L'Arche du Péché

Chapitre 33 : Reddition emphatique

12134 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 10/02/2021 09:06

Reddition emphatique


Aussitôt, Ky prit les choses en main, s’élançant vers le petit groupe des novices du kaïru et des deux Redakaï, ses coéquipiers et Ekayon sur les talons. Rejetant à l’écart de son esprit la fatigue rouillant désagréablement ses muscles, ce dernier poussa sur ses jambes encore raides des combats menés précédemment, tentant d’imiter autant que possible son cher insupportable chef des Radikors et sa manie d’emprunter un visage neutre, alors même que la colère faisait trembler dangereusement sa voix. Il fallait bien retirer quelques avantages à supporter l’irascible extraterrestre, songea, presque affectueusement le solitaire. En espérant que lui, et son équipe, n’affrontent guère le genre de petite surprise peu envieuse se plantant devant le jeune homme. Adriel ne pouvait tout de même pas avoir déjà trouvé où il résidait, et décidé de s’en prendre au monastère pour se venger de sa défaite dans la forteresse ?!

Arrivé à la hauteur des Taïro, Ekayon décida de laisser de côté ses interrogations. Ce qui était fait, était fait, et qui se trouvait derrière l’attaque brutale du monastère, au final, importait peu. Toutes leurs forces devaient être concentrées à repousser le, la ou les assaillants avant que plus de mal ne soit déchaîné. D’un regard, il engloba la haute silhouette de Maître Atoch, soulagé de constater qu’au contraire de Maître Baoddaï, son mentor paraissait en pleine possession de ses moyens. Aucune trace de blessure, physique ou psychique, ne paraissait l’affecter, à l’exception de la large barre soucieuse entre ses deux yeux, alors qu’il déposait avec d’infinies précautions son collègue. Sa tâche accomplie, le marron de ses iris remarqua enfin la présence de son élève. Un instant figé de stupeur, diverses émotions traversèrent son visage. L’incompréhension, la douleur l’angoisse, la concentration, et tant d’autres que le solitaire ne parvint guère à identifier clairement. Enfin, le soulagement balaya toutes les autres, un soulagement si puissant qu’Ekayon se sentit presque bouleversé, sans trop deviner pourquoi. Cela ne dura qu’une fraction de seconde, jusqu’à ce que Ky, totalement absorbé par la vision d’un monastère dégradé et de son Maître à l’agonie, ne coupe ce moment.

– Qu’est-ce qui lui est arrivé ?! Qu’est-ce qui se passe ici ? questionna le chef des Stax, s’agenouillant précipitamment auprès du Redakaï.

Ekayon déglutit péniblement, mobilisant toute sa volonté pour se détacher de son propre mentor. L’espace d’un instant, il avait eu la très nette impression d’être la seule chose existant aux yeux de l’homme, de partager un moment si intime, qu’il s’en était trouvé totalement perturbé. Pourquoi donc, en dehors de son apparence de calme nécessaire, Atoch s’était-il trouvé si bouleversé juste en observant son élève ?!

Soudain, la réponse lui apparut, si évidente qu’Ekayon s’en sentit coupable. L’absence du reste du Conseil laissait supposer qu’eux aussi furent victimes de l’assaillant inconnu ayant terrassé Maître Baoddaï. Les Taïro ne couraient qu’un risque minime, étant donné l’entraînement censé leur être dispensé. Par contre, ne voyant guère Ekayon, que tous croyaient jusqu’à peu en train de reprendre tranquillement des forces dans ses pénates, ne pas accourir aux côtés des novices, Maître Atoch avait probablement cru son élève à son tour atteint par le mystérieux mal de son collègue.

Réaliser l’importance que lui, orphelin amnésique refusant catégoriquement d’appartenir à quelconque équipe de combattants (tout juste acceptait-il d’effectuer, lors de ses rares visites, une ou deux missions avec les Stax, puisqu’il gardait en tête que cet état n’était que temporaire), revêtait une telle importance aux yeux d’un Maître expérimenté, ayant pris en charge la formation de nombreux élèves déjà, le remua profondément. Oh, il n’ignorait pas qu’Atoch conservait une tendresse particulière à son égard, tendresse sur laquelle il comptait d’ailleurs pour éviter un châtiment concernant la disparition du module de voyage de son vaisseau. Néanmoins, il réalisait confusément que celle-ci dépassait peut-être le simple cadre Maître fier de son élève/apprenti extrêmement prometteur. Et Maître Atoch ne lui avait jamais montré le moindre signe de comportement déviant, qu’il s’agisse de sa formation, sévère mais juste, ou de gestes déplacés de la part d’un adulte à la cinquantaine bien entamée envers un jeune homme de vingt ans. Si seulement sa mémoire ne lui faisait pas tant défaut, sûrement aurait-il pu mettre le doigt sur cette drôle de sensation chaleureuse, au creux de sa poitrine ! Au moins, du moins le pensait-il, cela lui faisait extrêmement plaisir !

Tout comme lui-même se détendit significativement en constatant l’intégrité de son Maître.

– Alors ? Qu’est-ce qui lui est arrivé ?! répéta Ky, luttant contre un début d’angoisse profond.

Visiblement touchée par son inquiétude, Maya s’avança d’un pas, posant une main réconfortante sur son épaule, lui adressant un sourire encourageant. Tout aussi peu rassurée, elle reporta son regard sur l’homme l’ayant élevé toutes ces années. Éprouvant tout d’un coup l’impression d’être un intrus dans ce moment partagé entre membres d’une même équipe, Ekayon se détourna, scrutant les alentours.

Où pouvait bien être le reste du Conseil du Redakaï ? Observant pensivement la lourde porte taillée dans la roche menant à l’arène, là où se réunissaient les Maîtres, il chercha l’ombre d’une réponse. Néanmoins, rien ne trahissait le moindre signe de vie, les battants à peine assez entrouverts pour laisser passage à une personne, à condition de soigneusement se mettre de côté. Étaient-ils tous derrière elle, gisant sans connaissance tel le Grand Maître ? L’hypothèse paraissait plausible. Il était peu probable qu’en cas d’attaque surprise, les Taïro et son mentor aient pu mettre tout le Redakaï à l’abri.

– On n’en sait rien ! s’exclama Apecks, levant les bras en signe d’incompréhension, terriblement perturbé. Baoddaï était en train de manipuler de l’eau avec du kaïru et…

Ekayon fronça les sourcils, reportant son attention sur le jeune garçon aux cheveux châtains. Étrange, cette soudaine familiarité pour parler d’un Maître, qui plus est son propre formateur, et encore davantage en tant que novice. La peur, si caractéristique d’Apecks, l’empêchait peut-être de prendre garde à ses paroles.

Jetant un bref regard du côté des Stax, il remarque qu’aucun d’entre eux ne semblait surpris, ou ne prêtait la moindre attention à ce mince détail. Sûrement se faisait-il des idées, les nerfs mis à vif par une trop grande tension accumulée ces dernières heures, commença-t-il à conclure, croisant les bras.

Cependant, l’expression de Maya changea à son tour, très légèrement, alors qu’elle scrutait avec hésitation Apecks. Presque rien, juste un froncement de sourcils indécis, incertain, qui passerait très facilement pour de la nervosité provoquée par la situation actuelle. Mais ce fut suffisant pour que le solitaire change d’avis, cataloguant le lapsus du novice dans la catégorie « à réfléchir un peu plus tard » de son esprit. Bien qu’il ne sache guère comment interpréter cela, ni s’il possédait une quelconque importance.

– … et d’un seul coup il a été attaqué par une sorte de nuage noir et horrible, reprit Djia, débitant son explication à toute vitesse. Il a essayé de se défendre, mais (la jeune rousse marqua une toute petite pause, reprenant son souffle, si brève qu’Ekayon écarquilla machinalement les yeux, impressionné) c’est comme si cette chose avait absorbé son énergie !

– Il s’est écroulé sur le sol, intervint à son tour Balistar, il a essayé de parler, mais depuis il ne bouge presque plus.

Maya et Ekayon s’échangèrent un regard inquiet. Retenant son souffle, le solitaire s’efforça de ne rien laisser paraître de ses doutes internes, lui adressant précipitamment un vague signe de tête avant de fixer de nouveau l’équipe débutante. Intrigué, la jeune femme ne dit cependant rien, l’or de ses iris toisant les omoplates du solitaire comme une promesse de revenir en apprendre plus quand le moment serait plus adéquat. Au moins, Maître Baoddaï ne se mettait pas à agir comme une vulgaire marionnette…

– Et voilà, je savais bien que la journée commençait trop bien ! pesta Boomer, dissimulant sa propre nervosité derrière un masque de plaisanterie – attirant au passage l’admiration des trois novices, fans de lui.

