L'Arche du Péché

Chapitre 35 : Consciences miroir

12444 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 24/03/2021 00:33

Consciences miroir


– En règle générale, quand un homme me déshabille j’ai autre chose en tête, ricana Zane, faussement enjoué.

Alors qu’il s’apprêtait à accompagner sa saillie d’un rire sardonique, un brusque éclat de douleur manqua le plier en deux, seuls sa volonté et un sacré reste de fierté le faisant saisir fermement les rebords du matelas sur lequel il était allongé. La respiration coupée, il serra violemment le malheureux tissu entre ses doigts gourds de s’être trop crispé, forcé d’attendre que le pic de souffrance s’éloigne enfin.

Si Ekayon osait une nouvelle fois lui ordonner de ne pas bouger, il allait lui fracasser le crâne contre le parquet, et peu importe si Maya courait chercher Maître Baoddaï juste après !

Heureusement pour eux, Ekayon n’ajouta rien, maintenant fermement le mollet de l’adolescent dans sa paume brûlante, ne réagissant pas même à la plaisanterie de l’adolescent. Très bien, puisqu’il en était ainsi, jamais plus il ne se risquerait à faire de l’humour, et se contenterait de réduire l’Univers en esclavage !

Enfin, il relâcha doucement les muscles, rejetant la tête en arrière tandis qu’il exhalait un long soupir de soulagement. Rarement, de mémoire, s’était-il senti à ce point blessé. Sauf, peut-être, quand son père descendait dans les entrailles des quartiers des esclaves, le battant comme plâtre jusqu’à ce qu’il en perde connaissance. Même les nobles les plus vicieux ne se comportaient guère de manière aussi ignoble que cet homme l’ayant engendré.

Une sensation dont il se passerait volontiers. Au point d’en devenir impuissant, forcé de laisser ce maudit solitaire panser ses plaies – Maya avait abandonné la partie dès la première insulte lancée par le vert sur son compagnon d’infortune, Ekayon se moquant presque amicalement de son impuissance en le menaçant de l’abandonner là où il se trouvait, et tant pis pour sa vengeance. Ou répondait sur le même ton, affreusement sarcastique. Que fallait-il faire pour le réduire au silence, cet énergumène-là ?!

Pourtant, et bien qu’il ne l’aurait avoué pour rien au monde, Zane dut silencieusement convenir qu’au moins, se concentrer à répliquer le plus rapidement possible occupait son esprit à de moins sombres considérations. Et puis, au final, cela lui aurait presque manqué, tiens. Nullement question de sentimentalisme, du tout ! Seulement de la stratégie.

Exactement ! En nouant des liens avec le solitaire, je sape sa réputation, et met en doute sa loyauté jusqu’à ce qu’il n’ait d’autre choix que de me rejoindre !

Une petite minute, depuis quand voulait-il d’un Ekayon se battant à ses côtés ?! L’urgence de la situation, tout simplement, tenta-t-il de se persuader. De plus, il se réservait le droit d’accepter, ou d’humilier plus encore l’homme. Une fois Tekris de retour dans son équipe, et Zair de nouveau sur pied, tout rentrerait dans l’ordre, et il ne se soucierait plus de pareils détails. Si encore il parvenait à ramener son coéquipier… Ces derniers, il n’avait pas particulièrement brillé par sa gestion idéale des ennemis…

Arrête ça immédiatement ! Il n’est même plus question de ce que toi tu penses, pour une fois. Jamais je ne laisserai Tekris aux mains du Dôme, pas en connaissant toutes les horreurs qui peuvent se tramer en son sein ! Tout comme il faudra bien trouver un moyen pour que Teos, Adriel et Saïn paient !

L’image de sa sœur, si fougueuse en temps normal, gisant dans la pièce voisine, le flanc bandé et les paupières bleutées par ses blessures, força la barrière de son œil mental. Rien ne pouvait, pour le moment, la relier à la fière combattante, réputée pour sa vitesse et son agilité sans précédents. Sa poitrine se serra douloureusement, alors qu’il ne chercha pas, pas maintenant, à repousser la vague de culpabilité manquant de le submerger. Que n’aurait-il pas donné pour l’entendre lui rabâcher les oreilles de sa stupide petite rébellion ! Juste au moment où ils parvenaient lentement à souder les liens de l’équipe… Sauf si cela aussi faisait partie d’un gigantesque rêve ?! Comme celui où il pensait encore pouvoir prendre la place laissée vacante par Lokar, écrasant impitoyablement ses opposants d’un revers de la main.

Oh, par les Six, qu’est-ce que je dois faire ?! Je ne sais plus comment agir… Tout ce que j’ai entrepris, tôt ou tard, s’est écoulé entre mes doigts comme autant de sables du temps ! À quel moment est-ce que nous nous sommes retrouvés enfermés dans cette mélasse ? Comment remonter la pente ? Inverser les rôles ?

Alors qu’il basculait doucement en arrière, s’appuyant sur ses mains pour ne pas s’effondrer sur le lit, quelque chose piqua le bout de ses doigts. Intrigué, le chef des Radikors baissa le nez sur la masse informe constituée de ses anciens vêtements, jetés en boule près des oreillers. Pas sûr qu’il puisse récupérer quoi que ce soit dans cet amas de frusques malmenées. Teos savait-il le prix des vêtements sur Terre ?! Déjà, sans les capacités octroyées par le kaïru et les capacités naturelles de son équipe, pas sûr que le trio d’adolescents aurait pu survivre jusque-là. Le vol restait toujours une solution nécessaire, y compris quand l’orphelinat les avait récupérés, après des mois d’errance, alors que personne ne s’était soucié de leur sort jusque-là. De grands évènements universels allaient se dérouler d’ici peu, et il fallait nettoyer les rues pour donner une image avantageuse du pays aux touristes, paraissait-il.

Écartant les restes de sa cape, amalgamés avec son T-shirt désormais en lambeaux, l’adolescent dégagea la raison de son inconfort. Le X-Reader de Lokar apparut devant ses yeux, comme pour le narguer impitoyablement, alors que le doute et l’angoisse rongeaient son âme plus violemment que dans l’ensemble de sa vie. Intact, en dépit des nombreux chocs ayant malmenés son porteur actuel. Combien de fois ce truc, censé lui octroyer la victoire, avait-il cogné contre sa cicatrice toujours plus ou moins à vif, ou, lors d’une chute, avait rentré ses quadruples pointes dans sa chair, laissant une marque disgracieuse et douloureuse ?!

Pris d’un brusque accès de rage, l’adolescent leva bien haut le poing, jetant l’appareil à travers la pièce dans un cri de rage désespérée, qui heurta le mur opposé dans un claquement sec, Maya s’écartant de justesse pour ne pas être atteinte à la cuisse. Tout ça à cause de ce ridicule machin, rempli de promesses illusoires ! Un stupide bidule, déposé comme par magie à ses pieds alors qu’il explorait la forteresse à la recherche de son Maître, juste avant qu’il ne le croit mort ! Cela lui semblait lointain, désormais… L’ensemble de ses malheurs avait commencé au moment où il avait ramassé la création de son ancien Maître !

Pourtant, il ne put s’empêcher de se redresser, prenant appui sur ses bras pour se surélever, quand la seule fille des Stax se pencha pour ramasser le X-Reader de Lokar.

– Lâche ça immédiatement, vociféra-t-il, la fatigue de ses traits remplacée par une avidité revenue en force.

– Et pourquoi donc ? rétorqua-t-elle sèchement, le précieux appareil en main. Ainsi, tu ne pourras plus nous faire le moindre mal, et tu cesseras ta crise de mégalomanie. Ce genre de reliques dangereuses doit être confié à des Maîtres responsables, capables de les gérer.

– Parce que tu crois que je ne suis pas assez puissant pour contrôler cette source de pouvoir ?! siffla Zane.

Une soudaine flambée de haine crépita, explosant dans ses veines dans un déferlement si intense qu’il crut bien perdre la tête. Ça lui murmurait tendrement à l’oreille, lui offrant de punir cette péronnelle si expéditivement, si définitivement, que c’en était presque jouissif. Oh oui, lui faire payer à elle au moins, pour tous les autres. En prévision de tous les autres, juste pour asseoir sa puissance, son autorité !

– Méfie-toi, petite, le X-Reader n’est pas mon seul moyen de puissance ; rends-le-moi sur-le-champ, ou sinon… gronda-t-il, la voix devenue sourde, sortant d’une gorge qu’il n’avait plus tellement l’impression de posséder.

