L'Arche du Péché

Chapitre 34 : Tendre une main ; et reprendre l'autre

11716 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 24/02/2021 20:47

Tendre une main ; et reprendre l’autre


– Par tous les Redakaï et le string léopard de mes ancêtres que je ne connais pas vu que j’ai perdu la mémoire ! s’exclama spontanément Ekayon, comme cloué à l’endroit même où il se tenait, incapable de remuer autre chose que ses lèvres. Zane ! Mais qu’est-ce que tu fais ici ?!

– Je tricote un pull en cachemire pour l’hiver, grogna l’intéressé, s’éloignant prudemment de la couchette accueillant sa coéquipière, toujours évanouie. Ce n’est pas comme si je venais de te le dire, andouille !

Produisant un visible effort afin de ne pas se tenir à la commode la plus proche, Zane prit néanmoins appui sur le sol, la sacoche contenant son X-Reader battant contre son flanc. Poussant sur ses jambes comme s’il se fut agit de l’épreuve la plus décisive de l’ensemble de son existence, il parvint miraculeusement à se remettre debout, jetant au solitaire un regard qui se voulait sûrement méprisant, mais paraissait seulement complètement épuisé. Miraculeusement, oui, songea Ekayon comme de très loin, encore stupéfait de découvrir les deux Radikors au beau milieu de sa chambre.

Les membres inférieurs du chef des Radikors tremblaient dangereusement, en dépit de l’admirable obstination de leur propriétaire à conserver un semblant de dignité. Et, bon sang, était-ce du sang qui maculait le pantalon de l’adolescent ?! Sans parler de l’état lamentable du tissu censé recouvrir sa jambe gauche, en grande partie disparu dans il-ne-savait-quelle éruption volcanique/destruction explosive/tout autre évènement susceptible de laisser d’immenses cratères derrière soi.

Retrouvant finalement l’usage de l’une de ses mains, Ekayon passa sa paume sur son crâne aux cheveux ras, tentant péniblement de rassembler ses pensées, et surtout, de décider quoi faire. Une mauvaise rencontre, sans aucun doute (bien qu’à ce stade, ce soit un bon paquet de catastrophes qui avaient dû leur tomber dessus), expliquait seule un tel délabrement des Radikors. Zane paraissait clairement en mauvais état, couvert de sueur, de poussière et d’autres liquides d’un brun écœurant qu’il se refusa à identifier, mais lui, au moins, conservait assez de conscience pour vouloir l’étriper en l’obligeant à se répéter. Zair, par contre…

– Une petite seconde, où est Tekris ? réalisa soudainement le solitaire, balayant la chambre d’ami d’un regard circulaire. Il ne serait pas en train de fouiller quelque part, histoire de te ramener une babiole utile ?!

À peine les mots eurent-ils franchis la barrière de ses lèvres, qu’Ekayon comprit le ridicule de sa dernière question. Les mots sonnaient creux à ses oreilles, dépourvus de leur sens véritable, porteurs d’une seule sonorité destinée à ne pas laisser le silence, sombre ennemi lourd de sous-entendus, s’installer.

Perdant toute sa superbe péniblement retrouvée, Zane s’assombrit considérablement, un voile d’incompréhension et de douleur tordant ses traits durcis par l’inquiétude et la colère. Comme s’il en voulait au monde entier de forcer le sort à s’acharner sans cesse sur sa pauvre équipe.

Non, se corrigea soudainement le solitaire. Comme s’il se sentait furieux contre lui-même, plutôt. Il ignorait comment expliquer cette étrange impression, si incompatible avec l’idée qu’il se faisait de l’adolescent, pourtant devinait instinctivement se rapprocher terriblement de la vérité. Certes, Zane maudissait très probablement intérieurement l’Univers, en lui promettant de le réduire à l’esclavage de son joug sous peu. Néanmoins, cela n’expliquait guère totalement la frustration et le dégoût de soi qu’exprimaient ses traits tirés. Nerveusement, Ekayon manqua éclater de rire ; avec la tête ahurie, maculée de saleté et au bord de la crise d’épuisement, Zane présentait un joli reflet de ce que le solitaire offrait sûrement à sa vue en ce moment.

– T’as vraiment une sale gueule, marmonna le vert, en écho si parfait aux pensées du monastèrien que celui-ci manqua s’étrangler de surprise. Tekris… Je… Nous sommes tombés dans une embuscade, et alors…

Sans crier gare, les jambes de l’adolescent se dérobèrent sous son poids, un faible cri de surprise s’échappant de ses lèvres. Comme brutalement tiré de sa torpeur, Ekayon eut le réflexe de vérifier brièvement, par-dessus son épaule, que le battant de style asiatique se trouvait bien rabattu derrière lui (quand l’avait-il claqué, il ne s’en souvenait plus, et s’en moquait pour le moment éperdument). D’un bond souple, il se retrouva près de l’E-Teens, glissant maladroitement un bras autour de sa poitrine au moment où sa tête allait rencontrer les lattes soigneusement alignées les unes dans les autres.

Le vert s’accrocha à ses vêtements tel un naufragé priant pour que sa bouée de sauvetage ne craque pas au pire moment, son souffle saccadé se précipitant contre ses dents tandis qu’il retenait à grand-peine un cri de douleur. Machinalement, Ekayon le serra contre sa poitrine, le cœur frappant furieusement contre ses côtes. Non pas qu’il se fasse du souci pour l’irascible extraterrestre, mais… Oh si, en réalité, il crevait d’envie de l’emmener fissa voir Maître Atoch, peu importe les protestations qu’il pourrait pousser. Et au passage, emmener Zair, fort peu vaillante. Pourtant, il se retint, étonné d’un tel instinct protecteur envers l’adolescent.

– Foutues guibolles, toujours à me lâcher au pire moment, grogna Zane, de pure mauvaise foi.

– Oublie ça, rétorqua Ekayon, l’aidant à s’asseoir au bord du matelas. (dans son inconscience – ou son sommeil, après tout ; Ekayon voulait encore y croire –, Zair gémit faiblement, murmurant des paroles trop basses pour être comprises. Oubliant son bref moment de faiblesse, Zane se tourna vers elle, posant une main dégantée contre son front.) Je sais que c’est peut-être difficile, mais qu’est-ce qu’il s’est passé exactement ?

– Une embuscade, commença le chef des Radikors sans réfléchir, plissant soucieusement le front tandis qu’il vérifiait la bonne mise en place du bandage sur le flanc de sa sœur. Teos, Saïn, et les Hiverax. Ils nous ont sauté dessus, alors que nous venions tout juste d’être attaqués. Mais je n’ai pas vu Adriel, ni sa bestiole.

– Oh, t’inquiète pas pour ça, soupira exagérément Ekayon. Elle était au monastère, à profiter d’un piège de Lokar pour nous la mettre à l’envers. Tiens, ça me fait penser qu’il faudra que je t’explique deux-trois choses, une fois ta propre histoire tirée au clair.

Zane haussa un contour sombre entourant son œil, tout aussi intrigué que le solitaire. Une attaque simultanée ne présageait rien de bon. En particulier quand il s’agissait des daminiens.

– Mon équipe d’abord, rétorqua sèchement le vert, s’appuyant plus étroitement contre le torse d’Ekayon, un soupir de soulagement détendant une fraction de secondes ses traits tirés, reconnaissant sans l’admettre totalement de pouvoir épargner un peu son corps malmené. Bref, nous avons été attaqués, deux fois de suite. Je n’ai pas eu la force… Je n’ai pas pu les vaincre, Ekayon… Tout ce que j’ai pu faire, c’est empêcher Zair de tomber entre leurs mains en utilisant mes dernières forces pour venir jusqu’ici. (avouer le désespoir derrière ses actions ennuya clairement l’adolescent, contrarié de devoir se montrer aussi franc. Juste avant qu’une drôle d’émotion, ressemblant un peu trop à de l’abattement au goût du solitaire, ne revienne s’installer.) Mais je n’ai pas pu récupérer Tekris. J’aurai voulu ! Mais même en laissant ça… Pourquoi ?! Pourquoi est-ce que ça n’a pas fonctionné ?!

À court de mots capables d’exprimer clairement ses pensées, le chef des Radikors plaqua ses mains sur son visage, inspirant profondément de longues secondes durant, les épaules tremblantes. Maladroitement, Ekayon tapota doucement sa colonne vertébrale, incertain de la démarche à adopter. Heureusement, l’E-Teens se reprit rapidement, relevant le menton tout en se massant distraitement la nuque.