– D’un autre côté, déjà, notre mission était étrange, intervint Maya. Souvenez-vous, nous nous sommes trouvés face aux Imperiaz, mais seules Teeny et Diara sont apparues. Et vu comment notre chère princesse de cessait de se plaindre de l’absence de Koz, elles ne sont sûrement pas au courant de ce qu’il fait.

Étonné, Ekayon la fixa un instant. Voilà une drôle de stratégie venant de Zane – car il n’y avait que lui pour persuader les Imperiaz de se scinder en deux. Pourquoi diable, alors qu’il connaissait parfaitement les risques, osait-il envoyer Koz à Trifouilly-les-Oies, séparé de son équipe ? Une punition impulsive ? Plus il fréquentait l’adolescent, moins il comprenait une bonne moitié de ses actions. D’autant plus que la plupart du temps, celles-ci ne se révélaient pas si stupides que le solitaire l’aurait d’abord imaginé.

Cependant, Ky reprit la parole, taraudé par une toute autre vision de la situation.

– C’est signé, siffla-t-il rageusement. La sphère brisée, l’attaque du monastère, Koz qui disparaît, c’est certainement lié ! Zane est de mèche avec les Hiverax et complote contre le monastère.

Incertain d’avoir correctement entendu, Ekayon manqua lui demander sérieusement s’il pensait les inepties sorties de sa bouche. Jamais Zane, et encore moins les Radikors, n’iraient fricoter avec l’équipe de triplés ! Avant de se rappeler ne pas être censé en connaître autant. Prudemment, il se tut, décidant que révéler ses agissements personnels ne concernait, au final, personne.

– Réfléchissez un peu, continua Ky, ignorant le scepticisme visible du solitaire et de son Maître. Ils concluent un accord, les Hiverax nous donnent la sphère. Les Radikors ne veulent pas risquer de se faire corrompre par ce… nuage ? (Balistar hocha affirmativement la tête.) Alors ils envoient Koz briser l’orbe et déclencher les derniers évènements. Sauf qu’une relique kaïru est détectée, manque de chance. Zane refusant de laisser passer la plus petite source de pouvoir, il envoie les Imperiaz, peu importe leur nombre.

– Hum, je pense que tu te trompes, rétorqua sèchement Ekayon. Dans ce cas, les Radikors pouvaient très bien se rendre en personne à la source kaïru. Désolé, mais ton raisonnement ne tient pas.

Piqué au vif, le brun se redressa à demi, toisant avec méfiance le solitaire.

– C’est étrange, je ne t’imaginais pas prendre la défense de Zane. À moins que tu n’aies quelque chose à nous raconter ? Comme par exemple tes vêtements abîmés, ou les ecchymoses sur tes bras ?

– Une petite minute, qu’est-ce que tu insinues ? Je n’ai rien à voir avec cette attaque, ou quoi que ce soit d’autre. Et je n’ai absolument rien à te dire, encore moins quand, pour la énième fois, tu es sur le point de m’accuser d’être un traître ! Ose dire que ce n’est pas dans tes intentions !

– Avoue que ton attitude ne prête pas non plus à la confiance aveugle, marmonna Ky, sourcils froncés.

Mal à l’aise, Maya se mordilla la lèvre inférieure, cherchant un éventuel soutien pour intervenir de la part de Boomer, plus prompt à calmer les esprits qu’à entretenir la défiance. Néanmoins, le blond restait perturbé, observant tour à tour le solitaire, puis son chef d’équipe, la bouche entrouverte comme s’il tentait de donner un avis n’intéressant aucune des parties. Désespérée de les voir encore une fois se dresser l’un contre l’autre, Maya baissa tristement le regard, pressant le bras de Maître Baoddaï, le secouant faiblement dans le mince espoir de le ramener à la conscience. Grimaçant, Ekayon se sentit soudainement vaguement honteux. Voilà qu’il se disputait stupidement avec Ky, avec lequel il était censé s’allier, à quelques centimètres de la jeune métisse agenouillée aux côtés de l’homme qu’elle aimait comme son grand-père. Lui avait peut-être la certitude que son mentor se portait bien, mais aucune certitude ne pouvait être émise concernant Maître Baoddaï. Fâché contre lui-même de montrer un tel irrespect, il leva en signe d’apaisement, refusant catégoriquement de répliquer à l’insinuation de Ky. Peu importait qu’il le croit coupable de quelque chose.

Après tout, ne se rendait-il pas régulièrement à la forteresse pour papoter avec l’adolescent remplaçant Lokar, bien décidé à conquérir le monde à la force de ses attaques ? Pouvait-il être considéré comme traître ?

– Nous réglerons vos différends plus tard, coupa Atoch sévèrement. Malheureusement, ce n’est pas tout ; l’attaque de ce nuage ne s’est pas contenté de s’en prendre à Maître Baoddaï. L’ensemble du Conseil, en pleine réunion, est tombé sous l’emprise de cette chose. Personne n’a pu esquisser la moindre tentative de lutte. Jamais je n’ai vu une telle étrangeté, c’était comme si le nuage se trouvait doté d’une volonté propre. Moi-même, j’ignore encore quel réflexe a bien pu me sauver de cet état léthargique.

Malgré lui, le solitaire frissonna. Cela lui rappelait bien trop une certaine brune véhémente.

– Vous voulez dire que tout le monde, à l’exception de vous cinq, est inconscient ? résuma Boomer. (devant l’affirmation muette d’Atoch, le pilote du X-Scaper soupira lourdement.) Une chance que ton père soit parti en mission hier, continua-t-il à l’adresse de Ky. Au moins, il est hors de danger.

– Je suis d’accord avec toi. Mais j’ai déjà vu ça par le passé. Ils ont été attaqué par le kaïru obscur.

De nouveau, Ekayon se tendit, fixant les lattes disjointes du pont avec un intérêt hautement scientifique. Quelques mois plus tôt, lui-même s’était retrouvé de force sous l’emprise du kaïru obscur. À la différence qu’une colère et une haine puissante s’étaient emparées de lui, le poussant à s’en prendre à ses propres amis, les Stax, et manquant de peu leur faire subir un sort analogue en les plongeant dans la source. Un lac au beau milieu d’une île déserte, histoire de rajouter encore un peu de difficulté. Y parvenant presque, Maya et Boomer tombant sous l’emprise de l’énergie maléfique. Par chance, Ky était parvenu à les faire reculer, récoltant par un tour de passe-passe parfaitement calibré le kaïru, réduisant la menace à néant.

– Wow, souffla Apecks, se redressant, une main sur le menton tandis qu’une lueur d’intérêt mêlé de curiosité luisant dans la clarté de son regard vert. Pas possible. Et euh, c’est quoi le kaïru obscur ?

– Maître Baoddaï vous a enseigné que l’énergie kaïru est une énergie positive, à l’origine de tout de qui est vivant sur la Terre, expliqua Maya. Le kaïru obscur est exactement le contraire. (son poing se leva, crispé, à hauteur de sa poitrine, alors que son visage se renferma significativement. Le désir de faire payer l’état du monastère, et de celui l’ayant élevé toutes ces années, paraissait inhabituel, guère à sa place, sur ses traits jusque-là empreints d’une grande douceur.) Il est dangereux et imprévisible.

– Mais, comment on va aider Maître Baoddaï, alors ? gémit Apecks, sur le point de baisser les bras.

Un coup de coude de sa cheffe d’équipe dans les côtes lui tira un petit cri de douleur, l’azur du regard de la rousse le menaçant des pires tourments s’il osait seulement penser qu’ils ne se battraient pas.

Le « Maître » était revenu, nota distraitement Ekayon, contemplant son propre Maître. En sept ans de vie commune avec le métisse, il avait appris à déchiffrer certaines des expressions de l’homme, s’amusant dans les premiers temps de sa formation à examiner les plus petits changements d’expression, presque invisibles. D’abord un jeu, devenu un excellent moyen d’éviter de répliquer quand son Maître allait lui attribuer une punition, agacé des fréquents écarts de son jeune élève sans parvenir à l’empêcher de sortir la nuit.

Or, Ekayon savait précisément que quelque chose clochait. Pas seulement à cause de l’attaque du monastère, non. Son Maître savait, ou devinait en partie, un détail qu’il refusait de communiquer.

– Et comment va-t-on empêcher le nuage de nous faire subir le même sort ? reprit Balistar, obnubilé par la silhouette allongée du Grand Maître, ne réagissant à aucune stimulation de ses élèves.

Relevant le visage, Maître Atoch déplia ses longues jambes, dévoilant une taille légèrement au-dessus de la moyenne. Son attention se porta un instant sur l’arène, juste à leur droite, avant de revenir sur Maya.