Se laisser glisser dans les ténèbres brûlantes bienfaisantes, là où il ne pourrait plus blesser encore sa sœur, ou même son colosse de coéquipier, tandis que la formidable force de la présence derrière son épaule réduisait à néant tous les inconscients ayant osé s’opposer à lui ! Au sein des limbes l’attirant de leur aura si désirable, il ne se souviendrait plus de rien, n’aurait plus à se soucier de reprendre le contrôle de son existence… Comment faire pour ne plus danser sur la musique des autres ?! Lokar, Teos, son géniteur…

Deux mains puissantes s’abattirent sur ses épaules, rompant le charme tellement envoûtant l’enveloppant une seconde auparavant. Déboussolé, l’adolescent battit des paupières, observant sans comprendre le visage du solitaire, à quelques centimètres du sien. Pourquoi paraissait-il si inquiet, au juste ?!

– Eh, mon grand, tu vas revenir fissa avec nous, parce que le coup des yeux écarlates je le connais, et la dernière fois ça a faillit me coûter les entrailles, déclara le solitaire. Sinon, je te secoue comme un prunier jusqu’à ce que notre paranoïaque Zane favori daigne faire son grand retour.

– Fais ça, et ce ne sont pas que tes entrailles que tu perdras, rétorqua machinalement l’adolescent.

– Ah, bah voilà, je préfère nettement ça ! assura le solitaire, souriant de toutes ses dents.

Visiblement choqué du peu de cas que faisait son ami d’une menace absolument pas voilée, Maya se gratta pensivement le haut du crâne, ouvertement désapprobatrice. Évidemment, pour cette chère petite avide de suivre les règles, un tel comportement réclamait obligatoirement des sanctions appropriées. Plus encore dès lors qu’il s’agissait d’un ennemi qui, Zane devait bien l’avouer, n’avait absolument rien à faire ici, vautré dans une petite pièce adjacente à la chambre du solitaire. Cela mettait le chef des Radikors en position de faiblesse, et elle, dans une situation des plus délicates dont elle essayait de retirer autant d’avantages que possible. Tiens, peut-être était-elle sincère, pensant agir pour le bien du plus grand monde !

Soudainement curieux, Zane se demanda comment la si studieuse jeune femme réagirait, en apprenant combien de squelettes se dissimulaient derrière les placards de son si cher Redakaï. Amusant.

Mais hors de question de lui abandonner le X-Reader de Lokar ! Sans sa puissance, il lui serait bien plus difficile, voir impossible, de libérer Tekris des mains de Teos !

– Maya, intervint Ekayon sans la regarder, remarquant que Zane ne la lâchait, au contraire, pas une seconde du regard. Donne-moi cet X-Reader de malheur.

– Pour quoi faire ? Tu ne comptes quand même pas le lui rendre ? s’insurgea-t-elle.

Bien plus attentif au solitaire, Zane se désintéressa enfin de la métisse, haussant machinalement les épaules. Une erreur de sa part, sans aucun doute. Ekayon ne pouvait tout de même pas envisager de contrevenir aux règles les plus élémentaires de survie – soit, ici précisément, ne pas encourager son ennemi à acquérir davantage de pouvoir. Pourtant… Pourtant, il se mit à espérer, stupidement.

Si, contre toute attente, il se trompait effectivement, et que le solitaire lui rendait le X-Reader, cela voulait bien signifier quelque chose… non ?

Mais quoi, imbécile ?! Qu’il cherche à gagner ta confiance, en attendant l’instant de tout te voler !

Sa patience s’amenuisant à vue d’œil, le solitaire acheva de bander la plaie de l’adolescent, toujours ignorant d’avoir été sur le point de finir étalé contre les lattes de bois, le nez en sang. Au minimum.

– Voilà, comme ça, tu devrais rapidement te remettre, conclut-il, essuyant les dernières traces de sang maculant la peau verte. Tu es certain de n’avoir pas besoin de points de suture ? La plaie m’a l’air bien profonde, tout de même.

– Absolument. Je connais mes capacités de régénération. Je vais douiller pendant deux ou trois jours, mais ça finira par guérir sans tous ces artifices gênants. Par contre, je suis bon pour la cicatrice, réalisa finalement Zane, vaguement fâché de devoir comptabiliser une blessure visible de plus.

Bah, les véritables guerriers finissaient couturés de partout, à la réflexion. Un beau symbole de virilité, ajouta-t-il mentalement, sarcastique. Et encore, allait-il devoir accélérer son rétablissement. Il ne pouvait se permettre de patienter autant. Normalement, Zair serait prête à retourner au combat avant lui – en son for intérieur, il admit qu’il aurait préféré la garder à l’abri entre les quatre murs du monastère, plutôt que de risquer une fois encore sa peau face aux daminiens. Mais son instinct de survie, pour sa part, s’élevait exponentiellement ces derniers temps. S’il osait partir en croisade sans elle, il ne donnait pas cher de sa réputation, dès qu’elle l’aurait lynché en public sans autre forme de procès.

Quelle ironie… Il préférait laisser sa sœur dans un endroit où seule une bête cloison la séparait du nid grouillant de ses ennemis, mieux, où la totalité du Redakaï était réunie, plutôt que de l’emmener avec lui pour récupérer leur coéquipier commun !

À déterminer s’il devait en rire, ou pleurer à chaudes larmes.

– Maya, s’il-te-plaît, soupira Ekayon, rinçant ses mains luisantes dans une cuvette remplie d’eau, laissée à proximité. Laisse ce X-Reader. De toute façon, tu n’empêcheras pas les velléités de conquête de Zane en le privant d’une seule source de pouvoir. Sinon, pourquoi aurait-il son premier X-Reader toujours accroché à la ceinture ? Comme si Lokar, selon toi (son regard clair se planta dans l’onyx, ne laissant aucun doute sur son interlocuteur), retournerait en possession de cet appareil tôt ou tard. Ai-je tort ?

Les lèvres de l’irascible extraterrestre s’étirèrent en un sourire carnassier. Bien sûr, ce léger détail n’échappa guère à ce maudit solitaire. Un mois auparavant – quoique, plutôt trois –, Zane se serait étonné qu’un ennemi aussi infime parvienne à percer ses réflexions en peu de temps (même si, au final, il ignorait depuis quand Ekayon réfléchissait à cette possibilité). Avant de piquer une crise de rage monumentale, rejetant la faute sur ses coéquipiers très probablement.

Sauf qu’entre-temps, il s’était heurté aux mouvements toujours incessants des daminiens. Avait compris que Teos devina qui il avait été, et comptait certainement le lui rappeler chaque fois qu’ils se verraient. Car cela se reproduirait, encore et encore, jusqu’à ce qu’un miracle brise cette boucle infernale. Et si l’envie lui prenait de révéler au vu et au su de tous sa misérable condition d’enfance ?!

Une erreur, et il s’était retrouvé précipité dans un enfer d’humiliations et de servilité formatant l’esprit des quelques enfants partageant sa condition. Une seconde, et l’enfer en question le rattrapait inexorablement, refusant de le laisser en paix. Si Teos s’avisait de cracher le morceau, cela sonnerait-il le coup de semonce ?

Mais bon sang, qu’est-ce que j’ai bien pu faire pour… Ressusciter ?

Cédant enfin à contrecœur, Maya tendit le X-Reader à son ami, murmurant que tout cela ne les mènerait à rien de bon. Lutter contre un dictateur pour en aider un autre, cela devait la ronger de l’intérieur !

Sans un mot, Ekayon tendit le petit appareil au E-Teens, l'incitant silencieusement à ne rien ajouter.

Refermant le poing sur l’objet de ses désirs, Zane hocha presque imperceptiblement la tête, allumant l’écran dépourvu de la moindre trace de choc. Faisant mine de se désintéresser des deux autres combattants, il récupéra son propre X-Reader, faisant défiler ses attaques sous son œil attentif, prenant garde à incliner suffisamment l’écran pour que personne ne puisse remarquer son manège. Certaines attaques de son ancien Maître, liées intrinsèquement à l’appareil, ne pouvaient être déplacées, condamnant l’adolescent à les perdre dès que Lokar reviendrait en possession de l’objet. Mais il était grand temps de retirer tout ce qu’il pouvait, et le transférer dans son X-Reader. Et cela comptait également le kaïru récolté des derniers mots, hors des cuves.

– Bon, maintenant que Zane est suffisamment rétabli pour se montrer insupportable, et si nous revenions à cette histoire d’alliance ? proposa Maya, se forçant à esquisser un sourire neutre. Car il s’agit bien de cela, enfin, à moins que les choses aient évoluées en deux heures de temps. Ne me regarde pas comme ça, Zane, ça ne me fait pas plus plaisir qu’à toi !

– Je ne sais pas, murmura Ekayon, observant son irascible compagnon à la périphérie de son champ de vision, tentant de produire tant d’efforts pour faire croire qu’il ne l’observait guère que cela en devenait amusant d’inutilité. Peut-être serait-il judicieux que Zane se repose un peu avant de recommencer à nous préoccuper de Teos ?

