L'Arche du Péché

Chapitre 38 : Assumer ses actes

12307 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 23/06/2022 18:36

Assumer ses actes


Happé par les préparations qu’il lui incombait d’étudier, bloqué au fond d’un matelas lui apparaissant de plus en plus inconfortable à mesure que les heures s’écoulaient, Zane n’entendit pas tout de suite le raclement discret de gorge du solitaire. Le nez enfoncé dans le carnet donné par ce dernier, vierge encore en début d’après-midi mais désormais recouvert de son écriture nerveuse, l’adolescent sursauta, manquant de peu pousser un cri fort peu profitable pour son statut. Après avoir passé une matinée à inscrire fiévreusement tous les éléments à la disposition de l’équipe, en dépit des recommandations pressantes d’Ekayon, la brume du sommeil s’était déposée sur ses paupières sans qu’il ne s’en aperçoive d’abord.

Bon. Peut-être avait-il quelque peu forcé justement parce que le solitaire tenta de le forcer à freiner le rythme.

Un rapide coup d’œil l’informa qu’ils n’étaient pas seuls dans la pièce. Les ongles posés sur le bord de son brassard tâché de boue, Koz avait, depuis, perdu une part de sa superbe depuis son départ pour sa mission. S’il avait manifestement tenté de se sécher promptement avant d’entrer, de grosses gouttes s’échappaient de son costume, s’écoulaient en une flaque humide qui imprégnait chaque seconde davantage les lattes du parquet. Debout près de la fenêtre, que Zane supposa être son billet d’entrée pour la chambre, il ne pipait mot, comme en attente de se trouver enfin héler par son supérieur. Seul un pli crispé sur sa joue trahissait une impatience certaine, en plus de sa méfiance tenace envers le solitaire, observé tel un intrus dans son propre logement. Ce qui, visiblement, amusait au plus haut point l’intéressé, qui ne cessait de lui sourire avec une exagération presque outrancière.

Depuis combien de temps durait ce petit manège, avant que le solitaire ne daigne interpeller le chef des Radikor ? S’il sentit une frustration monter devant son ignorance, la réponse ne lui apparut pas assez intéressante pour retenir son attention.

– Déjà revenu de ta mission ? commença le vert, désireux de couper net le concours de virilité stupide entre les deux hommes.

Sa diversion fonctionna à merveille, Koz oubliant son « adversaire » afin de se tourner vers son interlocuteur, le ton exagérément mielleux, une satisfaction imbécile peinte sur son visage. S’il retint de justesse un soupir agacé, Zane ne put s’empêcher de lever les yeux au ciel. Autant descendre les pantalons et comparer directement, ça lui éviterait d’en prendre un pour taper sur l’autre.

– Oui, j’ai jugé plus prudent de laisser les Stax récolter la relique, comme Maya est de notre côté maintenant. Et puis, ça énervera Diara, comme ça je peux m’éloigner sans que ma famille s’inquiète.

Sans chercher à masquer son scepticisme, Ekayon laissa échapper un petit ricanement. Furieux de se trouver ainsi interrompu, Koz se retourna tout d’un bloc, toisant le solitaire avec mépris.

Pile ce qu’il ne fallait pas faire, songea Zane, presque pris de pitié. Il avait apprit, à ses dépends, qu’il s’agissait de la meilleure manière d’attiser l’irrévérence du monastèrien.

– Tu pourrais tousser ailleurs ? Les vrais combattants discutent ! grogna Koz, la poitrine gonflée de vanité peu crédible.

– Ah mais je ne toussais pas, justement. Je me moquais.

Évidemment, pourquoi espérer qu’Ekayon sache se tenir ?!

– Quoi ? Et de quel droit est-ce que tu…

– Parce que tu mitonnes, avoue. Tu t’es fait battre fissa, et tu essaies de faire passer ça pour une action réfléchie.

– Tu permets ? intervint Zane. C’est à mon E-Teens que je parle, et je me fiche bien de savoir si ce qu’il raconte est vrai ou non, tant qu’il suit mes ordres à la lettre.

Enfin, pour une fois, ce n’était que pure vérité.

– Donc ta as annoncé à ta famille que tu ne serais pas disponible pendant un long moment ? Reprit-il, cette fois en direction de Koz.

– En gros, oui… Enfin, elles ne s’attendent pas à ce que je revienne de sitôt. J’ai dit que tu me donnais une mission spéciale, et que je ne savais pas quand elle se terminerait. Diara n’était d’ailleurs pas contente de ne pas avoir été choisie à ma place.

– Ça alors, je me demande bien pourquoi Zane n’a pas décidé de se coltiner la blondinette, ricana Ekayon.

Pris d’une impulsion rageuse, l’adolescent s’empara du verre sur la table de chevet, et le jeta de toutes ses forces à travers la pièce. Si Koz blanchit instantanément, la respiration coupée dans la crainte de l’importuner, le solitaire jaugea avec admiration les éclats éparpillés à quelques centimètres seulement de son pied, l’air approbateur. Par les Six, rien ne pouvait donc l’inquiéter ?!

– Réaction un poil exagérée. Mais joli lancer.

– Pas tant que ça. Je visais la tête.

Bon public, Ekayon passa du sourire au rire, se déplaça sur ses appuis pour ne pas fatiguer ses jambes.

– Puisque tu as accompli la première partie de ton travail, marmonna Zane, tu vas maintenant te rendre en Islande. Tu vas devoir récupérer mes réserves d’énergie kaïru, je vais en avoir besoin. Et n’essaie pas de me doubler, ou sinon… Il n’y aura aucune terre assez éloignée ou cachée pour que je ne puisse te retrouver, une fois sur pieds. Je t’ai noté le trajet là-dessus.

Joignant le geste à la parole, il lui tendit un morceau de papier plié en quatre, de manière à ce qu’un œil extérieur ne réussisse à déchiffrer ce qui y était inscrit. Ce qui n’empêcha pas Ekayon de lancer son petit commentaire habituel.

– Oh, ça ne serait pas notre grotte ?! s’exclama-t-il, la voix teintée d’une nostalgie joyeuse.

Incompréhensible, vu qu’ils manquèrent de finir en crêpes, poursuivis par des corps dénués de volonté.

– Compris, je m’en charge, assura Koz sans prêter attention au gêneur. Je ne te décevrai pas. Est-ce que tu veux que je fasse autre chose, ou je peux repartir tout de suite.

– Vas-y.

Ses pupilles onyx suivirent le jeune homme, alors qu’il glissait son guide dans sa poche arrière, sur le point de franchir de nouveau le rebord de la fenêtre. Il lui suffisait de se taire encore un peu, et il aurait évité une discussion dont il haïssait l’échéance, prêt à tout pour la repousser au plus tard possible. D’un autre côté, ne risquait-il pas d’envenimer encore davantage une situation qui le dégoûtait au plus haut point ?

Voulait-il devenir pour de bon une copie conforme de son géniteur, jusqu’à son emprise sur les faibles ?

Résigné, Zane réprima la nausée qui montait à ses lèvres à cette atroce idée.

– Non, attends. Il faut que je te parle. En privé.

Combien il aurait préféré se trouver ailleurs ! Ou déléguer cette tâche à n’importe qui d’autre.

Malheureusement, il n’eut guère le loisir d’évacuer un peu la pression en houspillant Ekayon. Contrariant jusqu’au bout, celui-ci choisit pile ce moment pour se contenter d’opiner du chef, quittant la pièce sans même daigner les pieds. Et sans réagir à l’expression de pure satisfaction qui rayonnait de l’Imperiaz.

Voilà. Ils n’étaient plus que tous les deux. Koz et Zane. Le chef et le combattant. Le…

– Il n’est pas un peu proche pour faire ça ? l’interrompit Koz dans ses réflexions. Et puis, on l’a déjà fait hier, ce n’est pas dangereux avec ta blessure ?

– Quoi ? Non, je n’ai pas l’intention de… Enfin bref ! Je veux te parler de ça, mais pas…

La gorge sèche, l’adolescent se tut, incapable de parvenir à formuler une explication cohérente. L’anticipation de cette discussion avait beau se cheviller depuis plusieurs heures déjà à son corps, il n’avait pas pour autant préparé la moindre réplique à ce qui lui apparaissant un exercice pénible. Au contraire, redoutant cet instant, il s’était efforcé d’annihiler dans son esprit jusqu’à la mention mentale de ses actes, la responsabilité d’endosser les conséquences de ses actes repoussée impitoyablement.

