L'Arche du Péché

Chapitre 40 : Symphonie du chaos

11481 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 12/07/2022 21:09

Le poids de la confiance


Les crécelles, annonciatrices de valses, traversaient les murs, voletaient jusqu’à la cuve, reste déformé qui n’avait su trouver une autre utilité depuis que les locaux avaient été reconstruits, une fois la Transition d’équilibre dépassée. Cependant, s’ils étaient inutilisés depuis une dizaine d’années déjà, les murs au métal fatigué formaient un abri parfait pour Evdam, lui permettant de récupérer de son dernier combat sans qu’il ne soit dérangé par des gêneurs curieux d’observer un arsank à terre. Une vulgaire bande de parasites, tout juste bon à s’extasier sur la souffrance de cette majestueuse créature, sans tenir compte des services rendus au Dôme.

Le souffle court, Adriel immobilisa sa main, à quelques centimètres de l’écaille abîmée qu’elle s’apprêtait à retirer. De telles pensées suffiraient à la condamner à un redressement en bonne et due forme. Si les péons étaient punis de mort s’ils ne montraient pas le respect qui était acquis au symbole de la famille régnante, les nobles qui arpentaient le Dôme d’Honneur ne pouvaient subir le même sort. Respectueux des Tabous et assis à une place d’autorité, Ils sauraient trouver une justification aussi plate que leur inutilité au combat était de notoriété publique. Oui, à l’exception des véritables combattants, validés par les recruteurs – l’élite ! –, personne n’avait la moindre valeur. Peut-être l’une ou l’autre des ces personnes avait-elle participé à établir la glorieuse hiérarchie qu’était le Dôme encore aujourd’hui, mais c’était fini depuis bien longtemps. Personne, au-delà de vingt ou trente ans, ne paraissait prendre au sérieux la reconquête du kaïru entamée par le Seigneur Régent – loué soit son Nom…

Il s’agissait pourtant d’une affaire de la plus haute importance ! Mais non, plutôt que d’applaudir le trio de Daminiens envoyé sur Terre pour avoir sérieusement mis hors d’état de nuire ceux qui avaient osé briser les Tabous, le sang bleu louait Teos d’avoir ramené l’un d’entre eux sur le Dôme… par curiosité de découvrir quelqu’un qui ne manipulait pas le kaïru unique !

Preuve, s’il en était besoin, cette ridicule fête organisée en l’honneur des récents succès de son équipe sur les parvenus… Alors qu’il restait tant à faire !

Le Dôme glissait sur une pente dangereuse, et il devenait urgent de le redresser. Il ne restait plus qu’à espérer que le Seigneur Régent – puisse-t-il vivre à jamais – sache ramener les esprits à de plus nobles dispositions. Seul l’entraînement rude imposé à ceux capable de toucher la Source, et donc de s’abreuver de kaïru de Thiers, forgeait des esprits rudes et puissants. Et il n’en fallait pas moins pour venger l’outrage fait à l’ancêtre de tous les Daminiens ! À croire que les nobles du Dôme d’Honneur n’étaient plus si pressés de rendre à leur peuple sa grandeur d’autrefois.

Les anciens Maîtres Souillés avaient perdu de vue leur mission sacrée, se complaisant dans des intrigues de pouvoir, au point de mépriser de plus en plus la Hiérarchie et le Trône. Les renverser pour installer sur ce dernier une seule âme, qui guiderait les individus en transmettant les valeurs du combat et du respect de leurs origines fut une guerre interne, mais nécessaire. Même Adriel, fille de renégats et pourtant pardonnée par la générosité du Seigneur Régent, l’admit dès les premiers jours de la rébellion. D’autant que l’exécution des traîtres et de leurs descendance fut si spectaculaire que nul n’osa contester le pouvoir qui s’installa ensuite. Tout comme la désignation de Teos comme Seigneur Héritier fut unanimement approuvée, malgré ses origines obscures.

Mais ces valeurs et la vénération des Trois Tabous, gardiens de l’ordre mis en place et instances sacrées, se perdaient à nouveau dans les pavanes et les témoignages de déférence, obséquieux à vomir, de ceux censés contribuer à leur application. Le Seigneur Régent avait-il conscience de la corruption qui parcourait ses rangs ?!