– Je suis fatigué… Fatigué de toutes ces bêtises. Fatigué d’être trop faible pour seulement protéger mon équipe. Parfois, j’aimerai ne jamais avoir trouvé l’X-Reader de Lokar. N’être jamais allé tenter de récolter ce kaïru dans ces fichus arbres gigantesques. Ne pas avoir déclenché tout ça.

– Rassure-moi, tu n’es pas en train de déprimer ? s’inquiéta sincèrement Ekayon, le secouant sans ménagement.

Guère préparé à pareille agression, Zane glapit peu glorieusement, écartant exagérément les bras, posés sur ses genoux afin de conserver son équilibre. Foudroya sèchement du regard le solitaire, retrouvant une portion de sa verve habituelle dans le coup de coude qu’il envoya directement dans son estomac.

– Espèce de brute ! grogna-t-il, massant son ventre en s’éloignant à son tour.

– Mon état d’esprit ne te concerne nullement, rétorqua sèchement le vert, la voix grinçante comme s’il n’avait pas bu un seul verre d’eau depuis des jours entiers. C’est déjà suffisamment peu glorieux comme situation comme ça, sans en rajouter ! De toute façon, continua-t-il, plus doucement, je n’ai pas le choix. J’irai jusqu’au bout. Que ce soit pour prouver ce que je vaux à l’entièreté de l’Univers, ou montrer à ce Teos de malheur que personne n’a le droit de s’en prendre à mon équipe ! Mais pour ça…

Inspirant profondément, le chef des Radikors humecta ses lèvres, celle du bas craquelée à sang. Ignorant magnifiquement les blessures qui se dissimulaient probablement sous ses vêtements recouverts de poussière, il bomba le torse, prenant garde à ne pas s’appuyer sur sa jambe de plus en plus clairement défaillante.

Ekayon déglutit péniblement. Sûrement sa propre fatigue l’influençait-il, néanmoins la détermination, repoussant avec fureur les doutes, l’incertitude, l’angoisse de l’avenir, se peignant sur les traits de l’adolescent l’impressionna profondément. Aussi perturbé le vert avait-il pu lui paraître ces derniers temps, le solitaire le crut sur parole. Il ne laisserait certainement pas son coéquipier à ses ennemis, et n’abandonnerait jamais face à Teos. Quel que soit le prix. Et pour connaître la profondeur du bourbier au sein duquel les Radikors se débattaient jour après jour, Ekayon devinait sans mal la force que devait mobiliser Zane.

– Zair n’est plus en état de se battre. La dernière embuscade lui a fait beaucoup de mal.

D’un geste vague de la main, l’adolescent désigna l’intéressée, n’ayant toujours pas esquissé le moindre mouvement depuis que le solitaire était entré dans la pièce. Son visage se trouvait paré d’une inquiétante pâleur cireuse, des gouttes de sueur sur son front et ses tempes trempant progressivement l’oreiller l’accueillant. Les vêtements en aussi mauvais état que son compagnon, le plus inquiétant résidait en la large auréole sombre s’étalant sur le bandage étroitement noué autour de son flanc, récupéré directement dans l’armoire à pharmacie d’Ekayon. Une grimace de douleur déformait régulièrement ses traits, quand son souffle agité la soulevait un peu plus fort. Pourtant, aucun son ne s’échappait de ses lèvres serrées.

– Elle est censée guérir plus rapidement que la normale, grâce au kaïru, mais nous n’avons pas eu beaucoup de répit ces derniers temps, et ses plaies… Par les Six, ce n’est guère encourageant ! Je crains que…

Zane ne parvint à terminer sa phrase, la gorge soudainement serrée alors qu’il s’empressait de détailler les contours du gong gigantesque occupant une grande partie du mur de la petite chambre, refoulant autant que possible le brillant luisant dans son regard, alors qu’il reprenait sa respiration, s’exhortant au calme.

– Hors de question de laisser Tekris aux mains de ces misérables davantage, reprit finalement le vert. Mais il m’est impossible de me charger de cette mission seul. J’ai besoin de ton aide. Dès que tu seras prêt.

– Rassure-moi, tu ne comptes pas partir immédiatement pour je-ne-sais-où ? coupa le solitaire, prit d’un subit doute – l’expression butée de son comparse répondant sans ambiguïté possible. Bordel de merde…

– Quelle classe, cher solitaire, railla Zane, glissant une main sous sa cuisse pour l’empêcher de trembler.

– Peu m’importe tes sarcasmes. Je ne te laisserai pas partir. Pas dans cet état, c’est de la folie pure !

– Pardon ? siffla le vert, ses pupilles s’étrécissant. Dois-je en conclure que tu refuses de tendre la main, alors que je me suis montré rigoureusement honnête à ton égard ?! Tu me déçois beaucoup, Ekayon !

Prêt à répondre vertement – et certainement pas des plus aimablement ; la fatigue, ses muscles douloureux et l’enchaînement de catastrophes toutes plus grotesques les unes que les autres commençaient à sérieusement lui taper sur le système, sans qu’il ne doive raisonner un E-Teens des plus borné, et en particulier celui-là ! –, le solitaire s’abstint de justesse d’envenimer encore le débat. Afin d’apaiser tant bien que mal la vague brûlante d’agacement et d’inquiétude pure rongeant ses os jusqu’à la moelle, il se dirigea vers Zair, posant délicatement une main sur son front trempée, sous le regard soupçonneux de son frère.

Trouver un moyen de les garder tous les deux au monastère, aussi irréel cette pensée puisse sembler, et vite ! Évidemment, il craignait sérieusement pour l’intégrité du colosse, aux mains de Teos et ses deux vipères, néanmoins la précipitation ne les mènerait qu’à aggraver encore davantage une situation déjà peu reluisante. Il comprenait sans mal l’impatience du chef des Radikors, tout comme il sentait les regards affolés qu’il posait sur sa coéquipière et son angoisse envers elle. Mais le raisonner figurait en tête de la liste de priorité du solitaire. Or pour cela, il lui fallait absolument conserver son calme. Du peu qu’il avait pu comprendre concernant le chef des Radikors, était qu’il ne connaissait, à peu d’exceptions près, que la brutalité, les sarcasmes et les coups. S’il s’engageait sur ce terrain, Ekayon savait que non seulement il en sortirait perdant, mais également que Zane ne renoncerait pas à son projet pour autant, tout en perdant le peu de confiance fragile qu’ils étaient parvenus à instaurer entre eux.

Le calme rendrait sans nul doute Zane affreusement méfiant, mais cela valait mieux qu’une fin de non-recevoir définitive et totale. Teos, Adriel et Saïn n’étaient certainement pas des adversaires à prendre à la légère. Sans compter que Zane évoqua également les Hiverax.

Dépité, le solitaire fila dans la salle de bain, surprenant le chef des Radikors, attendant toujours la prochaine confrontation, bras croisés. Eh bien, qu’il attende un peu ! Il ne pouvait pas se rendre au four et au moulin !

Ouvrant à fond la manette permettant l’arrivée de l’eau courante, Ekayon plongea les mains dans le bac la recueillant, s’aspergeant généreusement. Avec un peu de chances, il parviendrait à conserver juste assez de capacité de réflexion pour ne pas commettre une grave erreur. Mais bon sang, qu’il avait envie de se jeter sur son matelas, relever la couverture par-dessus son crâne, et dormir, encore et encore !

Pourtant, frottant vigoureusement ses paupières alourdies avec une serviette brune, le solitaire sut que jamais il ne pourrait abandonner les Radikors à leur sort. En particulier Zane. D’accord, son désir fortement mégalomane de dominer le monde lui donnait envie de le secouer à toutes forces et de le jeter par-dessus le ponton du monastère. Néanmoins, il demeurait avant tout un adolescent traversant une crise trop violente pour lui – et Zane pouvait bien bramer comme une vieille chamelle qu’il était assez vieux pour asservir l’Univers ! Même Ekayon s’arrachait les cheveux face au tourbillon les entraînant impitoyablement.

Un tourbillon dans lequel un dieu moqueur aurait jeté un plein tonneau de couteaux.