– Tu sembles perturbée, Maya, et pas seulement par les explications des Taïro.

Perdue dans des pensées connues d’elle seule, la jeune femme sursauta, papillonnant des paupières une fraction de seconde tandis qu’elle analysait les paroles de l’homme. Et décidait quoi révéler.

– Il y a quelque chose d’autre, finit-elle par avouer. Je sens le kaïru obscur tout autour de nous, c’est certain, mais… Je ne sais pas trop comment l’expliquer, c’est une énergie presque camouflée, et pourtant beaucoup plus agressive que ce que j’ai pu rencontrer jusque-là. (discrètement, elle jeta un regard en coin à Ekayon. Comprenant qu’elle faisait allusion, par sous-entendus, à leurs précédentes discussions, le solitaire tendit l’air de rien davantage l’oreille, devinant instinctivement ce qu’elle voulait dire. Si seulement il avait pu se retrouver seul à seul avec elle, peut-être aurait-il choisi de lui révéler ses découvertes concernant le kaïru de Thiers !) Je suis prête à parier que cela à un rapport avec la mystérieuse équipe rencontrée par Ekayon.

Immédiatement, tous les regards se braquèrent sur l’intéressé, terriblement mal à l’aise de se retrouver ainsi au centre de l’attention. À l’exception d’Atoch, baissant brièvement le regard, en proie à un puissant dilemme intérieur se reflétant partiellement sur son visage. Sans plus douter davantage, le solitaire dut se rendre à l’évidence. Zane s’était montré particulièrement concis dans son rapide exposé sur le kaïru de Thiers, évoquant surtout l’homme à l’origine de cet création maudite et les effets néfastes et capacités engendrés par l’énergie corrompue. Néanmoins, son Maître, et probablement la totalité du Redakaï, en savait autant, et vraisemblablement plus, que le vert, son équipe et Ekayon.

Était-il également au courant de l’existence du Dôme ? Et des exactions commises impunément ?

Non, le Redakaï n’avait certainement pas pu empêcher la fuite de Thiers, et avait dû abandonner les recherches faute de moyens. Ekayon ne pouvait pas croire que les Maîtres au grand complet avaient choisi de fermer les yeux, tout en sachant quelles horreurs ce satané kaïru pouvait commettre. Sans parler des fous obsédés par la grandeur de Thiers, décidés à tout mettre en œuvre pour lui rendre sa grandeur passée.

Ses poings se crispèrent violemment, se révoltant à la seule pensée du Dôme maudit et des destins brisés par sa faute. Il ne pouvait sûrement pas prétendre apprécier les Radikors. Leurs actions mettaient sans cesse le Redakaï en péril, posant au fur et à mesure les bases d’une sorte d’emprise dont nul ne connaissait les limites (et Ekayon, à force de les côtoyer, avait pu observer de près la véritable étendue de leurs capacités). Plus d’une fois, ils avaient tenté d’éliminer définitivement les Stax, un ou deux Maîtres, et même lui.

Pourtant, plus il en apprenait sur ce qu’avait été leur existence depuis toutes ces années, plus le solitaire tendait à nuancer l’opinion absolue dominant jusque-là dans son esprit. Derrière les pulsions de conquête, les quelques enfreints au Code d’Honneur, il devinait une capacité et une volonté de survie plus forte que celle des Stax réunis. Au point de se demander si les désirs de conquête de Zane ne cachaient pas autre chose de plus profondément, intrinsèquement lié à lui. Et si Zair et Tekris ne le suivaient pas avec autant de persistance dans le but de posséder enfin un lieu bien à eux, un endroit où ils pourraient contempler avec fierté tout ce qui fut accompli et où ils pourraient revenir à coup sûr.

– Alors, Ekayon, tu ne dis rien ? marmonna Ky, le toisant de toute sa hauteur.

Ce qui donnait un résultat… intéressant quand le brun en question se trouvait plus petit d’une bonne dizaine de centimètres. Étrangement, cela lui rappelant la tenace fille des Radikors, tellement furieuse contre sa petite taille qu’elle parvenait, d’un regard incendiaire, à donner l’impression que sa hauteur était la référence absolue, et que la dépasser se révélerait d’un affront inimaginable et sans bornes. Au point qu’une fois ou deux, Ekayon avait dû se forcer à redresser l’échine, machinalement voûtée sous ce poids muet.

– Disons que je préfère réfléchir à une solution pour se sortir de ce fichu pétrin, répondit-il calmement. Quelqu’un aurait-il miraculeusement une idée lumineuse pour réveiller les Maîtres Redakaï ?

– Je n’sais pas, mais il va falloir vite le découvrir ! fit Boomer, uniquement concentré sur leur petit groupe.

Sa haute silhouette s’assombrit brutalement, forçant les combattants à plisser les paupières pour parvenir à le distinguer clairement. Juste avant qu’un son, équivalent à celui d’un coup de feu, n’agresse violemment leurs tympans, un éclair d’un bleu teinté de mauve déchirait le ciel, derrière Ekayon.

Les Stax, ainsi que le solitaire, se retournèrent dans un bel ensemble, se penchant légèrement afin de distinguer l’origine de cette manifestation, tout sauf naturelle. À l’extrémité opposée du monastère, planant au-dessus du bonsaï gigantesque, une masse gigantesque, entièrement composée d’une brume nuageuse menaçante, parée des attributs propres au kaïru sombre n’était la forme inhabituelle de l’énergie, déchaînait toute la rage contenue en son sein sur le malheureux végétal. Quittant sa couche régulière, le nuage se déploya en une fraction de seconde, entourant sa proie d’une aura ténébreuse l’englobant totalement. Déjà privé de sa force vitale, le bonsaï se vit promptement dépouillé, ses hautes branches tendues en supplications muettes vers la voûte céleste s’effritant, s’écroulant morceau après morceau telles de vulgaires fétus de paille dans un craquement sinistre, à l’instant même où l’assaillant immatériel se retirait lentement, satisfait de son œuvre de carnage. Le son, particulièrement proche de celui des os brisés arriva même aux oreilles du groupe.

Ekayon avait beau se tenir éloigné du lieu de l’attaque, un lourd frisson remonta le long de son échine, sa poigne ferme se posant sur la pochette contenant son X-Reader. Cette chose ne faisait peut-être pas partie du palmarès d’étrangetés de Thiers, néanmoins elle représentait une menace suffisamment grande pour l’inciter à maintenir sa vigilance au plus haut niveau. Suivant son raisonnement, Maître Atoch s’avança de quelques pas, se tenant en avant des adolescents et du blessé, s’assurant brièvement que Boomer, le plus costaud de tous, saurait se charger de son collègue en cas de besoin, se mettant en garde, bras en avant. Distraitement, le solitaire se demande qui, de Boomer ou de Tekris, se révélerait le plus fort des deux.

– Il est extrêmement puissant, souffla Maya, résistant de peu à l’envie de prendre ses jambes à son cou.

Poursuivant sa progression vengeresse, le nuage abandonna sa dégustation minutieuse du bonsaï, dévalant l’escalier permettant d’accéder à la plateforme si rapidement qu’Ekayon eut du mal à croire en ce qu’il voyait. Glissant à terre promptement, la chose s’enroula précautionneusement autour de l’une des colonnes installées aux quatre coins de la cour, en une parodie presque obscène d’étreinte, avant de filer vers son opposé, laissant chaque fois dans son sillage un paysage davantage désolé, accentuant l’impression d’abandon émanant de ses soins. Ce n’était qu’une question de temps avant que le nuage ne décide de se rendre de nouveau près de l’arène, réalisa avec une nervosité avoisinant la colère le solitaire.

Un râle pénible près de Maître Baoddaï le distraya, poussant le jeune homme à quitter son observation. Avec stupeur, ses pupilles examinèrent la large main de Maître Baoddaï, resserré sur le poignet de Maya. Elle poussa une exclamation de surprise, sursautant presque imperceptiblement. L’espoir tordit les traits de l’adolescente, sa paume se posant sur les cals du Maître, alors qu’elle interpellait ses amis, agenouillée à sa hauteur, soutenant du mieux qu’elle le pouvait son mentor.

– Regardez, il est réveillé !

– Maître Baoddaï, comment vous vous sentez ? s’exclama immédiatement Ky, rejoignant sa coéquipière en une génuflexion respectueuse, sa voix trahissant son angoisse.

Cependant, l’homme ignora l’interrogation justifiée de son élève, luttant pour rester conscient, juste un peu.