– Traite-moi de faible, pendant que tu y es, railla l’intéressé, continuant à transférer les attaques de Lokar à l’intérieur de son propre X-Reader. (relevant légèrement le nez, il braqua l’onyx de ses pupilles sur la jeune Stax.) Qu’est-ce que tu veux savoir, exactement ? C’est du donnant-donnant, on met en commun nos informations pour éviter de finir la tête au bout d’une pique, et nous nous séparerons dès que Teos sera réduit à néant. Rien de plus compliqué que cela.

– Je vois, soupira Maya. Avant que je ne vous fasse part de mes découvertes, est-ce que je devrais savoir autre chose ?

– Dis donc, tu ne penses pas en connaître déjà suffisamment ? grinça Zane, lançant au solitaire un regard purement accusateur.

– Hey, c’est toi qui m’a dit de tout lui raconter, protesta le jeune homme, levant les mains devant son torse.

– Uniquement ce qui était nécessaire, pas la totalité de ce que tu sais ! Par les Six, faut-il donc tout t’expliquer, tel un fichu gosse tout juste capable de marcher ?!

– Peut-être aurais-je un peu plus de réflexion si je n’était pas obligé de jouer constamment les nounous quand tu te trouves dans les parages, suggéra innocemment le solitaire, lui dédiant un sourire carnassier.

– Que… Quoi ? s’étrangla Zane, serrant les dents quand une vague douloureuse irradia de son membre blessé au moment où il tenta de frapper le solitaire à la tempe. Quel culot ! Quelle stupidité m’a prise de t’emmener avec moi, au lieu de te laisser dans les glaces face à Teos et ses deux folles ?!

– Aucune idée. Mais je compatis, moi aussi je m’en mordrais les doigts.

– Dites, les garçons, serait-il possible que vous vous concentriez une poignée de secondes sur l’urgent, au lieu de vous chamailler sans arrêt ? intervint Maya, tirant du sac amené avec elle une liasse de papiers.

– Non mais de quoi je me mêle ?! pesta Zane, incapable de retenir les mots au fond de sa gorge.

Incrédule, Maya cessa tout mouvement, l’observant avec des yeux ronds, mordant visiblement l’intérieur de sa joue pour ne pas protester vigoureusement, ou éclater de rire.

Oh bon sang, faudra penser à ajouter « tourner la langue sept fois dans ma bouche » sur ma liste de choses à faire. Maintenant, ce fichu solitaire va s’imaginer je-ne-sais-quoi, avec son esprit de dépravé !

Éclatant de rire devant, l’objet de ses pensées fourra l’ensemble des compresses ayant servies à soigner son irascible compagnon dans un large sac poubelle. Une lueur d’amusement brilla dans le gris de ses iris, presque tendre, quand il les posa de nouveau sur l’adolescent. Décidant de conserver autant que possible sa dignité, ce dernier l’ignora grossièrement, maussade, constatant être parvenu au maximum de sa petite opération de tri de X-Drives. Pourquoi Lokar devait-il se montrer si prudent ?! Il aurait adoré se retrouver en possession d’un « cauchemar vampirique », par exemple, ou des « guerriers de l’ombre »… Malheureusement, impossible pour lui de puiser davantage que ce que renfermait désormais son X-Reader. Peut-être n’était-ce pas si problématique, un boîtier vide de toute attaque aurait très certainement interpellé immédiatement son ancien Maître, le jour où il se retrouverait face à lui, à devoir expliquer ses actes. Cela aussi, restait une question non réglée. Comment se comporter, une fois les iris d’or braqués sur sa personne, sans possibilité de se défiler ? S’écraser pour espérer retourner dans ses rangs, pourvu d’une certaine forme de crédibilité, ou tenter à tout prix de continuer sa progression particulièrement compromise de futur Maître de l’Univers ?

Épuisé de questions sans réponses, Zane lâcha un faible soupir de dépit. Personne d’autre que lui ne détenait la réponse à cette question, hélas. D’autres préoccupations plus urgentes lui venaient, de toute manière.

Tiens bon Tekris, personne ne te gardera prisonnier très longtemps.

– Au lieu de me dévisager avec ces regards d’oisillons piaillant après leur mère dévorée par le renard, pourquoi ne pas effectivement écouter Maya, et ses propres informations ? railla-t-il, croisant négligemment les bras en s’allongeant à demi sur le matelas. C’est le principe d’une alliance, un échange.

Au moins découvrit-il les « rafales de l’oubli », et l’« épée de feu » pour enrichir son panel d’attaques…

– Pourquoi ? Tu comptes nous lancer une de tes illusions pour nous dévoiler nos plus grandes peurs ? soupira Maya, une petite moue désapprobatrice pinçant son visage. Il aurait d’abord fallut commencer par là, non ?

– Hey, une seconde, elle est au courant ? s’exclama Ekayon, vaguement vexé. Mais tu ne me l’as dit que tout récemment !

– Pauvre chéri, ricana Zane, hautain, tu veux un câlin empoisonné pour te remettre de tes émotions ?

– Hum, ç’aurait été avec plaisir, mais dans ton état, tu n’es pas en mesure de supporter mes « câlins », susurra plaisamment le solitaire, se retenant de justesse de lui dédier un clin d’œil explicite.

Heu… J’espère qu’il n’est pas en train d’insinuer exactement ce que je pense ?!

– Pitié, Ekayon ! Pas avec nos ennemis !

– Mais Maya, c’est lui qui a proposé !

– Est-ce qu’un jour, nous pourrions entendre ce que notre chère « amie » veut nous dire ? marmonna Zane, pinçant l’arête de son nez entre son pouce et son index.

– Non mais quel culot ! Depuis tout l’heure c’est moi qui essaie de vous pousser à vous concentrer plus que trois minutes d’affilée, n’inverse pas les rôles, protesta énergiquement Maya.

Un craquement sec interrompit la Stax, la main d’Ekayon se portant instinctivement à sa ceinture, là où son X-Reader ne cessait de trôner, peu importe que son porteur soit censé se reposer.

Inquiète de ce que son éclat aurait pu révéler à des oreilles indiscrètes, l’adolescente se tut brusquement, s’approchant lentement de la cloison les séparant de la chambre d’Ekayon. Bien qu’il ne put s’empêcher de la railler intérieurement pour son manque de confiance, Zane se garda bien d’émettre ses réflexions sarcastiques à voix haute. Après tout, mieux valait qu’aucun monastèrien ne pénètre dans les pénates du solitaire en ce moment : découvrir Zair, inconsciente, étendue sur son matelas ne serait certainement pas du plus bel effet. Leur enthousiasme – à divers degrés, selon les avis subjectifs et totalement personnels de chacun – brutalement douché, le trio de combattants retrouva soudainement son sérieux.

– Vous êtes sûrs qu’aucun espion ne se cache dans votre misérable monastère ? fit Zane, les muscles bandés.

– Eh bien, il y a bien eu le lapsus étrange d’Apecks, mais de là à le cataloguer comme espion… souffla Ekayon, légèrement en avant des deux autres combattants.

– Je confierais ma vie à l’ensemble de nos compagnons. Peut-être Zair qui a bougé dans son sommeil ? proposa finalement Maya, peu convaincue elle-même.

– M’étonnerait, grogna Zane, peu amène, déglutissant péniblement sous l’effet de la culpabilité, revenue le hanter. Elle est… (tentant de faire passer la boule l’empêchant de parler pour une réflexion intense, le chef des Radikors glissa une main sous son menton en une pose étudiée.) Je ne pense pas qu’elle reprendra connaissance avant quelques heures. Elle… Notre dernier combat l’a bien sonné.

Compatissante, Maya tendit une main vers l’épaule de l’adolescent, la retirant immédiatement en rencontrant les pupilles furieuses, la menaçant des pires tourments si jamais elle osait continuer sa progression impie. Observa sans comprendre la propre paume d’Ekayon, machinalement déposée contre l’omoplate du vert en un geste qui se voulait rassurant.

– Est-ce que ce ne serait pas le moment idéal pour nous parler de ce combat en question ? tenta doucement le solitaire. Cela nous permettra peut-être de comprendre un peu mieux la situation…

– Qu’y a-t-il à expliquer ?! rétorqua sèchement Zane, balayant la suggestion d’un revers de la main. Excepté que les Hiverax, accompagnés de Teos et Saïn, ont profité de notre faiblesse momentanée pour…

Serrant les mâchoires, le vert détourna le regard, inspirant profondément pour empêcher une pulsion soudaine de prendre le dessus sur sa raison. Ce n’était pas le moment de perdre les pédales, pas dans son état, pas avec Zair à côté, incapable de se défendre ! Pas avec Tekris perdu personne ne savait où…

Oh, qu’il aurait aimé pouvoir laisser libre cours au flot de tourments berçant son cœur, à l’ensemble des incertitudes martelant sans pitié sa boîte crânienne, attendant un faux-pas de sa part pour le précipiter dans un abîme au sein duquel il ne pourrait que voir son corps se mouvoir, privé de sa propre conscience.