Sauf qu’à ce moment, bêtement concentré sur des mots qui ne cessaient de lui échapper, fuyant sa bouche comme autant de papillons crasseux et volages, il ne lui restait que le dégoût de soi et la haine de ce qu’il pouvait devenir, s’il n’agissait pas, pour réussir à le porter sans fuir à nouveau.

– Bon, écoute… Je n’aurais jamais dû te demander de coucher avec moi.

Ébahi, Koz ne pipa mot. Et encore, le mot était faible. Encore cette difficulté à communiquer ce que l’on ressent, toujours, qui se retrouvait en travers de tout.

– Ce n’était qu’une envie égoïste, et je n’ai pas pris en compte les conséquences que ça aurait. Ni sur moi, ni sur toi. Je t’ai involontairement fait miroiter des choses que je ne pourrais jamais t’accorder parce que je ne t’aime pas, et que je ne suis pas capable d’aimer correctement quelqu’un comme toi. Je…

– Ah oui ? Et qu’est-ce que ça veut dire, « quelqu’un comme moi » ?

Ce fut au tour de Zane de se trouver surpris de l’agressivité de l’Imperiaz.

– Ça veut dire que je suis mauvais pour toi, que tout ce que je fais en continuant à… faire ça, c’est te bouffer, encore un peu plus à chaque fois. Enfin, tu ne vas pas me dire que ce n’est pas toxique comme relation !

– Mais je m’en fous ! rétorqua Koz, beaucoup plus fort que ne l’aurait voulu Zane. Tu m’as promis des choses ? Ouais, c’est exactement ça, et jusque-là ça fonctionnait bien. Alors comme ça, pour me baiser y’a du monde, mais dès qu’il s’agit de faire un effort de ton côté, tu préfères me lâcher et me laisser me débrouiller ? Sans rien de plus qu’un « merci, au revoir » ? Pour être honnête, je n’attendais pas de grandes récompenses en te taillant des pipes à la demande, mais un peu de considération, c’est trop demander ? Tu n’as qu’à faire semblant, j’oublie ce que tu as dit, et on continue à se rendre des services en cachette des autres !

– Rendre des… ? C’est hors de question ! Il faut arrêter ça avant que les choses n’empirent encore ! Je ne vais pas aller répéter ça à tes parents, si c’est ça qui t’inquiète.

– Trop aimable, railla l’Imperiaz, sa voix flancha alors que son visage se déforma en une grimace hideuse. Pourquoi moi, je ne le répéterai pas à tout le monde, hein ?

Zane s’avança vers lui, bras tendus pour le secouer avec toute la violence dont il faisait toujours montre. Il s’arrêta au dernier moment, autant parce que sa jambe immobilisée envoya une vrille de souffrance en guise d’avertissement, que parce que l’inutilité des menaces lui apparut d’une clarté aveuglante.

Alors, il usa plutôt de ses deux mains pour se redresser, puisa dans ce qui lui restait d’assurance en lui pour garder une contenance aussi peu menaçante que possible, sans se laisser écraser pour autant. Enfin, du moins essaya-t-il. Il devait rester droit, sans attiser la colère de la fierté blessée du jeune homme, à la recherche dangereuse d’une accroche pour se déverser.

– Si ça peux t’aider à passer le cap, vas-y, se contenta de répondre l’adolescent. Mais je refuse de continuer à t’utiliser de cette manière.

– Ça ne te dérangeais pourtant pas de te servir de moi hier soir !

– Je sais ! Bordel que je le sais ! Mais je n’aurais pas du, d’accord ? Tu veux des excuses ? Au risque d’être un connard encore plus grand, je ne suis pas capable de te les donner ! Tout ce que je peux faire, c’est de limiter autant que possible les dégâts, et ça passe par ne plus te voir comme un vulgaire outil ! Koz, tu as le droit de vivre ta vie amoureuse comme tu l’entends, d’accord ?

– Et si j’avais envie que tu continues à me baiser ? rétorqua sèchement Koz, les joues écarlates.

– Alors regarde-moi droit dans les yeux, et jure-moi que c’est véritablement ton choix. Que tu ne t’es pas senti forcé à un moment ou un autre.

Les membres tremblants, au point que Zane se demanda s’il parviendrait à rester debout, le jeune homme planta ses iris dorés dans ceux, sombres, de son vis-à-vis. Sa bouche s’ouvrit sur un rictus goguenard… avant de se figer. Alors que le temps continuait inlassablement sa course, son regard se détourna, s’éloigna de la petite chambre, pendant que les rouages de la réflexion clouaient ses lèvres, prenant enfin le temps de réfléchir aux paroles qui venaient d’être échangées.

Zane ne broncha. Ni quand l’E-Teens commença à envisager une possibilité plus atroce, ni quand son déni s’éloigna peu à peu, pour ne plus laisser place qu’à une répugnance douloureuse. Le vert n’avait plus la force d’ajouter quoi que ce soit, ou de trouver les bons mots, ceux qui auraient pu apaiser les tourments qu’il voyait apparaître sur les traits félins. Il se sentait juste vidé.

Incapable de décider s’il avait bien fait, ou si le silence, tenter de mimer un amour qui aurait davantage convenu au prince, eût été un choix plus judicieux.

– Tu me dégoûtes, souffla enfin Koz.

– Je sais.

L’adolescent grimaça lorsque la paume rageuse de Koz s’abattit sur sa joue. Pas à cause de la douleur, presque minime comparée à ce qu’il endurait en ce moment, mais parce que le claquement que la gifle avait engendré n’aurait certainement pas manqué d’alerter le solitaire… et toute personne qui se serait trouvée près de lui.

– Je vais aller chercher tes putains de réserves, et sans t’en voler un gramme. Pas pour toi, mais parce que j’ai pitié de Tekris, qui n’a pas mérité d’être emprisonné, après t’avoir subi toutes ces années.

L’Imperiaz tourna les talons, aussi confus qu’humilié de se trouver ainsi rejeté. En un instant, il disparut à travers le rectangle lumineux, sans même s’assurer qu’aucun ennemi ne pouvait remarquer son manège.

– Pour être honnête, je l’ai méritée, admit à haute voix Zane, une main posée sur sa joue douloureuse.

– Je suppose que je peux ramasser le verre maintenant ? souffla Ekayon, la tête à demi-rentrée, scrutant le vert à la recherche d’explications.


µµµ


Zane avait décidé de ne pas se rendormir avant une heure ou deux, au cas où Koz déciderait de revenir lui balancer ses quatre vérités à la figure, et qu’il faille se défendre, voir, dans le pire des cas, envoyer l’Imperiaz au fin fond de l’Alaska pour qu’il lui fiche une paix royale. Écouter les réclamations de son E-Teens figurait parmi la liste de choses qu’il était prêt à accepter venant de lui, étant donné sa culpabilité dans le nœud coulant entourant sa gorge, mais pas au point de se laisser insulter sans réagir.

Pourtant, recouvert d’une fine couverture déposée sur son corps par Ekayon, ni trop légère pour que la fraîcheur matinale ne s’insinue dans le moindre de ses pores, ni trop lourde pour lui donner l’impression d’étouffer et le tirer de son sommeil à force de bouffées cuisantes, Zane ne tarda pas à se sentir glisser dans le sommeil, se promettant de se réveiller au plus vite, ne serait-ce que pour monter la garde.

Une poignée de minutes plus tard, il sombra, gardant vaguement conscience de la main qu’Ekayon venait de poser sur son front, et le murmure de sa voix mélodieuse prolongé en un flot de paroles qu’il ne comprenait pas, et qui pourtant l’apaisa malgré les menaces qui les cernaient de toutes parts. Il se sentait si fatigué…

Quelques heures d’inconscience, à oublier la souffrance d’exister.

Cela apaisa l’adolescent comme jamais aucune sieste ne l’avait reposé auparavant. À peine un tressautement de souvenir l’avait-il effleuré, avant de s’éloigner aussitôt. Aucun cauchemar incompréhensible, et qui le terrifierait dans des rémanences qui ne s’estomperaient qu’avec le prochain rêve torturé. Pas de vision cauchemardesque annonçant la fin de l’Univers ou autre broutille de cet acabit. Même l’inconnu encapuchonné s’évanouit dans les limbes d’un sommeil lourd, dénué de tout.

Quand Zane émergea enfin avec peine, les rayons de l’astre solaire, au plus haut, formaient de minuscules flaques de lumière qui soulignaient les irrégularités des lattes de bois, occultées pour la plupart par un large morceau de tissu disposé de manière à couvrir la fenêtre la plus proche du lit. Une excellente chose, songea l’adolescent, observant sans encore esquisser un mouvement, afin de savourer un petit moment la tranquillité de l’instant. Sans cette protection improvisée, le soleil éclairerait directement sa figure, et l’aurait tiré bien plus tôt de son repos. L’ambiance, crépusculaire, en dépit de l’après-midi déjà entamé, offrit un contraste bienfaisant au sein de la petite chambre, comme la chaleur d’une mère protégeant tendrement son enfant, encore trop fragile pour se trouver ainsi exposé.

