusement, selon l'aile du manoir dans laquelle elle se trouvait, elle n'avait pas forcément vue sur les activités du jeune jardinier, surtout que les domestiques passaient beaucoup de temps dans l'aile Nord qui leur était presque exclusivement réservée et où elle n'allait jamais.

Le plus souvent, c'était son étourvol Tornade qui venait lui rendre visite. Elle se posait sur une branche près de la vitre, parfois elle venait carrément sur l'appui de fenêtre. Marguerite était toujours heureuse de voir la pokémon, elle avait l'impression d'avoir une amie.

Malgré tout, Marguerite avait pu constater que Jonathan s'était très rapidement habitué à son nouveau boulot. Il ne l'aimait peut-être pas, mais il était très efficace. Dans son équipe, Jonathan possédait une manternel qu'il avait appelé Maelle. C'était une véritable déesse du taillage des haies. Il possédait aussi un lombre. Marguerite avait fouillé dans les livres de la bibliothèque pour en apprendre d'avantage sur ces deux pokémon. Elle réalisa alors que Lombre était le pokémon parfait pour un jardinier : il avait un double type eau-plante. Jonathan s'en servait souvent pour arroser le jardin.

Une fois ou deux, elle avait surpris des domestiques (le plus souvent des femmes) parler de Jonathan. Ils l'avaient surnommés John, mais Marguerite préférait Jonathan, elle trouvait cela plus joli...

 

Les semaines passèrent, Marguerite s'étonnait de voir Jonathan travailler aussi dur dans le jardin. Il bêchait, creusait, taillait, tondait, ratiboisait, repiquait, arrosait... Il trouvait toujours une occupation. Son père n'avait pas l'air de s'en plaindre, sa mère non plus. Jonathan faisait tellement d'efforts qu'il suait comme un tauros. C'était dégoûtant, pourtant Marguerite se surprit plus d'une fois à imaginer John enlevant sa chemise et travailler torse nu sous sa fenêtre… Mais elle arrêta assez rapidement, car ce genre de visions la déconcentrait de son propre travail en bibliothèque, alors la punition ne se faisait pas attendre : un séjour dans le cabinet de pénitence.

Avec le temps, Marguerine cessa de regarder dehors pour chercher Jonathan, elle savait qu'il était là de toute façon. Un jour cependant, alors qu'elle était assise près de la fenêtre dans la salle d'étude au premier étage de l'aile Ouest, et que Madame Piafabec s'était absentée suite à de violents maux de ventre, elle leva le nez de son cahier de mathématiques pour regarder dehors et rêvasser. Son regard croisa celui de Jonathan. Il était là, appuyé sur sa bêche, attendant que son lombre ait fini d'arroser les nouveaux semis et il l'observait elle. Il la fixait de ses yeux d'un bleu électrique, sans sourire, ni sans moue, simplement il la regardait. Contemplé aurait été le mot le plus exact mais Marguerite préférait ne plus y penser. Ses joues s'étaient suffisamment teintées de rouge ce jour là.

 

Les mois passèrent, Jonathan était toujours là, dans le jardin, au service de Monsieur et Madame De Richemensueur. Marguerite voulait profiter au maximum des derniers beaux jours de septembre avant que l'automne n'engloutisse complètement le parc dans un manteau brun et boueux sentant l'humus. Elle se promenait dans le parc tous les après-midis, vers seize heures, avec l'autorisation de Madame Piafabec bien entendu. Elle essayait toujours de se rendre là où se trouvait Jonathan. Parfois elle ne le trouvait pas, ou bien il n'était pas tout seul. Dans ces cas là, elle n'osait pas l'approcher.

Un mercredi, alors qu'elle se promenait un peu plus tard que d'habitude, elle tomba sur John en train de couper des bûches. Il préparait les réserves de combustible pour l'hiver et Marguerite savait quel nombre astronomique de stères de bois avalaient les cheminées du manoir, surtout lors des réceptions hivernales organisées par ses parents, où les invités conversaient devant la cheminée monumentale du grand salon, une coupe de champagne à la main.

