Avec la Stabilité du Sable

Chapitre 2 : Chapitre I : La Vallée de l’Étrange

9604 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 07/08/2022 01:38

Chapitre I :

La Vallée de l’Étrange

 

             Claire Foley se sentait prête. Curieuse, enthousiaste, téméraire, la jeune post-doctorante peinait à taire son impatience.

             Certes, la nervosité la gagnait également : de même que de partir en mer sans avoir la certitude que la terre ferme vous accueillerait de l’autre côté, de même que de sauter dans le vide avec un biplan qui pourrait ou non accepter de décoller, de même que de sortir d’un vaisseau spatial en un endroit aride dans lequel seule une maigre combinaison vous séparerait du vide de l’espace… Ce qu’ils comptaient entreprendre était à la fois l’exploration d’un territoire inconnu en vue d’accomplir une nouvelle avancée historique pour l’humanité, à la fois un rêve fou et dangereux, qui pourrait virer au cauchemar à la moindre erreur commise.

 

             Mais une des plus grandes qualités de Claire était son courage : et c’était donc avec confiance et trépidation qu’elle s’était préparée depuis si longtemps pour ce moment tant attendu.

             Ses boucles légères aux reflets dorés virevoltant gaiement, le visage pâle mais pétillant d’une joie innocente et presque insouciante, la physicienne jeta un dernier regard à celui qui allait manœuvrer l’expérience ; puis elle pénétra dans le cœur de leur machine à voyager dans le temps.

 

             Bill Hawks se retourna vers un panneau de contrôle rempli de boutons de toutes tailles et couleurs, de leviers de toutes formes et directions, de grands écrans cathodiques placés à une hauteur telle qu’en raison de sa taille, il devait déboîter son cou épais et incliner sa tête carrée chaque fois qu’il souhaitait regarder ceux des rangées les plus élevées.

            Il approcha sa main d’un des nombreux leviers, son hésitation étant uniquement causée, encore une fois, par le sentiment de responsabilité grisant qui l’accablait. Certains auraient croulé sous le poids d’une culpabilité qu’ils ressentiraient avant même d’avoir agi ; lui se voyait déjà comblé de succès, cette même aspiration vers la gloire demeurant la seule chose qui, en cet instant, transformait son corps trapu en une petite masse de transpiration froide et tremblante, lourde comme le plomb.

 

             Encore un mouvement, et les portes se fermeraient ; un mouvement, et l’assistante se retrouverait complètement enfermée, isolée du monde entier ; un mouvement, et elle serait envoyée au-delà des limites de leur présent. Prête à devenir le premier voyageur temporel de l’Histoire.

 

22 Août 1953 — 14:13

 

             Bill prit une dernière inspiration… puis, ayant attendu suffisamment longtemps, il se jeta à corps perdu dans l’action.

 

             Le levier fut tiré.

             Les portes furent fermées.

             Quelque chose s’ouvrit.

 

             Ce fut rapide, fugace, et aveuglant. Ce qui s’était ouvert en cet instant, personne n’eût pu le dire ; cependant, ce qui en sortit fut aussitôt révélé, et avec lui vint une explosion suffisamment puissante pour intégralement souffler ces mêmes portes que Bill avait pris tant de précaution et de détermination à fermer.

 

             Tout aussi choquée que lui, Claire se retourna pour dévisager le trou béant qui se trouvait désormais derrière elle, et qui rendait leur prototype de toute évidence impropre à l’usage.

             Complètement abasourdi, le chef des opérations, qui avait maintenu sa main sur ce levier qui avait tout commencé, le releva inutilement pour le ramener dans sa position initiale. Il n’y avait plus de porte à rouvrir ; mais les gonds lui firent comprendre qu’ils avaient tenté malgré tout du mieux qu’ils pouvaient, car il reçut pour réponse de leur part un désespéré crissement d’agonie.

 

             La jeune femme sortit de la machine prudemment, enjambant à la fois les portes brisées et l’objet quelconque qui était sorti de cet endroit quelconque — pour peu que ce pût être appelé un endroit —, prenant garde à ne pas déranger la scène. Qu’est-ce que cela pouvait donc bien être… une personne ?

 

             Au départ parfaitement immobile, la masse informe accorda au duo quelques longues secondes, se laissant admirer ; et une fois remis du choc, tous deux purent se rendre compte que cela ressemblait tout de même bien fort à une personne, aussi surprenant que cela pût être.

             Étant donné les circonstances extraordinaires derrière cette apparition, ainsi que la position bien incommodante dans laquelle elle se trouvait — les membres étalés sur une large surface rugueuse et accidentée, le tronc tentant de s’écarter autant que possible de la verticalité, le visage dissimulé car présentement en pleine délectation d’une chaleureuse réunion avec le sol glacial —, Claire tenta de se justifier, se disant intérieurement qu’il s’agissait d’un comportement en fin de compte plutôt raisonnable que de ne pas tout de suite penser à l’éventualité qu’une telle chose pût être un corps humain tout à fait normal, parfaitement banal, tel qu’on eût pu en trouver à tous les coins de rue.

 

             Mais tout de même, malgré leur haut niveau d’intelligence et leur grande capacité de réflexion, le choc causé par ce phénomène inexplicable fut tel que cette prise de conscience devait se réaliser en deux étapes.