Ses muscles se crispèrent, en même temps qu’un élancement douloureux montait de sa cuisse blessée. Pourquoi avait-il fallu qu’il trouble cet instant de grâce en pensant à ça ?! Sa propre mère n’avait su que l’éduquer correctement, comparée à son époux violent et perpétuellement insatisfait, mais sans lui témoigner la moindre chaleur, la plus petite parcelle d’amour. Pour s’enfuir quand son fils, accusé d’une faute commise par pur accident, avait le plus besoin de soutien. Elle qui haïssait la mère de Zair, sa rivale, elle aurait au moins pu tenter de le défendre, juste pour la contrarier, ou n’importe quoi !

– Oh, maman, je voulais juste que tu m’aimes, gémit-il, submergé par l’émotion.

Mâchoires tendues à craquer, il ferma violemment les paupières, bloquant sa respiration pour empêcher les sanglots de couler abondamment le long de ses joues. Ce n’était pas bon de songer à pareilles horreurs quand il venait juste de se réveiller, pas alors que l’avenir se révélait si incertain. Les fantômes du passé aimaient…

– Est-ce que tout va bien ? résonna soudainement une voix, tranchant avec le silence ambiant.

L’intéressé se redressa, tournant vivement le regard vers l’objet de cet imprévu notable. Ekayon, bien évidemment. Adossé contre la paroi de papier fin, tracé d’arabesques artistiques représentant un paysage floral qu’en d’autres circonstances, Zane aurait jugé vieillot. Ekayon qui, s’il se fiait aux feuillets et autres X-Drives consultés par le combattant, avait passé la majeure partie de son temps à le veiller.

Il dut censurer son mouvement de recul, réflexe acquis chaque fois que quelqu’un, en particulier un homme, pénétrait dans la même pièce que lui durant son sommeil. Si l’inquiétude de se trouver ainsi seul, blessé et acculé en présence d’un individu clairement apte à le neutraliser monta brièvement, elle s’évanouit tout aussi vite. C’était d’Ekayon, pas un vulgaire quidam. Si quelqu’un, à l’exception de ses coéquipiers bien sûr, se révélait digne de confiance, il s’agissait bien de lui. Et il avait perdu son temps à surveiller que rien ne vienne déranger le E-Teens dans son sommeil, quitte à remettre à plus tard ses activités habituelles.

– C’est toi qui a mis cette couverture ? demande Zane, d’une voix bien moins assurée qu’il ne l’aurait cru.

Suivant son doigt du regard, Ekayon opina du chef, rangeant son X-Reader dans la pochette dédiée.

– Oui, je ne voulais pas que le soleil te réveille trop tôt. Tu as besoin de récupérer un peu. Tu es sûr que ça va ? Si tu continues à faire cette tête, tu vas vraiment finir par m’inquiéter…

Zane resta figé sur place, incapable d’articuler un mot. Inexplicablement ému,il sentit ses yeux, rougis par les nuits sans sommeil, picoter. Le solitaire voyait peut-être son geste comme le bon sens même, mais pour l’adolescent, cette simple démonstration d’affection, de la part d’un homme dont il n’attendait rien, renfermait une signification bien plus puissante que le commun des mortels pouvait imaginer. Ekayon ne pouvait qu’agir de manière désintéressée : rien n’avait de prise réelle sur le solitaire – excepté quand celui-ci en décidait autrement, selon des critères qu’il gardait secrets… et totalement incompréhensibles.

Zane leva une main tremblante à son visage, la plaquant sur ses paupières. La tension nerveuse accumulée menaçait de déborder, le rendant bien trop sensible à ce genre de bêtises… Montrer quelconque faiblesse en terrain ennemi serait pourtant la dernière chose à faire !

– J’ai vu Koz partir tout à l’heure. Il avait l’air bizarre.

– Je sais.

– Tu veux en parler ?

– Non.

Sans insister, Ekayon quitta son poste d’observation, glissant silencieusement vers son invité temporaire. Le matelas s’affaissa légèrement sous son poids, alors qu’il glissait un bras autour des épaules de l’adolescent, l’attirant fermement, mais sans l’emprisonner, dans une étreinte forte, la tête du vert reposant sur son torse. Usant de mille précautions, dans la crainte d’un rejet aussi brutal que probable, le solitaire posa sa main dans la chevelure bleutée, la caressa avec douceur, étonné de ne sentir aucun nœud sous ses doigts malgré la nuit passée. Intrigué, Zane se figea, savourant simplement l’attention. Même avec ses amants, il ne prenait pas la peine de prolonger le contact physique davantage que nécessaire pour se soulager.

– Faut pas t’inquiéter pour Zair, ou même pour Tekris. Ils vont s’en sortir, ce sont des combattants solides, murmura Ekayon. Et s’il le faut, je t’aiderai à leur botter le derrière d’avoir tant traîné.

Malgré lui, Zane éclata d’un rire éraillé, sans chercher encore à se dégager. Juste quelques minutes, déléguer le contrôle à un autre le temps d’un repos…

Et comme pour tous les autres, il essayera de t’enchaîner à lui, pour t’utiliser tel une marionnette obéissante. Le pouvoir est le seul moyen de dominer, et dominer la seule solution pour vivre enfin selon ses propres principes. Sans se trouver obligé de suivre ceux des autres !

Zane tressaillit, inquiet. Tendant l’oreille, le cœur battant violemment contre ses tempes, il écouta de nouveau, incertain d’avoir correctement entendu. Était-ce l’une de ses pensées, ou l’écho d’une réflexion venue du passé ?! Il jeta un regard en coin du côté du solitaire, le sang affluant contre ses tempes.

Aucune tension particulière ne crispait les muscles du châtain, dont les rides anormalement nombreuses trahirent une réflexion intense qu’il ne partagea guère. Il ne pouvait pas l’avoir entendu, n’est-ce pas ? Alors, qu’est-ce que cela pouvait bien être ?

Brutalement, il se paralysa sur place, ses yeux grands ouverts sur la statue bouddhiste sans la voir. Ça venait de revenir, il pouvait sentir le poids écrasant de sa désapprobation écraser sa nuque. Pas maintenant, pas alors qu’il avait l’impression de se décharger d’une partie du poids ployant ses épaules !

Pourtant, ça se tenait bien dans la pièce, avec eux. Juste derrière son épaule : à peu de choses près, il pouvait sentir son souffle inexistant faire tressaillir les poils de sa nuque, moqueur. Oh oui, ça recommençait à lui murmurer des choses complètement insensées, que se laisser ainsi tripoter par n’importe qui n’était qu’une preuve de plus de la faiblesse de sa détermination, qu’il ne pourrait jamais surmonter sa nature défectueuse en cédant ainsi à la première difficulté. Les sentiments n’étaient qu’une porte ouverte sur un enfer pavé de bonnes intentions, et qui, en réalité, ne transfigurait qu’un asservissement déguisé, endossé volontairement.

Non… Il devait se calmer. Ce n’était qu’Ekayon. Ekayon, qui n’avait jamais cherché à obtenir quelconque faveur de sa part, et qui, au contraire, prenait des risques toujours plus grands pour une cause à laquelle, à l’origine, il n’appartenait pourtant pas.

Pourtant, son absence s’estompa sitôt qu’il ne sentit plus le contact du solitaire près de lui. Alerté par un léger tintement, ce dernier venait de quitter la place qu’il occupait, alerté par un détail entraperçu de lui seul. Sans un mot, il s’adossa contre la paroi, se penchant légèrement afin d’apercevoir la cour en contrebas.

– C’est tout de même étrange, murmura Ekayon.

– Tout me paraît insensé ces derniers temps, il va falloir te montrer un peu plus précis que ça, railla Zane, soulagé de pouvoir changer de sujet.

– Je viens de voir Maître Kriboff traverser les ponts menant à l’arène, les bras chargés de livres. Anciens, peut-être. Et il semble bien qu’il n’a pas très envie de se faire remarquer.

– Vieux bouquins ? Qui se ressemble, s’assemble, sauf ton respect. Qu’y a-t-il de si étrange ?

– Eh bien, ce n’est pas le premier Maître que je vois agir ainsi. Maître Yangari deux jours auparavant, Maître Uboffine hier. Tous font partie des membres les plus vénérables du Conseil.

