L'Arche du Péché

Chapitre 37 : Traquenard

12429 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 31/08/2021 21:31

Traquenard


 – Alors là, c’est l’histoire la plus folle que j’ai jamais entendue, souffla Koz, complètement perdu.

Pour le coup, Zane ne put que l’approuver, ne trouvant guère les mots suffisants pour exprimer son étonnement. Tout ce que son cerveau, décidément trop fatigué à son goût, retenait du dense récit de sa sœur, était qu’elle était parvenue à se guérir comme une grande, échapper à une puissance meurtrière qui la traquait et sûrement apparentée (au minimum) avec celle ayant détruit sa forteresse, et qu’elle avait vu des images venues d’un passé lointain – même si, contrairement au reste, elle ne se montra guère prolixe à ce sujet.

Si ce n’était pas sa propre sœur qui venait de lui livrer, munie d’une assurance à toute épreuve et d’une excitation équivalente, des détails bien trop précis pour être remis en doute, il se serait mis à douter de la sanité mentale de la jeune femme.

Assis en tailleur, à même les lattes magnifiquement lustrées de la chambre d’Ekayon, l’Imperiaz glissa pour la énième fois la main dans son épaisse chevelure bleutée, son regard d’or passant de Zane (duquel il attendait une réponse claire) à Zair (qui pour sa part ne cessait pas non plus de le dévisager, refusant de croire qu’il pouvait tout entendre désormais, et ce malgré l’assurance de son frère). Un bref instant, Zane se sentit presque compatissant envers l’adolescent.

Après tout, de même que Tekris (penser à son coéquipier, au sort encore incertain, serra douloureusement sa poitrine), l’Imperiaz figurait parmi les victimes collatérales de leur passé, totalement étranger à un univers qui, au contraire, ne laissait guère partir ceux qui en prenait connaissance. Maintenant, il allait devoir réfléchir à un moyen de préserver Diara et Teeny de la fureur destructrice du Dôme. Jusque-là, leur implication dans les évènements récents restait terriblement minime, et elles étaient ignorantes de ce qui se tramait derrière les apparitions distancées des Radikor, ou les missions kaïru à effectuer. Mais leur frère se trouvait à présent dans la mélasse jusqu’au coup. Les deux jeunes femmes ne tarderaient pas à l’être également si Zane n’imposait pas ses règles maintenant. Son mépris des Imperiaz crevait toujours les plafonds, mais de la capture catastrophique de Tekris, l’adolescent retenait malgré tout une leçon, qu’il ne pouvait nier : sa position de chef des Radikor, plus que supérieur d’un duo de subalternes, le rendait responsable de ses coéquipiers d’une certaine manière, même si ceux-ci savaient se débrouiller seuls en temps normal. Et si son élévation au rang de maître des E-Teens renforçait encore cette part du pouvoir qu’il détenait, chacune de ses actions engendrait des répercussions directes sur son équipe, mais aussi sur les Imperiaz, également à son service.

S’il ne se forcerait jamais à les apprécier (taper la discussion avec Diara ?! Quelle horreur ! Autant finir dans les geôles du Dôme, avec Teos comme seigneur des cachots), il se devait de s’assurer de leur intégrité, au moins pour pouvoir continuer à récolter les sources alimentant son pouvoir.

Par les Six, heureusement que Zair avait insisté pour déplacer les réserves de kaïru contre son avis ! S’il ne l’avait pas écouté, il se serait retrouvé totalement démuni face à la destruction de son repaire. Bon, sa position n’était pas exactement plus enviable, mais cela valait mieux que rien. Ne restait plus qu’à programmer une petite expédition pour récupérer au moins une partie de leurs réserves.

Dépité, le chef des Radikor posa une main sur sa cuisse, juste au-dessus de l’épais bandage la maintenant. Dans son état, difficile de se rendre en personne sur les lieux de l’attaque, et encore moins pouvoir évaluer les dégâts de ses propres yeux. Certes, interroger Koz lui avait permis de se faire une idée plus ou moins précise de l’ampleur de la destruction, mais il préférait toujours se déplacer en personne quand une entité inconnue particulièrement puissante décidait de réduire son domaine en cendres à coups de déflagrations surpuissantes.

Sa blessure n’allait certainement pas non plus l’aider à récupérer son coéquipier. Plus les heures défilaient, impitoyables, plus les chances de mener une offensive contre l’équipe daminienne avant qu’elle ne rejoigne le Dôme s’amincissaient. Et si jamais Teos parvenait à ramener son coéquipier sur leur planète natale, celles de le tirer des griffes de cette société plus corrompue encore que les humains tanguait dangereusement entre ridicules et nulles. Pourtant, il n’avait jamais reculé devant quelconque difficulté, et cette situation ne ferait pas exception. Mais contrairement à ses habitudes, il lui fallait considérer tous les tenants et aboutissants avec attention. S’attaquer à un aussi gros poisson nécessitait de le ferrer avec plus de fermeté encore. Malheureusement, toutes les solutions se présentant à son esprit ne lui augurait au mieux que des difficultés insurmontables. Le plan le moins létal pour sa coéquipière et lui, serait de capturer Adriel ou Saïn, puis de l’échanger contre Tekris. Avec l’appui de Koz, une petite discussion avec Maya pour perfectionner les détails d’un tel guet-apens, quitte à l’informer des particularités de la brune (comme par exemple d’insupportables marionnettes vidées de toute conscience), peut-être restait-il une petite chance d’aboutir à un résultat satisfaisant.

Sans compter qu’Ekayon serait toujours là pour les couvrir en cas de besoin, et le solitaire connaissait désormais la majorité des ficelles à l’œuvre chez leurs ennemis. Oui, Ekayon restait un bon choix.

– On peut savoir pourquoi tu souris bêtement ? demanda soudain Zair, méfiante. Notre situation n’a pas grand-chose d’amusant.

– Je ne souris pas. Et puis, ce n’est rien d’important, marmonna son frère, lançant, sans raison particulière, un regard particulièrement scrutateur en direction de Koz, qui provoqua la crispation de l’intéressé. Dis-moi, pourquoi es-tu venu à la forteresse, un peu plus tôt ? Quand où je t’ai contacté. Il ne me semble pas qu’une réunion avec ton équipe soit prévue, ni de relique détectée.

– Oh, ça, ce n’est rien de très compliqué. J’étais en train d’aider maman à préparer le repas du soir, en attendant une nouvelle convocation pour livrer mon rapport sur ma surveillance (peu convaincue, Zair, penchée au-dessus de la cuvette remplie avec laquelle elle ôtait les dernières traces de sang de sa peau, échangea un regard équivoque avec Zane. Approbateur, celui-ci se contenta d’un bref hochement de tête à son attention. Bien sûr que cela signifiait que le jeune prince préparait seul la pitance de sa famille, avec sa mère pour superviser, peut-être). Et tout à coup, nos X-Readers se sont complètement affolés, au point que les bipeurs crevaient le plafond tellement ils sont montés en flèche ! On a vérifié nos écrans, en pensant qu’il s’agissait d’une relique kaïru particulièrement importante, et c’est là que j’ai remarqué que le détecteur indiquait les environs de la forteresse. Sauf qu’elle avait quelque chose de bizarre, en plus d’y en avoir des tonnes, c’est que ça ne ressemblait à rien de connu. Maintenant je sais pourquoi… Mais bref. Diara était pour rester chez nous, après tout, peut-être que vous testiez une attaque en vue d’attaquer le Redakaï, ou quelque chose comme ça, et que vous n’aimeriez pas être dérangé en pleine expérience. Elle fait de gros efforts pour se maîtriser, vous savez !

Absolument pas de cet avis, Zane haussa une arcade sourcilière fatiguée. Eh bah qu’est-ce que ça serait si elle se laissait aller à son insupportable caractère tiens. Autant énoncer que Diara espérait que les Radikor aient fait une erreur de manipulation, et que le kaïru leur ait sauté au visage, les rayant de la surface du globe pourvu que les Imperiaz fermaient généreusement les yeux sur l’incident.

– Mouais. Même si le kaïru obscur est une source fantastique d’énergie, je ne me considère pas aussi timbré que Lokar pour tenter de tripoter sa structure comme il l’a fait. Enfin, pas encore.

Achevant de se frictionner vigoureusement, sa veste maculée de sang remplacée par un kimono d’entraînement monastèrien, Zair éclata d’un rire franc, sans paraître se soucier d’attirer l’attention de la myriade d’ennemis autour d’elle.

– Oh, te donne pas un genre : si tu avais eu la recette exacte et le temps, tu te serais empressé d’essayer de reproduire les expériences de Lokar.

