Le trèfle à douze feuilles

Chapitre 4 : Dura lex, sed lex

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Dernière mise à jour 10/11/2016 00:10

« La liberté est le droit de faire tout ce que les lois permettent. »
Montesquieu
17 mars 1964, 09:06 p.m.

Une chambre d'hôtel, un soir de Dublin. Depuis la fenêtre étaient visibles les faibles lumières des habitations alentour, preuve que celles-ci abritaient des hommes, femmes et enfants, tous très affairés à telle ou telle activité – d'intérieur, bien entendu. L'extérieur était devenu trop dangereux, suite aux événements qui avaient frappé le quartier d'O'connell street se situant non loin de la Liffey, fleuve dublinois. Les étranges créatures avaient désormais cessé leur attaque inexpliquée et étaient reparties de même qu'elles étaient venues, laissant au-dehors un champ de destruction désolé, dénudé de toute vie, silencieux.

La pluie avait terminé quelques minutes plus tôt d'éteindre les dernières flammes, aidant les pompiers qui avaient eu le courage de sortir de chez eux. Même la Nature semblait éprise de compassion pour les victimes de ce désastre, bien que la plupart des civils et touristes eussent pris ce chamboulement du temps comme une ultime finition à l'attaque, finissant de les écœurer de cette journée. Les Irlandais l'attendaient depuis longtemps et l'avaient préparée avec soin, et pourtant, alors qu'elle s'avérait réussie, elle fut complètement gâchée par un imprévu qui méritait d'entrer dans l'Histoire des catastrophes naturelles.

Dans la chambre d'hôtel, un couple demeurait immobile, face à un écran de télévision, complètement horrifié par ce que l'objet leur dévoilait. Brenda s'agrippait nerveusement au bras de son mari, le regard ne pouvant plus se détacher du minuscule poste qui osait leur montrer un tel cataclysme, et une explication aux bruits étranges et terrifiants qu'ils avaient entendus quelques dizaines de minutes auparavant. Ils s'inquiétaient particulièrement pour leurs amis, qui n'étaient toujours pas rentrés ; après tout, ils étaient aux premières loges pour assister au phénomène, et il était parfaitement possible qu'ils n'y réchappassent pas...

Heureusement, un bruit léger qui retentit soudainement sur la porte les rassura. La femme se leva aussitôt et se précipita vers la porte, l'ouvrant avec nervosité. Reconnaissant son fils, elle se baissa et le serra dans ses bras de toutes ses forces dans un long soupir de soulagement. L'enfant, lui, parut étouffer, mais ne tenta pas de s'extirper de cette étreinte. Sa mère devait être incroyablement inquiète, il s'était attendu à ce genre de réaction.

« Luke, tu n'as rien ! Oh, j'ai eu tellement peur... »

Elle relâcha finalement le jeune homme, qui en profita pour reprendre son souffle. Faisant entrer avec vivacité le petit groupe de Londoniens, elle fut tout d'abord surprise de voir qu'une jeune adolescente s'était ajoutée à ceux-ci sans prévenir. Après une rapide explication de la part du professeur Layton, Sandra fut finalement accueillie comme une connaissance de toujours – ce qui empourpra légèrement ses joues, une fois de plus.

« La nouvelle est rapidement passée aux informations, reprit Clark une fois que tout le monde fut confortablement installé. La police de Dublin va mener une enquête, et le Gouvernement est en train de mobiliser son armée.
- Alors c'est si grave que ça ? demanda innocemment Flora.
- Un peu, que c'est grave ! rétorqua aussitôt l'apprenti du professeur. Tu ne te rends pas compte que des gens ont failli se faire tuer ? »

L'adolescente baissa les yeux, mais Brenda reprit d'un ton sérieux et grave, alourdissant encore plus l'atmosphère tendue.

« Ce n'est pas tout. La police a prévu de faire évacuer Dublin, car la zone est devenue beaucoup trop dangereuse... Nous devrons partir dès demain matin. »

Emmy avala de travers et faillit s'étrangler. Elle reposa aussitôt sa tasse de thé sur la table, prise d'une quinte de toux. Lorsqu'enfin elle fut calmée, elle s'exclama, presque énervée :

« Mais dans ce cas, nous ne pourrons pas enquêter ! »

Le silence se fit dans la salle. L'assistante s'était levée alors qu'elle avait prononcé ses paroles ; lentement, silencieusement, elle se rassit, demeurant cependant tendue et gardant ses sourcils froncés. Sandra hésita à se lever, mais s'exécuta finalement, s'excusa poliment, et sortit afin de rejoindre sa propre chambre. Elle paraissait au moins aussi tendue que les autres, et peut-être était-ce ce silence insoutenable qui avait eu raison de sa timidité et l'avait poussée à partir.
Tous les regards se tournèrent vers le professeur d'archéologie, qui demeurait en pleine réflexion face aux paroles de son assistante.