– Et alors ? C’est bien dans l’arène que se tient l’interminable réunion du Redakaï, non ? Pas étonnant qu’ils amènent des preuves désuètes et complètement vétustes pour aborder des propos tout aussi archaïques.

– Sauf que personne n’est jamais ressorti avec ces ouvrages. Et comme les Taïro doivent malgré tout s’entraîner quotidiennement, ça m’étonnerait que nos Maître dissimulent des renseignements précieux à portée de main de débutants. Maître Connor a déjà du mal à apprendre les enseignements millénaires du Conseil, encore considéré comme le tout nouveau, alors des enfants ? Impossible.

– D’accord, j’admets que c’est bizarre, avoua Zane, observant franchement le solitaire. Tu proposes quoi ? renchérit-il prudemment, gardant ses propres suppositions pour plus tard.

– Justement, je n’en sais rien. Je ne comprends pas quel intérêt cela apporterait !

Hum, par moments, le jeune homme se montrait d’une naïveté confondante. Au risque d’endosser le rôle du cruel E-Teens impitoyable, dessiller, même légèrement, ses paupières, lui serait peut-être bénéfique ?!

– Tu es plus intelligent que ça… Enfin, quelquefois. Réfléchis, soupira Zane, s’emparant de l’ouvrage confié par Maître Atoch, sous le regard d’un solitaire parfaitement blasé ne cherchant même plus à l’arrêter. Tu vois quelque chose entrer quelque part, et une poignée d’heures plus tard, son transporteur réapparaît, mais jamais l’objet. Qu’est-ce que tu en conclus ?

– Je comprends parfaitement ce que tu essaies d’insinuer, et je ne suis pas d’accord ! On ne parle pas d’un vulgaire convoyeur de fonds, mais de Redakaï tout ce qu’il y a de plus honorable !

Zane tourna la tête pour l’observer, si rapidement que le solitaire craignit qu’elle ne se détache de ses épaules. Un bref instant, l’adolescent le scruta intensément, cherchant à déterminer si l’aveuglement évident d’Ekayon résultait d’une volonté propre de son propriétaire, ou d’une imbécillité si profonde qu’elle continuait à creuser bien qu’ayant atteint le fond depuis belle lurette.

– Si tu crois vraiment qu’il existe des êtres sur cette Terre capable d’honnêteté absolue, c’est que ton formatage est des plus efficace. Puisque tu ne sembles pas vouloir l’énoncer à haute voix, je vais l’annoncer à ta place : tes chers Maîtres dissimulent des preuves, ou les détruisent carrément.

La bouche du solitaire s’ouvrit pour protester vigoureusement. Resta béante quand, brusquement, il commença à prendre toute la mesure de ce qui se tenait à présent devant son œil mental. Sa première réaction, alors que l’angoisse de la réalité se peignait sur ses traits fatigués, fut de tomber sur le séant, à même le parquet, passant et repassant sans arrêt la main dans sa chevelure presque inexistante. Lentement, il inclina la tête, fixant le carré céleste se découpant à travers la fenêtre, tâtonnant autour de lui comme s’il y eut pu avoir quelque chose pour le soutenir.

Ce n’était pas la première fois qu’Ekayon admettait que, peut-être, le Redakaï n’était pas si honorable qu’il le prétendait. Il l’avait déjà avoué quelques temps auparavant. Mais à ce moment précis, cette réalité parut s’ancrer enfin en lui, comme si l’indice de trop, celui qui prouvait que les soupçons répétés de l’adolescent n’étaient pas qu’élucubrations mégalomaniaques, venait de lui tomber sur le râble avec la délicatesse d’un bloc de parpaing lancé en piqué d’un avion de chasse.

Enfin, il reprit la parole, impassible alors qu’il plantait ses iris clairs dans l’onyx du Radikor.

– C’est plausible, oui. Mais nous ne détenons pas de preuve irréfutable.

– Bien sûr que non, vu que tes petits amis s’amusent à la détruire, railla Zane.

Il claqua des doigts, avant d’écarter les bras comme lors des spectacles de magie pour enfants. Une vaste fumisterie, en somme. Tout partait à vau-l’eau, et pourtant Ekayon peinait à se résoudre à l’accepter. Pas évident de comprendre que leurs sacro-saints Redakaï gardaient les défauts inhérents à toute créature vivante. Pour avoir traversé une crise similaire, Zane le plaignit intérieurement, sans se laisser aller à le réconforte.

– Pourquoi feraient-ils une chose pareille ?! insista Ekayon, quittant son siège inexistant, ses bottes de combat craquant le parquet. Ils sont censés se réunir pour trouver une solution au problème que représente Lokar !

– Et les nouvelles équipes de combattants, oui. Et de ce que tu me dis, les seules solutions trouvées sont de capturer mon équipe, et de, comment tu as dis, tout à l’heure ? Organiser une expédition dans la grotte où Ky est persuadé d’avoir aperçu Lokar. Au moins, sur ce coup-là n’attendent-ils pas le retour de leurs chers combattants pour s’y rendre immédiatement. Ils seront peut-être utiles, pour changer.

– N’insulte pas non plus gratuitement mon Maître, gronda le solitaire, cessant sa marche pour toiser furieusement l’adolescent, qui lui rendit son regard sans ciller Et ça ne répond pas à ma question !

– Je n’en sais rien, triple buse, deux jours avant je me faisais grignoter la jambe par Lionere ! Mais si tu veux des réponses, nous les trouverons peut-être dans le seul ouvrage qu’ils n’ont pas entre leurs mains.

D’un geste ostensiblement théâtral, il leva le livre abandonné par Zair un peu auparavant, le plantant sous le nez du solitaire. Sans s’y intéresser plus d’une brève auscultation visuelle, ce dernier courba le dos, s’asseyant doucement sur son lit. Si la présence d’un homme, si près de lui, et capable dans son état de le brutaliser pourvu qu’il désirasse le soumettre – comme tous les autres avant lui –, manqua lui donner la nausée, il ne se sentit pourtant pas menacé. Au contraire, pour la première fois de sa vie, il eut presque l’impression d’être comme… en sécurité. Un sentiment nouveau, que l’adolescent ne put s’empêcher de goûter avec une curiosité avide, calmant les élans lancinants de sa plaie.

Évacuer sa frustration dans une partie de jambe en l’air, la veille, ne fut pas l’un de ses meilleurs choix.

– Zair a au moins eu l’amabilité de corner les pages qui, d’après elle, seraient intéressantes. Enfin, de ce qu’elle a lu, bien entendu. Si ton Maître t’a donné ce machin, c’est pour qu’il soit lu. Et que tu trouves quelques explications à tout ce foutoir.

– Oui, sauf si ce n’est qu’une fausse piste.

– Pas faux. Nous n’en sommes plus à une ou deux trahisons près.

En voyant le solitaire reculer, accusant le coup, Zane comprit que ce qu’il avait prit pour une affirmation n’était qu’une remarque ironique, presque un appel à l’aide d’un homme qui souhaitait pouvoir démentir. Insinuer qu’Atoch soit aussi cachottier que ses collègues n’était pas l’idée du siècle. Mordillant sa lèvre inférieure, l’impression d’être stupidement gauche chevillée au corps, l’adolescent mima un vif intérêt pour le bouquin, ignorant le picotement désagréable brûlant sa nuque chaque fois que le regard du solitaire pesa sur sa chair. Jusque-là, ce dernier pouvait bien s’amuser à le dévisager impitoyablement, cela ne produisait en lui qu’indifférence moqueuse, ou énervement profond qu’il ne cherchait pas, d’ailleurs, à dissimuler. Hors de question que l’adolescent ose s’imaginer contrôler ses humeurs selon le bon vouloir de son babillage insupportable.

Alors pourquoi, dans cette pièce exiguë au confort sommaire, mais suffisant, ressentait-il un tel trouble en présence du jeune homme ?! Ce n’était pas non plus une nouveauté que de se retrouver seul en sa présence, et les circonstances s’étaient déjà trouvées plus propice à l’interprétation douteuse. Que Tekris paraissait adorer pratiquer en permanence. Oh par les Six, même les sous-entendus graveleux de son coéquipier résonnaient étrangement en son être… Comme s’il venait d’avaler un panier entier de champignons psychotropes, altérant sa vision des choses afin qu’elles revêtissent un aspect trouble, brumeux, comme nager dans une nappe de pétrole étrangement délicieuse. La fièvre, ou une stupidité de ce genre, conclut-il. Il essuya d’un revers de bras les gouttes de sueur qui s’amoncelaient sur son front. Et le regard, invisible mais pourtant omniprésent, de ça, qui continuait à se pencher par-dessus son épaule, guettant la moindre nouvelle faiblesse pour s’emparer de lui.