– Non, grogna l’irascible extraterrestre, boudeur. Je suis un peu plus prudent que ça.

– « Prudent », rien que ça ?!

Haussant les épaules, un sourire ironique aux lèvres, Zair n’insista guère, s’appuyant sur la commode du solitaire pour s’y asseoir, jambes croisées. Koz, pour sa part, se garda bien d’ajouter quoi que ce soit, mais son expression purement approbatrice ne laissa aucun doute quant à son opinion. Un bref instant, Zane attendit, les muscles tendus et les cellules grises prêtes à concocter une réplique acerbe sur-le-champ à la réflexion ironique qu’Ekayon ne tarderait pas à lui envoyer à la figure. Presque déçu de ne rien entendre, il se morigéna vigoureusement. Comment quelqu’un d’absent pourrait-il répondre quoi que ce soit ? Et puis, c’était plutôt reposant de ne pas avoir à se tenir sur ses gardes, à l’affût d’une remarque brutale ou moqueuse.

– Passons, ou je vais vous égorger avec les dents, marmonna-t-il sèchement, s’efforçant de rassembler autour de lui sa dignité outragée. Continue ton explication, Koz, et tout de suite !

– Oui, bien sûr, déglutit l’intéressé, tapotant nerveusement le sol de ses ongles rongés jusqu’au sang. Donc, Diara ne voulait pas bouger, mais Teeny et moi avons pensé que peut-être, au contraire, c’était le signe que quelque chose de grave se passait là-bas, et qu’il fallait sûrement vous apporter un petit coup de main. Pas qu’on vous pense incapables de gérer seuls la situation, mais c’était notre devoir, et la menace de…

– Abrège. Donc, vous vouliez venir quand même. Et ?

– Désolé, désolé. Après avoir discuté pendant un moment, et contre nos parents qui approuvaient tout ce que déclarait Diara (à cette évocation, une ombre amère passa sur le visage de l’Imperiaz, sa voix se teinté d’une rugosité humide sans qu’il ne paraisse s’en apercevoir), on a décidé, avec Teeny, qu’elle resterait avec le reste de la famille, pendant que j’allais jeter un petit coup d’œil. Et c’est là que j’ai vu la forteresse détruite, sans vous. Alors, j’ai commencé à fouiller les environs, au cas où un indice apparaîtrait, n’importe quoi pour comprendre ce qu’il s’est passé, ou au moins avoir une idée de votre localisation. J’allais partir annoncer la nouvelle aux autres, quand j’ai entendu ta voix dans ma tête, m’ordonnant de filer au monastère au plus vite. J’ai d’abord cru que je devenais complètement timbré, mais à tout hasard, j’ai quand même obéi.

– Et avec raison, approuva le chef des Radikor. C’est alors que tu m’as ramené ce drôle de bouquin, récupéré dans la chambre d’Ekayon, termina-t-il, levant l’ouvrage en question.

– Exact, confirma l’intéressé, souriant fièrement. Juste après le départ de cette fille, Adriel.

– Il parle de quoi, ce livre ? questionna Zair, penchée en avant, le regard brillant d’intérêt.

– Aucune idée, je ne l’ai pas ouvert. J’ai été… occupé. Et puis, j’ai trop mal pour lire.

– Donne.

Trop heureux de se débarrasser de la corvée d’une lecture que la raison cataloguait comme capitale, mais dont il n’éprouvait guère l’envie de s’en charger, Zane lui lança le livre, rattrapé au vol par l’adolescente qui lâcha un presque inaudible « merci ». Elle entama sur-le-champ sa lecture dans un silence presque religieux, calée dans une position qui lui paraissait pourtant des plus inconfortables.

– Au risque de casser l’ambiance, tu es sûr de ne pas avoir été suivi ? reprit Zane, sa sœur complètement désintéressée de la discussion en cours.

– Heu… Je ne crois pas, enfin, je n’ai vu personne en tout cas. Pourquoi ?

– Eh bien, commença Zane, s’efforçant avec peine de choisir les bons mots, disons que j’aurais deux missions à te donner. J’ai du mal à croire qu’Adriel, avec ses marionnettes, ou même Teos, ne t’aient pas repéré si cette attaque était orchestrée avec leur concours. Dans le cas contraire, tu es en tout cas trop proche de notre équipe pour que ton existence reste ignorée très longtemps encore. Si elle n’est pas déjà connue. Et ta présence ici, juste après les… derniers évènements, est encore plus suspecte.

– Qu’est-ce que tu essaies de me dire ? coupa Koz, alors qu’il essayait de dissimuler un tremblement nerveux.

– Eh bien, reprit Zane, doigts croisés devant lui pour s’empêcher de les tordre, je t’interdis de retourner auprès de tes sœurs et de tes parents jusqu’à nouvel ordre. Laisse-moi parler, ou tu passes par la fenêtre ! Le risque qu’elles soient impliquées dans cette fâcheuse histoire reste minime, comme elles ne se sont jamais attardées à la forteresse, mais si jamais toi tu es dans le viseur des Daminiens, elles risquent de devenir des cibles de choix pour nos ennemis, plus vulnérables encore comme elles ignorent ce qui se trame dans l’ombre. Tu continueras à habiter au monastère temporairement, le temps de régler cette foutue histoire et qu’il n’y ait plus de danger. Tu comprends ?

– Non, pas du tout ! Si le danger est aussi grand que tu le dis, je dois au contraire les avertir et les protéger !

– Certainement pas ! Trop de monde connaît déjà des détails qui auraient dû rester secrets ! Tout ce que tes sœurs, et en particulier Diara – ne fais pas cette tête, tu sais parfaitement que j’ai raison –, feront, c’est complexifier encore une situation déjà assez délicate comme ça.

Zane expira lentement, s’exhortant au calme. Trop fatigué mentalement pour se mettre réellement en colère, le seul résultat qu’il obtiendrait en se laissant aller serait la frustration de ne pas pouvoir s’exprimer de manière aussi explosive et autoritaire qu’il le souhaitait. Rien d’utile pour sa crédibilité en somme.

– C’est la meilleure solution, à défaut d’être idéale. Le débat est clos.

– Juste…

– Koz… gronda Zane, mobilisant toutes ses forces pour lui adresser un regard mauvais convaincant.

Suffisamment clair, en tout cas, pour que l’Imperiaz se taise instantanément, le nez baissé vers ses pieds.

– Bon, voilà qui est fait. La deuxième chose que tu feras, c’est, quand nous serons sûrs que la menace n’est plus directement portée sur la forteresse, est accompagner Zair. Elle t’indiquera le chemin, et tu suivras ses directives comme si elles venaient de ma propre bouche, c’est bien compris ? Sans poser de questions inutiles. Dès que je serai rétabli, nous pourrons commencer à organiser la contre-attaque, et nous avons besoin de quelque chose resté sur place. Non, plutôt à l’instant même où je pourrais tenir sur mes pieds.

– En parlant de temps, intervint Zair, levant enfin les yeux du livre, je crains de devoir te contredire, mon frère.

Interloqué, et pas uniquement parce que, pour la première fois depuis des années elle l’appelait « frère » en public, Zane tourna si promptement la tête en sa direction qu’il sentit les os de sa nuque craquer. Elle n’allait pas recommencer à jouer la crise d’adolescence maintenant, si ?! Pourtant, sauver Tekris de leurs agresseurs restait leur priorité numéro un, et pour cela ils devaient récupérer l’énergie kaïru entreposée dans leur ancien repaire.

– Alors si, parce que je ne laisserai pas Koz seul là-bas, rétorqua-t-il, dents serrées. Le X-Reader de Lokar est toujours en ma possession, grâce à l’enfer, mais ça ne suffira pas éternellement.

– Sur ce point, je suis d’accord avec toi, mais je veux dire que je ne peux pas l’accompagner. Tu pourras envoyer Ekayon, ou même Maya. Quoique, celle-là, elle risque de cracher tout ce qu’elle peut au Redakaï.

– Zair, arrête de tourner autour du pot, ça m’énerve.

– Bon, très bien, ne te fâche pas, ce n’est pas bon pour ta blessure, tempéra l’adolescente, mains levées en signe d’apaisement. J’ai bien réfléchi à tout ça, et j’ai peut-être un plan pour arracher Tekris de Teos, des Hiverax, ou tout autre pauvre inconscient qui ne comprendra pas ce qu’il lui arrive quand je lui tomberai dessus avec mon arsenal kaïru !

Koz amorça un mouvement de recul, ses iris nerveux plaqués sur la porte de la chambre.