– Vous devez combattre ce nuage obscur ensemble, souffla-t-il, transmettant sa conviction à ses jeunes élèves, tout juste capable d’ouvrir les lèvres. Tous ensemble ! Si jamais vous échouez, la Terre sera perdue…

Une petite moue prenant place sur son visage, Ekayon manqua déclarer que cela ressemblait fort à un soupçon d’exagération. D’accord, ne pas réduire à néant sur-le-champ la menace amènerait sans aucun doute des conséquences désastreuses pour le Redakaï, et les combattants ici rassemblés. Néanmoins, il n’acceptait pas l’idée qu’en cas de défaite, il ne soit pas possible de reprendre des forces, réfléchir correctement à une stratégie à présent qu’ils auraient éprouvés sa force, et revenir en force pour le détruire.

Cependant, le sérieux de l’expression de son mentor l’incita à clore fermement ses lèvres.

– Nous le combattrons, s’empressa d’assurer Ky. Mais comment ?

Une excellente question à laquelle Ekayon aimerait bien entendre une réponse.

Hélas, terrassé par l’épuisement, la léthargie implacable s’emparant de nouveau de son corps, Maître Baoddaï gémit lourdement, serrant les mâchoires dans un sursaut d’orgueil devant ses élèves afin de ne pas dévoiler l’importance de sa faiblesse. Sans un mot de plus, l’homme s’effondra sur le pont, inconscient.

– Maître Baoddaï ! s’exclama le chef des Stax, se penchant davantage vers lui. Maître Baoddaï !

Maladroit, Ekayon tendit doucement la main vers Maya, qui ne quittait pas l’homme du regard. La posant fermement sur son épaule, il la pressa en guise d’encouragement. La jeune fille ne sembla d’abord pas s’apercevoir de son geste ; néanmoins, rapidement, ses doigts fins se glissèrent sur les siens en une remerciement muet. Le repos attendrait plus tard, définitivement, conclut le solitaire, agacé de tomber sans arrêt de Charybde en Scylla. Hors de question de rester en arrière sous prétexte que son énergie ne se tenait pas au beau fixe, alors que l’ensemble de ses amis et son Maître allaient lutter sous ses yeux.

Comme lisait dans ses pensées, Ky se releva à ce moment précis, poings serrés le long de ses flancs.

– Très bien ! Je ne sais pas comment, mais on va arrêter cette chose, et on va l’arrêter immédiatement !

Le solitaire approuva distraitement, tandis que le brun se postait aux côtés de Maître Atoch, ses deux coéquipiers légèrement en retrait, bien moins exaltés que l’adolescent. S’assurant que le petit groupe ne lui prêtait qu’une attention relative d’un regard prudent, Maya oblique, rejoignant en quelques enjambées souples Ekayon, une main s’arrêtant sur son épaule. Intrigué, l’intéressé la fixa sans d’abord comprendre.

– Tu es bien pensif, chuchota-t-elle, toisant discrètement les Taïro, occupés à relever toutes les sorties possibles pourvu qu’ils ne pénètrent guère au sein de l’arène.

Ce que, dans un sens, le solitaire comprenait parfaitement ; le spectacle de l’ensemble du Conseil, gisant à terre privé de toute sa grandeur, devait marquer à jamais de jeunes mémoires encore immatures.

L’agacement se peignant brièvement, avant de se trouver remplacé par une peur presque irrationnelle correspondant davantage au personnage, sur les traits juvéniles d’Apecks le surprit, au contraire.

– Un nuage de brume s’apprête à nous engloutir afin de nous rendre aussi dociles que des marionnettes, répondit-il dans un souffle, reprenant sans prendre garde ses dernières mésaventures avec les Radikors.

Non pas qu’il imaginait cette Adriel, plus tenace qu’un chewing-gum sous un crampon, reprendre du service après une offensive aussi coûteuse en énergie, mais… Si, en réalité, il songeait exactement à cela. Dans un sens, si ses doutes, sans réel fondement pour le moment, se révélaient corrects, cela le soulageait vaguement. Avec les Stax, augmentés d’un Maître kaïru en état de se battre, son propre épuisement ne serait qu’un poids des plus minimes, voir inexistant. Alors que Zane, pour sa part, lui avait paru particulièrement affecté par des blessures qui, il le soupçonnait de plus en plus fortement, n’était que fort peu physiques. Sans compter Zair, forcée de se retirer des affrontements pour un petit moment, et Tekris mine de rien commotionné par la sorte de manipulation d’Adriel sur… son esprit ? Son crâne ? Dans tous les cas, le colosse ferait mieux de conserver le lit le temps d’être certain qu’une rechute n’allait pas l’affecter au moment le moins opportun.

– Peut-être que ce genre de réponse fonctionne avec Maître Atoch, mais tu ne me la fera pas, Ekayon. Ta « promenade » a été fructueuse en enseignements, c’est ça ? Ça a un rapport avec nos découvertes ?

Prêt à reporter à plus tard cet interrogatoire, prétextant que le moment se trouvait plutôt mal choisi, le solitaire ouvrit la bouche. Au moment exact où, repérant finalement clairement l’endroit où se tenaient ses proies, le nuage déployait la colonne évanescente constituant son corps, volant – il n’y avait pas d’autres mots – en direction du petit groupe, ver immonde tournoyant les anneaux musculeux de son être autour des ponts reliant les îles entre elles, prouvant que la distance séparant les humains n’était que poudre aux yeux.

– Courez ! cria Boomer, résumant en un mot les pensées de chacun.

Joignant le geste à la parole, il passa précipitamment son avant-bras sous le ventre de Maître Baoddaï, le chargeant sur son épaule aussi aisément que s’il fut s’agit d’un simple sac de patates. Ignorant son esprit solitaire, renâclant à obtempérer à un mouvement de masse, Ekayon s’empressa de faire demi-tour, courant près de l’épaule de Maya en direction de la porte menant au monastère à proprement parler. Manipulation de Lokar ou attaque d’Adriel, cette chose méritait de retourner au fond de son orbe !

– Ce truc est beaucoup trop rapide ! s’exclama Apecks, volant presque au-delà de la pierre foulée.

– Continuez de courir, je vais essayer de le ralentir avec une attaque verte ! rétorqua Ky.

Obéissant à son propre ordre, le chef des Stax planta ses pieds dans le sol, se retrouvant face à la masse brumeuse sur leurs talons, ignorant la protestation de Maître Atoch ; fermant la marche afin d’assurer autant que possible les arrières des plus jeunes, l’homme ne put que tendre le bras pour l’arrêter. En vain, sa main ne se fermant que sur du vide. Il fit signe à son élève, sur le point de s’arrêter aussi, de rejoindre les autres.

– Boules de feu ! invoqua Ky, tendant les bras devant soi.

L’attaque fila droit vers le nuage, tranchant l’amas verculéen en son centre, disparaissant tout aussi promptement au creux de ses entrailles. Sans pour autant le ralentir, les deux moitiés ainsi créées par la force se réunissant en un instant, reprenant leur traque dépourvues du moindre handicap.

– Bon, d’accord, c’était totalement inefficace, admit le brun, soudainement bien moins confiant.

– Une attaque bleue aura sûrement plus de succès, proposa à son tour Maya, main sur son X-Reader.

– Ça suffit ! intervint Maître Atoch, empêchant d’un geste la jeune femme de lancer son offensive. Ne gaspillez pas votre énergie inutilement, vous en aurez bientôt besoin ! En arrière !

D’un regard autoritaire, l’homme fit taire les protestations naissant dans l’azur de celui du chef des Stax. Forcée de s’incliner, l’adolescent recula, cédant la place au Redakaï tout en rejoignant ses compagnons.

Inspirant profondément, réunissant certainement la concentration lui étant nécessaire, Atoch ouvrit largement ses paumes. De profil devant le nuage, il leva ses bras au-dessus de sa tête, une vague d’énergie issue de son kaïru intérieur réagissant à son invocation muette. D’un geste, le raz-de-marée s’étendit largement, jusqu’à former une masse compacte quoique fine, ressemblant à un mur trois ou quatre fois plus grand que le Maître. Sèchement, de son poing, ce dernier envoya son énergie à la rencontre de l’autre, se fracassant contre le nuage maudit. Le choc de la rencontre secoua les lattes de bois du ponton, forçant le ver immatériel à reculer de plusieurs pas, repoussé par la force de frappe du Maître.

Presque immédiatement, la chose se rassembla de nouveau, évoquant un félin sur le point de bondir, furieux de voir sa proie oser seulement songer à se débattre. Effectuant un large demi-cercle de ses biceps, Atoch joignit ses mains, côté extérieur contre côté extérieur. Jaillissant de ses doigts, une salve d’énergie frappa de plein fouet le nuage. De nouveau rejeté un peu plus loin, celui-ci, cette fois, contra la majeure partie de l’offensive en tordant son ignoble masse, se déployant par-dessus l’objet de sa colère.