             La première étape fut atteinte une fois qu’ils eurent admis qu’il s’agissait d’un être humain ; la deuxième fut atteinte lorsque Claire se rendit compte qu’il s’agissait d’un être humain, oui, mais également que ledit être humain se trouvait actuellement à plat ventre, inconscient, vautré sur un parquet débordant d’échardes et jonché de débris qui étaient au mieux fortement désagréables en tant que matelas, au pire mortellement tranchants, et tout cela dans une position qui n’était absolument pas ce qu’un kinésithérapeute (ou toute autre personne dotée d’un iota de bon sens) eût recommandé.

 

             Cette personne… Au vu de son état, était-il même encore possible qu’elle fût vivante ? Seule une chose était sûre : demeurer droite comme un piquet à la regarder en silence n’eût fait que réduire à néant le peu de chances de survie dont elle disposait. Claire déglutit malgré elle, encore engourdie par l’angoisse de l’ignorance ; mais elle s’agenouilla près de l’inconnu, approchant gentiment une main qu’elle voulait réconfortante…

 

             Au moment même où ses doigts effleurèrent une épaule froide et inerte, elle se projeta en arrière avec un cri de surprise et de douleur : un grand choc, telle une décharge électrique, l’avait traversée.

             Cette décharge sembla avoir été partagée, car l’étrange individu choisit ce moment exact pour subitement reprendre vie, répondant avec son propre murmure d’agonie puis tentant du mieux qu’il put de rassembler ses membres et lentement relever son visage.

             Était-ce dû à l’électricité statique ? Elle espérait fortement que ce n’était que cela—

 

             Claire croisa son regard, et elle hurla.

 

             Lorsqu’elle avait vu de ses propres yeux que cette personne avait pu se séparer du sol sans assistance quelconque, comme si, contre toutes les observations qu’elle avait effectuées jusqu’alors tendaient à prouver, aucun de ses os n’avait été brisé, la jeune scientifique s’était inconsciemment rendu compte que quelque chose clochait horriblement. Cependant, cette conclusion fut rapidement oubliée moins d’une seconde plus tard, écartée et remplacée par la vision tout aussi perturbante qui suivit :

 

             Les yeux dans les yeux, dans un silence parfait et stupéfait, Claire se retrouva face à une prodigieuse reproduction de son propre visage.

 

             Elle revit les mêmes traits, la même chevelure bouclée aux éclats roux, les mêmes yeux noirs éclatant de curiosité cachés derrière les mêmes lunettes fines ; même les vêtements semblaient identiques.

             C’était une réplique presque parfaite — l’adverbe presque étant la source première de sa terreur instinctive.

             La tache de naissance manquante sur le bout du nez, la rondeur un peu trop marquée de la monture métallique normalement elliptique qui y reposait, la couleur de certains boutons légèrement mal placés sur la blouse blanche, le pantalon vert kaki au lieu de vert-jaune, toutes ces petites différences n’étaient là que pour contredire l’hypothèse qu’elle eût tellement préférée à la réalité.

 

             De son côté, ce n’était que lorsqu’il avait vu le mystérieux intrus bouger de son propre chef que Bill s’était décidé à raccrocher le combiné qu’il avait lentement saisi, sans pour autant avoir eu le temps ou le courage de composer un quelconque numéro. S’éloignant du téléphone et de la porte de sortie, il fit son premier pas en avant vers la scène.

             Quand il se trouva face à non pas une, mais deux Claire, il fut tout naturellement submergé par l’incompréhension ; cependant, contrairement à son assistante, ce choc laissa vite place à un grand sourire ébahi.

 

             « Incroyable… Se pourrait-il vraiment…? »

 

             Cette question inachevée, de même que toutes les déductions et tous les espoirs que Bill avait formulés durant ces dernières secondes, furent réduits à néant à l’instant même où il regarda la seconde Claire avec plus d’attention. Sa tête s’était tournée vers lui, alertée par sa voix ; et dans le plus grand silence, tout en demeurant agenouillée et immobile, il apparaissait désormais que son corps entier était en train de fondre, perdant presque un pied en altitude, gagnant en épaisseur, troquant ses douces courbes pour des traits plus droits et durs, changeant de forme jusqu’à imiter son apparence compacte et décrépite de manière presque exacte.

             La réponse à sa question ? Non. Ce n’était pas un voyage temporel. Cette chose n’était absolument pas un hypothétique alter-ego de son assistante qui eût voyagé à leur époque depuis un futur proche grâce à son œuvre.

 

             Par pure coïncidence, Claire avait récemment achevé la lecture d’un certain roman de science-fiction et d’horreur¹ ; une certaine histoire à propos de scientifiques qui eussent rencontré une sorte de créature d’origine inconnue, capable d’imiter tout organisme vivant, dont le seul but était de se reproduire et de s’étendre, remplaçant les originaux un par un.

             Bien entendu, elle essayait du mieux qu’elle pouvait de ne pas paniquer ou formuler de conclusions trop hâtives ; il fallait absolument qu’il y eût une explication rationnelle derrière tout ceci, il y en avait forcément une… Mais malgré tout, juste au cas où, ses yeux commencèrent à regarder aux alentours pendant les rares instants où elle osait quitter cette chose des yeux, recherchant des éléments ici et là qui eussent pu, peut-être, générer un petit feu bien contrôlé à simple but de purification et de stérilisation, dans l’éventualité où le besoin s’en ferait ressentir.