N’insistant pas sur la colère de sa coéquipière, Zane lui fit signe de continuer, passant le dos de sa main sur son front trempé de sueur. La sensation de sa peau, nue, contre son front, lui arracha une grimace de dégoût, qu’il tenta de dissimuler à ses camarades. Ce n’était pas le moment de trahir plus de faiblesses encore, dusse-t-il haïr la sensation du toucher sur son corps. Sauf au lit, à la limite. Et encore, avec la brutalité habituelle de ses étreintes, le contact n’était pas sa priorité.

– Avant toute chose, nous ne serons pas en mesure de poursuivre nos ennemis tout de suite.

– Et pourquoi pas ? rétorqua Zane. Si nous attendons plus longtemps, ils vont l’emmener au Dôme, et ce sera mission impossible pour nous de le récupérer !

– Si tu commences à m’interrompre, ça risque d’être très long, rétorqua Zair. Alors pour une fois tais-toi et laisse-moi finir.

Pas impressionné pour un sou, Zane se tut néanmoins, le dos tendu à craquer.

– Je vais avoir besoin de quelques jours pour tout mettre en place. Ce sera probablement suffisant.

– Et est-ce que Tekris aura autant de temps ? demanda timidement Koz, un doigt levé comme pour demander la parole.

– Il ne sera pas tué tout de suite, c’est notre seule certitude. Teos est un sadique, il aime prendre son pied en regardant se victimes se débattre (Zane approuva silencieusement, songeant à la manière dont le Daminien s’était amusé à le briser dans la grotte des Hiverax.). L’éliminer tout de suite, ce serait presque faire preuve de compassion, or il leur a causé trop de problèmes pour ça. Mais je ne sais pas combien de temps ils sont prêts à attendre, alors on va tous se dépêcher, aussi vite que possible.

Aucun des deux garçons ne fut dupe. Tekris ne serait pas tué sur-le-champ, mais, victime des pulsions des Daminiens, il pouvait souffrir entre leurs mains. Zair comprenait tout autant ce qu’impliquait ses paroles, son visage pâlissant dangereusement. Mais sa voix ne tremblait pas quand elle continua.

– Le Dôme est peut-être insaisissable, mais il possède plusieurs planètes, au sein des recoins les plus sombres de l’Univers, qui font office de base pour les rares combattants capables de quitter son enceinte. Des sortes de lieux délaissés par tous, et qui leur offrent une liberté d’action indécente. Tekris a peut-être été amené sur l’un d’entre eux, afin que Teos puisse extraire de lui toutes les informations qu’il désire.

– Donc, notre prochaine action sera ?

– Zane, tu as déjà prouvé être capable de localiser qui tu souhaites, pourvu que tu aies une idée précise de ce à quoi ils ressemblent. Est-ce que tu peux refaire ce, euh, truc ?

– Pas en ce moment, grinça l’intéressé. Mais une fois reposé, et avec la quantité de kaïru adéquate, peut-être. J’ai pour habitude de me contenter des personnes habitant sur la planète où je me trouve, enfin, si je m’entraîne le temps que tu sois occupée, ça devrait aller.

– Ça suffira. Je sais que tu peux le faire. Et prévois pour davantage qu’une seule reconnaissance, nous allons peut-être devoir suivre nos ennemis à la trace.

– Compris. Je m’entraîne immédiatement.

Koz lâcha un glapissement surpris devant l’apparente soumission de l’adolescent, néanmoins, il eut la présence d’esprit de ne pas insister sur cette docilité inhabituelle.

– Et moi, qu’est-ce que tu veux que je fasse ?

– Parce que tu comptes venir avec nous ? s’étonna sincèrement Zair, paraissant enfin se souvenir de sa présence. Tu sais les risques que tu encoures ? Il y a toujours une chance pour que Adriel, avec son arsank, ait pu aller récupérer quelques renforts. Tu pourrais ne pas revenir.

– Bof… Quitte à m’éloigner de mes sœurs, autant se rendre utile.

– Si tu le dis. Prépare tout ce qu’il faut pour un voyage dans l’espace, genre, quelques semaines ? Au cas où.

– Qu’est-ce que tu mijotes ? intervint Zane.

– Ekayon est de notre côté, non ? Alors je vais lui dire que je compte emprunter le vaisseau de son Maître pour quelques temps. En réutilisant les matériaux qui étaient destinés à la reconstruction de la forteresse, je pourrais le renforcer si nécessaire, et si par miracle je parviens à récupérer la statuette que j’ai perdue pendant la bataille, nous pourrons faire en sorte qu’elle alimente le vaisseau dans son ensemble. Ça donnera une force de propulsion idéale pour notre plan !

– Mais ça implique de retourner sur les lieux de l’attaque !

– Zane, ça fait des semaines qu’en plus de gérer l’organisation des récoltes et les missions, nous ne faisons, à côté, que réagir aux offensives de Teos et de ses deux comparses. Presque chaque fois que nous avons essayé de reprendre un peu le dessus sur eux, ça a failli mal se terminer pour nous. Pour une fois, je veux agir de mon propre chef, et mettre à disposition un réel avantage que nous détenons sur nos adversaires ! Sans compter que je refuse catégoriquement de laisser Tekris à leur merci si je peux l’en empêcher !

Agacé de ne trouver aucune contestation à ses déclarations, Zane se contenta d’un grognement fâché, croisant les bras sur sa poitrine.

– Je suppose qu’ils ne s’attendent pas à ta guérison miraculeuse, admit-il du bout des lèvres.

Par les Six, ce que ça écorche la gorge ! Tout ça c’est de la faute d’Ekayon ! S’il ne s’était pas mêlé de toute cette histoire, rien n’aurait basculé aussi vite, et aussi totalement !

Bon… Peut-être surestimait-il l’importance du solitaire, après tout. Mais s’il ne trouvait pas quelqu’un sur qui se défouler un peu, même en son absence et mentalement, il allait finir par fumer les lattes du parquet pour se calmer ! Se concentrer pour réfléchir de manière logique, et raisonnable, pompait déjà assez ses nerfs à vifs pour qu’on ne lui demande pas de rester raisonnable sur tous les plans.

– Très bien, j’admets que l’idéal serait d’agir pendant que les Daminiens nous croient encore hors d’état de nuire.

Coupée en pleine argumentation, soigneusement préparée au creux de sa caboche si Zane se fiait à son niveau d’incrédulité, Zair le considéra comme si elle le voyait pour la première fois. Malgré tout ravi d’être parvenu à la décontenancer, le chef des Radikor consulta son niveau d’énergie sur son X-Reader, déçu du résultat affiché. S’il voulait accomplir sa part du travail, une éternité de sommeil ne serait pas de trop.

– Eh bien, finit par reprendre Zair, une fois remise de sa surprise, je ne sais pas si ça va vraiment fonctionner, mais je ne vois pas où trouver un vaisseau convenable dans le laps de temps qui nous est accordé. J’ai pensé à voler le X-Scaper, mais sa disparition se remarquera encore plus vite que celle du vaisseau d’Atoch.

– Tu ne pourrais pas juste aller dans les… Chemins, et remonter le temps ? demanda Koz, trop embarqué malgré lui dans les délibérations pour prendre garde à son statut d’inférieur.

– Oui, mais j’ai seulement assisté à une scène sans l’influencer d’aucune manière, et c’est un exploit que je ne saurais certainement pas reproduire. Tout ce qui s’est passé, était uniquement instinctif : une force extraordinairement puissante en avait après moi, et j’ai fui dans les Chemins en essayant de trouver refuge là où il ne pourrait pas m’atteindre. Pareil pour ma guérison, je me suis retrouvée guidée par mes sentiments, mes désirs, qui ont pris une proportion inimaginable jusque-là, pour réussir à lutter et à m’échapper de ce traquenard. Je savais juste que j’avais besoin de plus de force, et ce n’était possible qu’en retrouvant mon intégrité physique passée. Je n’ai pas réfléchi plus que cela, au final. Alors remonter volontairement dans le temps comporte trop de variables incertaines pour que je risque la vie de Tekris.

Pour le coup, Zane comprenait parfaitement les explications de sa coéquipière. Combien de fois lui-même avait-il utilisé sa haine et sa rage de domination, parce qu’il savait en avoir douloureusement besoin pour surmonter le reste de ses émotions ? Le schéma de réflexion de Zair restait très similaire au sien.

– Après, je n’exclus pas de m’entraîner pour atteindre un résultat similaire.

– On en reparlera, grogna Zane, sans chercher à cacher son désaccord.