Dévoilant juste assez l’intérieur de son être immatériel pour que le regard du solitaire s’accroche à une traînée, dissimulée par l’importance de la masse se jetant sur eux – et certainement pas de la manière la plus agréable. Fronçant les sourcils, Ekayon cessa sa course presque sans y penser, son regard clair braqué sur le nuage gigantesque, gorgé de ténèbres, filant les combattants tel un loup traquant le terrier de lapins sans défense. Du peu qu’il avait appris, reconstitué à partir des brèves explications et exclamations de ses amis, cette chose informe provenait de la sorte de boule de cristal brisée, au pied du bonsaï. Toutes ses caractéristiques correspondaient également parfaitement aux minces détails appris à propos du kaïru obscur.

Mais pas ce qu’il commençait vaguement à réaliser, peinant à repousser l’urgence de la situation pour formuler de manière cohérente la faible pensée s’imposant lentement à son esprit.

– Il a l’air invulnérable, souffla Maya, un lourd frisson parcourant son échine.

– Restez concentrés, rappela Atoch, en position d’attaque. Souvenez-vous des paroles de votre Maître !

– Par ici, appela au même instant Boomer, ramenant Ekayon au présent.

À quelques mètres de lui, le blond était parvenu à atteindre la porte menant au monastère accompagné des Taïro. Arc-boutés sur la poignée ancienne, rappelant les heurtoirs des huis des châteaux anciens, n’était la forme simple, ocre, du métal, les deux garçons de l’équipe de novices tiraient de toutes leurs forces l’anneau, ahanant péniblement sous l’effort. Lâchant un cri de colère mêlé d’angoisse, Balistar posa son pied sur le battant adjacent, poussant sur celui-ci dans un grognement sourd. En vain. Soudainement animée de volonté propre, la porte refusa de remuer ne serait-ce que d’un millimètre, coupant toute retraite aux combattants.

– Au nom du kaïru, quelle manipulation douteuse Lokar a-t-il encore mis au point ?! siffla Atoch.

– On ne peut plus reculer, répondit Ky, courbant le dos comme s’il s’apprêtait à charger. C’est ici que nous devrons nous battre. Maître Atoch, pouvez-vous tenir un instant ce nuage à distance ?

Devant la réponse affirmative du Redakaï, Ky se tourna vers les Taïro, toujours occupés à tenter d’ouvrir les lourds battants. Mais Ekayon n’écouta pas leur échange, perturbé. Impossible de s’ôter le malaise persistant au creux de ses pensées. Quelque chose clochait, définitivement, mais il devait dissiper ses doutes s’il ne voulait pas commettre d’erreur fatale. Il fallait en avoir le cœur net !

Courant à contre-courant, aussi vite que ses jambes le lui permirent, avant que le nuage n’ait envahi la totalité du pont, le solitaire esquiva les exclamations inquiètes de son Maître. Estimant avoir parcouru une distance suffisante, le jeune homme se pencha par-dessus la petite barrière protectrice entourant les deux bords de l’assemblage de lattes, la moitié supérieure de son corps n’étant retenue que par la seule force de ses bras. De son point de vue, il pouvait ainsi braquer son regard directement vers la cour du monastère, là où les Stax, après leurs missions, déposaient le X-Scaper sur le côté de la falaise. Là d’où, d’après les dires de l’équipe entraînée par Maître Baoddaï, l’invasion par le nuage avait commencée.

Le souffle coupé, Ekayon manque de peu lâcher le rebord. Supposer quelque chose, et constater son existence véritable, étaient deux choses très différentes. Et pour une fois, il aurait adoré se tromper.

Nimbant les hautes colonnes d’une aura malsaine, le nuage stationnait impitoyablement autour de l’île, dérobant aux regards indiscrets toute scène se déroulant en son sein. Plus encore, alors que la masse brumeuse s’en prenant aux combattants se trouvait bardée du pourpre violacé habituel du kaïru obscur, celui-ci s’enrobait d’une gaine épaisse d’un gris presque maladif, disparaissant par moments complètement, mais revenant chaque fois à la surface, comme refusant de se laisser dominer par quoi que ce fut, cela dusse-t-il être un allié temporaire. Empêchant toute cette fraction du ver immatériel d’accomplir son œuvre de destruction, au profit d’un écran impénétrable. Un nuage de brume, manipulé, évidemment…

Pour s’être trouvé au contact du kaïru de Thiers, Ekayon n’eut aucun mal à identifier le frisson de dégoût qui parcourut son épiderme. Le véritable combat ne se déroulait pas sur le pont, mais là-bas !

Une poigne ferme s’empara de son col, le tirant brutalement en arrière. Glapissant de surprise, Ekayon manqua se débattre, canalisant de justesse ses réflexes de combattant tandis qu’Atoch l’entraînait à l’écart, visiblement furieux de l’impulsivité de son élève. Tournant machinalement son regard vers l’arrière, le solitaire déglutit péniblement. Un pas, peut-être deux seulement, l’avait séparé du nuage, dévorant déjà l’endroit où, une seconde plus tôt, il se serait tenu si Atoch n’était venu le récupérer.

Au fond, il ne pouvait pas lui en vouloir d’être un peu fâché… Sauf que d’autres pensées le préoccupaient.

– Serais-tu devenu complètement fou ?! tonna Maître Atoch, forçant son élève à lui faire face.

– J’avais besoin de vérifier quelque chose, quelque chose d’essentiel, protesta le solitaire.

– Important au point de te faire tuer ? questionna ironiquement Ky, bras croisés.

Agacé, Ekayon leva les yeux au ciel. Comme s’ils avaient le temps de discuter !

– L’attaque de ce nuage n’est qu’un leurre ! expliqua-t-il, mettant toute la conviction possible dans ses paroles. Ou du moins, corrigea-t-il devant les moues peu convaincues de ses amis, nous ne sommes pas son but premier. Une bonne partie de cette chose est restée devant la cour du monastère, au point que l’on ne peut rien distinguer de ce qui se passe à l’intérieur. C’est là qu’il faut se battre, avant qu’il ne soit trop tard !

Comment les convaincre de déplacer leur attention, sans leur révéler qu’il devinait exactement qui se servait du « cadeau » de Lokar dans son propre intérêt ?! Excepté son mentor, brutalement pensif, et Maya qui réfléchissait vaguement à sa déclaration, sans cesser de fixer le nuage, personne ne semblait le croire.

– C’est très étrange, souffla la jeune femme. Si ce que tu dis est vrai, ça ne ressemble pas à Lokar, à condition qu’il soit toujours en vie, de laisser passer pareille occasion de nous éliminer en lançant une seule offensive, particulièrement concentrée. On dirait presque que quelqu’un d’autre se sert du nuage…

Pour un peu, Ekayon aurait embrassé la métisse sur les deux joues !

– Mais pourquoi la cour ? s’étonna Djia. Mettre le Conseil hors d’état de nuire, je comprends, mais aucun Maître ne se tenait là-bas quand ce nuage… (soudain, ses yeux s’écarquillèrent) Oh non !

– Nos réserves de kaïru ! acheva Ky, poings serrés. Ekayon a raison, nous devons arrêter Lokar !

De justesse, le solitaire se retint de corriger l’adolescent sur l’identité de leur ennemi.

Se trahir aussi stupidement aurait été la cerise sur le gâteau.

– Mais nous ne pouvons pas laisse ce nuage tout envahir ! Surtout que nous ne pouvons plus passer !

– Il m’est possible de nous téléporter sur une courte distance, corrigea Atoch, mortellement sérieux. Les Stax, et les Taïro ! Vous mènerez de front le combat contre ce nuage. Ekayon et moi, nous nous rendons dans la cour, pour arrêter ce qui doit l’être, acheva le Maître, toisant son élève suite à son phrasé sibyllin.

– Hors de question de vous laisser, alors que nous ignorons totalement ce que vous devrez affronter !

– Tu n’as pas le choix, Maya. Le temps nous manque pour débattre. Bien que cela me dérange d’abandonner ainsi des adolescents… Néanmoins, j’ai confiance en vous, et en vos capacités. Maintenant, triomphez !

Sans laisser le temps de protester davantage, Atoch glissa une main autour du bras de son élève. Une brève impulsion, presque une caresse, et le duo disparut dans les ténèbres, le bois du pont s’effaçant sous ses pieds.

Une téléportation bien plus agréable que le troupeau de gnous l’ayant traversé quand Zane les avaient emmenés dans la forteresse ! Bon sang, cela faisait déjà aussi longtemps ?!