 

             Le directeur de recherche ouvrit la bouche, étant sur le point de balbutier un paquet désordonné de mots terrifiés et incohérents ; mais cette opportunité ne lui fut pas accordée.

 

             La porte de leur laboratoire fut enfoncée violemment lorsqu’un homme fin et à bout de souffle fit irruption dans la pièce, la blouse blanche trempée de sueur, les maigres jambes tenant à peine debout, les cheveux ondulés et déjà grisonnants lui collant au front.

             Le dénommé Dimitri Allen, que ses deux collègues croyaient encore en congé, se trouvait devant eux au loin, planté dans le cadre de la porte du bureau. Haletant, mais tout de même déterminé à se faire entendre, il prit à peine le temps de respirer et cria à la place, aussi distinctement qu’il le pouvait :

 

             « Bill ! Claire ! Nous ne… » Il fut pris d’une vive quinte de toux. « Nous ne, devons pas, lancer cette expérience… Nous avons commis une grave erreur ! »

 

             Les deux scientifiques ainsi nommés se tournèrent vers lui avec grande surprise. Claire renvoya rapidement son regard vers l’entité située non loin d’elle, qui désormais la fixait de nouveau avec un visage identique au sien. Bill lui aussi souhaitait garder un œil terrifié sur cette possible menace ; mais il fut de nouveau interrompu, de nouveau par le même homme fin et à bout de souffle qui l’avait interrompu la première fois, lorsqu’il se vit assailli par une pile de feuilles de papier et d’équations, forcé d’arrêter au mieux leur chute et de les laisser malgré tout couler entre ses doigts, tandis que le perturbateur avait commencé à baragouiner tous les détails concernant l’importance cruciale de l’erreur qu’il avait trouvée dans leurs calculs, et concernant les conséquences catastrophiques qui eussent découlé de l’expérience, si celle-ci eût effectivement eu lieu.

             Le scientifique hystérique appela la jeune femme à venir les rejoindre, et malgré sa grande peur à l’idée de laisser le peu importe ce que c’était sans surveillance, elle se retrouva malgré elle à l’oublier complètement lorsqu’elle commença à entendre qu’à quelques minutes près, elle avait de justesse échappé à une mort certaine.

 

 

             Ainsi donc, l’entité avait en effet été laissée sans surveillance. Fort heureusement pour les scientifiques insouciants, elle ne montra aucun effort pour se mouvoir, continuant au contraire à fixer le groupe de loin avec des yeux ouverts mais inexpressifs, comme en transe.

             Après que quelques mots lui parvinrent, l’entité aussi se retrouva absorbée dans de nombreuses pensées : à propos d’une explosion qui n’avait pas eu lieu ; à propos de nombreuses morts qui avaient été empêchées au dernier moment ; à propos d’un homme qui était arrivé juste à temps pour arrêter un collègue négligent et trop impatient, qui avait été sur le point de causer une tragédie à grande échelle ; à propos de cette même tragédie, qui aurait pu se révéler comme bien plus terrifiante que tout ce qu’aucun des trois pouvait imaginer en ce moment-même… L’entité se perdit dans les méandres de son propre esprit, oubliant tout de son environnement.

 

             Se sentant tout à coup défaillir, emportée par le poids de ces révélations, cette entité se voûta, ne fût-ce que subtilement. Par l’inertie, son regard fut désormais porté sur le sol : et ce fut ainsi qu’un certain objet apparut dans son champ de vision. Un objet qui n’était pas un débris de porte de métal, et un objet qui ne semblait aucunement appartenir à un tel endroit.

             Il s’agissait d’une simple sacoche, à la surface de toile noire aux maigres reflets bleu-gris, rectangulaire et relativement mince, mesurant à peine plus de sept pouces sur cinq. Intriguée, l’entité la ramassa, fit glisser la fermeture éclair, et l’ouvrit… seulement le temps d’écarquiller les yeux et de pousser un cri muet et inaudible, le souffle coupé.

 

             La sacoche fut instantanément fermée — avec tant de force par ailleurs, que malgré le fait qu’elle était composée d’un matériau léger et relativement souple, on eût juré entendre comme un écho de ce geste qui eût rebondi sur le parquet à quelques reprises. Aussitôt, la fermeture éclair fut tirée en sens inverse jusqu’à son extrémité. Et l’objet, qui était subitement devenu si précieux, fut projeté contre sa poitrine, aussitôt entouré d’une paire de bras tremblants.

 

             De nombreuses émotions pouvaient dès lors se refléter dans son regard : confusion, terreur, perplexité… Mais les scientifiques, toujours aussi distraits, ne purent en apercevoir la moindre trace.

 

 

             Distraits, cependant, ils ne le demeurèrent pas pendant beaucoup plus longtemps.

 

             « Attendez, j’ai tout juste remarqué… Qui est-ce ? »

 

             Dimitri, le nouveau venu, cligna des yeux fortement en signe de surprise, et un frisson le parcourut de part en part lorsqu’il reconnut et compara le visage de l’étrangère avec celui de la jeune femme qui se trouvait juste à côté de lui. Sa question ayant été prononcée avec un plus grand volume que ses précédentes élucubrations, elle attira également l’attention de la personne concernée ; et ainsi, au loin, l’inconnue releva sa tête et se mit à le fixer droit dans les yeux, toujours en silence.