Perdre Tekris lui suffisait amplement, il ne comptait pas laisser Zair disparaître dans un endroit où, contrairement à son coéquipier, il était certain de ne parvenir à la récupérer. De longues secondes durant, sa sœur se tut, le regard perdu dans le vague tandis que Zane pouvait sans peine imaginer les rouages de la réflexion se mettre en marche derrière ses yeux pâles. Finalement, elle redressa la tête, plantant son regard dans l’onyx des iris de son frère, brûlante d’une détermination que, de mémoire, il ne lui semblait pas avoir déjà aperçu en elle. À croire que son orgueil avait été piqué tout aussi brutalement que le sien par leur échec cuisant contre les Hiverax. Quelque chose changeait en elle, quelque chose d’aussi lumineux qu’un phare dans la nuit maintenant qu’il y prêtait attention. Une certaine assurance trahie par sa posture, sa façon de parler. Non, ce n’était pas exactement ça. Plutôt un manque de soumission, à défaut de trouver meilleur terme. Pourtant, elle ne remettait pas en cause les déclarations de son chef d’équipe, ne cherchait pas non plus à le surpasser ou à prendre sa place, réalisa-t-il avec surprise, incapable d’analyser ses propres sentiments qui résonnèrent quand il arriva à cette drôle de conclusion.

S’il ne fut toujours pas convaincu de la réussite d’un plan aussi bancal, il se força à accorder sa confiance à sa coéquipière, en particulier en ce qui concernait ses limites. Alors il se tut, la regardant nouer ses cheveux en une tresse serrée pour qu’ils ne la gênent pas, inexplicablement bouleversé.

– Avant que je ne parte retrouver Ekayon pour qu’il me donne les clés, il y a quelque chose que je dois te dire, Zane, reprit enfin l’adolescente. Je ne sais pas si ça te sera très utile, mais j’ai la conviction qu’il est plus que temps que je t’en parle. C’est à propos de ton espace-temps, il est… très particulier.

– Preuve que je suis spécial, non ? tenta de plaisanter Zane, mal à l’aise, tandis que Koz ajustait les oreillers dans son dos, soulevant avec précaution sa jambe blessée pour la caler.

Penser que Zair, derrière les compétences qu’il lui connaissait, détenait la capacité de lire en lui plus profondément qu’il ne le souhaitait ne cessait de le déranger. Il avait beau se sentir un peu fier de découvrir l’évolution de sa sœur, en dépit d’une pointe envieuse en constatant sa ô combien meilleure maîtrise de ses nouveaux dons, il ne parvenait pas à se détendre complètement. D’autant que sa compréhension des informations qu’elle réussissait à récolter rien qu’en observant son espace-temps restait très superficielle. En plus de sa fierté blessée de se trouver percé à jour, si les talents de sa sœur continuaient à se développer. Il ne voulait surtout pas qu’elle découvre tout à son sujet, oh non.

– Là, ce n’est pas seulement être spécial, déclara enfin l’adolescente, perdant de sa superbe. C’est un sujet que l’on ferait mieux d’aborder en privé, assura-t-elle, observant leur auditoire avec insistance.

Zane ne put que l’approuver. L’apparent dévouement de l’Imperiaz, et l’espèce de pacte passé dans la chambre à coucher de l’irascible extraterrestre ne suffisaient pas à endormir suffisamment sa méfiance pour oublier qu’avant tout, leurs équipes restaient adversaires. Peu importe les chamboulements de rangs produits ces derniers mois, Diara refuserait toujours de considérer Zane comme son supérieur autrement que contrainte et forcée. Si Koz garderait éventuellement le silence, craignant une punition violente et définitive, ou encore que leur relation sous les draps soit révélée au grand jour (en un sens, Zane aurait savouré l’expression certainement horrifiée des parents, sans parler de ses sœurs), il ne résisterait certainement pas à un interrogatoire poussé de sa famille. Plus encore si cette infernale Diara se mettait à exiger des réponses devant leurs géniteurs, sans cesse de l’avis de leur petite dernière blonde. Or, Zane avait tout sauf envie de voir sa vie privée plus déballée encore qu’elle ne l’était déjà devant les oreilles, particulièrement douées pour interpréter selon leurs propres règles, des Imperiaz.

– Comme tu voudras. Koz, sécurise le périmètre autour du monastère. Tomber nez à nez avec Adriel figure en dernière place des choses que j’ai envie de subir. Reste prudent, et si tu trouves le moindre détail suspect, reviens ici faire ton rapport.

Koz s’inclina brièvement, sans desserrer les lèvres, comme vexé. Zane soupira intérieurement, peu désireux de gérer les états d’âme de tous ses combattants à la fois. Se faire renvoyer de la pièce où se tenaient les plus importantes décisions, il voulait bien admettre que c’était humiliant. Sauf que, en dépit de leurs moments intimes, Koz devait bien se douter que son supérieur ne le laisserait pas accéder à plus de privilèges ! Pas une fois Zane n’avait laissé planer le doute quant à la nature de leurs ébats : ce n’était rien de plus que du sexe entre adolescents en manque d’attention, dont le seul privilège était le silence sur leurs petits accords.

De là à se retrouver admis dans le conseil restreint des Radikor, il restait un gouffre !

Enfin. Au pire, il prendrait le temps d’engager une discussion sérieuse avec le prince à ce sujet. Non pas qu’il se fasse des idées mirobolantes de félicité et de plaisir éternel, mais il était hors de question que l’Imperiaz rêvât à des bêtises que Zane ne lui accorderait jamais.

Oh… Pourvu que son orgueil de prince ne se soit pas mêlé de la partie. Si Koz commençait à établir des plans sur la comète (et s’il croyait détenir l’ascendant ?! Non, Koz était trop simple pour que Zane ne le repère pas rapidement, s’il essayait de jouer un double-rôle), la frustration devant ce qu’il pouvait réellement obtenir risquait de le pousser à commettre des erreurs… préjudiciables dans la situation actuelle.

Lâchant un soupir dépité, Zane laissa sa tête retomber contre la cloison de bois. Céder à une pulsion et mettre Koz dans son lit, avec le recul, avait été stupide. Certes, ils passaient du bon temps ensemble, et si le besoin s’en faisait sentir le prince ne refusait jamais de le rejoindre dans ses appartements. Mais n’avait-il pas, malgré lui, fait des promesses implicites auxquelles croyait le jeune prince ?

Ou pire, songea-t-il, son sang se glaçant dans ses veines. Koz ne s’était-il pas persuadé d’apprécier leurs étreintes brutales, juste pour supporter une situation qu’il se trouvait forcé d’endurer ? Croyait-il ne pas avoir le choix de rejoindre Zane sous les draps ? Il était toujours celui qui venait vers l’Imperiaz pour lui intimer l’ordre de le rejoindre, associant son absence de protestation à un consentement logique. Et puis, la première fois, Koz n’avait pas refusé de coucher avec lui, n’avait pas dit non. Il avait bandé comme tout le monde, après tout, il avait joui tout comme lui, et criait encore de plaisir aujourd’hui !

Mais est-ce que cela signifiait pour autant que Koz appréciait ? Il ne détestait pas, non, mais la frontière entre la soumission et l’obligation restait poreuse. Même si Zane ne se souvint pas l’obliger verbalement à quoi que ce soit, et ne trouvait aucun intérêt à contraindre ses partenaires. Un peu de défi, certes, mais avec le consentement des deux parties. Qui sait si son comportement n’avait pas, au contraire, envoyé un message contraire à ses intentions ? Avait-il… abusé de son pouvoir pour obtenir les faveurs du prince ?!

Étouffant un gémissement angoissé, l’adolescent se prit la tête à deux mains, ne se souciant plus de la réaction de Zair, attendant toujours patiemment qu’il reprenne la parole. Et lui qui s’était juré, au fin fond de son être, de ne jamais ressembler à son père, qu’était-il devenu ?! Plus le temps passait, plus il répétait les schémas de son enfance, finissant par devenir une pâle copie de l’homme qu’il haïssait le plus au monde. Pour un peu, il en aurait pleuré de rage !

Était-il condamné à être un enfoiré complet, parce que celui l’ayant engendré en était un ?! Quel genre de monstre devenait-il ? Et dire qu’il avait cru que le X-Reader de Lokar serait la clé de la victoire !

– Zane, est-ce que tu vas bien ? murmura doucement Zair. Si tu es fatigué, on peut reprendre cette conversation tout à l’heure.

– Je crois que j’ai commis une monstrueuse erreur, souffla faiblement l’adolescent. La plus ignoble des erreurs, que je m’étais juré de ne jamais reproduire. Il va falloir que j’ai une discussion sérieuse.

– Je ne comprends pas très bien, là. Tu m’inquiètes…

– Je t’en supplie, Zair, continue ton explication sur l’espace-temps. Raconte n’importe quoi, mais dis quelque chose. J’en ai besoin, maintenant, acheva le chef des Radikor, luttant pour contrôler le flot d’émotions.