Immédiatement, le kaïru obscur, agrémenté d’une fraction de la création abominable de Thiers, se jeta sur eux, tentant de les asservir à la corruption. Visiblement préparé à cette éventualité, Atoch lâcha son élève, érigeant une protection suffisante pour les séparer de l’agresseur à l’aide de son énergie intérieure. Cependant, aussi puissant puisse être son Maître, Ekayon ne manqua pas la teinte vacillante de son kaïru, le bleu céruléen pâlissant par moments, empruntant une transparence chassée promptement par le Maître. Il devenait évident que le pouvoir de l’homme ne tiendrait guère éternellement.

– Cette saleté ne s’est pas affaiblie au fil du temps, marmonna Atoch, progressant difficilement dans le déchaînement de l’énergie. Il semblerait que les quelques heures durant lesquelles nous avons été séparés t’ont été profitables. Ai-je tort de penser que tu as une idée des plus précises sur ce que nous cherchons ?

Touché, Ekayon grimaça ce qui aurait pu être un sourire, s’il n’était aussi tordu.

– C’est difficile à croire, mais je n’ai trahi en aucune manière le monastère, je vous l’assure.

– Je te crois, soupira Atoch, accablé. Comment aurait-il pu en être autrement lorsque je t’ai moi-même confié ce livre ? Le Conseil hésiterait probablement à me bannir ; néanmoins, j’estime que tu as le droit de savoir.

Vaguement perdu, le solitaire le dévisagea sans comprendre. Avant de réaliser. Évidemment, l’ouvrage que lui avait confié son maître ! Emporté par les derniers évènements, cela lui était totalement sorti de l’esprit.

Le soulagement déferlant en lui un instant plus tôt se figea brusquement. Que le Redakaï connaisse l’existence du kaïru de Thiers, passe encore. Mais son Maître laissait-il réellement sous-entendre que sa totalité connaissait la survie de ses manipulateurs ?! Voir s’attendaient à le voir surgir un jour ou l’autre ?!

Ses poings se serrèrent. Non, impossible. Occulter une telle réalité, de tels crimes ? Le Redakaï avait probablement commis une erreur de jugement, rien de plus. Certes, mais cela n’excluait pas son éventuelle responsabilité par son silence. Les Maîtres ignoraient sûrement les horreurs que le solitaire devinaient, à force de côtoyer les Radikors. Il ne devait pas en être autrement…

Tentant de contrôler la pointe douloureuse de la trahison d’émerger plus avant au creux de sa poitrine, Ekayon balaya les environs du regard. Qu’est-ce que le Redakaï pouvait bien leur cacher de plus ?

– Oh non ! s’exclama brutalement Maître Atoch, accélérant le pas.

L’horreur barrait ses traits, se disputant à une concentration extrême. Poussant à son tour sur ses jambes, le solitaire étouffa à son tour un juron sanglant, fixant le centre de la cour.

Jusque-là, il ignorait bien où se trouvaient stockées les réserves d’énergie récoltées par les Stax, tout comme ces derniers n’étaient guère au faîte de l’emplacement des cuves de Maître Atoch. Une sorte d’ascenseur transparent, en forme de cylindre à l’exception de l’ouverture permettant d’y pénétrer (une sorte de losange aux bords arrondis, et au sommet plat), surgissait du symbole des combattants du bien frappant le milieu de la cour. Sans trop craindre une erreur, le solitaire supposa que l’objet conduisait ses occupants dans un domaine souterrain, là où le kaïru du monastère restait sagement confiné. Un fonctionnement des plus classique, à la réflexion, trois boutons à l’intérieur de la « cabine », juste à gauche de la porte, représentant une flèche vers le haut, en reflet à sa jumelle pointée vers le haut, et un simple carré permettant d’appréhender son fonctionnement rapidement. De minces rayons luisant d’un bleu pur, invisibles hors de la muraille brumeuse, preuve d’un rayonnement sous-javent, confirmait les soupçons du solitaire.

Sagement installée à l’intérieur de l’ascenseur, Adriel lui adressa un salut moqueur, enclenchant sans perdre de temps la descente de l’appareil. Si elle portait malgré tout les marques de son dernier affrontement, la brune ne paraissait nullement inquiétée de voir ainsi débarquer le solitaire accompagné d’un Maître.

Tout juste cela paraissait-il l’amuser… N’était la lueur de haine pure brûlant ses prunelles sombres.

Donc, déglutit Ekayon, elle n’avait pas digéré à la fois sa défaite et la blessure de son animal de compagnie.

Merveilleux, tout simplement merveilleux.

En dépit de leurs efforts, les deux hommes arrivèrent trop tard, la cour ayant retrouvé son apparence habituelle, hors de tout soupçon. Rien, n’était la brève apparition, ne laissait soupçonner de ce qui se tramait dans les entrailles du monastère. Un grognement sec, furieux, monta dans sa gorge.

Aussitôt, le solitaire se plaqua une main sur les lèvres, sous le regard inquisiteur de son Maître.

Décidément, Zane commençait à beaucoup trop déteindre sur lui. En même temps, il fallait être particulièrement insensible pour parvenir à résister au tsunami ardent composant le chef des Radikors.

– Tu avais raison, le nuage de l’arène n’est pas notre seul problème, conclut Atoch, dents serrées.

– Mais comment faire pour descendre, maintenant qu’elle a utilisé le seul moyen de se rendre aux cuves ?!

– Nous ne pouvons pas attendre qu’elle quitte l’ascenseur, d’autant que cette femme risque de le bloquer.

Le solitaire approuva silencieusement. Mais cela ne résolvait pas leur problème !

– Recule. Je vais nous fabriquer un passage.

– Mais, Maître, comment est-ce que vous voulez… commença Ekayon.

Le poing de son mentor s’illumina soudainement d’une aura céruléenne, si forte que le jeune homme dut fermer à demi les paupières, cessant ses questions afin de s’empresser de se mettre à couvert. Une déflagration accompagna son repli, accompagnée d’un craquement gargantuesque. Prenant garde à rester dans le champ de protection érigé par le Maître, Ekayon se courba, plaçant les mains sur la nuque à tout hasard. Étrangement, alors qu’il s’attendait à devoir partir en apnée, ou tousser comme un perdu à cause de la poussière, rien ne vint titiller ses narines. Le son même, passé la première vague, s’étouffait dans les anneaux verculéens emprisonnant les deux hommes. L’impression d’être dans un cocon mortel, au sein duquel tout pourrait arriver sans que quiconque ne puisse leur venir en aide… Oui, ça convenait plutôt bien.

Pour un peu, Ekayon lorgnerait avec envie les falaises environnantes.

Non, se corrigea-t-il en souriant légèrement. Même s’il décidait de ressusciter juste après, cela ferait bien trop plaisir à Zane. Car aucun doute qu’il l’apprendrait, d’une manière ou d’une autre. Quand il s’agissait de lui casser royalement les pieds, l’irascible extraterrestre se révélait des plus débrouillards.

Là où un instant auparavant se tenait la cour du monastère gisait un cratère, suffisamment large pour laisser passer deux combattants de front. Quelques mètres de roche sculptée seulement, en réalité, séparaient la surface d’un souterrain sinueux, l’éclat du métal isolant soigneusement les parois bloquant toute détection d’énergie par les X-Readers. Une invention connue uniquement du Redakaï, supposa Ekayon, vaguement agacé de n’avoir, en plusieurs semaines de séjour, guère soupçonné l’existence d’un tel stratagème.

– Je me demande bien comment vous allez expliquer le trou dans son plancher à Maître Baoddaï.

– À situation exceptionnelle, solution exceptionnelle, rétorqua l’intéressé. Suis-moi !

Sans attendre la réponse de son élève, Atoch bondit à l’intérieur de l’ouverture forgée par ses soins, un petit bruit sourd marquant son arrivée. Lui emboîtant le pas, le solitaire sauta à son tour, se réceptionnant habilement sur la plante des pieds, courant derrière son Maître, déjà lancé à la poursuite d’Adriel.

Ils n’eurent guère à chercher longtemps. Le couloir, une forme circulaire recouverte de plaque sans aucun ornement ni signe distinctif n’était la couleur du métal, ne s’étendait que sur une petite dizaine de mètres, promptement avalés par les deux combattants. Devant eux, brillaient des colonnes et des colonnes de verre composite luisant de mille feux, reflet du kaïru bouillonnant en son sein.