Par chance, Ekayon reprit la parole, épargnant à l’adolescent de trouver le moyen d’engager de nouveau la discussion. Quand sa voix résonna de nouveau contre les parois de la chambre, elle était redevenue calme, comme si rien de particulier ne se produisit auparavant, si ce n’était que l’intonation perpétuellement moqueuse qui ponctuait ses phrases avait disparue.

– Quand Maître Atoch m’a donné ce livre, je n’ai pas eu le temps de faire plus que le feuilleter. Je crois avoir vu une image du Poing du Colosse, un peu plus loin. Ce serait peut-être une bonne idée de commencer par là, vu que le village qui le gardait a été attaqué.

– Oui, pourquoi pas, marmonna Zane, vexé de n’avoir pas pensé à cela de lui-même.

Bien décidé à signifier clairement son désaccord – peu importait qu’il ne sache pas exactement ce que lui-même entendait par là –, l’adolescent ignora une vague question que posa Ekayon, tournant avec une lenteur moitié feinte, moitié vraie, les pages tandis que ce dernier recommençait tournait de nouveau en rond, sans autre but que guetter les réactions de son colocataire forcé. Encore un peu, et le solitaire n’aurait plus besoin de cire pour poncer son parquet. Ou de serpillière ?!

Peu désireux de méditer sur la question, Zane se cala contre les baguettes tendant les minces cloisons, surpris de ne pas sentir la toile se plier sous son poids. À croire que finalement, les matériaux humains n’étaient pas tous complètement inutiles, bons à jeter au feu avant qu’un accident ne se déclare. Avec leurs propriétaires à l’intérieur de préférence, d’autant plus s’ils s’appelaient « Stax ». Ou « Ekayon ».

Le solitaire n’insista pas, pour aucune de ses interrogations. Comme s’il tentait davantage de faire la causette, plutôt que d’obtenir une réelle réponse. Intrigué, le Radikor abandonna un instant sa lecture, observant l’humain par-dessus la tranche, usée par les ans, de l’ouvrage. Tekris avait tendance à prétendre qu’une parole échappée importait peu, mais tout de même… De mémoire, pas une fois, de toutes leurs rencontres bien trop fréquentes ces derniers temps, Ekayon n’avait abandonné aussi facilement la partie, s’amusant parfois à horripiler son camarade extraterrestre jusqu’à obtenir une réaction, aussi fugace soit-elle qu’un poing en pleine figure. Alors pourquoi cette fois-ci, la seule réaction du solitaire se résumait à l’indolence ?

Non, pas exactement l’indolence. Plutôt une forme d’agacement difficilement contenu. Si le jeune homme parvenait tout juste à donner l’illusion d’un esprit très légèrement préoccupé, aucune manifestation extérieure ne laissait supposer la gravité des tourments qui l’habitaient. Zane fixa avec insistance la ligne tendue des épaules de son vis-à-vis, seule trahison de son état mental. Pour autant, devait-il se réjouir de la capacité de son allié à conserver les idées claires, ou se morfondre de ne savoir percer précisément à jour le visage qu’il présentait à la face du monde ?

Incapable de trouver de réponse satisfaisante, Zane abandonna sa contemplation, se rendant directement au premier coin corné par Zair, refusant encore de fureter les liasses jaunies par le temps à la recherche du Poing du Colosse, dissimulé, d’après Ekayon, entre deux feuillets.

Le silence du solitaire, parfaitement inhabituel, le dérangeait à plus d’un titre, s’il devait se montrer honnête avec lui-même. Non pas que ses babillages insupportables ne le dérangeât outre mesure, au contraire ! Seulement, à force de face-à-face, il s’était habitué à entendre la voix grave, un poil d’enthousiasme, même parfaitement dissimulé, toujours présent pour qui savait repérer les quelques inflexions subtiles. Aussi l’absence de tout bruit, à l’exception de brèves éclats de voix enfantins, accentuait la sensation de malaise planant sur les combattants, plongeant l’adolescent dans une tourbe étrange entre ses souvenirs refoulés à grand-peine, et une impression de solitude plus désagréable encore que les réunions avec Diara. Et puis, à force d’attendre en vain une réplique, un sarcasme du solitaire, la sensation d’être rejeté s’insinuait douloureusement au creux de sa poitrine, rendant chaque ligne plus difficile à comprendre que la précédente. Pourtant, il n’y avait aucune raison de se sentir aussi dépité juste parce qu’Ekayon trouvait plus intéressant de fixer les zouaves imbéciles du monastère ! Qu’il se débrouille seul, puisqu’il ne jugeait pas bon de manifester sa présence par une apostrophe, aussi minuscule puisse-t-elle être !

Ouvrant puis fermant le poing régulièrement, dans le but d’évacuer une partie de la tension s’accumulant dans ses muscles, Zane soupira ostensiblement, tapotant sans raison le matelas du pouce. Son royaume encore en construction pour de la morphine, par pitié ! S’il devait supporter en même temps le dédain du solitaire, et la nausée douloureuse remontant le long de sa gorge, il allait finir par sauter à travers la fenêtre avant que Teos ne vienne l’achever !

L’idée de demander un verre d’eau l’effleura, impitoyablement repoussée. Ce n’était pas à lui d’engager la conversation ! Quoique, ce pourrait être amusant si, au lieu d’une boisson destinée à le désaltérer, il réclamait une seringue de morphine : incapable de se défaire de sa pensée monastèrienne, Ekayon songerait instantanément aux pires ignominies de la dépendance, oubliant que l’usage de cette charmante drogue se trouvait des plus courant dans les hôpitaux !

Mauvaise idée… Le plaisir de rendre chèvre le solitaire n’égalait pas la déception de se trouver face à un absence de palliatif à sa douleur.

La souffrance menaçant dangereusement de brouiller ses idées, Zane jugea que, finalement, il montrait sa nonchalance concernant le livre de Maître Atoch depuis assez longtemps. S’assurant que l’élève ne lui prêtait toujours pas la plus petite once d’attention (par le Dôme, décidait-il de jouer les plantes vertes, ou quoi ?!), l’adolescent reprit sa recherche, volant de petites annotations laissées par Zair en illustration, de qualité variable. Autant l’espèce de griffon, censé figurer parmi les monstres signature définitivement perdus, lui tira un sifflement muet de convoitise, autant l’espèce de machine ressemblant à un buste bionique sur pattes minuscules manqua provoquer son hilarité – péniblement réprimée, alors qu’il adressait un regard lourd de reproche au solitaire, retourné à son poste d’observation de la cour.

Un à un, il parcourut les coins de page cornés par sa sœur, survolant la plupart du temps des informations affreusement techniques pour sauter directement aux paragraphes plus concrets. Certes, connaître en détail les effets du kaïru circulant au sein de telle créature n’était pas dénué d’intérêt, mais rien là-dedans ne lui offrait la plus petite pépite d’explications. Brutalement, l’adolescent cessa sa lecture, se penchant sur les symboles serrés, au point de sentir les effluves âcres émanant du parchemin.

Qu’est-ce que c’est que ça encore ?! Une sorte de rapport ?

« Lionere : monstre signature encore instable, ne se lie qu’avec des combattants à l’esprit bien trop fier pour se plier à la discipline du Redakaï. »

« Grendel : beaucoup trop agressif, semble parfois doté d’une volonté propre. Impossible d’exercer le moindre contrôle. Les forces de l’Univers sont bien trop déséquilibrées. À oublier »

Ce sont les créatures de Saïn et de Teos, pas de doute là-dessus. Mais comment le Conseil peut-il connaître ces monstres, et tenter de les comprendre de manière aussi… scientifique ? Non, ce n’est pas exactement ça, c’est plus sournois encore. Il est entré en possession de ces créatures, ce n’est pas possible autrement. Et assez longtemps pour essayer de les manipuler. Sauf que, quand nous étions enfants, avec Zair, les Recruteurs nous ont enseigné que seul Thiers détenait les secrets des créatures attribuées aux Potentiels.

En somme, ces paragraphes n’avaient strictement rien à faire dans un livre du Redakaï tout ce qu’il y avait d’officiel. Les squelettes commencent à sortir leur trogne du placard, songea l’adolescent, relevant juste ce qu’il fallait le visage pour tourner la page, soudainement bien plus attentif.