D’un autre côté, ça détenait un tel pouvoir… Si seulement il parvenait à maîtriser la totalité de la puissance de cette mystérieuse entité, sûrement serait-il en mesure de battre Teos, Adriel, Saïn, le monastère !

Certes, si seulement il n’était pas tellement incapable de garder le contrôle, dès que la présence derrière son épaule décidait de se manifester. Le contrôle de ses émotions, la seule chose qui l’empêchait de sombrer, de perdre ce qui faisait de lui « Zane » ! Et pourtant, cela restait insuffisant !

Non, cela ne servirait à rien de, comment disent les humains ? « Se confier » ?. L’adolescent ricana intérieurement. Quel sentiment pathétique ! Impossible, pas avec Maya dans les parages. Ekayon, lui, il comprendrait. Il ne me traiterait pas comme une pauvre créature à secourir à tout prix. Je lui ai suffisamment prouvé ma capacité à l’écraser sous mon poing pour qu’il se méfie de moi !

– D’accord, passons à autre chose alors, décida le solitaire, comme lisant dans ses pensées. Avant de plonger dans le dur du sujet, tu comptes toujours partir au secours de Tekris dès que nous aurons échangé nos dernières informations ?

Sa mauvaise humeur revenant au galop, le chef des Radikors foudroya le solitaire d’un regard qui se voulut assassin. S’il se fiait à l’expression du solitaire, tout juste parvenait-il à paraître fatigué… Évidemment, si quelqu’un s’amusait à remuer le couteau dans la plaie, il s’agissait bien de l’insupportable monastèrien ! Bien sûr qu’il désirait toujours autant filer à la E-Teens, dès que Maya aura enfin réussi à délivrer les informations si précieuses – enfin, de ses propres dires, les « gentils » possédaient la fâcheuse manie d’exagérer la presque totalité de leurs découvertes ! Sans compter que l’envie de frapper le visage de Teos jusqu’à ce qu’il ne reste qu’une bouillie sanglante faisait immanquablement frémir chaque pore de sa peau, de même qu’imaginer noyer les Hiverax dans le lac entourant le monastère lui procurait des frissons d’anticipation aussi pénibles que jouissif.

Oui, son intention restait inchangée. À un détail près, si douloureux qu’il manquait lui brûler les yeux. Une heure auparavant, sûrement aurait-il empoigné ses armes, ignorant exceptionnellement le kimono d’entraînement fourni par Ekayon en remplacement de ses vêtements déchirés, volant précipitamment jusqu’à l’endroit où son équipe et leurs ennemis s’étaient rencontrés. Néanmoins, entre-temps, forcé de conserver une certaine immobilité tandis qu’Ekayon pansait sa plaie, puis de revenir à une certaine mesure de son esprit pour ne pas perdre la face devant Maya, ses pensées incessantes eurent plus que l’occasion de se poser, revenant aussi calmement que possible pour son caractère emporté sur les derniers évènements. Lui faisant prendre conscience de la complexité, pénible au-delà de ce qu’il avait d’abord imaginé.

Outre son coéquipier, il lui restait une personne qu’il ne pouvait pas abandonner à son sort, peu importait la violence de son envie de tirer le colosse des griffes du Dôme.

– Je… (son regard se posa sur le battant, derrière lequel Zair récupérait lentement.) Je ne peux pas la laisser… Par les Six, il m’est impossible de l’abandonner !

Pas encore, pas une nouvelle fois ! Mais qu’est-ce que je suis censé faire ?!

– Ne va rien t’imaginer, précisa-t-il immédiatement, pointant un index accusateur en direction du solitaire. Mon projet reste le même. Seulement… J’attendrai que Zair reprenne conscience pour lui expliquer la situation. Sitôt cela fait, je tire Tekris du pétrin dans lequel il est enfermé !

En priant toutes les divinités en lesquelles je ne crois pas pour que Teos se contente de le traiter comme un prisonnier de guerre, et ne se décide pas à jouer avec lui. Que personne ne s’avise de lui faire subir la moindre perversion morbide du Dôme, ou je réduirai en cendres l’ensemble de ses habitants sans la moindre pitié !

Oui… En dépit de ses interrogations, de sa faiblesse de plus en plus exposée au point qu’il se demande s’il avait jamais possédé une véritable force, il détruirait définitivement cette engeance pourrie jusqu’aux entrailles, ramènerait son coéquipier sain et sauf. Dusse-t-il en crever !

– Une sage décision, approuva doucement Ekayon. Et sache que tu ne seras pas seul. Enfin, si Maya accepte de rester au monastère sans révéler notre petit secret.

D’un même mouvement, Zane et Maya fixèrent le jeune homme comme si une troisième tête lui était soudainement poussée. Venait-il réellement de sous-entendre…

– Dis donc, tu ne t’imagines quand même pas que je vais accepter de te supporter durant ce qui sera probablement les jours entiers ? protesta Zane, sans véritable conviction.

D’un sourire éclatant, Ekayon réduisit à néant le flot de protestation sourdant au fond de sa gorge.

– Sans moi, tu es bien capable de frapper chaque pilier se trouvant à ta portée sans t’apercevoir que ceux-ci sont porteurs, alors oui, tu as bien compris, je m’impose. D’autant plus qu’ainsi, tu seras dans l’incapacité de me dissimuler des informations cruciales… Oh ! Une seconde !

Achevant par réflexe de nouer le lien du sac poubelle opaque, renfermant les bandages ensanglantés ayant servis à bander la jambe de Zane, le solitaire jeta l’ensemble sans ménagement, prenant tout juste la peine de ne pas claquer les baguettes de bois de l’encadrement contre le chambranle. Échangeant un regard incrédule, ses deux compagnons se penchèrent l’un vers l’autre, observant les gestes frénétiques d’Ekayon ouvrant brutalement les tiroirs de sa commode, les uns après les autres.

Bah ça y est, le kaïru de Thiers lui a fait péter les plombs, songea Zane, haussant les épaules.

– Mais ce n’est pas vrai ! Où est-ce qu’il a bien pu passer ce satané bouquin ?! Pesta énergiquement le solitaire, ouvrant largement les portes de la petite armoire encastrée dans un coin de sa chambre. Pourtant je suis certain de l’avoir rangé ici !

– Hum, et si tu nous disais ce que tu cherches ? intervint Maya, pénétrant à sa suite dans la chambre, s’arrêtant un instant près de la jeune Radikors blessée pour relever le drap jusqu’à son menton.

– Un livre que m’a donné Maître Atoch, censé m’apporter des réponses, sauf qu’il a disparu ! Avec un peu de chances, il détient une solution pour neutraliser, sinon limiter les effets du kaïru de Thiers !

– Un livre ! Vraiment ?! fit Maya, les yeux brillants de convoitise. Sans aucun doute il nous permettra de récolter de précieuses informations sur cette étrange énergie ! D’autant plus si c’est un Redakaï en personne qui te l’as transmis !

– Ouais ouais, ce n’est pas comme si je connaissais presque tout ce qu’il faut savoir sur le kaïru de Thiers, marmonna Zane, s’enfonçant dans les oreillers calant soigneusement son dos.

Profondément vexé de ne pouvoir imiter la jeune Stax, encore condamné pour quelques temps à rester cloué au fond de son lit, l’adolescent se força à se concentrer immédiatement sur la petite fenêtre, dépourvue, comme toutes ses congénères, de vitres. À l’extérieur, toute trace de la récente attaque d’Adriel disparaissait momentanément, enveloppée dans le sombre manteau de ténèbres de la nuit. Au lieu du silence du plomb caractéristique des nuits paisibles, des exclamations confuses parvenaient par moments à ses oreilles, une lueur faiblarde, provenant probablement d’une torche ou d’un orbe de kaïru maintenu en lévitation, perçait de sa fulgurance brève la chape de plomb, projetant sur le mur opposé une série d’ombres fantasmagoriques, impossible à interpréter tant leur difformité contrevenait aux lois mêmes de la nature.

– Par hasard, entre deux attaques destinées à être létales, tu ne te serais pas amusé à fouiller de nouveau dans mes affaires ?

Surpris de se voir ainsi interpellé, Zane papillonna un instant des paupières, fixant le solitaire, debout dans l’encadrement de la porte, poings sur les hanches, un air vaguement accusateur peint sur son visage.

– Sérieusement, tu crois que ces derniers temps, ton vieux bouquin couvert de poussière figure parmi mes priorités ? Tu ignores tellement de choses sur moi que ça en est hilarant.

– Peux pas dire, tu a la même expression quand tu ris que quand tu fais la tête.

– Pardon ?! Et ma colère, tu veux la voir bien en face ?!

– C’est une manie de piquer les affaires des autres, ou une manière que je remarque ta présence ? Dans ce cas, tu peux te rassurer, même si je voulais t’écarter de ma vie, tu en défoncerais les parois avec une délicatesse telle que je ne pourrais que me désespérer de t’avoir encore dans les pattes !