Ce n’était pas le moment de se souvenir, de se laisser aller au chagrin, ou à la colère, pour ce qu’il en savait. Tout ce qu’il voulait, c’était penser à autre chose qui pourrait le détourner de ses réflexions, révélant une part de son être bien plus sombre, plus méprisable qu’il ne le croyait d’abord.

– Ton espace-temps est différent de tout ce que j’ai pu sentir jusqu’à présent. Et plus mes sensations s’élargissent, moins je le comprends. C’est un peu comme s’il était à la fois près de moi, évoluant dans une dimension proche de la mienne, classique, avec ses propres codes, débuta Zair, doucement.

Saisissant la perche tendue au vol, Zane s’accrocha à sa voix comme à une bouée de sauvetage, mobilisant toute sa concentration pour la diriger vers sa sœur, ses explications volontairement vulgarisées qu’il lui fallait comprendre.

– Mais en même temps, tu n’es pas exactement là, dans cette pièce, c’est comme si une part de toi restait ailleurs. Accrochée de bout en bout à tous les évènements du passé. Par moments, je ressens comme une échappée brusque de ton espace-temps, comme s’il se réfugiait ailleurs, ni dans le présent, ni dans le passé, mais il se comporte en appréhendant le futur. Au début, je ne comprenais pas très bien ce que ces petites excursions signifiaient, surtout que l’ensemble finit chaque fois par redevenir cohérent. Mais j’ai appris à reconnaître ces infimes variations quand elles se reproduisent par la suite, parfois une heure, un jour après, ou au contraire jamais. C’est très difficile à expliquer, et moi-même je ne comprends pas.

– Tu n’es pas la seule, marmonna Zane, s’efforçant de se redresser sans prendre garde aux élancements douloureux de sa cuisse.

– N’est-ce pas ? Bref, le peu que je sais, c’est que tu es plus lié à ce qui nous arrive que nous tous réunis. Et je pense que cette particularité va m’aider à remonter les Chemins Temporels, avec ton espace-temps en tant que fil conducteur pour que je ne me perde pas, tu comprends ?

– Ce que je saisis, surtout, c’est que tu risques de tomber sur le machin qui t’as pourchassée.

– Je suis de ton avis. Quoi que ce soit, ça n’a sûrement pas apprécié mon échappée sauvage. Je suis presque certaine qu’il sèmera peut-être quelques pièges par-ci par-là, histoire de m’emprisonner dans une bulle temporelle, une sale petite sournoiserie de ce genre. Mais je sais aussi que c’est notre meilleure chance d’empêcher que Tekris soit capturé ! Et qui sait, avec un peu de chances, je ferai en sorte de minimiser ta blessure. En sachant à peu près ce qu’il va se passer, ce devrait être envisageable de modifier quelques détails gênants de ce genre. Voir, qui sait, arrêter la destruction de la forteresse !

– Doucement, Zair, tempéra Zane, balayant l’air d’un large geste de la main. Contente-toi de trouver le Chemin qui te mènera à notre bataille contre les Hiverax, c’est le plus important. Enfin, s’il existe réellement. Autant que nos ennemis continuent de douter de notre survie.

– Il ne peut qu’exister, Zane. Les temporalités et les réalités des espaces-temps vivent, s’organisent et se détruisent en dépit de nos propres actions. Nous construisons notre futur, enfin, du moins en partie, mais, aussi paradoxal que cela puisse paraître, le temps n’est absolument pas linéaire dans les Chemins. Jusque-là ma puissance ne me permettait pas d’aller plus loin que la modification des espace-temps situés dans le même plan que moi, ou du moins assez proches pour que je puisse les influencer, mais je sais ce que j’ai vu, et rien ne me fera douter que ce qu’il y avait là-bas était une vision du passé. Attends une petite seconde… Ça veut dire que tu me crois ? Que tu vas accepter mon plan ?!

– Est-ce que j’ai vraiment le choix ? railla le chef des Radikor, plus sèchement qu’il ne l’aurait voulu. Soyons bien clairs : je n’approuve toujours pas cette idée, et penser que tu retourneras, seule et sans protection, me débecte au plus haut point. Sauf qu’en l’état actuel des choses, aucune proposition plus censée ne me viens en tête. Alors, le seul véritable ordre que je te donnerai, c’est d’accorder une attention particulière à tes réserves d’énergie. Ce n’est pas parce que tu es guérie, ou que tu te sens en forme olympique, que ta manipulation tempora-dimensionnelle, ou je ne sais quel autre absurdité, n’a pas eu des répercussions cachées sur ton pouvoir. Si ça se trouve, tu risques de finir à court d’énergie au pire moment imaginable. Et je ne peux pas te donner le X-Reader de Lokar : si le monastère se fait attaquer en ton absence, il faudra bien que je puisse me défendre. Est-ce que c’est envisageable que tu emmènes quelqu’un ?

Haussant les épaules, Zair se rassit sur les genoux. La commode ne remuait qu’imperceptiblement sous le poids plume de l’adolescente. Lorsqu’elle reprit enfin la parole, après de longues de minutes de silence, sa voix était celle d’une femme dont on venait de briser la concentration profonde. Les yeux fixés sur une ligne du livre transmis par Koz, elle ne releva pas la tête pour répondre, comme si parcourir du doigt les pages parcheminées pouvait lui révéler les secrets les plus insondables de l’Univers.

– Eh bien, il vaut mieux tenter le voyage seule. C’est la première fois que je vais me servir d’un espace-temps d’une manière aussi… contre-nature. Je ne suis déjà pas certaine de m’en sortir seule, alors s’il faut en plus que je gère un novice complet qui, comme tu l’as déjà remarqué il y a de cela une éternité, devra fermer les yeux pour ne pas finir complètement maboul, autant signer mon arrêt de mort sur-le-champ !

– Très bien, mais si un évènement imprévu survient ? Si tu restes coincée dans les Chemins Temporels ? Comment est-ce que l’on pourra faire pour éventuellement te sortir de là ?

– Sauf ton respect, Zane, si je me perds, c’en sera fini tout court.

Plus profondément bouleversé qu’il ne voulait l’admettre, l’adolescent se renfonça dans le matelas, bien trop mou, comparé à ses habitudes. Et Ekayon qui jouait aux durs ! Ce n’était rien d’autre qu’une fillette, au fond.

Il faudra travailler la conviction, ou ce crétin pourrait croire que je l’apprécie, alors que j’ai juste sacrément envie de dormir.

Imaginer que Zair pourrait disparaître définitivement produisait une drôle d’impression en lui, bien loin du détachement qu’il s’était efforcé de mettre en place ces dernières années vis-à-vis de ses attaches émotionnelles. Forcé d’admettre que cela le dérangeait d’apprécier sa jeune sœur bien plus qu’il ne le devrait, pour leur sécurité à tous les deux. En exposant son affection au grand jour, Teos, Saïn et Adriel comprendraient que l’indifférence, voire la colère que montraient Zane à ses coéquipiers depuis des années avaient évolués en quelque chose de bien plus sournois, sans qu’il ne s’en soit rendu compte avant ce jour. Et de là, autant ouvrir grand la porte et placarder un panneau sur l’adolescente pour en faire un otage idéal !

Jusque-là, les Daminiens se contentaient, à la réflexion, d’attaques relativement isolées, privilégiant la force pour tenter de soumettre les Radikor, quel que puisse être leur plan final. S’ils commençaient à utiliser toute l’étendue de leur nuisance en employant ce genre d’extrémité, l’issue de cette situation pouvait s’éloigner encore davantage. Il y avait, au fond, quelque chose de douloureux à prôner depuis des années l’éloignement, pour finir par regretter cette distance qui les séparait, tout en désirant la renforcer plus encore. Tous ces efforts, durant leur enfance, puis leur adolescence, afin de les éloigner l’un de l’autre jusqu’à gommer leur lien de fraternité, ne signifiait plus rien.

Car voilà que, au bout de quelques confrontations avec les fantômes de leur passé commun, ces liens revenaient brutalement se rappeler à leurs esprits réglés comme du papier à musique, les soudant face à l’adversité. Grognant lourdement, Zane prit appui sur ses paumes, pour se glisser le long du matelas, couché sur le dos, cessant machinalement de respirer quand une vague de souffrance monta jusqu’à sa poitrine, le goût de la bile remontant désagréablement dans sa gorge. Après tout, ils n’étaient au départ que trois contre une force qui, bien qu’il détestât l’admettre, les dépassait sur presque tous les plans. Sauf que cette union, que Zane avait considérée comme uniquement de circonstance, revêtait une profondeur insoupçonnée. Manquer perdre ses coéquipiers, forcé de fuir au monastère pour reprendre des forces, lui fit prendre douloureusement conscience qu’au-delà de son devoir, de ses promesses liées à son orgueil, il tenait véritablement à ses deux imbéciles de Radikor… Allant jusqu’à regretter vaguement les emportements, pas si éloignés que ça, de Zair à son égard. Davantage que son manque de réaction, totalement opposé, qu’elle montra ensuite, comme si plus rien n’avait d’importance.