Elle le regarda un long moment en silence, il n'avait pas remarqué sa présence. Une question lui brûlait les lèvres depuis quelques temps. Elle réfléchit encore quelques instants, puis elle finit par se décider. Elle prit une profonde inspiration et se rapprocha de John. Pour donner le change, comme d'habitude face aux domestiques et surtout face à Jonathan, elle se redressa et prit un air fier, très aristocratique, avant de s'avancer vers le jardinier.

« Je trouve que vous restez bien longtemps pour quelqu'un qui ne voulait pas de ce travail. »

Jonathan reposa sa hache et laissa son laggron transporter les dernières bûches tandis qu'il se tournait vers sa visiteuse. La jeune femme était accompagnée du persian de compagnie de sa mère : un pokémon au pelage plus blanc que la neige, John pensait qu'il s'agissait d'une forme de chromatique.

Jonathan sentait que son front dégoulinait de sueur, cela l'agaçait profondément, surtout quand Marguerite se présentait devant lui avec autant d'élégance : maquillée, vêtue d'une robe bleue immaculée, cintrée sur sa taille d'apireine et lui arrivant à mi-mollet, avec ses cheveux noirs brillants, lissés, impeccablement coiffés en un chignon très élaboré par sa femme de chambre. Elle était vraiment très belle, alors que lui n'avait rien trouvé de mieux pour pouvoir s'en approcher qu'un job où il devait patauger dans la boue du matin au soir. Quelque part, il avait aussi honte pour ses pokémon. Ses précieux alliés avaient affronté avec lui les plus grands champions de Sinnoh, Hoenn et Kanto. Ils étaient forts, très forts, et ces combattants hors pair étaient condamnés à repiquer des fleurs et à balayer des feuilles mortes… Agacé par cette pensée, John aurait pu répondre sèchement à Marguerite mais il n'en fit rien. Elle était bien trop jolie.

« Je suis nourri, logé, blanchi et la paye est bonne. Cet argent me sera utile pour la suite, alors je peux bien travailler ici encore un moment.

- Utile à quoi ? Demanda la petite fille riche, que le concept des économies dépassait complètement.

- Pour voyager, pour aller toujours plus loin... Et pour un jour trouver un boulot qui me plaira vraiment. Mais bon, je ne pense pas que ce soit quelque chose que tu puisses comprendre. Tu n'auras jamais besoin de travailler toi.

- Oh oui, c'est vrai que c'est tellement mieux de rester enfermée ici, répliqua cyniquement Marguerite. D'être punie parce que l'on fait une fausse note en jouant d'un instrument de musique de toute façon bruyant, parce qu'on ne connaît pas assez bien l'histoire ou la géographie d'une région que l'on a jamais vu et que l'on ne verra sans doute jamais, parce qu'il y a juste un résultat erroné sur les quarante exercices de mathématiques que l'on me donne à faire chaque matin... Oui, c'est vrai que c'est beaucoup mieux.

- Pourquoi tu restes ici si tu n'es pas heureuse ? »

La réflexion surprit Marguerite. La réponse était évidente, elle... Elle... Elle ne trouvait pas ses mots.

« Je n'ai pas le choix, finit-elle par dire.

- On a toujours le choix, répondit simplement John en récupérant sa hache.

- Non, je n'ai pas le choix. Ma famille n'acceptera jamais que je fasse autre chose de ma vie.

- Quelle vie ? Si j'ai bien compris, on va te trouver un mari plein aux as et t'envoyer chez lui. Donc après avoir passé le premier quart de ta vie enfermée dans ce manoir, tu passeras les trois autres enfermée dans un autre manoir, ailleurs. »

Marguerite, outrée, le toisa. John soutint son regard et ils restèrent un long moment à se fixer ainsi.

« Tu n'as qu'à venir avec moi, déclara Jonathan en fendant une nouvelle bûche.

- Quoi ? »

Marguerite cligna des yeux, perplexe. Elle n'était pas sûre d'avoir bien entendu.

« Ouais. Je pense aller vers Johto. D'ici il suffit de prendre la mer avec Goda. »

Il désigna d'un mouvement de tête son laggron qui rangeait les morceaux de bois.

« Juste pour traverser la grande baie, accoster au Bourg Palette et suivre le début de la route victoire pour aller jusqu'au Bourg Géon.

- D'accord, mais moi, que ferais-je exactement ?