« La suppression de la volonté consciente des monstres signatures est un succès. Après une méditation intensive des Redakaï dans la grande salle du Conseil, Maître Lyro a conclut que l’apparition de ces créatures ne provoquait pas de perturbations au sein de l’énergie de l’Univers. Aussi incroyable que cela puisse paraître, Maître Thiers est parvenu à créer une nouvelle espèce de monstres signatures. Avec un peu plus de temps et de moyens, il réussira certainement à dupliquer ses créatures, du moins c’est ce qu’a voté le Conseil à l’unanimité. Le risque d’une perte de contrôle se réduit de jour en jour, et injecter une nouvelle forme de manipulation du kaïru permettra de pallier à la dégénérescence alarmante observée depuis quelques années. »

Hoquetant de surprise, Zane se redressa brutalement, le matelas grinçant cette fois suffisamment fort pour qu’Ekayon, intrigué, ne quitte sa surveillance pour le scruter intensément.

Tiens donc, voilà qu’il l’intéressait de nouveau ? À croire qu’un peu de vigueur était plus efficace que…

Refusant de poursuivre sa pensée, l’adolescent déglutit péniblement, la chaleur montée à ses joues se répandant au creux de ses veines. À tout bien réfléchir, demander un verre d’eau aurait été plus malin.

Bon sang, que Thiers ait réussi à se dégotter un coin tranquille pour mener à bien ses projets de malade mental, ça je le savais, et pas qu’un peu ! Que cette ordure dégénérée est parvenue à fabriquer ses propres monstres signatures aussi, mais que le Redakaï était pertinemment au courant de ses manigances, c’est une donnée nouvelle… Et qu’est-ce qu’il entend par « dégénérescence alarmante » ?

Fébrile, Zane occulta promptement quelques paragraphes remplis de descriptions auxquelles il ne comprenait, de toute manière, pas grand-chose, s’arrêtant sur une nouvelle illustration, bien moins détaillée que les précédentes marquées par Zair. Instantanément, il s’arrêta, reprenant sa lecture avec avidité.

Certain à présent que quelque chose ne tournait pas rond, Ekayon s’avança sans un bruit vers la statue de bronze, s’adossant de sa main tendue en patientant que Zane daigne exposer ses trouvailles.

« Afin de ne pas laisser de soupçons planer sur la Salle du Conseil, les Redakaï ont également voté à l’unanimité d’abandonner quelques reliques conçues par les bons soins de Maître Thiers au sein de quelques coins reculés de l’Univers, en particulier la Terre, centre névralgique du recrutement de futurs combattants. Si le nombre de débutants n’a pas augmenté conformément à nos espérances, le voile de l’ignorance est retombé sur les quelques populations autochtones connaissant l’existence du kaïru, et n’étant pas rattachées à l’ordre du Redakaï. Les X-Drives, en dépit d’une poignée d’interrogations vite balayées par une explication sentencieuse et assurée, a suffit à donner le change. Quant aux quelques reliques trop importantes pour être ainsi converties, il a suffit de les vieillir artificiellement, puis d’associer une ou deux prophéties pour les unes, répandre la rumeur d’une légende merveilleuse et ancestrale pour le reste, et la convoitise naturelle des peuples à posséder quelconque entité matérielle extraordinaire a généré un contentement tel, que nul n’est allé chercher de réponses plus approfondies.

Il faudra renforcer encore davantage le recrutement de l’ensemble des jeunes gens capables de manipuler le kaïru. Tout potentiel combattant doit se trouver rattacher au Redakaï, d’une manière ou d’une autre. La principale source de résistance, malgré la réputation grandement méliorative du Conseil, vient de petits groupes, perpétuant majoritairement une tradition dite « ancestrale », et usant d’une méthode d’enseignement peu adaptée aux capacités que peut offrir le kaïru. Il est temps que la désunion cesse, et que ces quelques peuples comprennent la nécessité de laisser leurs enfants rejoindre nos rangs. L’équilibre du kaïru, et de l’Univers même, en dépend. Personne ne doit troubler la balance superbe de l’ordre naturel.

Maître Thiers devient un peu trop attaché à ses créations, et ses disciples revêtent une apparence étrange, bien plus taciturnes depuis un moment déjà. Mieux vaut surveiller ses travaux de près sans en avoir l’air, et cesser ses stupides prétentions à agir en-dehors de l’encadrement préconisé par le Conseil ».

– Qu’est-ce qu’il se passe ? intervint soudain le solitaire, tirant Zane de son déchiffrage. Tu verrais ta tête…

– Elle serait du plus bel effet dans ton boudoir ? marmonna machinalement l’intéressé. Je veux dire… Laisse tomber. Je ne sais pas à quel point ton Maître est impliqué dans ce que je suis en train de comprendre, mais ce n’est rien de bon pour l’image du Redakaï.

– À quel point ? Tu vas vraiment finir par m’inquiéter.

– Disons que pour le moment, il passe pour un imbécile parfait majoritairement, mais si ça continue dans cette voie, Lokar ne sera pas le seul mégalomane de la Galaxie. Rappelle-moi où tu as vu ton machin, représentant le Poing du Colosse ?

– Je ne me souviens pas exactement, mais c’était plutôt vers la page cinq ou six cent. J’ai tendance à regarder le début et la fin des livres, avant de laisser tomber et de repartir m’entraîner…

– Pas la peine de t’excuser, chacun ses goûts.

– Je ne m’excusais pas.

– On aurait dit, soupira Zane.

Par le Dôme, il devait bien avouer que le solitaire dégageait un certain charme, avec sa moue de petit garçon ignorant si l’autre venait de le rassurer, ou se moquait sournoisement de sa personne.

Avant que l’adolescent n’ait pu émettre la moindre protestation, Ekayon se glissa doucement à ses côtés, usant de mille précautions pour ne pas heurter sa jambe blessée, le front plissé de voir une auréole sombre tâcher à intervalles réguliers les bandages enserrant la peau claire.

– Regarde, il me semble que ce devait être par là, déclara-t-il à voix basse, presque murmurant, une main posée sur celle de Zane pour lui indiquer l’endroit en question.

Immédiatement, l’adolescent retint une grimace de dégoût, retenant de justesse un mouvement de recul. Il ne devait pas voir une autre de ses faiblesses, pas encore ! Il ne devait pas comprendre à quel point le contact d’adultes le répugnait. Ce n’était pas parce que celui qui se disait son père ne cessait, chaque fois qu’il lui rendait visite, de lui cracher au visage qu’il était son fils, une partie de lui, et donc pouvait faire de lui ce qu’il voulait – d’autant plus devant ses piètres résultats –, que Zane n’avait pas fini par comprendre que rien de ce qu’il avait enduré, lui, réduit à l’état d’esclave, n’était normal.

D’un autre côté, il s’agissait d’Ekayon… Le seul homme âgé de plus de dix-huit ans qui n’avait pas laissé ses regards traîner sur sa croupe d’adolescent les rares fois où il s’était rendu en ville, le seul à ne pas avoir montré d’envie de le contrôler, de le mettre sous sa coupe. Et puis, il paraissait s’inquiéter sincèrement de lui après tout… Non ?

– Merci, souffla doucement le Radikor, avalant péniblement sa salive, luttant pour ne pas retirer immédiatement sa peau du contact de celle du solitaire.

Parce qu’il désirait tout autant retrouver son intégrité physique, que de continuer à sentir Ekayon aussi proche de lui, aussi prêt à reprendre la lutte contre des ennemis que Zane avait introduit dans sa vie sans s’attarder outre mesure sur son implication. À bien y réfléchir, peut-être que les Radikor l’avaient un peu trop désensibilisé : les explications, succinctes mais suffisamment détaillées pour saisir l’essentiel de Zane ne parurent pas le traumatiser plus que cela. Excepté un bref froncement de sourcil intrigué parfois.

D’un bref tapotement sur le bras, Ekayon arrêta l’examen minutieux des reproductions de monstres. Retrouvant en une fraction de seconde toute sa concentration, Zane opina affirmativement du chef, suivant du doigt les paragraphes jusqu’à trouver l’objet de son bonheur.

– Dis donc, tu n’es pas censé faire le zouave à la fenêtre, toi ?

– C’est le livre de mon Maître avant tout, et il contient apparemment des informations très intéressantes, alors autant m’y intéresser un minimum.