Et puis, au final, il commençait à sérieusement s’habituer à se tenir aux côtés de Zane pour affronter l’adversité. Pour la première fois depuis le début de son entraînement en tant que combattant solitaire. Une sensation nouvelle, qu’il aurait cru détester du plus profond de son être. Et pourtant, il apprenait à se battre de concert avec ce si insupportable extraterrestre persuadé que le monde lui était acquis.

Le solitaire fronça les sourcils, alors qu’il retournait près des deux adolescents, soufflé par la sincérité des sentiments de loyauté ressentis à l’égard de l’équipe ennemie. Qu’était-il en train de faire, exactement ?!

Perdait-il complètement la boule ? Déjà, il élaborait une stratégie pour quitter le monastère sans être remarqué, en dépit de son Maître qui ne tarderait pas à prendre quotidiennement de ses nouvelles.

Réalisant que le solitaire ne reviendrait pas avant plusieurs minutes, Zane avait quitté sa posture de défiance, retournant près de sa sœur, trempant un linge (ressemblant bien trop à un T-shirt d’Ekayon au goût de ce dernier) dans une bassine déposée près du lit, le tordant avec colère, comme s’il se fut agit du cou de ses ennemis. Peinant à relâcher son corps tendu à craquer, l’adolescent déposa avec mille précautions le morceau de tissu sur le front de l’adolescente, achevant de nettoyer les traces ensanglantées maculant sa peau de l’autre main, dépourvue de gant. Ses lèvres remuaient en une litanie adressée uniquement à sa protégée.

Il n’avait pas encore remarqué la présence du solitaire, à quelques pas derrière lui, continuant de la soigner tant bien que mal, cessant de parler pour poser un doigt sur sa tempe, plissant le front, guettant une réaction de Zair. Intrigué, Ekayon se tut. Une fois auparavant, il avait remarqué ce geste, chez les Hiverax. D’après Maya, cela signifiait qu’ils utilisaient leur télépathie, de manière à communiquer sans être entendu. Sauf qu’il ne pouvait pas s’agir de cela, enfin ?! Rien n’indiquait que les Radikors possédaient une telle capacité ; sinon, pourquoi ne s’en seraient-ils pas servis plus tôt ?

Un sourire flottant naquit sur ses lèvres. Un mois auparavant, il ne soupçonnait pas seulement que Zane soit capable de les téléporter à la manière des Maîtres kaïrus, et voilà le résultat. Combien de choses étaient encore cachées au regard du monastère et du Redakaï, après tout ?

Pris d’une brusque impulsion, le solitaire continua sa marche, s’efforçant cette fois de produire assez de bruit pour alerter l’adolescent. Sursautant violemment, ce dernier le toisa furieusement, ses jambes allongées suivant le contour du matelas. Cela confirmait les soupçons du solitaire : s’il ne se dressait pas comme un diable, mettant en valeur sa haute taille en lui rappelant silencieusement qu’il le dépassait presque, c’était que Zane ne pouvait pour le moment pas manipuler ses jambes à sa guise.

Prenant garde à se montrer le moins menaçant possible, Ekayon s’agenouilla à quelques centimètres de l’adolescent, levant les mains devant lui en guise d’apaisement. Si Zane l’observa comme une vipère prête à lui mordre le derrière dès qu’il relâcherait sa prudence, il ne lui balança cependant pas un crochet du droit, ou autre joyeuseté fort douloureuse. Encouragée, le solitaire s’avança, afin de pouvoir déposer sa paume sur l’épaule de l’adolescent. Sous ses doigts, la peau se crispa significativement, attendant un mouvement brusque, un geste destiné à l’enfermer quelque part pour lui couper toute possibilité de départ.

– Ne t’inquiète pas, elle est solide, assura doucement Ekayon, tentant de transmettre toute la confiance dont il se sentait capable. Il suffira d’une bonne douche, un peu de soin, et elle repartira à l’assaut en nous maudissant de la croire si faible !

– Peut-être pas cette fois, murmura sombrement l’adolescent, étonné de ne pas l’entendre insister lourdement pour imposer sa vision des choses (lui qui s’apprêtait à défendre bec et ongles son opinion, le jeune homme venait de le désarçonner habilement, réduisant ses velléités de rébellion. Trop rapidement, selon le solitaire ; il ignorait toujours ce qui avait pu se passer dans la grotte des Hiverax, mais Zane paraissait peiner à passer au-delà). Elle n’a jamais été aussi inerte. Je l’ai vu dévaler toute une pente, et elle ne bougeait plus…

Un son rauque monta dans la gorge de Zane, le forçant à se taire, une main plaquée sur les lèvres. Compatissant, Ekayon passa le reste de son bras autour de son torse, l’amenant jusqu’à lui. D’abord réticent, bandant les muscles afin de s’éloigner promptement du jeune homme, Zane céda rapidement, se laissant caler plus confortablement contre le corps chaud du solitaire, serrant fortement les paupières afin de ne pas montrer encore davantage de faiblesse. Aucun commentaire ne résonna, Ekayon se contentant d’effectuer de larges cercles du plat de la main dans le dos du vert.

Lentement, il le sentit se détendre imperceptiblement, si faiblement qu’il aurait très bien pu passer à côté des légers signes indiquant une amélioration s’il ne côtoyait pas tant les Radikors depuis peu.

– Nous sommes en train de nous faire dépasser, murmura Ekayon, déposant tendrement un baiser sur le haut du crâne de l’adolescent. Adriel nous a rendu une petite visite, tout à l’heure. Et tout porte à croire qu’elle était de mèche avec Lokar. Heureusement, son volatile géant n’est guère en bon état, dirons-nous.

– Lokar est vivant, lâcha Zane, la bouche pâteuse. Je l’ai vu.

Ekayon tressaillit, ne retenant un sursaut malvenu que parce qu’il sentait l’adolescent se relâcher de plus en plus contre lui. N’empêche, si Zane détenait pareille information, il aurait aimé le savoir plus tôt.

– Tu en es absolument certain ? demanda-t-il à tout hasard.

– Complètement. Mais je t’interdis de me demander pourquoi, est-ce bien clair ?!

– Bien entendu. Sauf que c’est franchement une mauvaise nouvelle. Comme si cela ne suffisait pas…

Un ricanement moqueur secoua Zane, le solitaire devinant sans peine son sourire moqueur.

– Ton instinct de survie est franchement en berne, déclara-t-il. Tu vas vraiment me croire sur parole ?!

– Je te fais confiance.

Zane se figea, dégageant son buste de l’étreinte du solitaire d’un coup d’épaule. Le choc et l’incompréhension se disputaient la première place, tandis que le vert le scrutait consciencieusement, à la recherche de la moindre trace de mensonge. Ou, plus grave encore, de moquerie. N’en trouva aucune.

– Pourquoi ? fit-il, braquant l’ébène de son regard dans le sien.

– Pourquoi être venu trouver refuge directement dans ma chambre ? répondit le solitaire sur le même ton.

– Dis plutôt, pourquoi t’avoir fait l’honneur de solliciter tes services.

– Si tu veux. Alors, tu veux toujours te jeter dans la gueule du loup dans cet état ?

Un éclair menaçant traversa l’onyx, comme s’il tranchait sans pitié aucune cette langue décidément bien trop pendue. Prenant appui sur les bras du solitaire, Zane se redressa légèrement, inclinant la tête sur le coté pour pouvoir balayer visuellement la petite pièce à sa guise. Cessa rapidement, visiblement déçu.

Une petite minute… Il n’essayait tout de même pas de trouver un marteau prêt à l’emploi ?!

Non pas qu’Ekayon se montre particulièrement affolé à la vue d’un tel instrument, mais Zane s’entendait bien trop avec celui dissimulé sous son oreiller pour lui inspirer une confiance totale. Écartant sans ménagement cette idée exaspérante, il reporta son attention sur l’adolescent, resserrant sa prise pour s’assurer qu’il ne risquait pas de s’écrouler sur le sol. Se rappela d’un petit détail, étrange.

– Et toi ?

– Quoi, moi ? s’étonna Zane, brusquement tiré de ses réflexions silencieuses.

– Tu ne m’as pas parlé de tes blessures. Ta cicatrice, sur la poitrine, elle tient le coup ? Et ta jambe ?

– Quoi ma jambe ? Qu’est-ce qu’elle a ma jambe ? Bon, d’accord, elle n’est pas en excellente forme.