 

             « Pourrait-on m’expliquer pourquoi il y a une autre— »

 

             Sa phrase fut écourtée de manière abrupte, sa fin prévue étant remplacée par un grand hurlement de terreur lorsqu’il vit le visage de la seconde Claire fondre juste sous ses yeux, pour se remodeler en une imitation du sien.

             Imperturbable, le seul mouvement qu’eut cette copie fut de lever un grand œil bleu clair mais terne vers la touffe de cheveux légèrement bouffante qui s’était mise à lui cacher la moitié du visage.

 

             « Je suppose que cela répond au moins en partie à ta question, » répondit Claire avec gravité. Ses mots portaient dans leur sens l’éclat de malice qui lui était habituel, mais pour une fois, pas une part n’était partagée dans le ton de sa voix. « Ce n’est certainement pas moi. »

 

             Entendant cette toute dernière phrase, l’entité douée de métamorphose tourna la tête de Dimitri de nouveau vers elle ; mais bien que ce mouvement eût été soudain, presque mécanique, son regard n’en restait pas moins désorienté et perdu dans le vague. Au moment même où son attention se porta sur elle, encore une fois, son apparence changea pour réfléchir la sienne, à chaque fois avec un peu plus d’exactitude ; cette fois atteignant un niveau de précision proche de la perfection.

 

             « Je ne sais pas ce qu’est cette chose, mais ce n’est pas humain, » murmura Bill, de nouveau paralysé de terreur désormais qu’il n’était plus déconcentré par le sujet de son expérience annulée.

 

             Il apparut que la créature non-humaine en question avait tout juste été foudroyée par un éclair invisible. Elle abaissa la tête et leva fébrilement une main fine et délicate, maintenant la mystérieuse sacoche noire dans l’autre ; elle se mit à fixer cette main pâle avec un mélange de confusion et de ce qui eût pu être interprété comme une certaine forme de déni ; et elle se transforma de nouveau.

             Dimitri. Claire. Dimitri. Claire. Bill apparut également, mais seulement une fois.

 

             L’entité ouvrit la bouche, la referma, la rouvrit, mais le choc semblait avoir emporté sa voix. Son corps tout entier commença à trembler de panique, tandis que ses bras se refermèrent et plaquèrent la petite sacoche contre son torse ; puis vinrent les signes d’une hyperventilation de plus en plus évidente et indéniable.

 

             La chose… avait une crise d’angoisse ; ou tout du moins, était incroyablement convaincante dans sa performance, si ce n’en était qu’une imitation. D’autres transformations s’enchaînèrent, encore et encore, le corps changeant de forme avec la même vitesse et aisance qu’un caméléon changerait de couleur, empruntant de nouveaux visages, certains appartenant à des personnes qui jamais n’avaient mis les pieds dans ce laboratoire.

             Certaines altérations étaient trop fugaces pour être proprement interprétées et reconnues, les unes se fondant dans les autres ; mais certaines formes revenaient à intervalles presque réguliers : un homme portant un haut-de-forme brun au ruban rouge, une adolescente à la robe orangée, un jeune garçon avec une casquette bleue, une femme aux cheveux bouffants et au costume jaune brillant…

             Ce carrousel d’horreur ne s’arrêtait plus, et même celui qui en était l’origine semblait incapable de l’arrêter. Son souffle devenait plus saccadé et plus lourd, les tremblements gagnaient toujours plus en frénésie, et finalement, au comble de l’effroi, un quatrième hurlement mugit.

 

             La créature releva son regard vers les trois scientifiques, les fixant un à un, une terreur absolue dans les yeux ; et un seul mot parvint à lui échapper.

 

             « …Désolé…! »


             Bill sauta trois pieds en l’air, troquant son horreur et dégoût pour ce qui était désormais la peur la plus simple et brute, à son niveau le plus fondamental.

 

             « Ce truc parle !? »

 

             Le truc se recroquevilla d’autant plus, enterrant une tête informe dans une paire d’épaules tremblantes.

 

             « Ce— Ce n’est pas— » La créature s’étrangla d’elle-même, choquée par sa propre voix changeante, qui à aucun instant ne semblait lui appartenir. « Je ne fais pas exprès, je vous le jure ! »

 

             C’était une plutôt belle manière de confirmer ce qui était désormais devenu une évidence incontestable, raisonna Claire.

             L’être se dévisageait lui-même, terrifié.

 

             « J’ai b-besoin d’aide… Faites que ça s’arrête. Je vous en prie, faites que ça s’arrête ! »

 

             L’assistante ferma les poings, encore terrifiée et incertaine, mais finalement sûre de sa décision. Quitte à tomber dans un piège, au moins sa conscience ne l’en blâmerait pas autant qu’elle ne le faisait actuellement, l’incriminant toujours plus de seconde en seconde pour son inaction.

             Contre toute attente, et plus encore contre l’avis de ses deux collègues, elle s’approcha prudemment, ne laissant plus que quelques pieds entre elle et l’être inconnu, puis se baissa pour atteindre sa hauteur.