« Contrairement à tout ce que le Redakaï aurait pu imaginer, Maître Thiers a refusé de rendre les conclusions de ses recherches, et plus encore, alors que le Conseil le sommait de lui confier ses récentes trouvailles tant que leur dangerosité n’était pas clairement évaluée, il s’en est violemment pris aux nôtres, bloquant l’accès à ses appartements en emportant avec lui ses quelques disciples non engagés dans des combats. Alors que nous huit, membres du Conseil, étions sur le point d’appréhender cet individu désormais hors de contrôle, une créature gigantesque, si imposante que le plafond de la Salle du Conseil pourrait à peine la contenir, s’est dressé entre nous et son Maître. Ce colosse, assénant des coups si violents et usant d’une forme brute, mais néfaste, de kaïru, a coûté la vie à trois d’entre nous, alors que nous luttions pour le réduire à néant. Ce Colosse, dont nous ignorions jusqu’à l’existence, a permis à son créateur de prendre la fuite, laissant derrière lui un amoncellement de ruines fumantes, la majorité des lieux ayant été détruits par son action. Seule la combinaison de nos pouvoirs respectifs, puisés au plus profond de nous-mêmes, nous a permis de séparer le Colosse en quatre morceaux distincts. Bien que Thiers soit parvenu à se dérober à la justice du Redakaï, notre priorité est de dissimuler ces quatre fragments aux quatre coins de la Terre, là où Thiers ne pensera pas à les chercher, afin qu’il ne puisse être construit à nouveau.

Je reconnais aujourd’hui que nous aurions dû nous fier à l’avis de Maître Orini, paix à son âme, recommandant de ne pas accorder notre confiance à un homme dont le kaïru intérieur est aussi faible. Ses découvertes extraordinaires lui ont peut-être permis d’accéder à un rang dont il n’aurait pu, sans notre générosité, qu’atteindre dans ses rêves les plus fous, il est à présent clair que Maître Thiers ne cherchait qu’à concevoir la relique qui lui permettrait de pallier à son pouvoir défectueux. Ses capacités de maîtrise du noyau intrinsèque de l’énergie kaïru, incompréhensibles pour un homme d’une telle faiblesse qu’elle en devient prodigieuse, associée à cette puissance qui lui manque, ne pourra mener qu’au désastre. Peut-être le contrôle de cette chose est-il relié par le sang à la lignée de Thiers ? En espérant que nous ne sommes pas intervenus trop tard, et qu’il ne soit pas parvenu à créer une telle enveloppe, à nul autre pareille certainement, tant les restes de ses travaux découverts sont indéchiffrables. De même que peut-être, malgré les dénégations de mes confrères, Thiers comptait sûrement user du Colosse pour obtenir ce corps dont il rêve tant.

J’ignore si ma décision remportera l’adhésion des autres membres du Conseil, mais plutôt que de détruire cet ouvrage, je le confierai au Maître qui aura la chance, ou l’insigne honneur, de me succéder, en tant qu’apprentissage des erreurs passées, et vecteur de connaissances si jamais, par une conjecture d’évènements défavorables, Thiers venait à revenir sur Terre, lui ou ses descendants.

Je crains que ce ne soit pas la dernière fois que nous le rencontrions : en fuyant, il a juré de conquérir ceux qui l’ont chassé, tentant de « s’approprier ses créations » ».

– Très prophétique, malheureusement, commenta Ekayon, menton posé sur l’épaule de Zane.

C’est tout ce que tu trouves à dire ?!

Malheureusement, les imprécations de l’adolescent ne franchirent pas la barrière de ses lèvres, alors que les rouages de la compréhension grinçaient péniblement sous son crâne. S’il restait quelques interrogations, les intentions de Teos, Saïn et Adriel se révélaient bien plus claires désormais. Or, rien de ce que Zane n’imaginait ne le séduisait particulièrement.

Devant le silence obstiné de son vis-à-vis, Ekayon reprit, mâchoires de plus en plus serrées alors qu’il poursuivait son raisonnement.

– Donc, si je comprends bien, le Redakaï a affronté un Colosse – avec un C majuscule s’il vous plaît –, qu’il a détruit tant bien que mal, en cachant les morceaux tout en espérant ne pas tomber sur un os gigantesque – ce qui, en soi, a plutôt raté. Donc, c’est pour cela que le village des amis des Stax a été attaqué : le Poing du Colosse n’est pas qu’une légende, mais bien un artefact d’une puissance qui ne devrait pas être mise à jour.

Du bout de l’index, Ekayon indiqua les quelques lignes, presque illisibles tant elles se trouvaient compactées, légendant le dessin du colosse fragmenté : le Poing, le Corps, le Cœur, la Couronne.

Oh par le slip panthère de mes ancêtres !

Si sa fichue mémoire ne se trompait pas – et malheureusement, elle tendait à révéler une désagréable certitude dès qu’il s’agissait de lui remémorer ses souvenirs pénibles –, Teos avait effectivement évoqué une certaine « Couronne », au sein de la grotte habitée par le Maître des Hiverax. À l’endroit où, entre deux stalactites, une vois grave bien trop proche de celle de Lokar s’était soudainement mise à résonner…

– Sauf que les Daminiens l’ont désormais en leur possession, rappela sombrement Zane, croisant les bras contre sa poitrine tout en louchant affreusement pour tenter d’observer le solitaire sans tourner la tête. Et je crains que l’une des autres parties, au moins, se trouve entre leurs mains. Ou n’est pas loin de l’être.

– Je ne vais pas te demander comment tu as obtenu ces informations… Oh sa maman !

– Pardon ?!

Sans répondre, le solitaire bondit sur ses pieds, manquant de peu d’entraîner l’ouvrage dans une chute peu glorieuse. Si c’était bien une mouche qui venait de le piquer, elle devait être sacrément véloce… Cependant, Ekayon retourna rapidement auprès de son vis-à-vis, ce dernier suivant, vaguement amusé, ses vagabondages inutiles.

– Peut-être que je suis en train de me tourner les nerfs en pelote pour rien, déclara abruptement le solitaire, plantant ses prunelles claires dans l’onyx.

Mignon ou pas, s’il ne se recule pas immédiatement, je lui colle une tarte !

– Mais jusque-là, Adriel et ses charmants copains n’ont jamais attaqué un endroit sans un plan élaboré sous leurs cervelles de fous furieux, d’accord ? Super, c’est une première, ou presque ! Donc, la destruction du village avait pour but de récupérer le Poing du Colosse. Mais s’en prendre au monastère, alors que le Conseil est réuni au grand complet ? Je veux bien croire que Saïn se serait jetée sans hésitation dans la gueule du loup, mais Adriel ? C’est presque la plus sensée (enfin, elle est logique dans sa taréitude en tout cas) des trois. Or, avec Maître Atoch, nous nous sommes retrouvés suffisamment proches de ses attaques pour comprendre que le but de tout ça, c’était le X-Pod.

– Au cas où tu l’aurais oublié, tu m’as déjà expliqué ce léger détail, et j’ajouterai que c’est très embarrassant pour le monastère, de se voir voler l’un de ses plus précieux artefacts sous son nez… Oh non !

– Ah, je crois que tu as compris.

– Dis-moi que ce n’est pas ce que je pense que tu veux dire que tu penses vouloir dire !

– Si le résultat de ton charabia est « le X-Pod était en réalité l’une des quatre parties du Colosse », la réponse est oui, hélas. Par contre, si c’est autre chose…

Le regard, purement meurtrier, de l’adolescent coupa net la réplique d’Ekayon en son beau milieu, celui-ci comprenant, miraculeusement, qu’insister ne pourrait que mener à un fâcheux contretemps.

– C’est bien la pire nouvelle que j’ai entendu jusque-là, ce qui n’est pas peu dire ! pesta Zane, prenant son front à deux mains. Si nous ne parvenons pas à empêcher Teos, Saïn et Adriel de mettre la main sur les dernières parties de cette espèce de sentinelle mutante, autant dire adieu à l’Univers !

Allons, ce n’était qu’un mauvais rêve particulièrement poussé : il allait se réveiller en pleine possession de ses quatre membres, au sein de sa forteresse à lui encore en ruines, mais non détruite, et la conquête du kaïru des plus habituelles pourrait reprendre !

– Peu importe : si jamais les Daminiens parviennent à le reconstituer, nous le détruirons de nos mains, et les renverrons sur leur foutue planète artificielle en leur intimant de ne plus jamais revenir sur la Terre ! Car, sauf le respect que je dois au Redakaï, il ne me semble plus très apte à gérer cette crise.

– Mais par les Six, tu ne comprends rien à rien, pauvre imbécile ! explosa Zane, faisant fi de sa blessure pour se dresser sur une jambe, menaçant. Toi, tu ne connais le kaïru de Thiers qu’au travers des petites confrontations que tu as eu avec l’équipe de Teos, mais moi, j’ai vécu avec lui ! Je l’ai vu à l’œuvre, et je peux t’assurer que si une telle créature existe, si elle se forme conformément aux plans de Thiers, personne n’aura la force nécessaire pour l’arrêter, même pas Ky et sa satanée bouche en cœur remplie de bons sentiments ! Ce type, ce Maître était un véritable malade, et il savait pertinemment quelle serait la force du Conseil au sein duquel il présidait en toute impunité. Ne me dis pas que tu n’as pas pensé qu’il ait construit une créature assez puissante pour tous les terrasser ! Et ce n’est pas avec l’état actuel des combattants que nous réussirons à renverser la vapeur ! Trois équipes formées, plus une de débutants et un solitaire, ça ne suffira pas ! Et, petit détail que tu sembles avoir oublié, Tekris est retenu en otage par ces cinglés !