– C’est le moins que l’on puisse dire.

– N’abuse pas de mon honnêteté, grogna sèchement Zane, le défiant d’ajouter quoi que ce soit.

Malheureusement, emporté par un enthousiasme irrépressible, Ekayon ne put s’empêcher de continuer sur sa lancée. S’échanger des répliques plus ou moins acerbes, refuser de laisser l’autre avoir le dernier mot ; c’était la première chose à peu près normale, habituelle, se produisant depuis qu’il était entré dans sa chambre.

Force était d’avouer que cela lui faisait un bien fou, de retrouver un semblant de repère.

Une impression partagée par Zane, s’il se fiait au léger sourire naissant à la commissure de ses lèvres.

– Justement, c’est le moment d’en profiter, pour une fois que tu es trop épuisé pour être insupportable.

– Insupportable ?! Moi ? Dis donc, tu es sûr de vivre avec toi-même, de temps en temps ?

– Mais oui, mais oui, si ça te fait plaisir. Laisse-moi voir ta jambe, maintenant.

Habilement, le solitaire fit basculer l’adolescent sur le dos, s’attirant un cri mi-surpris, mi-colérique, lui promettant la vengeance dès que celui-ci serait parfaitement remis de ses dernières batailles.

– Le plus logique ne serait pas de s’occuper de Zair, avant ? questionna-t-il, tâtant le linge posé sur son front pour s’assurer que celui-ci restait humide.

– Pour le moment, tu as fais tout ce qu’il fallait, répondit le solitaire après un petit temps, vérifiant qu’il ne pouvait guère améliorer les soins prodigués par le vert. J’irai tout à l’heure chercher des anti-infectieux, ce genre de petites choses, en racontant à Maître Atoch que ma propre blessure est encore douloureuse.

Zane opina du chef, regrettant de ne pas posséder davantage de connaissances médicales… Ou de matériel.

À présent certain de pouvoir œuvrer sans batailler à chaque seconde, Ekayon ôta délicatement les morceaux de tissu, collés à la peau par la sueur et, définitivement, du sang, les plus aisés à atteindre de la jambe gauche de l’adolescent. Serrant les poings, Zane se crispa un instant, avant de forcer son corps à se détendre péniblement. Si déjà il peinait à supporter le contact du tissu frôlant son membre blessé, cela risquait de s’avérer des plus compliqués.

Toujours en usant de toutes les précautions possibles, le solitaire opta pour glisser les doigts sous un large trou, près de l’aine de l’adolescent, tirant d’un coup sec pour déchirer le pantalon déjà en piteux état.

– Putain, si tu voulais me mettre dans ton plumard, t’étais pas obligé d’aller jusque-là, haleta Zane, mordant violemment l’intérieur de sa joue pour ne pas laisser échapper un cri malvenu.

– Et tu parlais de ma classe à moi ? tenta de plaisanter le solitaire, sentant son estomac se soulever à mesure qu’il réalisait l’ampleur des dégâts, le goût âcre du sang séché parvenant à ses narines.

– Ouais, bah je t’emmerde ! Pervers !

– Mais non, enfin ! Je dégage ta jambe pour pouvoir la soigner, c’est tout.

– J’avais compris. Mais laisse-moi pester, j’ai l’impression que ça fait moins mal.

Pour une fois, Ekayon ne protesta pas contre le ton autoritaire du vert, s’arrêtant un instant autant pour le laisser reprendre sa respiration que filant s’emparer d’un coussin supplémentaire dans la commode, aidant Zane à se caler plus confortablement contre le mur. Obtenant l’approbation muette de ce dernier, Ekayon décolla les bords du tissu de la peau, soulagé de constater qu’au moins, le haut de la cuisse paraissait assez sain. Remarquant que le bas de la jambe, jusqu’au mollet à peu près, paraissait également à peu près épargné, il déchira le pantalon jusqu’à la limite de ce qui semblait la blessure la plus grave, se débarrassant promptement de tout ce qu’il pouvait sans prendre trop de précautions.

Ne lui restait plus que tout le reste, à présent… Approchant les mains, il s’arrêta soudainement.

– Pitié, tu vas faire ta mijaurée encore longtemps, soupira Zane. Si tu vas t’évanouir, laisse-moi faire !

– Non, je me disais que ce serait bien de me laver correctement les mains, avant de continuer.

Exaspéré, de plus en plus tiraillé par la douleur maintenant qu’il ne s’efforçait plus de paraître invincible, le chef des Radikors le maudit silencieusement, détruisant un Ekayon imaginaire à l’aide de l’incendie de son regard. Lui adressant un petit sourire d’excuse, il chercha comment éviter la tempête de reproches…

Quand, soudainement, les deux hommes se turent, tendant l’oreille, frémissant.

Le plancher craquait, presque imperceptiblement, comme si quelqu’un tentait de produire le moins de sons possible. Mais il craquait bien. Aucun doute, on se dirigeait vers le couloir. Vers la chambre d’Ekayon.

Oubliant d’un seul coup sa jambe douloureuse, Zane se jeta sur son X-Reader, abandonné un instant près de la commode de chevet du solitaire, le pointant résolument en direction du battant.

– Voyons, ça ne peut pas être quelqu’un qui viendrait pile ici, exactement maintenant… souffla Ekayon, sidéré par l’absence totale de chance s’abattant sur eux.

– Va derrière la porte, commanda promptement Zane. Qui que ce soit, il sera surpris de me trouver ici, et tu en profiteras pour lui sauter dessus ! Comme ça, je pourrais l’achever !

Obéissant d’instinct à l’adolescent, le solitaire quitta le blessé, s’avançant à grandes enjambées vers les baguettes de bois rectangulaires. Le bruit emplissait son crâne, son organe vital semblant se rétrécir pour n’être plus qu’un mince caisson de résonance au creux de sa poitrine. Tout mais pas Adriel, encore !

Hélas, le jeune homme n’eut pas effectué deux pas, que le battant s’ouvrit dans un chuintement assourdissant à ses oreilles. Tendu à l’extrême, Zane prit appui sur une main, tentant d’obtenir le meilleur angle possible pour attaquer. Se retenant à grand-peine de suffoquer, Ekayon eut le réflexe de s’écarter.

Ce n’était certainement pas le moment idéal pour se trouver en plein sur le trajet d’une attaque kaïru.

– Désolée de te déranger, mais vu que le Redakaï va annoncer ses décisions prises dès demain matin, je me disais que nous n’aurons pas d’autres moments pour échanger nos découvertes, annonça le voix fluette de Maya. Oh mon Dieu ! Mais qu’est-ce qu’il se passe ici ?!

Stupéfié, Zane ne parvint pas à lancer la plus petite étincelle kaïru une fraction de seconde durant. Avant de se secouer vigoureusement, pointant plus que jamais l’appareil sur l’adolescente.

– Ferme la porte, Ekayon, je me charge d’elle !

– Mais ça ne va pas bien dans ta tête, oui ?! protesta le solitaire, s’interposant au contraire.

Ignorant le grognement furieux du E-Teens, il fit face à Maya, la prenant vigoureusement par les épaules, comme si cela pouvait lui permettre de la convertir à ses décisions.

– Je t’en supplie, ne donne pas l’alerte !

– Mais tu vas me laisser la réduire au silence, oui ?! pesta Zane, se tordant pour trouver un angle d’attaque.

– Ekayon, tu te rends bien compte que tu as un E-Teens, et surtout celui-là, au beau milieu de ta chambre ?! Je ne ferai pas la première réflexion me venant à l’esprit, parce qu’elle est bien trop évidente, mais même sans cela, voilà qui est largement suffisant pour que l’on doute de ta loyauté !

Exactement le type de situation que le solitaire souhaitait à tout prix éviter.

– Je t’expliquerai tout ça en temps voulu, je te le jure, mais ce n’est vraiment pas le moment !

Décidant de sacrifier à l’urgence, en dépit du manque total de prudence que cela induisait, Ekayon s’écarta vivement, prenant malgré tout garde à déplacer la jeune métisse derrière son meuble de chevet. Parvenant cette fois jusqu’à la porte, il s’empara précipitamment du battant, le claquant suffisamment fort pour réveiller une bonne partie des morts enterrés à dix bonnes lieues à la ronde. Pourquoi sa porte n’avait-elle pas une clenche, comme les occidentales ? Ce serait tellement plus facile de la bloquer !