Quelques secondes leur suffirent pour atteindre la salle de réserve. Une poignée de marche, marquant la jonction entre le couloir et cette dernière, menait à un sol de marbre bleu glacé parcouru de fissures plus sombres, également circulaire. Le symbole du Redakaï, marquant l’appartenance de ce lieu au Maître, s’étalait en son centre. À droite et à gauche, alignés soigneusement le long des parois, les cuves de kaïru, posées sur des socles surélevés s’incurvant, à intervalles réguliers, vers le centre, fournissaient un éclairage bien suffisant pour pouvoir circuler librement, sans risque de heurter l’une d’entre elles. Ou créant une minuscule arène dans laquelle il était possible de se battre. Les éclairages orangés, le long des contours de leurs socles, faisait pâle figure à leurs côtés, remplissant une fonction davantage décorative qu’utile.

Néanmoins, Ekayon ne prêta qu’une très relative attention aux monticules d’énergie. Atoch, quant à lui, ne leur accorda pas même un regard. Braquant ses iris marron sur la mince silhouette athlétique, juste en face de l’entrée, un liseré d’or bordant celle-ci de l’intérieur.

– Pose ça tout de suite, jeune fille, ordonna sèchement le Maître.

Ekayon mit une petite seconde, avant de remarquer que tout le pourtour de la réserve ne contenait pas uniquement de l’énergie kaïru. Face aux nouveaux arrivants, une petite estrade, à laquelle il était possible d’accéder en franchissant une seconde petite volée de marches, se trouvait un petit autel d’une couleur rappelant celle de la terre cuite. Adriel se retourna délibérément lentement, une neutralité implacable empêchant le solitaire de deviner ses émotions.

Dans ses mains se lovait le X-pod. Un fragment du vaisseau kaïru, non, plus que cela, s’il se souvenait des leçons de son mentor. Une relique contenant plus d’énergie que l’ensemble des cuves environnantes, peut-être. Unique dans l’Univers, probablement. Et extrêmement puissante.

– Aucune trace de kaïru obscur, marmonna Adriel, agacée. Voilà qui me déçoit fortement. Oh ! (elle sembla enfin remarquer la présence des deux hommes. Pour autant, son attention se focalisa sur le solitaire, un petit sourire ourlant ses lèvres). Tiens donc, Ekayon ! Je ne m’attendais pas à te retrouver aussi rapidement.

Moi non plus, songea l’intéressé. Pour autant, il ne répondit guère, se mettant en garde.

– Il s’agit du dernier avertissement, clama Atoch, concentrant de nouveau son énergie intérieur. Repose ce Pod sur-le-champ, et rends-toi. Le Redakaï saura se montrer clément si tu obtempères.

– Le Cœur appartient au Dôme, et est la propriété du Seigneur Régent – puisse son Nom être loué éternellement. Vous n’avez aucune autorité sur cette relique, pauvre fou ! Pointes malveillantes !

Empoignant son élève à bras-le-corps, Atoch les plaqua contre la cuve la plus proche, l’attaque emportant une partie de l’ample toge recouvrant son corps. Seule une légère crispation informa Ekayon que son Maître avait été atteint, même partiellement ; sitôt l’offensive passée, l’homme s’écarta de lui.

Encore véloce en dépit des traces d’affrontement sur ses vêtements, Adriel bondit sur le côté. Le solitaire invoqua une « lame foudroyante », frôlant l’adolescente. Impossible, dans son état, d’utiliser une attaque rouge, certes plus offensive, mais bien plus coûteuse en énergie. Heureusement, Atoch l’épaula, frappant de son pouvoir l’entrée de la réserve, anticipant les gestes de la brune.

Au dernier moment, le corps d’Adriel se flétrit, se transformant en une surface immatérielle, glissant entre les mailles de l’attaque du Maître sans paraître le moins du monde affectée.

Parvenue sans encombres près du passage menant à la surface, la daminienne vacilla, posant une main sur le métal glacé, reprenant avec empressement son souffle.

– Elle a aussi énormément utilisé ses pouvoirs… Elle est affaiblie ! réalisa le solitaire.

Déjà, Adriel disparaissait, délaissant sa brume pourtant plus rapide pour sauter d’une paroi opposée à une autre, sa vitesse augmentée de la même manière que les Radikors.

– Reste près de moi, ordonna Atoch, glissant son bras autour de celui de son élève.

Le sol disparut une seconde fois sous les pieds du jeune homme. Les contours de la réserve monastèrienne s’effacèrent, cédant la place à la sensation rêche du granit frottant contre les semelles. Ils se tenaient à présent dans la cour du monastère, barrant le passage à la brune. Forcée de stopper sa course, celle-ci plongea contre terre au moment où une coque de kaïru menaçait de l’emprisonner, l’empêchant définitivement de fuir. Dents serrées, elle lança une « détonation acide », visant majoritairement le Maître.

Si vite que le solitaire eut de la peine à le voir, Atoch ôta le long manteau sans manches, partie intégrante de l’accoutrement des Redakaï, le plaçant devant son visage. Para de justesse la plupart des retombées, une partie parvenant à brûler la peau du dos de sa main. Si la détonation le fit reculer de plusieurs pas, l’homme resta droit sur ses jambes, rejetant au loin le vêtement inutile.

Soudainement, une clarté inattendue manqua éblouir les trois combattants, tant elle fut soudaine. D’abord interdit, peinant à comprendre d’où venait un tel miracle, Ekayon manqua crier de joie. À l’opposé de la cour, le nuage se trouvait soudainement repoussé, emportant avec lui l’écran contrôlé par la brune, sa concentration absorbée par les deux hommes lui faisant face.

Soupirant de manière presque inaudible, Atoch se détourna du réjouissant spectacle, toisant Adriel.

– Tu ne peux pas gagner, jeune fille.

– Pauvre fou. Je suis la main de notre Seigneur Régent. L’exil est bientôt achevé, et vos vaines paroles n’y changeront rien, rétorqua Adriel d’un ton polaire.

– Tu peux parler autant que tu veux, commença le solitaire, cette fois tu vas bien devoir…

Un hurlement guttural, résonnant tout autour des montagnes avoisinantes dans un concert sinistre, le coupa brutalement. Venue du ciel, là où rien ne venait troubler la teinte maladive du ciel corrompu, une large forme se découpa, titubant maladroitement à mesure qu’elle s’approchait de la terre ferme.

S’écrasant plus qu’il n’atterrit, l’arsank toisa de son unique œil furieux les monastèriens. Comme les défiant d’oser seulement s’approcher de sa maîtresse, tout aussi surprise que ses adversaires. De larges entailles tailladaient sa chair malmenée, une de ses pattes musculeuses pendant dangereusement, sans mouvement. Deux de ses ailes fouettaient difficilement l’air, brûlées par une attaque particulièrement vicieuse.

– Evdam ! cria spontanément Adriel. Stupide animal, je t’ai ordonné de rester à couvert…

Comme oubliant brutalement les deux hommes pétrifiés sur place, le gigantesque animal se tourna tant bien que mal vers la jeune femme, fourrant avec une incongrue délicatesse le bout de son énorme mâchoire sous l’aisselle de sa maîtresse, soufflant doucement. Le froid figeant les traits d’Adriel se fissura brièvement, remplacé par un mélange d’émotions quand sa main libre se posa sur les écailles sombres, caressant avec une tendresse évidente la tête démesurée.

– Tu es venu me chercher, murmura-t-elle, la gorge serrée.

Soudainement, elle sembla se rappeler être en plein territoire ennemi, face à deux combattants qui ne tarderaient pas à sortir de leur léthargie. Souplement, ses cuisses se postèrent de part et d’autre de l’arsank, pressées avec délicatesse le corps abîmé. Poussant un nouveau cri rauque, Evdam battit fougueusement ses ailes, usant de ses pattes encore en état de fonctionner pour s’élever dans les airs. Un instant, il tangua dangereusement, s’inclinant exagérément sur sa gauche. Néanmoins, guidé par la main ferme de sa maîtresse, l’animal ne tarda pas à se redresser, filant vers le soleil descendant cahin-caha.

Pourtant, Ekayon ne douta pas une seconde qu’il ne s’écraserait guère, quitte à détruire ses dernières réserves de force pourvu que la brune parvienne à bon port.

Dépité, le solitaire baissa le nez. Envolé, le X-pod. Remisées aux placard, les réponses…

Réconfortant, Atoch posa sa paume entre ses omoplates, fixant l’endroit où disparaissaient rapidement l’arsank et sa passagère.

– Allons rejoindre nos compagnons. Peut-être ont-ils encore besoin de notre aide.

Le solitaire soupira. Eux, au moins, menaient apparemment à bien leur mission…


µµµ


– Maître Baoddaï, je sais que le monastère a besoin d’un bon coup de balai, mais nous sommes tous extrêmement fatigués… plaida Boomer, quittant ses minuscules fans Taïro pour se poster au pied du bonsaï, là où son mentor s’appliquait à méditer, se plongeant dans une concentration intense.