- Tu n'as pas de pokémon à toi ? Demanda Jonathan en jetant un rapide coup d'oeil au persian.

- Non... Répondit Marguerite avec amertume. Mère prétend que le dressage de pokémon ne convient pas aux dames, qu'il doit être réservé aux hommes. Et encore, uniquement comme passe-temps.

- Ah ouais ? Et elle dit quoi sur les gens comme moi alors ? Demanda Jonathan avec un sourire tordu, à la fois amusé et dégoûté par ce genre de mentalité.

- Elle...

- Marguerite ! Que faites-vous ici ? Vous conversez avec les domestiques maintenant ? Vous êtes décidément irrécupérable ! »

Marguerite et John se retournèrent simultanément pour voir la gouvernante venir vers eux, avec son éternelle mine renfrognée, ses lèvres pincées tournées vers le bas, son regard rigide et hautain de rapasdepic.

« Je crois que vous vous êtes suffisamment promenée pour aujourd'hui. Vos gammes et vos livres vous attendent. »

Marguerite entraînée de force par la gouvernante lança un dernier regard à Jonathan comme un appel au secours. Elle se dit qu'heureusement Madame Piafabec suivait ses propres conseils et ne s'intéressait pas aux domestiques, sinon elle aurait remarqué le regard assassin que lui jetait John.

Irritée par l'attitude de sa gouvernante et motivée par sa discussion avec Jonathan Mells, elle se laissa emportée par une pulsion d'insolence.

« Mais dites-moi Madame Piafabec, n'êtes-vous pas vous même une domestique ? »

Ni une ni deux, la gifle de la gouvernante vola jusqu'à la joue de Marguerite dans un "CLAC !' sonore. La douleur, très vive, ramena brutalement Marguerite à la réalité.

« Je vous interdis Marguerite ! Souffla la gouvernante, outrée. Je suis peut-être au service de votre père, mais ma famille est l'une des plus respectée de la région ! Mon frère est le maire de Parmanie et mes parents ont fondé la seule et unique boutique pokémon de la ville ! Alors je ne saurais tolérer un autre manque de respect de votre part ! Tant que vous vivrez sous ce toit, je serai votre gouvernante et vous m'obéirez au doigt et à l'œil ! Et maintenant, au manoir, sur le champ ! Je crois qu'un séjour dans le cabinet de pénitence vous sera bénéfique avant le dîner. »

Frustrée mais soumise, Marguerite retourna d'un pas lent vers le manoir, escortée par la sinistre Madame Piafabec. Là encore, heureusement que la gouvernante n'accordait pas beaucoup d'importance aux autres domestiques, car à partir du moment où elle avait frappé Marguerite, le regard de Jonathan était devenu véritablement terrifiant. Et si Madame Piafabec avait aperçu la hache dressée dans la main tremblante de fureur de John, elle aurait sans doute couru en panique jusqu'au bureau de Monsieur De Richemensueur.

 

A force de discuter avec les autres domestiques, Jonathan avait fini par savoir ce qu'était le "cabinet de pénitence" de Madame Piafabec et comment Marguerite était punie. La jeune femme, bien qu'assez familière avec lui, ne lui avait jamais parlé en détails des punitions et des sévices qu'elle devait endurer.

La révélation l'avait un peu secoué. Le coup des malosses lui avait pourtant donné une idée assez claire des choix pédagogiques de la famille De Richemensueur. Il n'avait pas menti à Marguerite, il était revenu au manoir pour elle, parce qu'il s'inquiétait, mais aussi parce qu'il la trouvait jolie et parce qu'à ses yeux elle ressemblait à un petit rozbouton fragile dans un champ de cacturnes. Il était désormais jardinier, son rôle était de transformer ce rozbouton en rosélia et qui sait ? Peut-être un jour en roserade, mais ça, ce n'était pas gagné...

Déjà, il ne savait pas comment s'y prendre. Il passait son temps dans le parc, à tripoter des branches et des racines, tandis qu'elle restait le plus souvent cloîtrée dans le manoir. D'ailleurs, John avait toutes les peines du monde à ne pas l'appeler "le donjon" lorsqu'il parlait aux autres employés. Il avait beaucoup réfléchi au cours de tous ces mois passés au service de la famille des De Richemensueur. La première chose à faire, c'était se débarrasser du Piafabec. L'épisode de la gifle dans le parc quelques semaines auparavant l'avait mis hors de lui, il s'était décidé à agir. Vivre et travailler au milieu des plantes lui avait justement donné une idée.