 

             « Essayons de… rester calmes, murmura-t-elle autant pour la créature que pour elle-même. Nous pouvons voir que tu as peur, au moins autant que nous. Alors peut-être que si tu… »

 

             Sa phrase tomba dans le silence et l’oubli, tandis qu’elle cherchait de meilleurs mots qui eussent pu être plus appropriés. Ses lèvres tremblèrent pendant quelques secondes de plus.

 

             « Peut-être que nous devrions tous… prendre une grande inspiration… et nous détendre, reprit-elle, se tournant à demi vers les physiciens dans son dos et leur donnant un regard profond, leur priant de l’écouter. Il semblerait que tu ne nous veuilles pas de mal, et nous ne te voulons aucun mal non plus. Nous sommes juste… surpris. »

 

             Le mot était bien faible, mais elle préféra user d’un doux euphémisme plutôt que d’être trop brutale dans son honnêteté et prendre le risque d’empirer les choses.

 

             « Alors, prenons tous le temps de digérer tout ceci, d’accord ? Sûrement, tu devrais pouvoir mieux te contrôler si tu as les idées plus claires. »

 

            Elle ne reçut pour simple réponse qu’un regard. Le manège infernal ne s’arrêta pas de suite, mais elle remarqua avec soulagement qu’il semblait ralentir petit à petit, jusqu’à se stabiliser sur l’apparence d’une seule personne. Mais dès que la créature se rendit compte qu’il s’agissait justement de la personne même qui essayait de l’aider en ce moment même, elle secoua vivement la tête, la saisit, et tout reprit de plus belle, forçant la scientifique à reculer.

 

             « Je ne peux pas… me souviens pas— Je suis désolé ! »

 

             La jeune femme ajouta à son regard un élan de pitié. Se pouvait-il que cette entité (il ? elle ? iel ?) n’avait pas d’apparence propre ? Ou plutôt, de manière plus probable au vu de ces derniers mots, qu’il lui était devenu impossible de la retrouver, pour une raison ou une autre.

             Elle se mordit la lèvre, hésita… mais elle se décida rapidement à lui murmurer avec un ton aussi rassurant que possible :

 

             « Concentre-toi sur moi pour l’instant. Est-ce que tu peux faire ça ? »

 

             Lui furent lancés deux yeux emplis de peur et de tristesse ; mais rapidement, ces yeux devinrent une copie parfaite des siens. Ce reflet tremblait encore, sa peau agissant presque comme de l’eau sur le point de bouillir et d’éclater ; mais au grand soulagement de Claire, il parut que lui avoir donné la permission de garder cette apparence l’aidait désormais à la maintenir de manière relativement stable.

 

             « Ça… ça ne vous dérange pas ? »

 

             Cela confirmait qu’au moins une des raisons principales derrière son désarroi était la culpabilité causée par cet emprunt, ou peut-être ce vol d’identité, ainsi que par la terreur évidente qui en découlait vis-à-vis des personnes visées. Une fois de plus, la jeune femme prit le temps de chercher ses mots ; cherchant à rester réconfortante comme auparavant, mais souhaitant également rester transparente.

 

             « Je serais en train de mentir si je te disais que cela ne me dérange pas, corrigea-t-elle, mais je pense que de nous trois, je suis celle qui serait la plus à même de l’accepter. J’étais censée voyager vers une autre époque vois-tu, avec cette machine ; donc… Je m’étais préparée à l’idée que je pourrais me rencontrer moi-même. » Elle prit une longue inspiration, fermant ses yeux avec volonté, puis continua : « Ce n’est pas du tout la même chose, mais cela devra faire l’affaire jusqu’à ce que nous trouvions une meilleure solution. »

 

             La vérité était qu’elle préférait largement faire face à un double d’elle-même, aussi dérangeant que cela pût être, qu’à ce spectacle horrifique dont elle et ses collègues avaient été les malheureux témoins durant les instants précédents.

             L’inconnu ne fut qu’à moitié convaincu et abaissa le regard honteusement, mais elle lui saisit le menton — une copie conforme du sien, ô ciel, c’était bien trop perturbant — et le força gentiment à garder la tête haute.

 

             « Ne t’inquiète pas, nous allons trouver le fin mot de cette histoire. Tous ensemble. »

 

             Et sans le quitter des yeux, elle se leva lentement, puis se retourna. Décidant enfin d’inclure dans la conversation les deux hommes qui étaient jusqu’alors restés immobiles et pantois dans le fond de la salle, près de la porte et à deux doigts de déguerpir, Claire leur envoya ce qui en première apparence était un sourire rassurant et confiant, mais qui était également accompagné d’un regard autoritaire.

 

             « N’est-ce pas ? »

 

             La mâchoire de Bill tomba en chute libre. Dimitri recula d’instinct et ses yeux tentèrent de regarder n’importe quoi d’autre dans la salle, trouvant un nouvel intérêt tout particulier pour la blancheur vieillissante des murs, tandis qu’il cherchait de quels mots il pourrait bien user pour raisonner leur assistante, qui avait de toute évidence perdu la tête.

 

             « Je… » Il ferma la bouche ; hésita un peu ; rouvrit la bouche ; hésita encore beaucoup plus. Finalement, il soupira quelque chose dont le sens était sûrement très différent de ce qu’il s’était apprêté à dire au départ : « … Je te fais confiance, Claire. »

 

             Il avait paru de prime abord résigné ; mais il lui sembla qu’après avoir prononcé ces mots, il se surprit lui-même à y trouver plus de conviction.