Cette passade d’indifférence subite avait beau paraître derrière eux, Zane ne pouvait s’empêcher de tressaillir chaque fois qu’il en percevait des ébauches. S’il n’appelait pas de ses vœux de véritables moments de complicité – il se savait guère assez naïf pour cela –, le germe du doute finissait invariablement par s’installer : et si son propre comportement, des années durant, avait détruit à jamais toute autre relation qu’il pourrait jamais entretenir avec Zair et Tekris ? Lui qui se trouvait persuadé de n’avoir besoin de personne pour monter jusqu’au sommet, peu soucieux de laisser ses deux coéquipiers en arrière, découvrait qu’en pareille situation, il éprouvait le besoin de ressentir des attaches qu’il avait lui-même cisaillées.

Les rôles s’inversaient, finalement, conclut-il, presque amusé malgré l’ironie de la situation – si seulement il n’occupait pas le rôle du dindon de la farce. Et il fallait qu’il s’en rende compte alors qu’il se trouvait sur le point de tout perdre…

– Une dernière question, souffla Zair, brisant le silence.

Peinant de plus en plus à garder les yeux ouverts, alors que le sommeil continuait impitoyablement à le fuir, Zane sursauta, tiré de son état de semi-conscience comateux par une vrille atroce de souffrance. Sa lèvre inférieure mâchouillée, de petites perles de sang se déposèrent sur la blancheur immaculée de l’émail. L’adolescente hésita un instant, parcourant quelques lignes encore de l’ouvrage en espérant trouver la réponse à ce qu’elle cherchait.

– Tu n’as jamais envisagé la possibilité que, en fait, tu ne détiennes aucune trace de kaïru de Thiers en toi ? lâcha-t-elle d’une traite, comme craignant d’être interrompue. Que c’est la raison pour laquelle cette cérémonie stupide a échoué de manière si spectaculaire ? Ton pouvoir vient peut-être d’une autre forme de l’énergie. Incompatible avec celle que l’on tentait de nous inculquer depuis l’enfance. Penses-y : lors de nos premières années, nous avons surtout appris à forger nos corps et nos esprits, encore trop immatures pour débuter la maîtrise du kaïru de Thiers. Et c’est durant nos premiers entraînements avec celui-ci que tu as commencé à te démarquer.

– Que je me suis fait distancer par les autres, c’est ce que tu veux dire, corrigea amèrement Zane, ramenant son genou encore valide contre son torse pour y déposer son bras, soudain bien trop lourd.

– Non. Au bout d’un moment, tu finissais par réussir les exercices, mais en employant une technique différente de celle qu’on nous enseignait à coup de matraques.

– Un peu brutal, mais je pense saisir ton raisonnement, souffla Zane, écarquillant les paupières. Donc le problème ne venait peut-être pas de moi, mais des méthodes utilisées par ces enfoirés, incapables d’admettre que l’on peut sortir du cadre ?!

– C’est un résumé correct, oui.

Terriblement intéressé, en dépit d’un lourd frisson, inexplicable, remontant le long de sa colonne vertébrale (le froid, sans aucun doute. Ces régions montagneuses enrhumeraient un mort !), le chef des Radikor se suréleva légèrement. Jamais il ne s’était posé cette question, pourtant si simple. Dans sa vision des choses, il avait hérité d’un pouvoir monumental, compatible avec le kaïru pur, et pourtant atrocement décevant suite à ses échecs répétés.

Mais alors, si la théorie de Zair se révélait exacte, les accusations de son père envers sa mère, et la graine bâtarde, inutile, qu’il l’accusait de lui avoir donné, reposaient sur des bases erronées ?! Alors que son père, usant de ce prétexte, l’avait forcé à… En assurant que personne ne le croirait s’il racontait quoi que ce soit sur ce qui se tramait dans sa chambre d’enfant, parce qu’il était incapable, malgré ses sept ans, de réaliser le moindre exercice simple sans prendre trois fois plus de temps que les autres, alors qu’en fait il aurait pu…

Sa main, tremblante, glissa jusque sur sa nuque humide pour la masser vigoureusement. Non, ce devait être un cauchemar ! Un atroce, douloureux mais immatériel cauchemar !

En cessant d’accorder du crédit à son maudit géniteur, il aurait alors pu se défendre ? Il aurait pu intervenir quand il se mettait à frapper Zair, sous prétexte qu’il fallait une discipline plus stricte encore pour que sa cadette ne suive pas l’exemple de son frère aîné ? Il avait abandonné avant de s’être, lui, battu ?

– Mais enfin, explosa-t-il alors que la rage laissant une empreinte brûlante sur son palais, notre connard de géniteur était un grand manipulateur de kaïru de Thiers. Ma mère, excepté ses visions maudites, ne détenait aucune aptitude magique, et tout le monde sous ce foutu Dôme maîtrisait cette énergie ou vivait comme domestique esclave. Comment moi, je pourrais être différent ?

Loin de comprendre l’étendue des troubles secouant son frère, Zair grimaça bizarrement, tournant une nouvelle page de l’ouvrage. Tout, en elle, représentait l’archétype de la réflexion intense.

– C’est une question intéressante, et j’ai une ou deux idées à ce sujet. Une mutation spontanée de ton kaïru, peut-être. Ou ta mère semble avoir caché beaucoup plus de choses que l’on ne croyait, et…

Des bruits de pas résonnèrent dans le couloir, adjacent à la chambre d’Ekayon. L’adolescente se tut, sautant souplement sur le parquet sans émettre le moindre son. Elle se glissa jusqu’à l’encadrement de la porte coulissante, accroupie de manière à pouvoir attaquer le premier intrus qui franchirait le seuil de la pièce en empêchant sa cible de répliquer immédiatement. Un instant plus tard, Koz bondit à son tour par la fenêtre, dépourvue de vitres, menant sur l’extérieur, X-Reader en main. Bien moins discret que la Radikor, l’adolescent poussa un petit cri de surprise quand, trop empressé de rejoindre ses deux alliés, il manqua heurter l’impressionnante statue bouddhiste, enfermée dans le coin de la chambre. Il se rétablit de justesse, agrippant peu glorieusement la main aimablement tendue par le bronze. Son visage, crispé par la perspective d’une chute ridicule, se détendit quand il comprit que non, la honte ne déferlerait pas sur lui aujourd’hui. Redressant le buste, il parut soulagé en constatant d’un bref coup d’œil que Zair, en dépit d’un long soupir désapprobateur, ne parut pas vouloir enfoncer les portes ouvertes.

Pourquoi avait-il soudainement décidé que l’Imperiaz serait un soutien idéal, au fait ?!

– Je voulais vous prévenir, ahana Koz, essoufflé par ce qui paraissait être une cavalcade aérienne, qu’il n’y a aucun danger ! Ce sont juste Ekayon et Maya qui reviennent.

– Par hasard, faire le guet, ce n’est pas pour avertir quand un danger s’approche ? ricana Zair, agacée du manque de discrétion de l’Imperiaz.

Oblitérant son statut de prince, et toute la tenue allant avec, Koz lui tira grossièrement la langue, boudeur. Avant de se souvenir qu’il venait de se moquer de la deuxième personne la plus élevée dans la hiérarchie E-Teens, juste après Zane. Les joues écarlates, l’adolescent s’empressa de détourner le regard, une vague de contrition forcée tentant de paraître crédible sur ses traits félins.

En vain. Peu appréciatrice de la gaminerie, Zair s’empara de la première chaussure de Zane à sa portée – ignorant la protestation indignée de ce dernier –, et la jeta avec force sur l’Imperiaz. Le choc sourd de la toile contre le crâne du prince résonna étrangement entre les quatre murs de pierre blanchie à la chaux. Moins, cependant, que le couinement surpris du garçon, qui frotta vigoureusement son front, là où une large trace écarlate se formait à une vitesse trop importante pour être honnête.

– Mais aïeuh ! Je voulais juste ajouter que c’est le Redakaï qui les a convoqués, d’abord !

– Laisse-le un peu tranquille, Zair, intervint à son tour Zane, partagé entre l’envie d’imiter sa sœur et rire à gorge déployée, ou une compassion brève, mais sincère, pour son espion. Et la prochaine fois, utilise tes affaires. À ce rythme, tu vas détruire le peu de garde-robe que j’ai encore.