Un bon point, cependant : durant son geste désespéré, les deux combattants ne s’étaient pas étripés.

– Il va me falloir une bonne explication, déclara Maya, le ton sourd. Qu’est-ce que tu prépares au juste ?!

– Certainement pas une invasion du monastère, railla moqueusement Zane, venant de manière inattendue au secours du solitaire. Enfin, pas avec moi dans cet état.

Certain d’obtenir l’attention de la jeune femme, le vert se décala légèrement, de manière à laisser apparaître la chair tuméfiée de sa jambe, une large flaque brune commençant à grandir sur le tapis, illustrant de manière on-ne-peut plus claire son propos. Choquée, Maya porta ses mains à sa bouche, celle-ci s’arrondissant en une exclamation muette. Toute sa méfiance s’écoula, tel une cascade ravageuse emportant le moindre obstacle sur son passage. Enfin, son regard doré s’égara sur la silhouette inerte de Zair, son visage prenant une teinte pâle proche de celle de l’inconsciente. Ignorant les deux garçons, inquiet pour l’un, méfiant pour l’autre, Maya enjambe les morceaux de tissu jetés au sol, s’approchant du lit du solitaire.

– Qu’est-ce qui lui est arrivé ? fit-elle, soulevant légèrement la couverture pour observer la blessure.

– Je t’interdis de toucher à ma sœur ! s’exclama Zane, saisissant le bras de l’adolescente avant de la repousser sans ménagement. Et je ne te laisserai pas la livrer à ton Maître !

Maussade, Maya interrogea muettement Ekayon du regard, massant distraitement son bras malmené. Son ressentiment, puissant, à l’égard des Radikors, ne cessait de batailler en elle, s’opposant à sa nature généreuse. Aussi humiliant cela puisse-t-il être pour le chef des Radikors, son apparence n’inspirait guère la terreur – bien que le solitaire ne s’aviserait pas de s’approcher de Zair, une main protectrice du vert sur son avant-bras constituant une menace assez explicite pour l’en dissuader.

Finalement, son désir de venir en aide aux démunis l’emporta, bien qu’un avertissement muet, destiné à Ekayon, l’informa qu’elle ne comptait pas en rester là.

– Je suppose que toute cette histoire a un rapport avec la brune qui est venue nous attaquer, un peu plus tôt. (n’attendant guère de réponse, la Stax reporta son attention sur Zane, qui se tendit immédiatement.) Tu es blessé, toi aussi. Comment est-ce que tu t’es fait ça ?

Ekayon se frappa le front, déçu de lui-même. Une question si simple ! Et pourtant, il n’y avait pas pensé une seule seconde. Épauler Zane, hein, bien sûr…

– Un monstre kaïru a voulu me dévorer, mais je n’étais pas vraiment d’accord, ricana Zane, visiblement très fier de lui, une seconde, avant que la douleur ne torde de nouveau ses traits. J’ai failli lui arracher le bras en représailles, mais sa vipère de compagnie n’a guère accepté de me laisser faire.

Complètement perdue, Maya cligna plusieurs fois des paupières, se tournant vers Ekayon, en quête de réponse.

– Tu te souviens des trois combattants que j’ai rencontré, en Islande ? La plus grande, à la peau grise, c’est Saïn, surnommée la vipère. Quant au seul garçon, Teos, je suppose qu’il l’accompagnait puisque Adriel se chargeait gentiment de nous voler le X-pod.

– Adriel a volé le X-pod ? répéta Zane. C’est problématique. Mais pourquoi ?

– Je me demande surtout pourquoi seule Adriel est venue au monastère, au lieu d’envoyer une armée, si récupérer une telle relique est si importante pour le Dôme. Enfin, de ce que j’ai compris, soupira Ekayon.

– Oh, simple. La capacité de traverser l’Univers est très rarement héritée de manière naturelle, et n’assure le voyage qu’à quelques personnes pour les plus puissantes. Les arsank sont une exception ; on ignore comment c’est possible, mais ils ont hérité de cette capacité naturellement. Premier point. Deuxième limite, c’est que les Potentiels… les novices de la Source restent encore rares, et il n’est pas question de les gâcher en les envoyant n’importe où, n’importe comment. Sans compter que la Source reste fortement liée au Dôme, de par la volonté même de Thiers ; aussi puissants peuvent paraître Teos, Saïn et Adriel, ils ne peuvent user de la totalité de leurs capacités à cause de la distance. Or, c’est leur force dans le kaïru qui leur permet d’accéder malgré tout à la Source. Des individus moins compétents se montreraient beaucoup plus désavantagés ! Jusque-là, personne n’est parvenu à contourner cette règle.

– Une petite minute, tu es en train de me dire que les trois zigotos, là, sont moins puissants que sur leur planète natale ?! s’affola soudainement Ekayon.

– Bien sûr que oui, triple buse d’andouille ! C’est pour ça que je veux récupérer Tekris avant qu’il ne soit emmené là-bas ! Non seulement ce sera difficile d’accéder au Dôme, puisqu’il dérive sans cesse, mais les battre se révélera beaucoup plus difficile que sur Terre !

– STOP ! intervint Maya, s’interposant entre les deux hommes. Ça suffit ! Vous savez beaucoup trop de choses, alors que le Redakaï essaie de les découvrir !

– N’en sois pas si certaine, persifla Zane, lui dédiant un sourire ironique, frissonnant.

– Peu importe ce que tu penses, asséna la jeune femme. Si vous ne voulez pas que Maître Baoddaï découvre une surprise qu’il appréciera, j’en suis sûre, il va bien falloir que vous vous me mettiez dans la confidence. Et ce n’est pas la peine d’utiliser une de tes illusions pour me faire croire que tu es prêt à me clouer le bec, Zane, je t’ai trop observé pour y croire.

– Illusion ? Tu ne m’as pas averti de ce détail ! s’exclama Ekayon, commençant à ne plus savoir où donner de la tête.

– Comme c’est surprenant, ricana Zane, ouvertement moqueur.

– Cessez de vous comporter comme si je n’étais pas là, où je ne vais pas attendre votre réponse, intervint de nouveau Maya, s’interposant entre les deux garçons afin de ne pas leur permettre de repartir dans l’une de leurs joutes verbales.

– Enfin, Maya, ce n’est pas la peine de me menacer. Tu me connais, nous avons même effectués quelques missions ensemble, tenta de tempérer Ekayon. Tu peux me faire confiance !

– Eh bien figure-toi que je n’en suis pas si sûre, à présent.

Derrière lui, Ekayon entendit Zane éclater d’un rire nerveux, presque hystérique. Franchement, cet imbroglio insupportable n’avait rien de drôle !

– Ah non, tu ne vas pas partir en crise de nerfs ! protesta le solitaire, écartant aussi doucement que possible Maya du chemin, ignorant ses protestations indignées.

Empoignant les épaules de l’adolescent, Ekayon le secoua vigoureusement, ne sachant guère quoi faire d’autre pour s’assurer que le chef des Radikors conserve un semblant de raison. Enfin, Zane était plus solide que ça, tout de même ! Il n’allait pas péter un plomb, ici et maintenant, au beau milieu de sa chambre, alors qu’il trempait le tapis de son hôte de son propre.

Par tous ses ancêtres qu’il ne connaissait pas ! La jambe de Zane !

Glapissant de surprise, alors que Maya hésitait franchement entre les séparer ou se tenir les côtes en roulant au sol, Zane balbutia quelques mots incompréhensibles, avant de lâcher un cri exaspéré. Parvenant finalement à glisser son bras entre le solitaire et son propre corps, il exerça un mouvement de levier fort peu aimable, profitant de l’ouverture ainsi créée pour lui décocher une claque monumentale.

– Non mais aïe ! s’écria Ekayon, comprenant néanmoins le message en reculant de plusieurs pas. Tu viens vraiment de me gifler ?!

– À ton avis, petit génie ? Tu me fais mal !

– C’était pour t’empêcher de devenir timbré ! On n’a pas besoin de ça maintenant.

– C’est toi qui me rend chèvre ! Oh, par les Six, qu’ai-je fait pour mériter pareil imbécile ?

Ekayon baissa le nez, soudainement incertain. Venait-il réellement de sentir la main de Zane presser la sienne, même brièvement ?! Comment devait-il l’interpréter ?