 

             Claire, en effet. Cela avait toujours été Claire. Son grain de folie, son courage, son rire insouciant mais gardant toujours malgré tout sa lueur de lucidité… Oui. Son cœur amoureux lui faisait confiance, et la tendresse de cette jeune femme si intrépide lui permit d’effacer cette peur qui l’avait aveuglé.

             Bien sûr, il n’avait rien oublié de la scène, bien loin de là ; mais si Claire s’était laissé convaincre… Désormais que sa peur s’éloignait, son empathie commençait également à s’éveiller, lentement mais sûrement.

 

             Dans ce corps qui avait été informe, qui désormais prenait l’apparence de la femme qu’il aimait, il était aisé de ne pas le voir ; mais plus il analysait son comportement, plus cela ressemblait à celui d’un jeune enfant innocent et perdu, bien loin de celui d’un adulte plus mature et réfléchi. Si à cela s’ajoutait ce qui semblait être une forme d’amnésie… Il était bien difficile pour son sens logique de taire son humanité profonde.

 

             S’approchant des deux jumelles avec une allure lente et encore légèrement fébrile, s’arrêtant près d’elles mais tout en maintenant une certaine distance, il se força à ralentir sa respiration encore emballée, et apporta une main à son menton. Sûrement, occuper sa raison à essayer de résoudre le problème en lui-même lui donnerait autre chose à faire que de simplement continuer de lui hurler aussi fort que possible qu’il lui fallait absolument fuir à toutes jambes ; et, après tout… il était curieux.

             Cette situation était étrange et terrifiante, certes ; mais il était indéniable qu’elle était tout autant fascinante. Au cœur de son esprit de chercheur, l’envie de savoir et comprendre bouillonnait désormais, et ne cessait de grandir. Ils faisaient face à une bien intrigante énigme : et bien qu’il n’eût que peu de confiance en sa capacité à la résoudre, le simple fait qu’il sût qu’il devait bien y avoir une solution quelque part, qu’il fallait simplement savoir où chercher, était suffisant pour la rendre irrésistible.

 

             « Il semblerait que tu aies tendance à prendre l’apparence de toute personne qui te vienne à l’esprit… raisonna-t-il, préférant partager sa réflexion afin de combler le silence et limiter la gêne. Se pourrait-il aussi qu’il soit plus facile pour toi d’imiter ceux en qui tu aurais confiance ? Ah, suis-je bête, sûrement les deux vont de pair— »

 

             Interrompant sa propre phrase sans aucune forme de procès, Dimitri ferma les yeux subitement, détourna légèrement la tête, se mordit la langue, pinça le haut de son nez fin, et prit une grande inspiration tendue.

 

             « … D’accord, on dirait que tu peux penser à plus d’une seule personne à la fois, et par le ciel, j’aurais tellement souhaité que ce ne soit pas le cas. »

 

             L’entité se rendit compte un peu trop tard que son apparence avait de nouveau changé inconsciemment, seulement de manière partielle cette fois-ci, et sursauta avec un petit cri coupable. Juste après avoir réussi à corriger son erreur, elle préféra enterrer un visage qui ne lui appartenait pas, dans une paire de bras et de genoux qui ne lui appartenaient pas plus, gémissant honteusement.

             Claire jeta un regard compréhensif mais tout de même bien désappointé à son collègue, mimant distinctement de ses lèvres qu’il n’arrangeait en rien la situation ; et l’homme soupira avec regret.

 

             « Je, euh… suppose que je suis vraiment curieux par rapport à toute cette histoire, dit-il en espérant les apaiser. Je serais ravi d’assister dans votre investigation, à supposer qu’il puisse y en avoir une… J’avoue ne même pas savoir par où commencer. » Soupirant une fois de plus, il se retourna vers la femme qui n’en était pas une : « … Juste une chose : promets-moi de ne plus prendre mon apparence. C’est incroyablement dérangeant.

             – Je vous promets d’essayer, » répondit aussitôt l’intéressé avec sincérité mais peu de confiance dans ses mots, tandis qu’une mèche de cheveux perdit ses éclats roux et lui retomba sur le visage comme une plume grise.

 

             Une paire d’yeux noirs et féminins se leva et loucha sur l’élément perturbateur ; l’imposteur pinça les lèvres ; la mèche de cheveux reprit la couleur qu’elle devait garder et revint gentiment à sa place ; ses yeux revinrent se poser sur le physicien, et sa bouche se déforma en un sourire timide et gêné.

             Dimitri laissa tomber sa tête dans une main, massant son front, soupirant pour la énième fois — il avait abandonné l’idée d’en garder le compte depuis bien longtemps —, et murmura quelque chose qui ressemblait légèrement à ça devra faire l’affaire.

 

             Claire se retourna vers la seule personne qui n’avait pas bougé depuis désormais une petite dizaine de minutes, regardant la scène en silence, stoïque comme une statue de marbre.