– Eh bien sache que ton truc, je ne l’ai absolument pas ! Dommage, je te l’aurais bien fait bouffer page par page !

– Fais attention, tu deviens grossier.

– Je fais ce que je veux ! Ce n’est certainement pas un solitaire de pacotille qui va me dicter ma conduite !

– Est-ce que je suis condamnée à jouer les gendarmes dès que vous êtes dans la même pièce ? soupira Maya, frappant son front de sa main droite, l’autre soutenant son coude.

– Si seulement c’était suffisant, soupira Zane, parfois il arrive à me taper sur le système à travers une vitre…

Un petit silence accueillit sa dernière déclaration, la jeune Stax hésitant à se pincer violemment, afin de s’assurer qu’elle ne naviguait pas en plein rêve. Qu’elle pense ce qu’elle avait envie, Zane se moquait éperdument de son avis à ce moment précis.

Par contre, que n’aurait-il pas donné pour effacer ce sourire niais des lèvres d’Ekayon !

– Ce n’était pas un compliment, tu sais, ajouta-t-il, juste par précaution.

– Je sais.

Donc, les chocs des dernières attaques lui ont véritablement vrillé le peu de cerveau qu’il possédait encore ?!

– Adriel l’a sûrement volé, siffla Maya, furieuse. De quel droit ose-t-elle…

Deux petits coups retentirent contre le battant menant à la chambre d’Ekayon, figeant le trio.

– Ekayon ! Maître Baoddaï nous convoque, avant que nous allions tous nous coucher, retentit la voix fluette de Djia. Il souhaite nous parler de la récente attaque, ajouta-t-elle, le glissement des plaques de papier de riz indiquant son intention de pénétrer au sien des appartements du solitaire.

– Ah, euh, non, n’entre pas ! cria le solitaire, Maya se précipitant vers les vêtements jetés au sol durant sa recherche, en retirant une couverture pour dissimuler tant bien que mal Zair. Je suis nu !

– Pardon !? s’exclama la Taïro, refermant précipitamment le battant.

Et cette fois, même Zane approuva silencieusement sa réaction, l’éprouvant tout autant.

– Eh bien oui, après cette dure bataille, je me suis octroyé une douche bien méritée. Je viens tout juste d’en sortir.

– Dégoûtant, marmonna Djia, se redressant, les lattes craquant sous son poids. Dépêche-toi, le Conseil n’a pas envie de nous attendre une éternité !

– Bien sûr, je vous rejoins tout de suite ! s’empressa d’assurer Ekayon.

Une expression inquiète peinte sur le visage, le solitaire se tourna vers Zane, l’interrogeant muettement su regard. Intrigué de constater qu’il ne se contentait pas d’une vague politesse, mais attendait réellement son avis, le chef des Radikors fit un vague geste de la main.

– Allez-y, de toute façon, le Redakaï se poserait des questions. J’en profiterai pour me reposer un peu, maintenant qu’un solitaire geignard ne me cassera plus les oreilles. Et à votre retour, nous écouterons pour de bon Maya. Car n’imaginez pas que vous vous en tirerez aussi facilement !

Sans attendre de réponse, Zane rabattit la couverture sur lui, tournant le dos aux deux autres combattants pour leur signifier que la discussion était close – si tant était qu’elle eut existé.

Il lui restait encore beaucoup à faire, après tout, songea-t-il, s’allongeant contre le matelas. Ses paupières, aussi lourdes que du plomb, se fermèrent d’elles-mêmes, le sommeil happant son corps harassé sans qu’il ne puisse seulement formuler une véritable pensée cohérente, son esprit, toujours actif, ressassant sans cesse la liste de ses priorités immédiates. Par les Six, qu’il pouvait se sentir fatigué…

Trouver une solution pour ramener Tekris dans l’équipe, là où il devrait toujours être… Mettre la main sur le type encapuchonné, afin de découvrir les secrets se dissimulant derrière son espèce de toge… Mais avant tout cela, prévenir Koz et le forcer à retourner au monastère… Et…


µµµ


À peine la silhouette encore fumante des débris se dessinant devant lui, Zane sut qu’il se trouvait devant les ruines de la forteresse. Médusé, l’adolescent se redressa, levant les mains devant ses yeux. Constata sans d’abord comprendre qu’il ne pouvait distinguer qu’un vague amas translucide, terriblement instable. Plus surprenant encore, sa jambe blessée ne le faisait plus que très légèrement souffrir, s’activant sans protester dès qu’il étendit ses membres.

Allons bon, qu’est-ce donc que cela encore ? Cela ressemble aux quelques fois où je me suis retrouvé devant l’inconnu. Une sorte de… projection astrale ? Il faudra que je demande à Zair.

Un mouvement sur sa droite l’interpella, une silhouette, perdue dans la neige, titubant tandis qu’elle semblait tenter de déterminer quelle décision serait la plus judicieuse, sans que Zane ne connut ses options. Rapidement, elle grossit, prenant le corps de Koz, le jeune prince se retournant régulièrement pour observer avec dépit les ruines de la forteresse.

Un tel coup de chance, pas la peine de se creuser la tête pour connaître ses causes, tant que les conséquences tournaient à son avantage !

– Koz ! appela-t-il – en vain, l’Imperiaz continuant sans s’arrêter.

Portant une main à sa gorge, Zane plissa le front. Aucun son n’avait retenti jusqu’à ses oreilles non plus. Était-il incapable de parler sous cette forme, ou son manque d’expérience lui faisait cruellement défaut ?!

Koz, maudite bourrique ! Vas-tu te décider à m’écouter, un jour ?!

Comme piqué par un scorpion, le prince se retourna vivement, scrutant l’étendue de poudreuse derrière lui, les mains serrées autour d’un ouvrage plaqué contre sa poitrine.

– Qui est là ? Je suis prêt à me battre, alors montrez-vous ! clama-t-il, fort peu assuré.

Une seconde, Koz pouvait entendre certaines de ses pensées ?! Mais pas sa voix ? Mais quelle manipulation retorse du kaïru se trouvait en jeu ici ?!

Repoussant d’un geste mental ses questions, Zane se concentra de nouveau, son regard invisible braqué sur son vassal.

C’est moi qui te parle, mon E-Teens…

– Zane ? Mais où es-tu ? Je ne te vois pas !

Cesse de m’interrompre ! J’ai été blessé, et j’ai dû trouver refuge au monastère. Pas de questions ! J’ignore combien de temps je vais tenir. Retrouve-moi au troisième étage, la fenêtre du milieu – et je t’interdis de pénétrer dans quelconque autre pièce, c’est bien compris ? Je serai certainement en train de reprendre des forces quand tu arriveras, alors je t’ordonne de veiller sur mon repos. Est-ce bien compris ?

– Oui, bien sûr, j’irai, mais… Le monastère, vraiment ?! Ils doivent tous être en alerte là-bas.

Bien qu’il devina instinctivement que le prince finirait par lui obéir, l’irascible extraterrestre tenta de lui transmettre tout son agacement à travers le faible canal existant entre eux… juste avant que ses perceptions ne se brouillent sans signe avant-coureur, le laissant presque sourd et aveugle dans une contrée pourtant familière.

Alors qu’il s’apprêtait à tenter de rebrousser chemin, son kaïru intérieur frappa contre les parois de son esprit, une étrange sensation parcourant son corps en une série de frissons. Une impression déjà éprouvée, à plusieurs reprises déjà. Précédant chaque apparition de l’homme encapuchonné.

À présent que Koz était prévenu, et faisait route vers le monastère, ne lui restait plus qu’à dénicher son mystérieux inconnu. S’il avait survécu à l’incompréhensible attaque mentale dont ils furent les proies. Enfin. Soit il pourrait lui arracher les réponses qu’il lui dissimulait impitoyablement, soit il serait fixé sur le tragique de son sort. Avec ses sensations exacerbées, cela ne devrait guère être trop épuisant ?

Fermant les paupières de sa projection astrale, Zane inspira profondément, laissant cette mince traînée d’énergie le guider. Autour de lui, les contours se modifièrent, la neige cédant la place à une flopée de lignes biscornues, tournant dans une série d’angles improbables s’effaçant devant son œil mental aussi rapidement qu’elles apparaissaient. Rien ne subsistait de la plateforme parfaitement organisée que maintenait l’homme encapuchonnée, les dernières fois que l’adolescent était venu le trouver, dans la grotte des Hiverax.

Soudainement, il fut devant lui. Trop facilement pour qu’il se sente véritablement confiant, ses instincts se mettant instantanément en alerte tandis qu’il s’avançait jusqu’à son objectif, seule une vague pointe douloureuse lui indiquant que dans le monde réel, sa jambe était blessée.