S’estimant suffisamment vengée pour le moment, l’intéressée n’insista pas, calmant progressivement son rire à force d’apnées stratégiques, un sourire moqueur venant ourler le coin de ses lèvres.

Prenant pitié de l’incompréhension de Koz, planté au milieu de la pièce sans savoir s’il devait continuer son rapport, ou se taire pour de bon, Zane se tourna vers lui, indiquant du doigt un tabouret laissé à l’abandon.

– Et donc, tu avais autre chose à me dire ?

– Pas vraiment, juste que quoi que ce soit, Ekayon est franchement en colère, au point que Maître Baoddaï a fini par lui dire de sortir, ou de reprendre son calme.

– En somme, le Conseil a pris une décision qui dérange, ou sort de l’ordinaire.

Coupant net l’élan de discussion des trois adolescents, le battant de la porte s’ouvrit brutalement, un claquement sec retentissant tel un coup de semonce quand son extrémité cogna l’encablure.

– Ekayon, fais attention ou tu vas abîmer le mobilier, et Maître Baoddaï ne te laissera pas ta chambre individuelle ! fit Maya, invisible derrière la masse imposante de son ami.

Résistant à l’envie de lancer un « fiche le camp, les adultes discutent ! » plein de conviction au solitaire, Zane se mordit l’intérieur de la joue, curieux devant l’expression de pure indignation tordant les traits du solitaire. Quoique, au fond de lui, l’adolescent ne put s’empêcher de se sentir quelque peu… vexé.

Alors comme ça, je n’ai jamais réussi à faire sortir Ekayon de ses gonds, et le Redakaï, en une petite heure maximum, parvient à le mettre en rogne ?!

Pour un peu, il se sentait terriblement intrigué. Et appréciateur. La colère vêtait le châtain d’une aura bien plus agressive, presque menaçante pour qui oserait le contredire. Attirante, en somme.

Raclant bruyamment sa gorge, l’adolescent glapit peu discrètement quand, apercevant à son tour l’expression orageuse du solitaire, Zair quitta promptement son poste d’observation, attrapant l’ouvrage dérobé par Koz pour le lancer à travers la pièce, directement entre les mains de son frère. Tout en se promettant d’avoir une seconde discussion sérieuse, cette fois avec sa coéquipière, Zane glissa l’objet du larcin sous la couverture. Peine perdue : à peine eut-il achevé de rabattre la couverture, l’air le plus naturel possible, qu’Ekayon leva les yeux au ciel. Les traits de sa mâchoire se crispèrent quand il distingua l’éclat marron de la couverture, parfaitement visible malgré l’heure avancée.

– Par mes aïeux, rassure-moi, ce n’est pas le livre que mon Maître m’a confié ?

– Non, mentit Zane avec tout l’aplomb dont il était capable.

Sans piper mot, le solitaire se tourna en direction de Zair, revenue à son perchoir précédent en un clin d’œil, l’expression d’une innocence juvénile, qui aurait pu être crédible s’il se fut agi d’une autre personne, peinte sur son visage. Lâchant un petit hoquet interloqué, Maya dévisagea Zane, à présent installé sur le lit qu’occupait sa sœur lors de son départ, avant de se reporter sur l’adolescente, incertaine quant à la qualité de sa sanité mentale, ses cheveux raides secoués en rythme de son incrédulité.

– Zair, tu te rends bien compte que je t’ai vu essayer de faire porter le chapeau à Zane ?

– Pas du tout, rétorqua l’adolescente, menton levé, comme offensée d’une telle accusation.

– Franchement, quand j’ai appris que vous étiez frères et sœurs, j’ai cru qu’on me faisait une blague parce que physiquement, vous ne vous ressemblez pas pour un sou. Maintenant, je comprends.

Éberluée du manque évident de réaction du solitaire, passé en un éclair de la rage contenue à l’incarnation de l’homme blasé, Maya ferma fortement les paupières, s’attirant un regard terriblement intrigué de Koz.

Si elle croyait se réveiller de cette manière, elle allait être très déçue, songea Zane, malgré lui ravi de la voir aussi perturbée. Leur alliance temporaire ne lui interdisait pas de continuer à détester les Stax.

Et si un certain solitaire pouvait finir chèvre, ce serait la cerise sur le baba au rhum.

– Temps mort ! exigea Maya, croisant les avant-bras devant elle. Depuis quand est-ce que tu es rétablie, Zair ?! Je t’ai vu presque mourante, ton kaïru intérieur à peine assez fort pour te maintenir en vie, et voilà que tu marches, que tu parles, comme si rien ne s’était passé ?!

– Oui, après réflexion, j’ai décidé que la mort c’est surfait.

– Et toi tu ne dis rien, Ekayon ?! Je ne sais pas, un peu de soutien serait le bienvenu !

– Désolé, Maya, mais à force de côtoyer Zane, je t’assure qu’après tu relativises sur tout… Que Zair soit remise sur pied, lui à sa place dans mon lit, c’est le moins bizarre que ces deux-là m’ont fait.

– Vous savez, je me retiens terriblement pour ne pas mal tourner cette phrase…

– Ah non, tu ne vas pas t’y mettre Koz ! pesta Zane, horrifié que la seule personne encore à peu près épargnée par l’humour particulier du solitaire finisse par se laisser corrompre.

L’irascible extraterrestre tendit un doigt rageur juste sous le nez d’Ekayon, celui-ci se mettant à loucher affreusement, comme outré de cette soudaine agression.

– Toi ! Tout ça, c’est de ta faute ! Tu es en train d’ekayoniser mon E-Teens, avec ton influence néfaste !

– Pardon ? Ah mais je n’ai rien fait, rigola franchement l’intéressé.

Par les Six, qu’il pouvait l’énerver à ne rien prendre au sérieux !

– Peu importe ! Ta seule présence suffit à…

– « Ekayoniser » ? proposa aimablement le solitaire, sa fierté imbécile rayonnant autour de lui comme une aura sacrée, intouchable.

– Bon, très bien, on arrête là les frais, intervint Maya, s’interposant entre les deux garçons, un concert de grognements frustrés retentissant. Si je vous laisse continuer, vous en avez pour des heures à vous houspiller.

– Pour une fois, je suis d’accord, approuva Zair, un sourire purement moqueur sur le visage.

Marmonnant des aménités à faire rougir tout un bordel, Zane se laissa lourdement retomber contre les oreillers qui s’enfoncèrent mollement sous son poids. Ekayon souffla bruyamment, bras croisés, déçu de cette interruption.

– Nous avons des nouvelles autrement plus importantes à vous communiquer, reprit la jeune femme, redevant sérieuse.

– Pareil pour nous, rétorqua instantanément Zair, jaugeant avec aménité l’adolescente. On a peut-être trouvé un moyen de ramener Tekris parmi nous.

– Zane, tu m’avais promis de ne pas intervenir avant que ta blessure soit un minimum soignée ! protesta Ekayon, plaquant les poings contre les hanches.

– Je sais me montrer raisonnable ! Et ne prend pas cet air supérieur, tu sais que ça me donne envie de te contrarier.

Inspirant silencieusement, le chef des Radikor invoqua son masque habituel, regrettant amèrement son moment de faiblesse passager quelques heures plus tôt. S’il lui avait paru sympathique, l’espace d’un instant, l’envie de caresser les mâchoires du jeune homme avec ses phalanges revenait en force.

– Oh ? s’étonna le solitaire, étrangement sincère. Si je m’y attendais… C’est quoi le plan ?

– Tu me donnes les clés du vaisseau de ton Maître pour partir à la poursuite de Teos.

– Pardon ?!

Vas-y doucement, intervint mentalement Zane.

Surprise d’entendre la voix mentale de son frère, ou réelle approbation ? À la grande surprise de Zane, l’adolescente s’ajusta à son idée, réfrénant l’agressivité de sa voix.

– Nous avons une idée de l’endroit où Tekris pourrait être retenu. Or, les Daminiens l’ont certainement emmené sur une autre planète, d’où la nécessité de ce vaisseau.

– Même si j’accepte, ce n’est qu’un truc bon pour les voyages de croisière. Il ne pourra pas résister à un long voyage dans l’espace. Et je ne te parle pas de son autonomie de vol.

– Je peux vous aider à trafiquer le moteur, coupa Maya, avançant d’un pas dans le cercle des adolescents. Ça fait des années que je vis avec Mookee et Boomer, j’ai eu le temps d’apprendre deux ou trois petits choses qui pourraient nous être utiles.