Après tout, personne ne lui était venu en aide, à elle la promise du Seigneur Héritier, pour soigner son arsank, l’un des derniers spécimens encore en vie, et l’un des deux seuls assez âgés pour traverser l’espace !

Bouffie par l’oisiveté et l’orgueil, la Hiérarchie ne devenait plus qu’un amas répugnant de chairs tout juste capables de se lever de leurs coussins ornementaux ! Comme si s’agenouiller devant ses représentants les plus hauts était quelque chose d’admirable, alors que ce n’était que de l’obligation, du bon sens !

Seule sa vieille nourrice, infirme et dont la vue ne valait guère mieux que celle d’un nouveau-né, était restée près d’elle pour prendre soin de l’animal le plus sacré du Dôme – en plus d’en être presque le seul.

Prise d’une bouffée d’affection, Adriel se tourna vers Ammay, qui changeait avec une douceur inouïe les bandages de l’imposante bête. Les rides accumulées par les années et un travail harassant figeait son expression en une moue triste et humble, mais pour la jeune fille qu’elle avait élevée, le mince tremblement de ses genoux, pourtant bien à plat sur le sol glacé, indiquait à quel point l’état d’Evdam la préoccupait. Malgré son appartenance à la plus basse classe du peuple, Ammay était, à ce moment précis, la seule en mesure de la comprendre, de lui venir en aide.

Evdam émit un son caverneux, proche du gémissement, quand sa maîtresse reprit son travail. Enlever les écailles trop endommagées et celles qui s’incarnaient sous la peau, aggravant ses blessures, appliquer un baume régénérateur, laisser la plaie à l’air libre pour qu’elle cicatrise et prendre garde à ce que l’arsank ne vienne pas s’agiter ou lécher le traitement… Comme s’il lisait dans ses pensées, Evdam souffla bruyamment par les narines, signe de son mécontentement, avant de déposer son énorme tête difforme sur les genoux de sa maîtresse, à la recherche de caresses. Soulagée de constater qu’il réagissait de plus en plus à ses sollicitations, Adriel gratta avec affection l’espace entre les deux yeux, admira les reflets sombres sur la peau déchirée. Avec un peu de chances, son précieux compagnon allait guérir vite, et ils pourraient reprendre leur quête. Elle devait juste veiller à ce qu’aucun indésirable ne l’approche, et ne perturbe son rétablissement.

Oui, elle s’était un peu affolée, mais en dépit de leurs profondeurs, les blessures ne seraient pas suffisantes pour vaincre son Evdam !

La main rêche de sa nourrice se posa sur son épaule. Dans ce simple toucher, Adriel pouvait ressentir tout le poids des années qui pesaient sur la vieille femme, mais aussi l’apaisement et la confiance tranquille que celle-ci tentait de transmettre à la Daminienne. Vraiment, cela semblait invraisemblable que cette créature, tirée des bas-fonds du Dôme et conservée au service d’Adriel par pure générosité de sa part, soit plus douée de compassion et de compréhension que son futur époux… Ou que son futur beau-père.

Pourtant Adriel n’avait aucun droit de leur en vouloir. Ça non, si les autres oubliaient, elle se devait de respecter à la lettre les principes inculqués depuis l’enfance. Montrer l’exemple pourrait en ramener quelques-uns sur le droit chemin. Mais si cela ne suffisait pas ?

– Tu devrais te reposer un peu. Va donc à cette fête, amuse-toi, je veillerai sur Evdam pendant ce temps.

– Teos ne m’as pas invité en personne, que je sache. C’est sa manière de me dire qu’il ne prendra pas mal ma présence auprès d’Evdam. Y compris pour une occasion aussi importante.

– Peut-être, mais tu es sa promise. Tu as le droit de t’y rendre sans avoir besoin d’une autorisation.

– Ça ira. Je préfère rester près de lui.

– Alors comme ça, c’est ici que tu te caches ? Quand Teos me l’a dit, j’ai refusé de le croire, mais force est de constater qu’il avait raison.

Adriel ne daigna pas se retourner. Inutile, puisqu’elle venait de reconnaître la voix de crécelle de sa coéquipière. Écoutait-elle sa conversation avec sa nourrice ? Elle imaginait mal Saïn se contenter de s’annoncer sans laisser traîner ses oreilles auparavant.