 

             « Et toi, Bill ? Vas-tu nous aider ? »

 

             Le directeur de recherche la dévisagea avec une bouche béante et une paire d’yeux prêts à quitter leur orbite et s’envoler au plafond tels des ballons de baudruche. Toujours immobile, son regard se promena de personne en personne, se posant sur elle, puis sur la chose, puis sur ce même homme sur qui il croyait pouvoir compter pour amener un semblant de bon sens, puis de nouveau sur son point de départ…

             Et finalement, il secoua sa large tête et son gros nez de droite à gauche avec une vive exaspération remplie d’incrédulité, lança ses mains dans les airs dans un signe d’impuissance, et avec les bras encore au ciel, ses pieds commencèrent de décrire un parfait arc de cercle de cent quatre-vingt degrés. Le message était clair : comment pouvait-elle seulement oser imaginer qu’il pût à un quelconque moment, dans un quelconque univers, ressentir l’envie d’être impliqué dans une telle lubie ?

 

             « J’abandonne. C’est de la folie, » dit-il alors qu’il marchait d’un pas pressé vers la porte de sortie et la claqua derrière lui avec force.

 

             Claire et Dimitri se contentèrent de fixer la porte fermée pendant quelques longues secondes. La déception se lisait aisément sur leurs visages, mais d’une certaine manière, aucun des deux n’était surpris.

 

             « Ne t’occupe pas de lui, soupira la jeune femme. Il ne fera rien.

             – Et même s’il essaye, je doute sincèrement que qui que ce soit le croira, » fit remarquer son collègue.

 

             Elle rit légèrement tout en acquiesçant d’un signe de tête, avec ce rire qui faisait toujours fondre son cœur. Elle se releva, présenta une main vers sa copie pour proposer de l’aider à faire de même, supporta son poids pendant quelques secondes le temps que ce fût chose faite (elle fut bien surprise par sa légèreté — pesait-elle vraiment si peu, ou était-ce plutôt une particularité supplémentaire de cette créature ?), et…

 

             « Oh, suis-je sotte ! s’écria-t-elle avec un embarras soudain. Toutes mes excuses, nous aurions dû commencer par là. As-tu un nom ? »

 

             La fausse Claire se figea, regardant dans le vide avec, encore une fois, un air perdu. Puis, lentement, sa tête se détourna, de nouveau affairée désormais à regarder le parquet désordonné, tandis que ses bras se resserrèrent autour de la petite sacoche noire qu’ils portaient. Le silence dura pour un petit instant, mais il en disait suffisamment pour que les deux adultes n’eussent plus réellement besoin de la phrase qui suivit pour avoir compris. Lorsqu’il fut effectivement brisé, ils s’étaient attendus à entendre ces mots :

 

             « Je ne m’en souviens plus. »

 

Le silence reprit avec d’autant plus de tension, tandis que son corps s’était de nouveau mis à frissonner, bien que cette fois-ci pour une raison qui semblait tout autre.

 

             « Je ne comprends rien à ce qu’il se passe— Je sais juste que je n’étais pas… Je n’étais pas toujours comme ça. J’étais normal avant, c’est certain, c’est forcément comme ça… Mais je ne me souviens plus de rien— je ne sais plus qui je suis, ou qui j’étais, ou… Et maintenant, je ne sais même plus ce que je suis tout court. »

 

             Les scientifiques échangèrent un regard décontenancé et sympathisant. S’ils n’avaient pas même un nom ou un visage comme point de départ de leur enquête, y avait-il même le moindre espoir d’un jour retrouver qui cette personne était, et de comprendre ce qui avait bien pu lui arriver ? À cela s’ajoutait la détresse de ladite personne, qui se devinait facilement : ne pas pouvoir se rappeler son identité était une chose déjà bien déroutante, mais être de plus forcé d’emprunter celle des autres… C’était une toute autre affaire, d’autant plus terrible à vivre.

 

             Relevant soudainement la tête avec un éclair d’espoir, la copie se tourna vers l’original avec un regard intense :

 

             « Est-ce que… Est-ce que vous avez pu voir à quoi je ressemblais avant que je… » Ses mains eurent un mouvement vif mais évasif et peu précis, montrant grossièrement son corps tout entier. « … avant tout ça ?

             – J’ai bien peur que non, se désola Claire avec une mine qui se voulait réconfortante, mais était tout aussi déçue. Tu faisais face au sol et tu étais plutôt dans l’ombre… »

 

             Claire se demandait bien par ailleurs comment toutes ces transformations pouvaient fonctionner, elles qui semblaient briser à leur niveau le plus fondamental les lois de la biologie, de la chimie, et même de la physique entière : même les vêtements changeaient ! Comment était-ce donc possible ? Mais plus que de simplement s’en étonner, ce n’était qu’un élément qu’ils pouvaient ajouter à la liste de tous les indices qu’ils eussent dû avoir à leur disposition sous des conditions normales, mais dont ils étaient ici privés. Peu importe la tenue que l’entité arborait au moment où elle était apparue dans leur laboratoire, elle avait elle aussi été remplacée depuis longtemps.

             La seule chose qui était restée inchangée depuis le début était cette petite sacoche noire et rectangulaire, qui lui semblait si importante et restait collée à sa poitrine comme si sa vie en dépendait… Elle se demandait bien ce que cela pouvait contenir.