Aussi peu éveillé que l’était Zair, l’inconnu se trouvait enchaîné sur une sorte de plateforme instable, onirique. Instinctivement, Zane sentit que cette chose était une intruse en ce lieu normalement maîtrisé par l’homme encapuchonné, une anomalie imposée par la chose les ayant attaqués. Quelqu’un d’assez puissant pour réécrire les règles. Fantastique, tout simplement fantastique.

L’homme gémit, tirant faiblement dans son inconscience sur les lourdes chaînes, luisant faiblement dans l’atmosphère brumeuse, d’un grisâtre parcouru de fragments d’un rouge pourpre, régnant en ces lieux pervertis. Au minimum une dizaine de celles-ci le maintenaient attaché au sol, sur le flanc, lui laissant tout juste assez de débattement pour respirer à peu près correctement. Qui que cela pouvait être, leur ennemi ne tenait guère à ce qu’il s’échappe. Une simplicité déconcertante, comparée à l’importante démonstration de pouvoir opérée par la présence quelques heures plus tôt. Enfin, si la notion de temps possédait quelconque valeur ici. Bon sang, il ignorait même le nom de cet entre-deux, basculant du rêve éveillé au cauchemar semi-endormi. À tout hasard, il se concentra, l’effort faisant apparaître une pointe douloureuse sous ses tempes, annonce d’une migraine qui s’avérait prometteuse s’il surmenait ses pouvoirs après sa petite escapade.

L’attirance entre l’adolescent et l’inconnu se fit plus intense encore, presque intenable, l’adolescent s’arrêtant à deux pas de son visage baissé, seule la poitrine se soulevant régulièrement indiquant une quelconque vie animant ce corps enchaîné.

Confusément, Zane devina que quelque chose clochait. Un instinct viscéral de conservation, l’avertissant à la dernière seconde du chausse-trappe s’apprêtant à refermer ses mâchoires immatérielles sur sa forme spirituelle – pour le moment, aucun terme plus approprié ne lui venait à l’esprit. D’abord indécis quant à l’origine d’une telle sensation, alors qu’il sentait la silhouette encapuchonnée de l’homme s’impatienter, le large morceau de tissu dissimulant partiellement son visage s’agitant frénétiquement, surveillant attentivement toute manifestation indiquant le retour de l’indicible force l’ayant emprisonné, Zane comprit soudainement. Étonné de ne pas avoir compris immédiatement son malaise, l’adolescent resta le souffle coupé, le cœur au bord des lèvres, tellement stupéfié qu’il douta ne pas être au sein d’un simple rêve.

Ça s’agitait, en même temps que l’homme montrait son agacement. Mais guère dans le but de prendre le contrôle de Zane, non, au contraire. La présence derrière son épaule était… en attente ?!

De moins en moins confiant, Zane se releva, le sol matérialisé par sa conscience s’enfonçant légèrement sous son poids, amorçant un mouvement de recul. Trop lentement.

Hoquetant brutalement, l’inconnu tenta de se redresser, tiré de son inconscience sans explication apparente. Ses yeux, invisibles sous son capuchon, se fixèrent dans ceux de Zane. Dégageant son bras gauche dans un râle furieux, l’homme s’empara de son cou, exerçant une traction violente sur sa trachée pour le rapprocher de lui. Zane eut beau savoir qu’il n’était pas réellement présent dans cet entre-deux cauchemardesque, l’imminence d’une mort par étouffement lui parut bien trop tangible à son goût.

L’air n’accédant plus à ses poumons, il se cabra violemment, tentant de frapper au visage l’inconnu. Si seulement il accédait à ce fichu bout de tissu et parvenait à apercevoir son visage, peut-être reconnaîtrait-il finalement celui qui se dissimulait dans les ombres. Sa main se jeta en avant, agrippant le bord de la cape…

Une douleur puissante, intense, vrilla l’intérieur de son crâne, alors que ses doigts se crispaient convulsivement. Un troupeau de tambourins remplis d’aiguilles, toutes plus fines les unes que les autres se plantant dans le moindre de ses neurones, résonnèrent en fanfare dans les tréfonds de son esprit, bloquant ses pensées à peu près cohérentes. Il aurait voulu hurler ; pourtant, aucun son ne parvint jusqu’à ses oreilles, tandis qu’il se sentait sombrer vertigineusement. Un coup de poing de Metanoid Platine lui paraissait tellement plus apaisant, à côté de ce tintamarre infernal !

Une dernière fois, il vit l’homme encapuchonné, comme penché sur ce qu’il devinait être son corps inerte, désarticulé ; encore, un pantin qu’un vulgaire manipulateur s’imaginait pouvoir façonner à sa guise, en fonction de son bon vouloir ! Les pupilles de l’inconnu, deux lacs insondables, l’engloutirent, l’adolescent luttant pour ne pas perdre totalement la raison. Il ne devait pas céder, continuer à conserver la tête hors de l’eau, Tekris attendait toujours que quelqu’un vienne le sortir de l’enfer dans lequel il était tombé ! Et Zair, toujours inconsciente aux dernières nouvelles au sein d’un monastère rempli d’ennemis ! La simple idée de l’abandonner entre les mains du solitaire était purement inconcevable.

Il s’accrocha de toutes ses forces à ces brèves pensées, qui déjà menaçaient de disparaître pour de bon. Zair, Tekris… Ses coéquipiers, avec qui il partageait sa vie depuis presque dix ans, sa sœur dont il avait été autrefois si proche ! La perspective de ne plus les revoir, sans avoir pu tenter la moindre action pour les sortir de cette mélasse aux méandres putrides, l’étouffa, alors qu’il prenait lentement conscience qu’il n’avait, pas une fois, envisagé sérieusement de la possibilité de les perdre.

Ne plus entendre le ricanement sardonique de sa sœur, ou, plus joyeusement, finir définitivement seul, sans personne à qui transmettre ses ordres… Ni personne pour se moquer allègrement des Stax, bras croisés devant leurs adversaires défaits. Ne plus sentir la satisfaction devant un adolescent bien plus grand que lui obéissant sans rechigner à ses ordres, ou avec qui échanger quelques passes de combat vigoureuses, les fréquents accès de rage du vert n’ébranlant que très partiellement son coéquipier, bien trop habitué. Excepté eux deux, qui, une fois sa domination de l’Univers accomplie, oserait s’allonger avec lui à même le sol, établissant des stratégies toutes plus tordues les unes que les autres (enfin, quand Zane n’imposait pas directement ses plans sans chercher le moindre soutien), ou discutant sans fin sur la nécessité de ne pas attendre d’être face à une catastrophe pour les informer d’un danger imminent ? Par les Six, pourquoi fallait-il qu’il se rende compte d’à quel point ils tenaient à eux maintenant ?!

Une pléthore d’images se forma devant sa rétine, comme un film projeté sur un écran gigantesque, mais dont les contours se perdaient dans un néant duquel il était impossible de définir un début, ou une fin. Un décor qui, inexplicablement, lui évoqua ces châteaux de sable s’effritant dès l’arrivée de la première vague.

Exactement comme lors de sa toute première série de vision exactes, réalisa Zane, sous le choc. Juste après sa chute des arbres géants, lors de la mission dont il était revenu avec une large plaie lui barrant la poitrine. La même impression de semi-conscience, comme une part de lui restant éveillée, presque le même environnement… La seule différence étant l’orchestre disharmonique hurlant ses accords monstrueux sous son crâne, formant l’hymne d’une symphonie terrible enfouie dans l’endroit le plus secret de son être.

Pas exactement ! On ne dirait pas d’autres visions, mais plutôt… Des souvenirs ?!

Son esprit se rebella, se heurtant à un inextricable sac de nœuds. Il ne reconnaissait que trop bien la scène se déroulant à la manière d’un spectacle de marionnettes morbides, et il refusait d’en contempler davantage ! Pas déjà, pas alors que les plaies de son équipe n’étaient même pas pansées ! C’était bien trop tôt !

Parvenant miraculeusement à dégager son bras, l’adolescent réunit l’ensemble de ses forces, décochant un violent coup de poing à l’aveuglette. Ses phalanges rencontrèrent une substance vaporeuse, pourtant assez solides pour propager une onde de choc le long de sa colonne vertébrale. La poigne enserrant sa gorge se relâcha, un glapissement étonné s’échappant de ses lèvres.

Son corps bascula en arrière, alors qu’il battait frénétiquement des bras, à la recherche d’un point solide auquel se raccrocher. Il voulut pousser un dernier cri affolé ; le son resta coincé au fond de sa trachée, précipité dans un précipice grouillant de présences inhumaines, inidentifiables, sans un bruit.


µµµ


Zane se redressa en un sursaut violent, vidé de ses forces, les mains pressées contre sa poitrine en une vaine tentative d’apaiser les battements tambourinant violemment contre sa cage thoracique. Un bête cauchemar, comme d’habitude, une manière pour son esprit d’évacuer la pression de ces derniers jours, aussi impressionnant cela ait pu être.