Afin d’éviter une longue conversation futile, elle serra les lèvres, son dos tourné suffisant pour montrer qu’elle ne souhaitait pas lui parler. Elle n’avait pas envie, pas maintenant, de subir les sarcasmes à peine voilés de la vipère.

Sauf que l’intéressée, oublieuse des règles les plus élémentaires de la politesse, reprit la parole sans y être invitée.

– Toute la noblesse est présente pour la célébration, mais ce n’est visiblement pas ta priorité…

– Que le Dôme me pardonne, mais cette réception me paraît prématurée. Les deux autres Radikor sont toujours dans la nature, sans compter Ekayon.

Une écume âcre se déposa sur la langue de la brune quand elle évoqua le solitaire. Ce n’était pas lui qui avait blessé aussi gravement Evdam, mais elle n’oubliait pas qu’il figurait parmi ses lâches assaillants. Alors qu’il aurait suffit qu’il se tienne tranquille un bref instant, le temps pour elle de récupérer les réserves de kaïru de la forteresse, pour que sa capture se déroule sans accroc. Et maintenant qu’elle était entièrement détruite, tout le kaïru récolté par les Radikor se trouvait perdu à jamais !

– Il est bon de se détendre parfois, se contenta de réponde Saïn, une lueur mauvaise au fond des prunelles malgré son apparente politesse. Le Seigneur Régent – que son Nom soit loué jusqu’à la fin des temps ! – a décidé de te confier une nouvelle tâche, jusqu’à ce que tu te décides à montrer plus d’enthousiasme. Et puis tout pourras prouver ta valeur, comme ça.

Adriel manqua oublier la constance de son caractère pour défier la vipère en duel. De quel droit remettait-elle en cause ses capacités ? Le poids de la jouissance émanait de Saïn sans une once de discrétion, sans qu’Adriel ne devinât si elle était juste incapable de se tenir, ou si son statut nouvellement acquis lui montait à la tête. Difficile à déterminer, la vipère se tenait toujours derrière elle, ce qui l’empêchait de se forger une certitude. Pourtant, elle ne lui octroya pas le plaisir de se retourner. Ç’aurait été lui accorder trop d’importance.

– Si tôt ? Mon arsank n’est pas rétabli, répondit-elle enfin quand elle jugea avoir attendu assez longtemps.

– Comme si c’était un problème, marmonna Saïn, trop dédaigneuse pour que ce soit calculé.

Montrer ses émotions était la plus grosse erreur qu’elle puisse faire en cet instant, en particulier quand son interlocutrice buvait ses faux-pas avec délectation. Mais cette sale petite reptilienne venait d’oser insulter son plus fidèle compagnon, celui qui l’avait choisie et qui partageait sa vie, qui l’avait protégée en dépit de ses blessures ?!

Saïn représentait tout ce qu’Adriel détestait dans la nouvelle société qui pullulait dans les bas-fonds de la bassesse. À sa promesse d’interdire les esclaves de nature, une fois devenue l’épouse de Teos, s’ajouta celle de renvoyer la famille parvenu de Saïn à son véritable rang.

Elle se reprit au prix d’un violent effort, remercia intérieurement la faible luminosité qui masquait la ligne tendue de ses épaules. Elle avait assez travaillé avec la vipère pour savoir qu’elle pousserait son avantage le plus loin possible – si elle se rendait compte qu’elle en possédait un.

Puisque sa vis-à-vis ne daigna pas délivrer la fin de son message, Adriel reprit enfin la parole, une fois certaine que sa voix ne trahirait aucun des troubles qui la secouaient.

– Quand les arsanks sont la seule passerelle entre le Dôme et la Terre, oui.

– Rien ne te dit que ta mission se déroulera sur Terre, crâna Saïn.

– Par la Source, si tu crois ce que tu dis tu es plus bête que tu en as l’air.

Peut-être aurait-il fallut attendre encore un peu, à la réflexion. Quoique sentir la stupéfaction, puis l’indignation brûlantes remplacer la joie fut des plus jouissifs. Allait-elle oser répliquer avec tout son venin ? Une preuve éhontée de son dédain de la Hiérarchie, une de plus. Si jamais elle s’aventurait à s’en prendre à elle, Adriel se ferait un plaisir d’user de ses forces pour la remettre en place… et pourquoi pas l’évincer de son équipe ? Teos ne laisserait pas passer un tel affront fait à sa promise.