 

             En fin de compte, tout ce dont Claire pouvait se souvenir était que rien n’avait retenu son attention, justement : c’était un maigre indice, d’autant plus qu’elle n’avait de toute manière pas du tout été dans un état à se préoccuper de ce genre de détail, étant plutôt concentrée sur des éléments tout autres… Mais il fallait supposer que quoi que cette tenue contînt, aucun de ses accessoires n’eût été particulièrement extravagant, pour peu qu’il y en eût. Elle se souvenait d’une couleur peut-être vaguement brune et douce, qui se fondait plutôt bien dans les débris et le parquet… Mais après plusieurs longues minutes de réflexion, c’était tout ce qu’elle pouvait leur dire.

             Les épaules de l’inconnu s’effondrèrent en même temps que sa lueur d’espoir, et la jeune femme entendit un faible « Merci quand même » qui lui brisa le cœur encore un peu plus.

 

             « Ne t’inquiète pas, rassura-t-elle avec confiance, posant les mains sur les hanches et fronçant les sourcils avec un sourire déterminé. J’ai dit que nous allions t’aider, et je ne reviendrai pas sur ma parole. D’ailleurs, je pense que je devrais te présenter à quelqu’un que je connais, et qui serait certainement ravi d’avoir un mystère à résoudre aussi fascinant que celui-ci !

             – Ah… Et qui ça pourrait être ? »

 

             L’imposteur avait hésité de manière bien visible avant de poser sa question, et son regard était bien ailleurs pendant que ces mots étaient prononcés. Ce n’était qu’un signe de plus qu’il s’agissait très certainement d’un enfant, du moins en esprit, et qu’il mentait aussi bien qu’un gamin de quatre ans au visage barbouillé de cacao qui eût promis que non maman, il n’avait pas mis les pieds dans la cuisine, et d’ailleurs les tablettes de chocolat n’étaient pas du tout sur la table à moitié dévorées, ah ça non.

             Malgré toute l’empathie dont elle avait fait preuve jusqu’à présent, Claire décida de se montrer plus sévère cette fois-ci. Croisant les bras et pinçant les lèvres, elle prit une inspiration courte, mais efficace.

 

             « Je crois que tu le sais déjà, affirma-t-elle gravement. Après tout, de tous les visages que tu as montrés pendant tes moments de panique, le sien était celui qui revenait le plus souvent. »

 

             Pendant qu’elle parlait, Dimitri avait commencé à lentement se décomposer, son visage perdant ses couleurs et les yeux devenant grands et vides comme des soucoupes. Baissant de nouveau la tête et l’enfonçant dans ses mains, il tentait désormais de respirer avec calme et lenteur, espérant se faire oublier, une partie de lui regrettant encore une fois d’avoir pris la décision de s’impliquer dans toute cette histoire.

             Sa collègue l’ignora, mais elle eut sa propre réaction à la scène : une remplie de déception, principalement.

 

             « … Il est inutile d’espérer prétendre que ma déduction était impressionnante d’une quelconque façon, puisque tu n’essaies même plus de le cacher, soupira-t-elle avec dépit. C’était suffisamment rapide tout à l’heure pour ne pas être remarqué, mais c’est maintenant évident comme le nez au beau milieu de la figure — au sens littéral, je devrais ajouter — que tu sais parfaitement de qui je parle. »

 

             Encore surpris et insouciant, le destinataire de ses paroles porta lentement une main à ses joues, et remarqua que leur forme avait des traits bien plus carrés que celle qu’ils avaient convenu de garder. Ses yeux désormais fins comme de petites billes noires clignèrent rapidement en signe de déni ; puis encore une fois, cette demi-seconde de prise de conscience écoulée, une énième vague de panique et de chaos vint le recouvrir alors que des tentatives désespérées étaient lancées pour réparer cette erreur, en vain.

 

             Lorsque l’entité se calma pour reprendre son souffle, Claire faisait encore face au visage de son petit ami. Plus encore, l’imitation n’en était devenue que plus exacte et complète qu’elle ne l’était au moment où elle l’avait fait remarquer : car désormais elle ne voyait plus de blouse blanche, de cravate rose sur chemise sombre, ou de pantalon vert, qui avaient été remplacés par un pull orange, un long manteau, et un pantalon bruns ; elle ne voyait plus une trace de roux dans ses cheveux, qui étaient devenus courts et ternes, presque invisibles car recouverts d’un haut-de-forme du même brun terre de sienne que ses vêtements, et à l’élévation particulièrement exagérée ; et qu’elle dut incliner sa tête vers le haut pour pouvoir continuer à croiser son regard. Les bras croisés, pinçant de nouveau les lèvres avec un air strict et désappointé, elle secoua lentement sa tête de gauche à droite en soupirant.

 

             « Par ailleurs, il faudra que tu nous expliques comment tu pouvais savoir pour le chapeau. Je le lui ai offert aujourd’hui même au déjeuner, alors je suis bien curieuse de découvrir comment il aurait pu traverser ton esprit — et finir sur ta tête. »

 

⁂ ⁂

 

¹ Que la référence vous ait échappé ou non, je pense qu’il serait presque illégal de conter une histoire comprenant un shapeshifter, sans par la même occasion caser au moins un petit clin d’œil au film de John Carpenter. Enfin, plutôt au roman de 1938 qui a raconté cette histoire en premier, ne serait-ce que parce que The Thing date de 1982. Voilà, je n’avais rien de particulier à dire, j’avais juste envie de caser la référence et de vous donner un petit point culture au cas où vous ignoriez l’existence de ce film culte !

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