Juste un cauchemar, vraiment ? Ou une autre vision de l’avenir, comme cela semblait lui arriver un peu trop souvent durant son sommeil ? À peine cette piètre tentative de se rassurer vint-elle s’enrouler autour de son corps encore engourdi, cocon bienfaisant mais bien trop lointain pour être réel, Zane sut que cela n’avait rien d’une scène fantasmagorique. Contre toute attente, il était parvenu à retrouver la trace de l’homme encapuchonné, et plus encore à le rejoindre, par un tour de passe-passe qu’il ne s’expliquait pas. Il avait juste… suivi quelque chose lui rappelant étrangement cet inconnu, et de là, passer d’un plan de conscience à un autre lui avait parut tellement… simple ! Pour la première fois, aucun coup de pouce ne fut nécessaire. Il était entré dans ce lieu étrange, où semblait vivre ce type, sans que personne ne l’y force.

Certes, mais cela ne l’avançait pas tellement. Celui qu’il considérait comme un allié potentiel se retrouvait sous l’emprise de cette puissance dévastatrice, capable de contrôler la moindre parcelle de cette sorte de dimension parallèle – bien qu’instinctivement, Zane sentit que cela se compliquait grandement. Par les Six, si seulement Zair était réveillée, et s’il n’avait pas tant tardé à lui parler de l’inconnu, elle lui donnerait la réponse à ses questions, ou tout du moins une piste de réflexion ! Elle se trouvait tellement plus familière de ces drôles de chemins crées par le kaïru de Thiers que lui. Peut-être que s’il n’avait pas rejeté en bloc l’ensemble de son passé, un détail, une précision apprise durant les quelques cours reçus, alors qu’il détenait encore le rang de potentiel héritier de son père, aurait pu l’éclairer davantage.

Et ce satané mal de crâne qui revenait, évidemment… L’adolescent grimaça, posant une main sur son front douloureux. Comme si quelqu’un labourait les recoins les plus intimes de son esprit à l’aide de griffes voraces, sans pitié aucune pour l’individu qui devrait vivre avec par la suite !

Frissonnant brutalement, l’adolescent agrippa le rebord de la couverture, mâchoires serrées. Que se serait-il passé s’il n’avait pas eu la force d’expulser la présence intruse ? Serait-il devenu quelque chose comme son jouet, ou une larve souffrante n’exigeant que quelqu’un l’écrase pour que cesse la souffrance ?

Il chassa impitoyablement cette question, l’empêchant de le tarauder plus longtemps. Il était vivant, non ? En excellente santé, en dépit d’une jambe en piteux état. Et la menace d’une crise de nerfs monumentale. En somme, certainement pas de quoi l’inquiéter ! Pinçant les lèvres pour ne pas éclater d’un rire mauvais, Zane expira lentement, posant sa nuque sur le matelas, presque trop moelleux. Il n’avait pas le droit de se plaindre. Pas alors que Zair luttait toujours pour revenir à la réalité, à deux pas de là. Son équipe ne devait pas voler en éclat, certainement pas ! D’accord, Tekris était toujours prisonnier de Teos, et Zane ignorait complètement où il se trouvait. Mais il récupérerait son équipier, à tout prix, et les Radikors reviendraient sur le devant de la scène ! Il lui suffisait de recouvrer un peu de forces, et il utiliserait l’un de ses cercles pour le localiser précisément. En espérant qu’il veuille toujours obéir aux ordres d’un chef aussi peu…

Un léger ronflement monta des ténèbres, près du lit, le détournant de ses pensées avant qu’il n’ait pu les achever. La signature de Koz, évidemment. Il était donc venu. Et n’avait pas su tenir quelques heures de veillée, visiblement. Tournant la tête vers son vassal, le chef des Radikors détailla silencieusement les détails de sa silhouette, vaguement éclairée par la chiche lueur de la lune, filtrant à travers le large rectangle découpé dans la pierre. Assis sur le tabouret censément encombré des reliquats de vêtements, déposés là auparavant par un Ekayon consciencieux, le seul garçon des Imperiaz s’appuyait contre la cloison, parallèle, ou presque, au lit accueillant le second E-Teens. Ce dernier grimaça, hésitant à le secouer comme un prunier. Heureusement qu’il lui avait ordonné de surveiller les alentours pendant son sommeil !

Enfin, tempéra-t-il intérieurement. Koz obéissait presque sans discuter aux plus extravagants de ses ordres, et se pliait sans jamais protester aux règles de leurs jeux sous la couette. Écartant la couverture de sa jambe blessée, Zane la contempla mornement, n’esquissant pas un geste pour réveiller le combattant. Ses parents et ses sœurs devaient commencer à s’inquiéter de son absence. Ou tempêtaient parce que leur cher fiston, ou frère, devait certainement se trouver, une fois encore, accaparé par l’irascible extraterrestre. Cette pensée l’amusa vaguement, alors qu’il grimaçait, une vague de souffrance émanant de sa chair mutilée alors qu’il tentait de plier le genou. S’il pouvait frustrer l’insupportable blondinette de Diara, il voulait bien enchaîner Koz au fin fond du Vésuve pour qu’elle ne le revoie jamais !

Un subit doute l’étreignit, sa main tendue pour s’emparer du petit flacon d’antidouleurs – un truc naturel, paraissait-il, aussi efficace que n’importe quel autre substitut industriel ; simplement, cela mettait un peu plus de temps à agir. Eh bien, ce n’était pas Maya qui se retrouvait allongée dans ce satané lit, presque réduite à l’impuissance ! Pas plus de trois capsules à la fois, à avaler avec un grand verre d’eau.

S’emparant de la cruche déposée près de son oreiller, l’adolescent versa une bonne dizaine de petites gelées d’un vert presque fluorescents dans le creux de sa paume. Hésitant à tout gober sans autre forme de procès, l’adolescent se retint au dernier moment, prenant quelques précieuses secondes pour respecter en partie les indications de la jeune Stax. Serrant les mâchoires, il s’allongea de nouveau, prenant garde à descendre contre le tissu rembourré aussi doucement que possible. Plus qu’à patienter quelques minutes, et cela irait…

N’avait-il pas songé à un autre détail, tandis qu’il pestait joyeusement contre ces immondes petits machins gluants sans goût ? Ah, si. Est-ce que Koz avait parlé de leur relation… particulière à quelqu’un d’autre ? Teeny par exemple, la sœur dont il paraissait le plus proche, cela paraissait plausible.

Nan, pas tant que ça. Avouer qu’il se fait prendre par le type que Diara hait sûrement le plus au monde, après Lokar ? Et puis, que diraient papa et maman en apprenant que leur seul fiston a bien trop de goût pour son propre sexe pour leur donner des petits-enfants ?

Après tout, les adultes voulaient toujours devenir grand-parents, à un moment où un autre. Quoique, les mœurs de la planète d’origine des Imperiaz étaient peut-être aussi libres que sur certains coins de la Terre. Au final, Zane ne connaissait presque rien de cet endroit perdu dans un coin de l’Univers. Et puis, Diara était bien trop admirée par son paternel pour ne pas prendre le trône à la suite des souverains actuels… s’ils parvenaient à retourner sur leur planète. Et si Zane se décidait à rendre les fameuses bagues royales aux Imperiaz. Ce qui, il devait bien l’avouer, n’était guère prévu au programme pour le moment.

N’empêche que Koz n’avouerait certainement pas la raison de ses parfois tardives visites au chef des Radikors – bien que celui-ci lui ordonnât formellement de ne jamais passer la nuit auprès de lui. Repartir avant que le sommeil ne le gagne ; une règle essentielle à laquelle il tenait particulièrement. Enfin, sauf ce soir, mais la situation différait. Cas d’urgence, et toutes ces broutilles insupportables. Toujours était-il que Zane se savait extrêmement détesté par les Imperiaz. De plus, avouer que ce n’était certainement pas le vert qui regardait le plafond pendant leurs étreintes ?! La fierté des souverains en prendrait un sacré coup, eux qui se montraient aussi orgueilleux que leur dernière fille.

Définitivement, Koz ne pouvait pas avoir parlé de leurs rapports à sa famille.

Un léger ricanement franchit la barrière de ses lèvres. Lui, un adolescent débarqué du plus sombre recoin de l’Univers, méprisé par les siens, prenait un prince tout ce qu’il y avait de plus officiel ! Quelle sombre ironie de la vie intervenait, là-dedans ? Non pas que ce soit véritablement honteux, ou désagréable, de se laisser, eh bien, pénétrer par un homme, au contraire. Même s’il n’avait jamais testé le procédé, Zane savait à peu près comment satisfaire ses rares compagnons, alors il devait bien y avoir quelques avantages. Certains hommes se révélaient même propice à ce genre de pratiques, et ce n’était pas un regret de céder un instant l’avantage.