Tous les regards se braquèrent sur Ekayon, abasourdi devant l’énormité de la demande. Un bref instant, le solitaire resta droit, les traits tordus en une moue désapprobatrice. Alors qu’il ouvrait la bouche pour protester, son regard se posa sur Zane, l’expression comme radoucie. L’onyx plongé dans l’acier, ce dernier s’efforça de mettre tout ce qu’il pouvait de supplication dans ces quelques secondes de contacts visuels. Il fit passer toute son impuissance de ne pouvoir intervenir en personne, gisant au fond du matelas, sa culpabilité déniée à haute voix de n’avoir pu protéger son coéquipier des assauts furieux des Daminiens, son espoir de trouver enfin un début d’issue à une situation qui allait de catastrophique à irrattrapable.

Dans un soupir résigné, Ekayon céda, dépité.

– J’ai moi aussi quelques connaissances en matière de vaisseaux, marmonna le jeune homme. Je pourrais toujours te donner un coup de main. Mais ce n’est toujours pas un vaisseau de combat !

– C’est le mieux que l’on ait en aussi peu de temps. Et puis les armes, c’est nous, rétorqua sèchement Zair. Et s’il le faut, je les coinceraient un à un dans les Chemins, à la merci de l’entrechoquement des espaces-temps.

– D’ac… cord, grinça Maya, se demandant clairement si les blessés n’avaient pas, en son absence, fumé le parquet pourtant miraculeusement intact. Mais qu’est-ce qu’il fait là, lui ?! s’écria-t-elle, pointant un doigt accusateur en direction de Koz, l’Imperiaz se figeant comme si la jeune femme détenait le pouvoir de vie ou de mort sur sa personne. Il n’a jamais été question de l’emmener avec nous, ou même de le mettre au courant de quoi que ce soit !

– Au courant de quoi ? bredouilla Koz, confus, posant discrètement la main sur le brassard contenant son X-Reader.

Marmonnant un juron à faire rougir tout un bordel, Zane jeta un regard noir au solitaire, qui se contenta de le dévisager en retour, intrigué. Ne pouvait-il pas tenir un peu son amie, au lieu de la laisser aboyer à tout bout de champ ? Encore un effort, et l’entièreté du monastère serait au courant de leur présence !

Zair dut mener une réflexion similaire, car elle éclata d’un rire sonore, si inattendu que les remontrances cessèrent miraculeusement, les quatre autres combattants la dévisageant, interloqués. La situation n’était pourtant pas propice aux crises d’hilarité ? Les nerfs de sa coéquipière devaient être plus à vif qu’il ne le pensait.

– C’est moi qui l’ai fait venir. Je réponds de lui.

– Tu ne crains pas qu’il aille tout raconter à ses sœurs, dès que tu tourneras le dos ?

– J’en fais mon affaire, grinça l’adolescent, redressant aussi haut qu’il le pouvait le buste.

Incertain quant à la signification de sa dernière affirmation, Koz se tassa sur son tabouret, fixant tour à tour les combattants avec une certaine inquiétude. Bien sûr qu’il n’irait pas cracher le morceau, tant que Zane le tenait à l’écart direct de ses sœurs. L’Imperiaz craignait bien trop qu’il aille révéler la nature de leurs ébats devant sa famille, conclut-il, vaguement dégoûté de lui-même.

– Quelles sont les nouvelles, de votre côté ? reprit-il, aussi neutre que possible.

Leur sérieux retrouvé, Ekayon et Maya échangèrent un regard lourd de sens, comme pour s’encourager mutuellement.

– Eh bien, commença la jeune métisse, une relique kaïru a été détectée, et je dois partir pour la récolter.

– Oh ? Eh bien, Koz, je crois que tu vas devoir rejoindre tes sœurs, mais juste pour cette mission ! déclara Zane, conscient de la contradiction, nécessaire mais évidente. Évitons d’attirer l’attention de ces fouines trop vite. Puis tu prendras tes distances avec elles, comme prévu, et tu reviendras prendre tes ordres près de moi. C’est clair ?

– Très, même si j’aurais aimé qu’il en soit autrement…

– Malheureusement, ce n’est pas la seule chose que l’on nous a appris à l’instant, reprit Maya, scrutant avec curiosité ses ennemis d’hier.

– Malheureusement ? releva Zair, toute hilarité disparue.

– Ce qu’a décidé le Conseil, et que vous devez savoir, est que Ky est persuadé d’avoir aperçu Lokar, lors d’une de ses récentes missions.

Zane sentit son sang se glacer, incapable de conserver son masque, glissant sur sa peau à mesure que l’angoisse prenait sa place.

– Un instant, coupa Zair, remarquant le soudain changement de son chef d’équipe. Ce n’est qu’une supposition, fondée sur la conviction d’un combattant. Quelqu’un d’autre l’a vu ?

– Pas exactement… Enfin, pas au même moment. J’ai… eu une vision, avoua Maya, tordant nerveusement ses doigts. J’ai vu les Hiverax dans une grotte, parler à une forme tapie dans l’ombre, qui ressemblait comme deux gouttes d’eau à Lokar. J’ai l’intime conviction qu’il s’agissait bien de lui. Je me fie à ce que je ressens, et mon instinct me dit que votre ancien Maître n’est pas mort.

– Une grotte ? articula soigneusement Zair, coulant un regard de biais à son frère.

– Oui, c’est ce que j’ai dit. Pourquoi est-ce que vous me regardez comme ça ? Je vous assure que c’est vrai !

Muette, Zair chercha le consentement de son frère, les yeux écarquillés comme si elle réalisait pour la première fois que oui, les visions de ce dernier pouvaient, après tant d’années, refléter la vérité. D’un bref mouvement de tête, l’adolescent lui intima le silence.

Il n’était pas prêt à confier la vérité sur son pouvoir à d’autres que ses coéquipiers, pour le moment. C’était déjà suffisamment incroyable à ses yeux, et vecteur de souvenirs douloureux, comme ça.

– Je te crois, soupira Zane, résigné. Et donc, qu’est-ce que ça signifie ?

– Que face à la menace représentée, tous les combattants travaillant ou ayant travaillé pour Lokar doivent être appréhendés, puis conduits devant le Conseil pour jugement, conclut Ekayon d’un ton sec.

Jurant sans se soucier des oreilles de ses compagnons, Zair frappa du poing la commode, le meuble tremblant sous le choc.

– Mais ils n’ont pas le droit ! Ils ne peuvent pas empêcher les combattants d’exercer leurs pouvoirs, même si leurs idéaux vont à l’encontre des enseignements dispensés par le Redakaï !

– Sauf si la totalité du Conseil considère que l’équilibre du kaïru est menacé, contra Maya, dépitée. Je suis sincèrement désolée pour vous. Il va falloir redoubler de prudence.

– Même Maître Atoch, souffla Ekayon, presque inaudible. Même lui a fini par donner son accord, alors que je lui ai dit que c’était une très mauvaise idée.

Furieuse, Zair mordit violemment son poing pour étouffer un cri de colère, Koz pâlissant significativement alors qu’il réalisait pleinement ce que cela impliquait. Une chasse à l’homme, enfin, à l’adolescent si l’on écartait Lokar, traduisit intérieurement Zane, rêvant d’avaler un grand verre d’eau froide pour abaisser la chaleur courant sous sa peau. Comme s’ils n’avaient pas assez de problèmes !

– Bon, il faut agir vite. Koz, retourne près de tes sœurs, et prenez garde : si vous avez le moindre doute, je vous donne l’autorisation de vous retirer de la mission, sans que vous n’en soyez punis. Maya, part maintenant, ou Baoddaï va se douter de quelque chose (contrariée que le titre de son Maître soit aussi grossièrement ignoré, la métisse se mordit la lèvre, mais n’ajouta rien). Zair, occupe-toi déjà du vaisseau. Quant à Ekayon et moi, il va te donner les clés, et nous allons chercher dans ces maudits bouquins quelque chose d’utile !

Alors que Zane s’apprêtait à batailler ferme pour que le solitaire accepte, celui-ci n’hésita pas une seconde, tirant de son brassard un petit porte-clés jaune poussin, sur lequel pendait une seule et unique clé.

– Maître Atoch est venu ici en créant un portail. Le vaisseau est resté à son monastère. Tu sais où il est ?

L’adolescente opina du chef, s’emparant du précieux sésame alors qu’elle échangeait un bref regard avec son frère.

Il était temps de récupérer son coéquipier. Son ami.


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Bonjour, bonsoir !


Voilà enfin le chapitre trente-sept :’) Je suis désolée pour l’attente, pas mal de choses se sont précipitées ces derniers mois, et la motivation pour écrire a mis un peu de temps à revenir. Merci à ceux et celles qui sont restés !


J’espère que ce chapitre vous aura plu ! Sur ce, bonne journée, ou soirée, et à bientôt !



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