Souriant, Ekayon approuva silencieusement son ami. Les Stax, accompagnés des Taïro, étaient parvenu par un tour de force à repousser suffisamment le nuage kaïru pour le rendre vulnérable. Récolter l’énergie qu’il contenait avait été un moment particulièrement éprouvant, les X-Readers peinant à drainer une quantité d’énergie aussi importante – à l’exception de Maya, oubliant toutes ses difficultés devant la joie de récolter un monstre de l’ombre. La disparition du nuage avait ramené les Maîtres à la vie, ne conservant comme séquelle qu’une faiblesse momentanée. Et une blessure plus ou moins bien apprivoisée à l’orgueil.

Cette fois, personne ne vint taquiner le blond sur sa paresse, ou sa manie de déléguer toutes les corvées à des années-lumières de sa personne. Même les Maîtres Redakaï les plus stricts se contentèrent d’un bref regard désapprobateur sans ajouter davantage. Nonchalamment adossé contre le tronc de l’arbre vénérable veillant sur le monastère, Ekayon expira longuement, tentant tant bien que mal de conserver contact avec la réalité. Vidé au dernier degré de son énergie, la fatigue accumulée ces dernières ajoutant encore à l’impression de pesanteur enveloppant son corps, le solitaire mobilisait toutes ses forces afin de garder les paupières ouvertes. Encore quelques minutes, et il pourrait se glisser entre les draps chauds, soigneusement mis en ordre, de la chambre qu’il occupait au monastère… Ensuite, il s’aviserait du contenu de l’ouvrage confié par Maître Atoch, puis réfléchirait à la position qu’il adopterait face à ses doutes et aux révélations de Zane.

– Oui, nous avons tous besoin de nous reposer, Boomer, confirma Maître Baoddaï, bâillant lourdement pour appuyer ses propos. Je suis moi-même toujours affaibli par l’attaque de ce nuage. Mais avant cela, je tiens à vous féliciter tous, autant les Stax que les Taïro. Sans vous oublier évidemment, Maître Atoch (l’intéressé inclina humblement le haut de son crâne ; néanmoins, Ekayon sentit instinctivement que quelque chose le dérangeait derrière ces flatteries), ainsi que toi, Ekayon. Certes, cette étrange jeune fille a dérobé le X-pod, ce qui est inquiétant en ces périodes de troubles. Nous ignorons pourquoi une telle relique peut bien intéresser nos nouveaux ennemis, et dans quel but la formidable quantité de kaïru qu’elle contient sera mise au service du mal. Retrouver le X-pod figurera parmi les priorités du Redakaï à partir de maintenant. Cependant, votre intervention rapide a empêché nos ennemis de s’emparer de nos réserves de kaïru, les privant ainsi d’un pouvoir bien mal acquis. De plus, vous avez fait preuve d’une cohésion remarquable pour vaincre le kaïru obscur.

Écoutant d’une oreille de plus en plus lointaine, Ekayon retint un long bâillement, papillonnant des paupières alors que son menton, attiré de seconde en seconde par la gravité terrestre, se rapprochait de son torse. Une main, chaude et ferme, se posa sur sa clavicule, lui arrachant un sursaut à moitié endormi. Un sourire vaguement attendri flottant sur ses lèvres, Maître Atoch le dévisagea un instant.

– Vous savez, reprit Ky, nous avons battu les Hiverax avec un peu trop de facilité la dernière fois. Je me demande s’ils n’ont pas fait exprès de perdre, pour que nous amenions la sphère jusqu’ici.

– Une hypothèse des plus plausibles, acquiesça Atoch, lâchant son élève.

– Si c’est le cas, c’était un plan diabolique. Cela prouverait de façon irréfutable que nos craintes sont fondées. Lokar serait bien de retour, déclara Maître Baoddaï.

– Et surtout, qu’il a forgé des alliances avec d’autres ennemis du bien, ajouta spontanément Maya.

Seul un marmonnement désapprobateur montant du Redakaï lui répondit. Maître Kriboff allant même jusqu’à secouer lentement sa chevelure de neige, murmurant à la jeune femme qu’elle devait éviter d’émettre des suppositions aussi graves sans fondement. Le calme revenu, le chef du monastère reprit, comme s’il n’avait jamais été interrompu :

– Comme vous l’avez tous appris aujourd’hui, le kaïru obscur est extrêmement puissant, mais il n’en demeure pas moins un mystère. Nul ne sait ce dont il est capable, c’est pourquoi nous devons tout faire pour le conquérir.

Piqué au vif, Ekayon se redressa, retrouvant un semblant de lucidité. Et le kaïru de Thiers, dans tout cela ?

– Voilà une excellente conclusion à cette aventure, intervint Atoch. Néanmoins, je crains que nos jeunes combattants tombent de fatigue. Il serait préférable de leur octroyer un repos bien mérité. Je ne serai pas contre un petit temps de répit non plus. Ensuite, nous aurons des décisions à prendre.

Difficile de ne pas comprendre que cette dernière phrase s’adressait non pas aux adolescents, mais à l’ensemble du Redakaï. Approuvant silencieusement, ravie d’entendre que quelque chose de concret allait enfin ressortir des longues délibérations entretenues depuis un long moment déjà, Maya fit discrètement signe à ses camarades, indiquant que le moment de prendre congé était venu.

Levant ostensiblement les yeux au ciel, le solitaire quitta son reposoir dans un mouvement souple, légèrement raidi par la lourdeur de ses muscles. À la réflexion, laisser débattre les Maîtres dans leur coin n’était pas une si mauvaise idée. De son côté, une fois ses batteries rechargées correctement, il s’empresserait d’attendre la nuit, prenant son envol pour informer un certain irascible extraterrestre de l’apparition d’Adriel.

Avec tout ça, Maître Atoch avait complètement oublié la disparition de son module de vol, d’ailleurs.

Quittant les Stax, s’engageant sur le chemin les menant à leurs chambres, dans le X-Scaper, le solitaire passa une paume sur ses traits tirés, veillant à se placer sur le côté du ponton pour ne pas heurter la large fissure ayant fracassé le bois en son milieu, sur un bon tiers du ponton. L’affrontement des Stax et des Taïro contre le nuage n’avait pas manqué de laisser quelques traces.

La fraîcheur régnant entre les murs de brique apaisa sa peau échauffée par les combats, ses nombreuses ecchymoses acceptant momentanément de le laisser en paix. La blessure infligée par Teos, en Islande, guérissait en dépit de toutes les sollicitations, ne formant plus qu’un trait éclairci, disgracieux mais à peine douloureux. Rien qui ne put l’inquiéter ; au contraire, se sentit-il impatient de reprendre la lutte, que ce soit contre Lokar, Adriel, Teos ou bien Saïn. Il lui restait tant à faire ! À commencer par trouver un moment seul-à-seul avec Maya, en tout bien tout honneur, afin de réfléchir sérieusement aux insupportables non-dits jalonnant les déclarations du Redakaï. Et l’interroger sur l’avancée de ses recherches, au cas où elle…

Le jeune homme se figea sur le seuil de sa chambre, incapable d’avancer ne serait-ce que d’un pas, une exclamation muette tordant sa bouche.

Alerté par le son de la porte coulissant, Zane bondit comme un diable, s’emparant de son X-Reader posé juste à côté de lui. Peu importait qu’il se tienne agenouillé, l’adolescent paraissait prêt à en découdre contre qui ce soit. À condition que le tremblement épuisé de ses doigts ne le force pas à lâcher son appareil.

Allongée sur le flanc, contre le matelas du solitaire, Zair ne réagit guère, ses yeux obstinément clos. Du sang frais tâchait son T-shirt, relevé sur les plaies infligées par Adriel, maculant jusqu’aux gants de son frère.

Un long moment, aucun des deux garçons n’esquissa le moindre geste, un soulagement puissant déferlant sur les traits de Zane en réalisant qu’il ne s’agissait que d’Ekayon. Pour autant, son corps paraissait prêt à filer à la plus petite alerte, ne cessant de jeter des coups d’œil à la jeune femme inconsciente. Le chef des Radikors ne semblait qu’à peine en meilleur état, le visage marqué de plusieurs griffures, vraisemblablement provoquées par une chute… accidentelle ou non.

Enfin, le vert entrouvrit les lèvres, parlant si bas que le solitaire dut tendre l’oreille pour l’entendre.

– Ekayon… Je crois que j’ai besoin de ton aide.


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Bonjour, ou bonsoir !


J’espère que ce chapitre vous aura plus, comme d’habitude ! Il va falloir patienter encore un peu avant de découvrir la raison d’un tel état des Radikors ; rendez-vous au prochain chapitre.


Sur ce, bonne journée, ou soirée !


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