Ekayon, par exemple, et uniquement parce qu’aucun autre homme assez imposant pour l’impressionner sous la couette ne lui venait à l’esprit (enfin, il restait bien Tekris, mais il n’imaginait pas le colosse envisager seulement ce que pouvait être partager une relation autrement qu’amical avec quelqu’un). Eh bien, il n’y avait aucun mal à se laisser convaincre de lâcher les rênes face à une telle stature. Au contraire, son âge adulte assurait une certaine expérience, un savoir-faire acquérit à mesure de pratique. Et puis, de ce que Zane avait cru comprendre, entamer une relation avec une personne un peu plus jeune que lui ne le dérangeait pas outre-mesure, tant que l’écart n’était pas trop considérable.

De mémoire, le solitaire avait fêté récemment ses dix-neuf ans. Pas loin de l’âge de Teos d’ailleurs. Comme il était étrange de se figurer les deux hommes sous cet angle ! Zane ne lui donnait pas plus de dix-sept ans, tant il paraissait épargné par la vie. Et pourtant, il avait appris à comprendre que sous cette façade présentée au monde, l’intériorité du jeune homme était bien plus nuancée que cela, parsemée de questionnements et de doutes que le solitaire écartait pourtant avec brio. Tout comme il avait écarté Maya pour lui rendre le X-Reader de Lokar.

Zane, à comparaison, avait seize ans. Trois ans d’écart, ce n’était pas non plus énorme. Et encore, un peu moins. L’adolescent se tourna sur le flanc, sans avoir l’impression que la douleur de sa jambe ait diminuée d’un pouce. Des adultes du double de son âge avaient déjà tenté de l’attirer dans un coin sombre, et certainement pas pour jouer aux cartes, quand il vivait encore dans les quartiers mal famés, en quête d’un adulte capable de l’entraîner. Et que dire de ceux qui venaient vers sa sœur, cette dernière paraissant toujours plus jeune que son âge réel ? Et les Arènes, sur sa planète natale, envoyant en son centre n’importe qui pourvu que le physique fasse rêver les spectateurs ? Tous des brutes sans aucune sensibilité, cherchant seulement à assouvir les plus primaires sans prêter attention à la personne qu’ils avaient en face d’eux.

Ekayon ne se comportait certainement pas comme cela, oh non ! Sa si précieuse morale de combattant du bien n’envisagerait pas même ce genre de réalités. Lui devait être doux avec ses partenaires, sûrement. Zane étouffa un rire, derrière sa main dépourvue de gants, seules ses bandelettes safran recouvrant sa paume et ses avant-bras. Et dire que lui, il faisait très rarement montre de douceur envers ses partenaires ! Koz en étant le premier exemple. Le sexe était seulement un moyen de se vider la tête, d’évacuer ses frustrations. Rien n’incitant à la tendresse, en somme, et l’Imperiaz se pliait sans rechigner à cette réalité. Aucune forme de sentiments entre eux, évidemment, juste un rapport de dominant-dominé dans lequel chacun cherchait à retirer le maximum d’avantages.

D’accord, mais qu’est-ce que ça ferait de coucher avec quelqu’un par envie ? Sans qu’il n’y ait aucun sous-entendus derrière, pas uniquement le désir dans sa plus simple expression ?

Est-ce que Ekayon connaissait cet état si particulier, au sein duquel les individus ont uniquement en tête, comment les humains appelaient-ils cela, au fait ? La communion des corps et des esprits ? Une niaiserie de ce genre-là. Probablement, cela lui ressemblerait terriblement. Ou du moins voudrait-il satisfaire son partenaire avant son propre plaisir. Oui, avoir un rapport intime avec le solitaire ne devait pas être désagréable. D’autant que Zane adorait que l’on se préoccupe de sa personne. Quelqu’un devait se sentir important quand Ekayon s’avançait vers lui, pour l’étreindre tendrement. Sûrement était-ce agréable de sentir une fraction de l’assurance de l’homme déborder sur soi. Deviner ses mains glissant le long de son échine, pour venir effleurer… Enfin bref, pas la peine de brosser un tableau extrêmement précis !

Son front se plissa. Depuis quand cela le gênait-il de laisser dériver ses pensées ? Jusque-là, il prenait quelques minutes pour rêvasser, avant de chasser la totalité des images venues en tête d’un revers de main, pour retourner vaquer à ses occupations, l’esprit encombré de milliers d’autres considérations. Il n’y avait rien de dérangeant à imaginer le corps du solitaire pressé contre le sien, peut-être même contre ce matelas-ci ? Ou penser à ses lèvres effleurant les lignes de son corps étendu. Commencer à expérimenter le plaisir de cette manière avec Ekayon ne devait pas être si désagréable. Il lui suffisait de s’allonger et de faire confiance ; trop absorbé par sa morale, le jeune homme n’essaierait pas de profiter de son abandon, ou ne tenterait pas de lui faire le moindre mal, trop préoccupé par le plaisir mutuel. Mais cela lui plairait-il, à lui, d’abandonner totalement le contrôle d’une étreinte, qui plus est à un ennemi ? Non, certainement pas. Alors le dirigerait-il subtilement, lui indiquant par un mouvement précis de son corps quel endroit serait à éviter, et lequel le solitaire devrait-il privilégier.

Mais si les doigts du jeune homme rencontraient par inadvertance les cicatrices marquant son dos ?! Et s'il posait des questions sur celles parcourant son corps ?

Jamais il n’accepterait que quiconque ose lui poser la moindre question.

Ou bien le solitaire aurait-il la délicatesse de ne faire aucune remarque, se contentant d’ôter les vêtements superflus qui ne feraient que les gêner. Voir, caresserait ses cuisses tandis qu’il retirait lentement son pantalon, profitant de l’absence de remarques cinglantes pour accentuer la pression de son bassin sur le sien.

Zane se redressa brusquement, le souffle court. Par tous les tourments de l’Univers, qu’est-ce qui lui prenait ?! Il détestait Ekayon de toute son âme, et jamais, jamais, n’accepterait de se laisser toucher par un type dans son genre ! Jamais ! Son esprit, fatigué de devoir lutter sans cesse, devenait taré, voilà tout ! Un bête moment de dérivation stupide ! Non, même pas, un portait idéalisé brossé parce qu’il s’ennuyait ferme, c’était tout ! Il contrôlait ses pulsions, ceinturait ses désirs à la seule expression d’un besoin, d’un échappatoire ; toute autre forme de tendresse était à bannir. À trop s’habituer à la considération, on finissait toujours impitoyablement piétiné.

Essuyant d’un revers de main rageur l'humidité s’accumulant au coin de ses yeux, l’adolescent se redressa, secouant sans ménagement l’Imperiaz, toujours endormi. Bondissant sur son tabouret, Koz mit un petit moment à se souvenir de l’endroit où il se reposait, observant d’un air hagard la cloche de bronze déposée contre tout un coin de la petite chambre. Enfin, il cligna frénétiquement des paupières, interrogeant muettement le chef des Radikors.

– Viens dans le lit, ordonna ce dernier, maîtrisant sa voix pour l’empêcher de trembler, remerciant intérieurement les ténèbres masquant efficacement son visage. Je veux me changer les idées.

– Mais enfin, ce n’est pas sérieux, protesta Koz, se frottant les paupières, un lourd frisson remontant le long de son échine. Ta jambe…

– Je l’emmerde, ma jambe, rétorqua sèchement Zane, empoignant le poignet de l’Imperiaz pour le forcer à se pencher vers lui, à quelques centimètres de son visage. Ce n’est pas une stupide blessure qui va m’handicaper. Dois-je comprendre que tu refuses ?!

– Non, ce n’est pas du tout ce que je veux dire, s’empressa de démentir Koz. Seulement…

Il interrompit son explication dans un cri étranglé, plaquant une main sur ses lèvres. Achevant de déboutonner le pantalon de son vis-à-vis, Zane lui jeta un regard lourd de sens, souriant narquoisement.

– Si tu veux arrêter, dis-le maintenant, susurra-t-il, refermant sa main sur l’entrejambe de l’Imperiaz. Sinon, je crains que ce ne soit trop tard.

Seul le silence lui répondit. Satisfait, l’adolescent pressa le poignet du jeune homme, l’incitant à descendre pour se retrouver à sa hauteur, plaquant ses lèvres contre celles de son partenaire.

Effacer l’image d’un Ekayon dévêtu – et terriblement bien formé – était vital…


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Bonjour, ou bonsoir !


Comme d’habitude, j’espère que ce chapitre vous aura pli ! N’hésitez pas à laisser un commentaire pour dire ce que vous en avez pensé, les retours sont toujours bien motivants ! Dans le prochain chapitre, nous prendrons quelques nouvelles de Tekris, et par extension du Dôme !


Sur ce, bonne journée, ou soirée, et à bientôt !




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