 

Un soir, après le souper des domestiques, il accrocha à la patte de son étourvol un message pour Marguerite. L'oiseau s'envola aussitôt. La jeune femme était dans sa chambre, elle aussi rentrait du dîner. Devant son grand miroir, au cadre sculpté en forme de deux draco dorés se faisant face, Marguerite entreprit de défaire sa coiffure. Elle n'eut le temps d'enlever qu'une seule pince car quelque chose tapota dans un de ses carreaux. Intriguée, elle sortit de sa petite salle de bain privée et aperçut avec plaisir son amie étourvol sur le rebord de la fenêtre. L'oiseau donnait des petits coups de bec dans la vitre. Marguerite se précipita pour lui ouvrir.

« Etour ! Rou rou ! »

Souriante, Marguerite caressa gentiment le cou blanc du pokémon.

« Rou rou ! »

Tornade, joyeuse et flattée d'autant d'attention de la part de la demoiselle n'en n'oublia pas pour autant sa mission et lui donna un petit coup de patte. La jeune fille baissa les yeux sur les serres d'étourvol et remarqua le papier enroulé autour de son pied droit. Dans un clignement de cils, elle décrocha le message et le lut.

« Regarde en bas. »

Marguerite se pencha aussitôt par-dessus l’appui de fenêtre. John sortit alors de l'ombre du vieux chêne et lui fit un signe main. La jeune fille, complètement hébétée, secoua la tête en le regardant. Elle tenta de prendre une voix hautaine mais c'était peine perdue face à Jonathan.

« Que voulez-vous ?

- J'ai un cadeau pour toi.

- Quoi ?

- Descends et je te le donne.

- Comment voulez vous que je descende ? » S'exclama Marguerite qui se demandait si elle n'était pas déjà endormie et en train de rêver.

« Tu es déjà montée par ici, répliqua John avec malice. Tu peux bien descendre par le même chemin.

- Je ne comprends rien à ce que vous dites !

- Rou rou ! »

Tornade décolla du rebord de fenêtre et s'en alla se poser à côté de son maître. Elle remonta aussitôt, entraînant avec elle Florie. La boustiflor bondit de joie autour de Marguerite, apparemment elle aussi s'était prise de sympathie pour la petite bourgeoise.

Angoissée, la jeune aristocrate déglutit avec difficulté et regarda en bas. Jonathan attendait patiemment, les bras croisés. Si elle était vue par quelqu'un, elle recevrait la punition de sa vie... Elle soupira en regardant Jonathan : tant pis, advienne que pourra. Elle fit signe à boustiflor de l'attacher et la pokémon plante la descendit prudemment. Jonathan tendit les bras pour la réceptionner comme il l'avait déjà fait auparavant mais, pris d'une gêne soudaine, il se ravisa. Il se contenta de servir d'appui à Marguerite lorsqu'elle posa les pieds sur le sol.

« Que voulez-vous ? Chuchota-t-elle, partagée entre l'irritation et l'excitation.

- Te donner ça.

- Qu'est ce que c'est ? »

Jonathan tendit à Marguerite un petit flacon en verre, rempli de poudre bleue. La jeune fille s'en saisit, sans détourner son regard interrogateur de John.

« C'est de la poudre dodo que j'ai prélevée sur Florie.

- Pourquoi me donnez-vous cette substance ?

- Eh bien je pensais que ça pourrait t'être utile avec Madame Rapasdepic.

- Madame Piafabec ? Demanda Marguerite avec de grands yeux ronds pour s'assurer qu'elle avait bien compris.

- Oui... J'ai entendu tes frères l'appeler comme ça. Une petite dose dans son thé ou sur son mouchoir et tu seras tranquille une heure ou deux. »

L'adolescente baissa lentement les yeux vers le flacon. Elle le regarda avec fascination. John sourit, il aimait ce regard et ce qu'il signifiait. Finalement, Marguerite se tourna à nouveau vers Jonathan et lui sourit avec sincérité.