Brutalement, la lumière se fit dans son esprit. En face à face, Zane et lui pouvaient presque aisément réagir sans artifices, comme lorsque Ekayon lui avait avoué douter des réelles intentions du monastère. Ou quand le vert s’était – quoi ? Confié ? Cela y ressemblait – confié à lui suite à la dernière attaque d’Adriel.

Mais dès que quelqu’un s’immisçait entre eux, le vert ne pouvait se permettre de fissurer l’image de conquérant mégalomane savamment forgée au fil des années. Pas devant Maya, pas alors que lui-même luttait pour reprendre le contrôle de la situation, de sa personne. Trahir la moindre faiblesse avait dû se révéler dramatique autrefois, forgeant le caractère si particulier de l’adolescent d’aujourd’hui.

Alors le solitaire se tut, laissant patiemment Zane reprendre ses esprits en prétendant ne jamais les avoir perdus. Néanmoins, cela le soulageait franchement de retrouver un semblant de calme chez le vert, tandis qu’il scrutait du coin de l’œil la jeune Stax.

– Nous n’avons pas le choix, souffla le solitaire. Elle mérite de savoir, elle a effectué de nombreuses recherches pour me venir en aide. Et désormais, elle est aussi impliquée que nous, Adriel nous l’a prouvé. N’as-tu pas dit que tu avais besoin d’aide, désormais.

Zane grogna, en guise d’avertissement, Maya tapotant pensivement sa lèvre inférieure de son index. Enfin, il hocha la tête, comme pour lui-même, redressant le buste, la pâleur de son teint pinçant inexplicablement quelque chose dans la poitrine du solitaire.

– Très bien. Tu seras mise au courant, mais avant, Zair et moi avons trop besoin de soins. Maya, va chercher de quoi faire des bandages, des anti-infectieux, tout ce dont nous avons besoin. Ekayon, trouve-moi une chambre à part – hors de question de dormir avec un type dans ton genre près de moi.

– Qu’est-ce que ça veut dire, « un type dans ton genre » ?!

– Et puisque nous y sommes, prend-en une autre pour Zair. Une adolescente a besoin de son intimité. Oh, et avant tout, donne-moi une tenue à peu près acceptable, je ne peux pas continuer à porter mes haillons actuels. Quant à moi, le temps que Maya revienne, je vais enlever ces saletés de fringues, me laver autant que possible, soigner ma foutue jambe, et par le Dôme, je vais DORMIR ! Toi, mon cher solitaire, tu te chargeras ensuite de raconter ce que tu sais à la petite Stax, puisque c’est ce que tu feras de toute façon. Demain, lorsque nous aurons les idées plus claires, nous mettrons l’ensemble de nos informations en commun – et je veux absolument connaître tous les détails découverts par Maya, donnant-donnant ! Nous établirons un plan d’action pour libérer Tekris, et réduire à l’état de larves ces misérables du Dôme ! Des questions ?!

Si elle désirait en poser énormément, Maya se tut cependant. Attendant quelques secondes de plus, au cas où un détail reviendrait à l’un des garçons, elle tourna finalement les talons, haïssant visiblement devoir obéir aux ordres de l’un de ses pires ennemis.

Remettant péniblement sa carcasse en route, Ekayon se dirigea vers sa commode, commençant à fouiller le tiroir, en quête de vêtements adaptés à Zane – différant de sa tenue habituelle ; l’adolescent ne se laissait pas de lui faire remarquer à quel point il la trouvait hideuse.

– En dormant, je pourrai sûrement entrer de nouveau en contact avec lui. S’il est toujours vivant. Oh, il faut aussi prévenir Koz. Il va avoir une drôle de surprise, sinon…

– Tu as dis quelque chose ? fit le solitaire, se retournant.

Tiré sans avertissement de sa semi-somnolence, Zane retint de justesse un sursaut, foudroyant une fois de plus du regard le jeune homme. Devant l’absence totale de réponse, Ekayon conclut, haussant les épaules, que cela ne lui était probablement destiné.

Récupérant un vieux kimono d’entraînement du fond de son tiroir, il ne put taire plus longtemps l’inquiétude lui broyant les entrailles, s’appuyant au rebord du meuble afin d’apaiser tant bien que mal les tremblements malvenus s’emparant de lui.

Se reprendre, bon sang ! Il devait se montrer fort, ne pas craquer ! Zane endossait de nouveau son rôle de chef, tout n’était pas perdu !

Mais pourquoi ne pouvait-il se débarrasser de ce mauvais pressentiment ?!


µµµ


Passant une main dans ses cheveux neigeux dénoués, tombant librement sur ses épaules dont l’une arborait une nouvelle cicatrice (comment prévoir que ce misérable adolescent, pollué par des années de vie sur Terre, se montrerait suffisamment véloce pour l’atteindre physiquement ?!), Teos les réunit en une queue-de-cheval grossière. Il les tordit avec application sur toute leur longueur, jusqu’à ne plus en retirer que quelques gouttes à peine capables de se détacher du gris presque translucide du carrelage, s’autorisant une large grimace de souffrance en remuant sa chair blessée. Par chance, ses réflexes lui avaient permis de conserver son bras, mais la plaie se révélait assez profonde pour l’handicaper un long moment. Heureusement, son Père, apprenant la blessure de son héritier, n’avait guère hésité à sacrifier quelques esclaves insignifiants à la Pérennité de la Source pour l’alimenter, et user du pouvoir ainsi acquis pour diminuer l’importance de ses plaies. Le jeune homme les attacha ensuite en catogan à gestes lents, de manière à ne pas les laisser tremper une nouvelle fois dans l’eau agréablement fraîche – une aubaine, la température sous le Dôme descendant rarement en-dessous d’une vingtaine de degrés.

Décidant de s’accorder encore cinq petites minutes de prélassement, ses muscles commençant tout juste à se détendre, il promena son regard dans les bains, pour le moment déserts à l’exception de sa propre silhouette. Un ordre lancé avec toute l’assurance dont il était capable ; autant vivre sous les regards respectueux et dévoués de ses futurs sujets plaisait particulièrement au jeune Seigneur Héritier, habitué aux marques de considération depuis que son Père l’avait désigné comme héritier, autant il lui était impossible de s’afficher dénudé au vu et au su de ses servants et servantes. Son corps, à ses yeux, ne revêtait qu’un objet de honte, bien trop apprécié des misérables grouillant autrefois dans les couloirs du Dôme, et sa condition désormais des plus élevée ne parvenait à lui ôter ce sentiment. À part Adriel, qui parvenait à lui faire apprécier cette peau sombre par trop de fois touchée lors de sa jeunesse, nul n’avait le droit de le contempler, ou de seulement s’approcher sans autorisation préalable. Sauf s’il s’agissait d’un suicidaire désireux de perdre la tête. Dans tous les sens du terme.

Et dire que sur cette Terre, continuaient de vivre impunément deux misérables rejetons de ceux osant se nommer « Maîtres du Dôme » ! Dont un pauvre esclave prétendant parvenir à s’élever au-dessus de sa condition. Zane. Un nom piquant, promettant des heures de dressage des plus intéressantes. Teos le voulait à ses pieds, baisant avec ferveur ses pieds, tandis qu’il le corrigeait avec la plus grande sévérité. Patience. Le temps viendrait, et l’humiliation de son adversaire n’en serait que plus grande. Déjà, le noir sentait l’adolescent vaciller dangereusement, perturbé par le fait que lui, connaisse la honteuse vérité de sa condition. Le coup de grâce devait l’achever définitivement. Déjà, posséder l’un de ses suivants, soigneusement enfermé dans le donjon du Dôme, le mettait sûrement hors de lui.

Teos se délecta de cette pensée, prenant appui sur son bras valide pour glisser un peu plus profondément dans les eaux chauffées. Qu’il était bon de profiter d’un moment de répit !