Hélas, la vipère sut se retenir, malgré un soupir plus lourd que les précédents.

– Nous devons nous acquitter de notre part de marché envers notre allié. Il a affirmé pouvoir entrer en possession de la Couronne d’ici peu, et nous la livrer dès que ce sera fait.

– Ce n’est pas comme ça que nous avons prévu de traverser l’espace, susurra mielleusement Saïn.

– Je me contente d’exposer les faits pour le moment, afin de prévoir les prochaines actions de notre allié, voir des Radikor. J’aurais cru que tu l’avais compris. S’adapter à ses ennemis, les comprendre, est le meilleur moyen d’accéder à la victoire. Peut-être que si tu avais suivi ces principes, Zane ne se serait pas échappé, et le kaïru de ces renégats se trouverait en notre possession. Au fait, où en est l’examen des documents que j’ai ramené de la forteresse ?

– C’est aussi de ça que je suis venue te parler, s’empressa de répondre Saïn, ravie de pouvoir reprendre la parole.

– Dans ce cas, tu ferais mieux de te dépêcher d’achever. Donc, la solution pour franchir le champ qui entoure le Dôme ? relança la brune, se détournant de son protégé pour, enfin, toiser la combattante droit dans les yeux.

Cette fois, Saïn ne montra aucun signe de nervosité, ni de déstabilisation. Pire, ce n’était plus de la frustration qu’Adriel lisait sur ses traits, mais un amusement des plus déplacés en présence d’un malade. Pour elle, tout n’était donc qu’un jeu ?

Et depuis quand les robes de soirée avaient cessé de lui conférer une prestance d’handicapée ? Excepté des genoux raides à cause des talons presque trop grands pour Adriel elle-même, Saïn rayonnait d’une fierté malsaine qui exsudait de tous ses pores. Elle qui ne cessait, depuis leur première rencontre, de narguer ses yeux toujours ombrés d’un léger fard et ses tenues de combat soignées, se mettait à se vêtir comme une dame de la haute société ? Ses parents avaient du sacrifier la majorité de leurs économies pour garnir sa garde-robe.

Non, le but de Saïn devait être plus insidieux encore : en sa présence Adriel ne l’avait jamais vue ainsi habillée. Mais pourquoi continuer à mimer un comportement habituel, pour devenir une espèce d’archétype du sang bleu une fois son dos tourné ? Pensait-elle que les habits seuls lui assurerait la pleine confiance des nobles ?

– Les plans du déformateur confèrent à Lokar toutes les forces nécessaires pour que tu passes, révéla-t-elle sur le ton de la confidence. Ce sera une sorte de vol d’essai, afin de s’assurer qu’il n’essaie pas de nous rouler. Sûrement pour ça que Teos et le Seigneur Régent – que la Source leur accorde une vie éternelle ! – se montre si intéressés par ses capacités. Les arsanks, c’est dépassé, maintenant. Le kaïru est la voie qui nous mènera à la victoire. Et à la reconquête de notre territoire !

Le kaïru obscur, oui… Un frisson de plaisir parcourut la brune, les souvenirs de ses confrontations avec la fabuleuse énergie revenaient en sa mémoire. L’insulte envers ses créatures favorites mériterait une punition ultérieure, bien sûr, mais elle devait admettre que si quelque chose pouvait se hisser à leur hauteur, c’était bien la création maudite de Lokar. Les seules entrevues avec cet homme étrange furent chaque fois ponctuées de vantardise quant à sa force et la puissance de sa création, certes ennuyeuses à mourir parfois, mais véridiques. Il lui fallait à tout prix toucher de nouveau cette énergie !

Pour cela, elle acceptait volontiers de bousculer ses habitudes.

Du bout des doigts, elle caressa avec tendresse l’espace entre les omoplates d’Evdam, comme pour lui demander de pardonner son enthousiasme déplacé. Mais approcher le kaïru obscur et sa force enivrante…

Pourtant, elle ne se sentait pas prête à baisser sur-le-champ les armes, pas devant Saïn.