« Merci Jonathan. J'essayerai... D'en faire bon usage.

- Je compte sur toi, Princesse. »

Marguerite cligna des yeux, surprise : il l'avait appelé "princesse" ? Il n'avait pas utilisé ce sobriquet depuis leur rencontre. Elle ouvrit la bouche pour dire quelque chose mais elle sentit une brusque tension au niveau du ventre. Boustiflor l'avait rattrapée et la tirait vers sa chambre. Jonathan regarda la jeune fille s'élever dans les airs avec un sourire absent. Marguerite, elle, le regarda rapetisser à vue d'oeil tandis qu'elle montait vers la fenêtre. Une fois dans sa chambre, elle fut prise d'un doute affreux. Elle était en jupe et lui l'avait regardée monter... Il y avait de fortes chances pour qu'il ait vu ses sous-vêtements. Rouge comme un écrapince, Marguerite se précipita à la fenêtre pour insulter Jonathan de goujat, mais il n'était déjà plus là. Etourvol et Boustiflor étaient elles aussi parties, aussi vite qu'elles étaient venues.

Marguerite ferma la fenêtre. Elle regarda son plancher, elle se dit que c'était peut être bien un rêve finalement... Jusqu'à ce qu'elle voit le flacon de poudre dodo, qu'elle avait elle-même posé sur son bureau.

 

Quelques jours plus tard, Marguerite se trouvait dans la salle de bal avec Madame Piafabec. La pièce avait été transformée en salle de sport bien avant la naissance de Marguerite. La jeune femme en collants de danse faisait des exercices de flexion, accrochée à une barre installée par-dessus les miroirs de l'ancienne salle de bal. Sur le pan de mur opposé aux miroirs étaient accrochés des fleurets pour l'escrime. Dans les autres coins de la pièce se trouvaient des appareils de musculations, des vélos d'appartement et des tapis roulants pour simuler la course à pieds en intérieur.

Marguerite ne se servait jamais de ces machines, réservées à ses frères. Madame Piafabec estimait que le seul sport correct pour une jeune femme était la danse classique. La jeune héritière n'en éprouvait aucune frustration, elle ne voyait pas l'intérêt de marcher ou pédaler en faisant du sur-place face à une rangée de miroirs ou aux boiseries rococos du manoir. Par contre, elle aurait donné n'importe quoi pour faire ce genre d'exercice dehors, pour aller se promener à vélo sur la route menant à Lavanville par exemple. Pour l'heure, elle devait se contenter de rêver, ses yeux figés sur le miroir.

Dans le reflet, elle voyait Madame Piafabec qui la surveillait. Habituellement, la gouvernante avait le regard sec et dur, mais ce n'était jamais le cas lors des cours de danse. Marguerite savait pourquoi ; Madame Piafabec avait elle-même fait de la danse dans sa jeunesse. Lorsqu’elle avait l’âge de Marguerine, la jeune Sybille rêvait de rejoindre le grand ballet d’Illumis. Si ses articulations ne lui permettaient plus de faire de sport, elle restait passionnée par cette activité. Elle regardait Marguerite avec un pâle sourire, les yeux remplis de souvenirs mélancoliques. Alors que Marguerite observait la pathétique image de sa vieille gouvernante, une idée lui vint à l'esprit. Le piafabec était dans un état vulnérable, c'était l'occasion rêvée pour prendre une après-midi de bon temps avec l'arme secrète de Jonathan.

Marguerite arrêta ses flexions et se tourna vers la gouvernante.

« Excusez-moi Madame Piafabec.

- Hum ? Dit simplement la vieille femme qui émergeait lentement de sa rêverie de petit rattata de l'opéra.

- J’ai besoin de me réhydrater. Pensez-vous que nous puissions prendre un thé glacé à la fin de mon échauffement ?

- Oui... Oui pourquoi pas. » Répondit Madame Piafabec d'un ton absent. La vieille femme se leva doucement de son tabouret tandis que Marguerite reprenait ses exercices, un sourire fourbe sur le visage.