– Où est passé le grand Zane prêt à conquérir le monde ? plaisanta Ekayon, haussant les épaules sans paraître prêter attention à la gravité de ses paroles. Là, j’aimerais bien retrouver ton insupportable confiance absolue en tes capacités. Même si ça reste pénible à supporter.

Ses doigts s’entremêlant, seul moyen de conserver un calme relatif, Zane inspira profondément, alors qu’il mobilisait toutes ses forces pour conserver son équilibre. Ne pas hurler sur cet imbécile, cela risquerait d’ameuter tout le monastère. Ce qui, en soi, serait des plus contre-productif.

Pourquoi avait-il pensé avoir besoin du solitaire pour lui prêter main-forte, au fait ?

– Écoute-moi bien, triple buse : je t’emmerde, est-ce que c’est clair !? Figure-toi qu’avec la menace que représente le kaïru de Thiers et ses joyeux petits copains, trottine toute une planète créée par ses soins remplie de gentils petits envahisseurs prêts à récupérer ce qu’ils considèrent comme leur propriété. Alors, si par un miracle insondable nous parvenions à prendre le dessus sur le Colosse, ce qui est absolument impossible, tu m’entends bien ?! Nous ne pourrions pas empêcher l’armée du Dôme d’écraser les combattants survivants d’un coup de lance bien placée. Contrairement aux élèves de ton Conseil, ceux du Dôme savent manier les armes, et n’hésiteront pas à s’en servir. La seule chose qui les empêche, pour le moment, de commencer le combat, c’est l’impossibilité de traverser l’espace autrement qu’avec un arsank. Ce que le Colosse leur permettra d’accomplir, justement !

– En qui cette chose pourrait les aider à…

– Sa maîtrise du kaïru est phénoménale, tu l’as bien lu ! Si les Maîtres peuvent se téléporter avec leur énergie intérieure, créer un portail pour que les Daminiens débarquent sur Terre devrait être une partie de plaisir. Alors, je répète : c’est une catastrophe, et il faut les empêcher de s’emparer de la force qu’il représente, ou ce sera fin de partie pour nous !

Voilà ! Avec ça, il devrait à peu près comprendre, ou alors le solitaire était complètement bouché. Épuisé de son brusque éclat, Zane se jeta sur le matelas, main tendue vers les cachets déposés sur la table de chevet. La fièvre commençait à monter, admit-il vaguement, engloutissant les petits jetons blancs, afin de prendre le verre posé à côté de la plaquette d’anti-douleurs. Pour le coup, il n’était pas contre un petit assommoir strident, si cela pouvait lui permettre d’oublier les vagues brûlantes qui enserraient sa jambe au sein d’un étau pulsant au rythme de son fluide vital. Et dire qu’il allait encore devoir retirer les bandages, nettoyer la plaie, puis enfermer de nouveau l’ensemble dans un tissu immaculé qui finirait par se tâcher d’écarlate, une nouvelle fois.

À tout hasard, l’adolescent se pencha, écartant légèrement la couverture camouflant sa plaie à la vue du monde. Son visage se tordit en une grimace, apercevant la large auréole maculant progressivement le matelas du solitaire. Voilà qui serait drôle à nettoyer, encore.

– Tu vas sûrement vouloir m’arracher la tête, osa enfin Ekayon, s’éloignant prudemment de quelques pas.

– C’est déjà fait, tu peux te taire maintenant, marmonna Zane, se décalant en soulevant doucement sa jambe.

– Alors autant y aller franco ! Pourquoi ne pas utiliser ton kaïru intérieur ? D’accord, il est d’une couleur tout à fait inhabituelle, et beaucoup plus agressif que toutes les énergies que j’ai pu rencontrer jusqu’ici – kaïru obscur compris, pour te dire –, mais j’ai été personnellement témoin de son pouvoir, et tu serais un soutien de poids si le pire venait à se produire. Et j’ajoute, à tout hasard, que ce n’est absolument pas mon souhait !

Hoquetant de surprise, Zane en oublia momentanément sa douleur, toisant le solitaire comme s’il venait d’annoncer qu’il souhaitait s’immoler à la gloire du Redakaï en exigeant une obéissance totale de ses fidèles. Là, ce n’était plus possible : il en faisait décidément exprès de ne rien comprendre, ce foutu chameau !

– Mon « pouvoir », comme tu dis, est une malédiction tout juste bonne à attirer les malheurs ! cracha Zane, balayant les éventuelles objections du revers de la main.

Malheureusement, il avait sous-estimé la capacité d’ignorance volontaire du solitaire.

– Est-ce que ce sont tes mots, ou des phrases qui t’ont été répétées sans arrêt tout du long de ta vie ?

L’adolescent en resta bouché bée, clignant stupidement des paupières alors que son cerveau venait de décider de mettre la clé sous la porte, peinant à formuler une pensée cohérente.

– Ma vie, je l’ai majoritairement passée à survivre seul, tout en formant Zair et Tekris à me servir ! Et jusque-là, je m’en sortais très bien sans aide, merci bien ! Tu remets en cause ma parole ?

– S’il s’agit véritablement de la tienne, absolument pas, j’ai encore un peu d’instinct de survie. (Fort peu convaincu, Zane hausse une arcade sourcilière en total désaccord avec le solitaire.) Mais j’ai l’impression qu’il ne s’agit que d’un discours qu’on t’a enfoncé dans le crâne avec la délicatesse d’un marteau-piqueur sous stéroïdes. Qu’est-ce que Zane, le vrai Zane, celui qui est capable de mettre à bout la patience d’un Maître Baoddaï, de sauter sur ses ennemis sans savoir quelle sera leur réaction juste pour le plaisir de les contrarier, que me dit ce Zane sur ce fameux pouvoir ? Qu’en pense-t-il, lui, et pas les fantômes du passé ?

Ce pouvoir peut m’apporter la puissance, une véritable force offensive, mais beaucoup trop dangereuse car je ne peux pas la maîtriser ! Chaque technique que j’apprends, suite à une perte de contrôle, ne sers qu’à renforcer encore les capacités de ça à nuire ! À me nuire ! Rien de bon n’est à en tirer !

– J’en dis que tu peux aller te faire foutre au fin fond de l’Alaska, et ne jamais revenir !

– Tu n’as jamais pensé à explorer toutes les possibilités que t’offre ton kaïru intérieur, plutôt que de les repousser ? Je croyais que tu voulais obtenir le plus de pouvoir possible, continua, impitoyable, le solitaire, poings plaqués contre les hanches.

– Pas contre ma volonté ! Je veux savoir manipuler les dons que je détiens, certainement pas devenir leur marionnette. Personne ne prendra le contrôle de mon destin contre ma volonté, tu m’entends ?!

– Et si les deux n’étaient pas incompatibles ?

– Qu’est-ce que tu veux dire par là ?! Tu l’as vu toi-même : quand ça prend le contrôle de mon corps, je ne peux rien faire d’autre que de me battre !

– D’accord, mais je suis parvenu à t’aider à reprendre tes esprits, non ? Quand les choses se calmeront un peu, on pourrait, je ne sais pas… Ne pas cesser de se voir tout de go, et éventuellement programmer quelques sessions d’entraînement en duo ? Toi, tu essaies de maîtriser les pouvoirs que t’accorde ton kaïru intérieur, et moi je reste dans les parages, prêt à intervenir si les choses dérapent trop.

– Bien sûr, et tu finiras réduit au néant avant d’avoir pu intervenir, railla Zane, goguenard.

– Bon, écoute, soupira le solitaire, laissant couler le sarcasme de l’adolescent. Quand tu reprenais peu à peu le contrôle de toi, à la forteresse, je n’avais pas l’impression que toi, ta personnalité véritable, se cachait si loin que ça. Peut-être qu’en réalité, tu as bien plus envie d’être capable de manipuler ton kaïru intérieur à ta guise, et que ta conscience reste dans les parages. Quoi ? Pourquoi tu me regardes comme ça ?

– Parce que je n’arrive pas à déterminer si tu es la pire, ou la plus belle chose qui me soit arrivé dans la vie.


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Bonjour, bonsoir ! J’espère que ce chapitre vous aura plu, et à la prochaine fois !



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