« Il faudrait vraiment que nous convainquions les forces de l'ordre que nous pourrions leur être utiles. Nous l'avons déjà fait à plusieurs reprises, cela ne devrait pas s'avérer trop difficile...
- Il faut essayer, Professeur ! le soutint Luke. Je ne supporterais pas de rentrer à Londres alors qu'il y a une affaire comme celle-là ! »

Tous étaient en accord sur ce point : il était hors de question de rester sagement chez soi à se tourner les pouces, encore moins lorsqu'ils pouvaient apporter leur contribution à l'enquête.

La fenêtre était restée ouverte depuis que l'averse avait cessé, quelques minutes plus tôt, afin d'aérer la chambre. Malgré le froid extérieur dû au vent dublinois et l'humidité de l'air n'ayant pas encore eu le temps de sécher après un tel déluge, la salle conservait une température agréable. De temps à autres, les rideaux voletaient plus ou moins haut. Alors que le gentleman avait assuré qu'il prendrait toutes les mesures possibles afin de rester sur place, un bruit de pas résonna dans la salle. Ce n'était pas un voisin du dessus qui se déplaçait, encore moins quelqu'un dans la salle ; les pas provenaient du dehors, alors qu'en principe personne ne devait s'y trouver.
Intriguée, Flora se leva de son fauteuil et sortit sa tête par la fenêtre, regardant vers le bas ; une minuscule silhouette, chargée comme un âne, se dirigeait vers l'hôtel avec plus ou moins de difficultés. Entre le poids de ses bagages et les aspérités du terrain dévasté par la catastrophe, la marche la plus simple devenait difficile... Mais ce ne fut pas ce détail qui retint l'attention de l'adolescente.

« C'est Sandra ! » murmura-t-elle, au comble de l'étonnement.

L'ayant entendue sans mal, les Londoniens vinrent la rejoindre aussitôt. Le professeur fronça les sourcils, reconnaissant malgré l'obscurité de l'extérieur la jeune fille qu'il avait prise en charge temporairement.

« Elle n'a tout de même pas... »

Il n'acheva pas sa phrase. L'enfant en question avait relevé la tête vers la fenêtre, et la lumière de la chambre d'hôtel vint se refléter dans le verre de ses lunettes. Elle le dévisagea quelques secondes, prise sur le fait, puis se précipita le plus rapidement possible vers l'entrée du bâtiment. Elle était sortie de son champ de vision, aussi l'homme au haut-de-forme se décida-t-il finalement à refermer lentement la vitre. Sans un mot, il retourna se rasseoir à sa place et but une gorgée de son thé, songeur. Ses amis suivirent son geste sans briser le silence qui régnait dans la salle. Aucun ne chercha à comprendre l'acte incongru de l'étrangère, comme s'ils en connaissaient déjà la raison.
 

17 mars 1964, 10:13 p.m.


Accoudée à la fenêtre de sa chambre, Sandra regardait dans le vague, pensive. Elle parlait tout bas, mais se trouvait seule dans la salle. Elle avait détaché ses cheveux, si bien que ses oreilles et une grande partie de son visage étaient noyées sous les mèches brunes. Celles-ci pendaient en avant de ses joues rosées, car elle avait la tête penchée vers le sol. L'une de ses mains paraissait tenir quelque chose près de sa bouche, tout en le masquant habilement et discrètement.

« C'est vraiment problématique, toute cette histoire... Comment est-ce que je vais pouvoir régler cette affaire, si je dois rentrer ? »

Un court silence retentit, puis elle reprit en fronçant légèrement les sourcils.

« Et ils vont se servir de leur armée, en plus ! »

Nouvelle pause. La mine sérieuse de l'enfant se fit plus sévère et grave encore qu'elle ne l'était jusqu'à présent.