Enfin, il s’agissait plutôt de son deuxième véritable plaisir de la journée. Le premier fut de choisir son bassin préféré pour se baigner, un petit caprice bien pardonnable. Si tous présentait des parois artistiquement champlevées de minuscules carreaux d’émail pourpres, crème, orangé, et même par moment une petite note émeraude, celui dans lequel il se baignait fut incrusté par endroits de délicats fragments de gris, d’une couleur semblable à celle de ses yeux et de ses cheveux. Une part d’égocentrisme qu’il ne révélerait à son Père pour rien au monde, entendant déjà ses reproches sur les futilités de l’adolescence et la nécessité de se concentrer sur l’élimination des derniers descendants des Maîtres. Une fois cette tâche accomplie dans son intégralité, en dépit du léger retard accumulé par Teos et ses deux chères coéquipières, personne ne détiendrait plus le pouvoir d’arrêter son vénéré Père. D’aucune manière. Et lui pourrait enfin unir son destin à celui d’Adriel, comme cela était prévu depuis si longtemps, héritant d’un pouvoir si absolu que personne n’aurait la force, à défaut de l’intelligence, de se dresser face à lui. Et sa vengeance serait totale.

Dans moins de trois mois, Adriel atteindrait l’âge adulte tout de même. Tous les deux, main dans la main, ils pourraient bien se permettre une ou deux excentricités afin d’asseoir leur autorité ! Mais il faudrait convaincre sa promise de se baigner seule à ses côtés. Pour le moment, elle ne plongeait jamais dans les bassins sans sa vieille servante, sa Ammay, près d’elle afin de discuter de l’avenir, ou simplement répondre aux besoins de sa maîtresse. L’ancienne nourrice d’Adriel prenait bien trop de place dans l’accomplissement de son destin, bien qu’elle ne parte jamais en mission avec la jeune fille, de par son statut et son manque totale de pouvoir. Pourtant, Adriel continuait à éprouver une certaine forme de sensibilité à son égard, fort malvenue. Lors de leur vie de jeune mariés, avoir une vieille revêche sur les talons risquait d’être compliqué, si, d’humeur enjôleuse, Teos tenterait d’entraîner sa promise dans les alcôves installées le long de la pièce arrondie, discrètement dissimulées par les embruns, et réservées à une autre forme de plaisir qu’il était malvenu d’exposer publiquement.

Au moins, le peuple ne s’opposait guère à la présence d’Adriel à ses côtés, bien trop respectueux du Trône et du Pouvoir pour émettre la moindre protestation. Qui serait, de toute manière, soit ignorée, soit écrasée.

L’excitation monta furieusement dans la poitrine du jeune homme, alors qu’il se laissait aller à la rêverie. Bientôt son Père acquérerait la puissance dont il était digne. L’alliance avec ce Lokar assurerait efficacement ses arrières ; pourquoi ne pas laisser à cet homme étrange, rempli de haine et de désirs de vengeance, la destruction de ce Redakaï, puisque grâce aux artefacts du Colosse eux obtiendraient bien plus ?!

Vraiment, tout allait pour le mieux. Quel bonheur d’être le seul et unique Seigneur Héritier du Dôme !

L’arsank ornant la lourde porte de métal cuivré ajouré se fendit en deux, émettant un grincement abominable arrachant presque les dents du jeune homme, tant il le détestât. Par réflexe, il plongea dans l’eau jusqu’au cou, le bandage entourant son épaule s’humidifiant, collant désagréablement à sa peau. Sa main luisant d’une aura malsaine sous la surface ridulée de petits clapotis, il s’empara, sans lui laisser la possibilité de lutter contre lui, son kaïru intérieur. Son X-Reader se trouvait certes déposé sur le rebord du bassin, de l’autre côté de son bain, avec ses autres affaires, mais Teos n’était pas dépourvu de moyens de châtier l’impudent osant troubler sa quiétude. Personne n’enfreignait ses ordres, jamais ! Et certainement pas aussi explicites !

Un passage s’ouvrit entre les deux pesants battants, la silhouette longiligne d’Adriel se faufilant entre eux précipitamment. La colère de Teos s’évanouit tel neige au soleil, remplacée par une incrédulité sincère. Voilà bien la première fois qu’il retrouvait sa promise dans un tel état de confusion, le masque de glace enrobant habituellement ses traits craquelé, un affolement perdu le remplaçant.

Titubant comme si elle avait pris une trop grande rasade de « remontant », Adriel s’arrêta sur le seuil de la porte, balaya les environs du regard, le souffle court. Teos devait bien admettre qu’en dépit de la surprise, la vue ne lui déplaisait guère. Au contraire.

– Adriel ?! Que t’arrive-t-il donc ? l’interpella le Seigneur Héritier.

Sursautant violemment, comme si elle ne l’avait pas encore aperçu bien qu’il se trouve au beau milieu des bassins, l’intéressée braqua ses iris vairons sur son promis, le remerciant silencieusement d’être présent, exactement ici et maintenant. Oubliant les règles élémentaires de sécurité, elle reprit sa course, freinant à quelques centimètres seulement du bord pour s’agenouiller en face du jeune homme. De plus en plus intrigué, ce dernier quitta son abri aquatique, serrant les dents en sentant le poids de l’eau se retirer de son épaule blessée. Il s’appuya sur le rebord du bassin, se hissant sur le carrelage tiède sans emprunter les petites marches censées mener à la baignade. Le clapotis résultant de son mouvement se retrouva rapidement étouffé par la touffeur ambiante, se muant en un écho perdu dans la haute voûte gothique au-dessus de sa tête. Il n’accorda pas un regard aux fresques s’y étalant, les connaissant par cœur, que ce soit celle représentant la victoire de son Père sur les Maîtres Souillés, ou l’enclos des arsank dans des tons dorés outrageux. À présent près de lui, Adriel empoigna sa main pour l’aider à se remettre debout. Étonné, Teos observa une fraction de seconde sa paume, une fois que sa promise l’eut lâché. Depuis quand la poigne de l’adolescente était-elle si forte ?!

Il devait se passer quelque chose de grave, impossible d’en être autrement.

– Teos, il faut que tu m’aides ! Je n’ai pas encore trouvé Ammay, alors je me suis dit que toi tu pourrais faire quelque chose ! C’est Evdam, il… Lors du dernier affrontement contre les Radikors, il a été sérieusement blessé. C’est grave, Teos !

Son attention uniquement concentrée sur la brune afin de comprendre en un seul coup sa demande, Teos sentit, malgré l’urgence de la situation, une pointe d’agacement titiller son esprit. Alors comme ça, elle avait d’abord pensé à héler sa servante – une simple servante ! – avant même de songer à son futur époux ? Pour un détail aussi grave ?! Voilà qui lui déplaisait fortement.

Néanmoins, il tut ses réflexions internes. Les arsanks figuraient parmi les créatures les plus précieuses du Dôme, et surtout de son Père, en plus de leur rareté suprême, Thiers n’ayant guère réussi à intégrer un système de reproduction plus… classique. Les arsanks naissaient du kaïru de Thiers, un point c’était tout, aussi pénible cela soit-il. Mais bientôt, son Père pourrait peut-être remédier à ce problème.

Toujours était-il qu’ils ne pouvaient se permettre de perdre un arsank, et encore moins une bête aussi loyale et entraînée qu’Evdam ! Ces créatures figuraient sur l’emblème royal du Trône, par le Dôme !

– Es-tu allé demander conseil à quelqu’un d’autre ? Aux soigneurs, par exemple ?

– Je n’en ai pas eu le temps, Evdam m’a ramenée sur le balcon de ma chambre. J’ai bien essayé de le forcer à se poser sur l’aire dédiée à ce service, mais il ne m’a pas écoutée. Oh, Teos, je crois bien qu’il voulait me mettre à l’abri coûte que coûte !

– Allons, allons, ne nous emballons pas. Tu interprètes un peu trop ses actions, temporisa le jeune homme.

Aussitôt, les prunelles de sa promise se voilèrent d’une lueur furieuse, accusatrice. Une manifestation que jamais, en tant d’années de vie commune, Teos n’avait vu adressée à son égard. Pas Adriel, bien trop respectueuse du Trône pour avoir seulement l’audace de songer critiquer ses actions !

Cependant, cela disparut promptement, le masque de glace reprenant place sur le visage de l’adolescente. Comme si son affolement récent n’avait jamais eu lieu, elle tira d’un coup sec les pans de son manteau, l’arrangeant un peu plus correctement, avant de glisser une main dans ses cheveux. Enfin, elle croisa les bras derrière son dos, plantant le violet et le smaragdin de son regard dans celui de son promis.

– Pardonne-moi de t’avoir dérangé. Je vais à présent me retirer, pour trouver quelqu’un qui saura m’aider, déclara-t-elle sèchement, ses traits n’exprimant qu’une neutralité dérangeante.