La gouvernante appela une domestique et lui demanda de faire préparer un thé glacé en cuisine. Un quart d'heure plus tard, elle revenait avec un plateau, deux verres, des tranches de baie sitrus et un pichet de thé glacé. Madame Piafabec fit le service et Marguerite prétexta le besoin de s'éponger le front pour aller dans les vestiaires chercher une serviette de toilette et prendre par la même occasion sa fiole de poudre dodo dans sa poche de jupe.

Marguerite vint s'asseoir près de Madame Piafabec et lui posa quelques questions sur la danse. Tandis que la vieille gouvernante prenait plaisir à raconter ses souvenirs de danseuse, Marguerite déversa discrètement dans son verre une bonne dose de poudre dodo...

 

Jonathan était en train de soigner les jeunes arbres en compagnie de sa boustiflor, Florie comprenait les plantes bien mieux que lui. Marguerite apparut derrière lui. Elle avait pris le temps de se changer, tandis que Madame Piafabec ronflait comme un monaflèmit, affalée contre un vélo sans roue dans la salle de sport. Avec un grand sourire, Marguerite lança un « Bonjour ! » joyeux et sonore. Jonathan, surpris, se retourna.

« Marguerite. Que fais-tu ici ?

- Vous aviez raison. » Lui annonça-t-elle avec un sourire malicieux.

Elle sortit de sa poche la petite fiole bleutée. Jonathan constata que le contenu avait déjà diminué.

« Cette petite chose est très pratique. »

John sourit à son tour.

« Eh bien, content que mon cadeau te plaise. Que vas-tu faire de ce temps libre alors ?

- Comme vous pouvez le constater, je viens vous voir.

- Ah, désolé pour toi, commenta Jonathan. C'est une occupation bien pitoyable.

- Oh, vous vous estimez de mauvaise compagnie ? »

Les deux jeunes gens échangèrent un regard amusé. John tenta quand même de rester un minimum sérieux.

« Le souci c'est qu'à cette heure je suis sensé travailler. Si on me surprend à tirer au flanc, je vais avoir des problèmes. Et si on te voit toi en train de me parler, tu vas avoir des problèmes.

- Je vois... Il nous faut donc trouver une solution n'est-ce pas ?

- Tu as quelque chose à proposer ? Demanda John en la dévisageant, appuyé sur son râteau.

- Peut-être... »

Après un bref instant de réflexion, Marguerite demanda à Jonathan de la suivre. Ils arrivèrent au niveau du cabanon et John se dit que c'était vraiment bien pensé, mais à sa grande surprise, Marguerite n'entra pas dans la cahute et se faufila derrière. Jonathan, intrigué, fit de même. Elle s'était arrêtée de marcher et s'était retournée pour le regarder avec un grand sourire satisfait.

« Ici personne ne nous verra. »

Effectivement, Jonathan constata que d'un côté il y avait la grande palissade de briques qui séparait le domaine des De Richemensueur du reste du monde, et de l'autre le mur en bois de sa cabane à outils. Ne restait qu'un espace de trois mètres de large avec à chaque extrémité une plate-bande feuillue et derrière lesquelles ils pouvaient se faufiler pour repartir.

Marguerite attendait un quelconque compliment sur sa cachette mais Jonathan était perturbé, obsédé par une seule et unique question, évidente.

« C'est ici que l'ancien jardinier se cachait pour boire, expliqua Marguerite à John avant qu’il n’ouvre la bouche.

- Ah vraiment ? Il n'allait pas se cacher dans le cabanon ?

- Rarement.

- Pourquoi ?

- Parfois le cabanon était déjà occupé. »

Jonathan était totalement largué. Il haussa un sourcil et dévisagea Marguerite avec un regard interrogateur.

« Euh... Bien. Mais là il est libre, donc pourquoi nous on ne se cache pas dans la cabane ? Ce serait peut être plus simple et plus confortable, surtout pour toi, il commence à faire froid dehors. »

Les joues de Marguerite s'empourprèrent brusquement, Jonathan ne comprit pas pourquoi, il n'avait pourtant rien dit d'intimidant ou de gênant, ni aucune flatterie ou plaisanterie légère.

« Si vous le voulez bien, parlons d'autre chose… Demanda Marguerite avec dignité, tandis que son visage virait du carmin au cramoisie.

- Ok... »

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