« Bien sûr que ce sera inutile. Et en plus, ça risque de nous rendre la tâche encore plus du—
- Sandra ? »

L'adolescente se mordit la lèvre et se retourna tout d'un coup, les mains tendues derrière le dos. Adossée contre le rebord de la fenêtre, elle dévisagea nerveusement Flora, qui tenait encore la poignée de la porte. Celle-ci commença par se tourner à droite de l'entrée et posa deux doigts sur l'interrupteur. La jeune fille aux lunettes cligna faiblement des yeux à cause de la soudaine luminosité de la pièce, et amena par réflexe sa main gauche devant les yeux. Cependant, elle la rabaissa presqu'aussitôt.

« Je n'arrive pas à croire que tu puisses y voir quoi que ce soit dans ce noir ! reprit la première d'un air plaisantin. Pourquoi ne pas avoir allumé la lumière ?
- Je suis très distraite... J'ai oublié. »

En prononçant ces paroles, l'étrangère avait haussé les épaules en souriant bêtement, légèrement gênée. La Londonienne remarqua enfin que son interlocutrice ne s'était visiblement pas attendue à son arrivée.

« Je... Je ne t'ai pas dérangée, j'espère...
- Pas du tout ! rit la jeune brune. Je réfléchissais juste tout haut, à propos de cette affaire... »

Elle tourna un regard triste et songeur vers le ciel étoilé, d'où étaient visibles de nombreuses étoiles, dont Polaris, étoile du Nord. Pour une fois, la pollution lumineuse était quasiment réduite à néant sur les lieux ; Dublin dormait totalement, et les lampadaires ne fonctionnaient plus dans le quartier. Pour la première fois pour certains citadins, il eut été possible d'observer le ciel tel qu'il était naturellement... Bien que, au vu des circonstances, peu de gens s'attardaient à admirer les beautés de la nature.
Flora, convaincue qu'elle ne dérangeait pas plus que cela, s'approcha et invita son amie à s'asseoir sur l'un des fauteuils. Tout en s'éloignant de la fenêtre, Sandra jeta discrètement une forme noire et indistincte dans son sac de voyage, qui traînait au sol, dans un coin, largement ouvert sans pour autant montrer son contenu au grand jour.

« Ne t'inquiète pas, sourit la Londonienne. Le professeur a déjà résolu énormément d'affaires comme celle-là. Nous allons tous mettre cette histoire au clair en un rien de temps, tu verras ! »

Face à un tel enthousiasme, l'enfant était restée muette et avait baissé les yeux, visiblement peu convaincue.

« Je crois que tu sous-estimes beaucoup ces... « choses », Flora. Vu ce qu'elles peuvent faire, je doute que ça prenne aussi peu de temps que ce que tu dis...
- C'est drôle, quand tu dis ça on dirait que tu les connais...
- Pas du tout. Je ne les ai jamais vues jusqu'à maintenant. »

Elle avait réellement l'air sincère. Les soupçons de l'adolescente s'envolèrent rapidement. Après tout, en quoi serait-elle capable d'être la cause d'une telle catastrophe ? Si elle avait été la première à prévenir du danger, c'était simplement parce qu'elle avait probablement été celle qui avait remarqué les créatures en premier ; ce n'était aucunement une preuve. Certes, son comportement était peut-être étrange sous certains points de vue, mais elle était juste d'un tempérament timide et réservé.

« A quoi réfléchissais-tu, tout-à-l'heure ? »

Sandra sursauta, soudainement tirée de ses pensées. Se retournant vers son amie, elle se mit à bredouiller d'une petite voix.

« A ce qu'il s'est passé. J'essayais de trouver des éléments qui pourraient m'aider à faire la lumière sur ce qu'il se passe...
- Et alors ? demanda Flora, curieuse et enthousiaste.
- Rien. Je n'ai aucune idée là-dessus. »

Elle était visiblement déçue, presque en rogne contre elle-même de n'avoir rien décelé dans ses souvenirs qui pussent l'aider à comprendre quoi que ce fût. Voulant la réconforter, son interlocutrice esquissa un nouveau sourire et voulut se faire encore joyeuse.

« Bah, ça viendra, ne t'en fais pas pour ça... Si tu veux, nous enquêterons ensemble ! Plus nous serons nombreux à y réfléchir, mieux ça vaudra ! »

L'étrangère baissa son regard vers ses mains, posées sur ses genoux. Elle rougissait même faiblement. Au bout d'un temps, elle ouvrit de nouveau la bouche ; un faible murmure en sortit, à peine audible.

« Oui... Tu dois avoir raison. »

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