Le sang de Teos ne fit qu’un tour, ses pupilles s’étrécissant sous l’affront à peine voilé de sa compagne.

– Fais bien attention, Adriel. Être ma promise ne t’arroge pas tous les droits. Nous ne sommes pas encore mariés, te ferais-je aimablement remarquer. Tu te dois toujours de respecter le Trône.

– As-tu d’autres remarques à ajouter, ou puis-je partir aider le symbole de ta famille ? répondit simplement Adriel, le ton de sa voix n’exprimant plus rien d’autre qu’une attitude mesurée.

Sentant instinctivement que sa dernière phrase n’avait rien d’anodin, Teos choisit de ne rien ajouter cependant, maîtrisant à grand-peine la colère de s’être ainsi vu remisé à l’écart, sans autre forme de procès. Car il s’agissait bien de cela, Adriel avait bien sous-entendu qu’il ne lui était d’aucune utilité !

Pourtant, son cœur lui appartenait, il n’en doutait guère ! Et personne de sensé ne compromettrait un avenir aussi brillant que celui de la brune, simplement pour un bête animal !

Pour la première fois depuis l’annonce de ses fiançailles avec l’adolescente, Teos s’interrogea sur ses véritables motivations. Sans son Père, et lui surtout, elle n’aurait eu aucune chance de survie. Son paternel l’avait élevé à un rang qu’enviaient nombre de courtisans, et à présent elle montra toute la déférence et le respect adéquats à une telle chance. Mais les parents biologiques de la brune n’étaient-ils pas réputés pour leur fourberie, et leur duplicité ? Non, Adriel ne pouvait jouer la comédie depuis si longtemps.

– Très bien. Va chercher ta servante, elle doit s’occuper du linge dans les sous-sols. Je vais prévenir nos meilleurs soigneurs que tu as besoin de leurs services le plus rapidement possible, grogna-t-il, peu amène.

S’éloignant sans se presser, mais sans traîner non plus de son petit moment de quiétude, Teos se dirigea vers le banc sur lequel reposaient ses vêtements, spécialement sélectionnés par son Père. De retour au Dôme, Teos devait endosser son rôle de Seigneur Héritier de toutes les manières possibles, laissant derrière lui ses frusques de traque. Hochant vigoureusement la tête, sans qu’aucune émotion ne transparaisse une fois de plus, Adriel tourna les talons. Stoppa soudainement sa marche, comme se souvenant d’un petit détail d’une importance capitale. Finalement, elle revint aux côtés de Teos, celui-ci l’interrogeant muettement du regard. Jusqu’à ce qu’elle effleure du bout des doigts le bandage ceignant son épaule, pensive.

Luttant visiblement contre son désir de venir en aide à son animal sur-le-champ, Adriel posa une main ferme sur le biceps de son promis, alors qu’il s’apprêtait à se débattre avec sa blessure pour enfiler ses vêtements. Néanmoins, Teos ne put se départir de l’impression qu’Adriel cherchait surtout à gagner du temps, devinant que sa plaie le ralentirait forcément. Et effectivement, moins d’une poignée de minutes plus tard, le jeune homme se trouva recouvert des riches tissus sélectionnés par son Père. La tunique, voyante, s’arrêtait à mi-cuisses, d’un rouge écarlate, et était passementée de doré brillant, accrochant la moindre particule de lumière diffusée par les braseros abritées au sein de niches taillées dans le métal des murs. Les manches, amples, révélaient des manchons de la taille de ses avant-bras, noirs, ornés du symbole de la Lignée en fil d’or, l’arsank géant. Son pantalon droit, créé sur le modèle de sa tunique, différait par d’autres broderies représentant le Dôme d’Honneur, un véritable travail de précision effectué sur une faible surface. Ses bottes couleur encre, solide, contrastait avec la délicatesse de ses autres vêtements, tout comme la pochette à son côté renfermant son X-Reader.

Alors que les deux jeunes gens s’apprêtaient à se remettre en route, Teos remerciant sèchement sa promise d’un signe de la tête, les battants s’ouvrirent à nouveau. Cette fois, ce fut Saïn qui franchit le seuil, se débattant avec le semblant de robe tombant sur ses genoux, tout aussi luxueuse et colorée que la tunique du noir. Adriel fronça les sourcils en remarquant le nouveau style vestimentaire de sa coéquipière, lorsque leurs missions leur imposait de retourner au Dôme.

Redressant la nuque, Saïn adressa un petit sourire indéfinissable à la brune, les vêtements de cette dernière toujours abîmés par ses récentes missions terriennes, les cheveux à peine assez ordonnés pour mériter le nom de coiffure. Pour autant, il suffit à la brune de durcir son regard, pour que la vipère s’incline brièvement.

– Le Seigneur Régent – puisse-t-il faire régner le Pouvoir et le Trône encore de longs siècles ! – a senti ton retour, Adriel. Il demande à te voir dès que possible, et veux savoir si tu es parvenue à accomplir la mission t’étant assignée, consentit-elle enfin à répondre après un instant de silence, lourd de non-dits.

Sur ce, elle tourna les talons, sans attendre de réponse. Il n’en était nul besoin. Le Seigneur Régent exigeait alors pourquoi rester afin de vérifier la bonne exécution de ses ordres, quand aucun autre choix ne s’offrait ?

– Rassure-toi, ma chère, daigna répondre Adriel cependant avant qu’elle ne disparaisse de sa vue, le Cœur est en ma possession, et sous bonne garde. Teos ? Peux-tu te charger de ce que nous avons discuté, pendant que je rejoins notre vénéré Seigneur Régent – puisse sa vigueur nous mener à de nombreuses victoires ?

Retenant un soupir soulagé, Teos acquiesça silencieusement, achevant de sécher le bandage, en partie resté découvert, en tamponnant à l’aide d’une serviette. Attendant qu’Adriel quitte les bains, son pas pressé trahissant sa fureur de ne pas pouvoir se charger en personne des soins d’Evdam, le jeune homme emprunta une petite porte dérobée le menant discrètement à ses appartements, sans passer par l’antichambre dans laquelle il recevait Saïn et Adriel pour leur présenter la prochaine mission à accomplir. Nul doute que sa promise, de toute manière, s’arrangerait pour prendre un petit détour la menant aux sous-sols, afin de charger sa servante de prendre soin de l’arsank.

Enfin. Il pouvait bien lui pardonner ses petits écarts ; l’inquiétude face à la carcasse abîmée de son animal, jusque-là invincible, faisait que sa promise peinait à conserver les notions de Pouvoir et de Trône. En un sens, Saïn voyait juste : l’intérêt que portait Adriel à un simple objet pour la victoire de son Père virait au malsain, voir au dangereux. Il faudrait en toucher deux mots à l’adolescente, une fois celle-ci assez remise de ses émotions pour entendre ses arguments sans monter sur ses grands chevaux.

Alors qu’il posait la main sur la poignée menant aux quartiers des soigneurs, un fin sourire étira les lèvres du jeune homme.

Après tout, du peu qu’Adriel et lui aient pu échanger, juste avant de s’en prendre aux Radikors et au monastère, Zane se trouvait à l’origine de l’état actuel de l’arsank.

Pourquoi ne pas, au contraire, attiser la colère de sa promise, la laissant se charger de l’arrogant extraterrestre à la place de Teos ? Ainsi, Zane se trouverait persuadé que la révélation de son ancienne condition d’esclave était à l’origine du dédain actuel de Teos.

Oh oui, décidément, cela lui plaisait bien. Il ne se contenterait pas de le briser, non.

Teos le détruirait, lui et toute son équipe. Et cela commençait par un traitement particulier, réservé au colosse que Zane n’avait pas pu récupérer.


------------------------------------------------------------------------------------


Bonjour, ou bonsoir !


Beaucoup de choses se passent dans ce chapitre ; tout avance ! Maya est désormais dans la confidence, les Radikors doivent plus que jamais faire face (d’ailleurs, d’autres précisions suivront dans le chapitre suivant ; seulement, j’ai dû sélectionner pour ne pas vous servir 15 000 mots d’un seul coup xD) !


J’espère que cela vous aura plu ; n’hésitez pas à laisser un commentaire, cela encourage toujours énormément !


Sur ce, bonne journée, ou soirée, et à bientôt !


Laisser un commentaire ?