– Et pourquoi je n’emprunterais pas un arsank ? Il en reste un deuxième qui a la capacité de rejoindre la Terre, à ma connaissance.

– Pourquoi faire ? Si le déformateur fonctionne, il sera bien plus utile et plus discret qu’un animal de cette taille, rétorqua Saïn avec dédain.

Adriel se leva lentement, l’air terrible. Venait-elle d’insulter un de ces glorieux animal, vainqueurs du firmament et de toutes les distances ? Sans même daigner montrer un peu de tact devant l’un de ses fiers représentants et la preuve de sa loyauté infinie ? Devant elle, promise du Seigneur Héritier, hiérarchiquement supérieure à elle et connue pour être l’une des plus talentueuses cavalières d’arsank depuis l’enfance ?

Saïn ne put censurer un mouvement de recul face à son expression, sa peau grisâtre pâlissant encore davantage. Cependant elle se reprit sur-le-champ, inclinant son corps de profil et main refermée sur son poing, prête à riposter à la première offensive. Alors en plus de ses affronts, elle se croyait le droit de répondre si Adriel décidait de lui infliger une sévère correction !

Avant que la brune ne puisse lever la main, Ammay s’interposa entre les deux femmes, barrant tout passage, buste incliné en direction du sol pour présenter ses hommages à l’intruse.

– Votre Seigneurie Élitiste, c’est un honneur de vous accueillir dans ce modeste endroit. Ayez la bonté de me pardonner de ne vous avoir proposé meilleure réception, nous pensions être seules encore un instant, le temps qu’Evdam se rétablisse un peu mieux.

Ébahie de ce qu’une vulgaire domestique osât lui adresser la parole, Saïn se détourna, tira un mouchoir de son corsage pour le porter à ses narines sans cacher son mépris. Ammay comprit le message, et recula avec prudence. Au dernier moment, elle releva ses iris zinzolins, suppliant muettement sa protégée de ne pas emprunter la voie de l’agressivité. Fâchée d’abord que sa propre nourrice refuse de la soutenir, Adriel faillit l’invectiver, lui ordonner de rester à sa place et de ne plus la déranger alors qu’elle se trouvait en pleine discussion. Puis elle réfléchit un bref instant, réunit les bandages éparpillés un peu partout sans plus prêter attention à la vipère.

Ammay manifestait ses talents principalement dans l’entretien de sa chambre et la gestion de l’emploi du temps de sa protégée. Mais elle était aussi doté d’un instinct étonnant pour quelqu’un de sa classe, et Adriel ne négligeait que rarement ses conseils – pour, la plupart du temps, le regretter. Si elle avait pris le risque d’intervenir entre deux membres hauts placées de la Hiérarchie, et de se faire battre par Saïn, elle devait avoir une bonne raison.

Jusqu’où la vipère était-elle parvenue à monter ?! Excepté sa nomination au rang d’Élitiste, Adriel n’avait pas eu vent d’autres promotions justifiant l’arrogance grandissante de la jeune femme.

Fâchée que sa coéquipière n’insistât pas, Saïn reprit la parole, sans y être invitée – et comme s’il ne s’était rien passé de notable. Scruta avec attention le visage de la brune, à la recherche de quelque chose connu d’elle seule. Sa vis-à-vis ne lui octroya pas ce plaisir, conservant un visage de marbre.

– Ce sont les ordres du Seigneur Régent – puisse son Kaïru tous nous guider ! –, pas les miens. Si tu veux les contester, va te plaindre à ton promis. Avec un peu de chance, dans un mois ou deux tu obtiendras le droit de t’adresser à son Père – louée soit sa gloire ! Je suis certaine qu’ils seront ravis d’apprendre pourquoi tu renâcles à leur obéir.

Adriel leva la main, l’agita comme si elle congédiait une vulgaire domestique, signe que le temps qu’elle lui accordait était écoulé. Encore des provocations… La vipère ne réalisait toujours pas, après presque dix ans à se côtoyer, que les attaques verbales de ce type ne l’affectaient guère. Ce n’était que les derniers crachats d’une femme déjà vaincue, et qui refusait de l’admettre.

– Tu as remplis ton rôle de messagère à la perfection. J’en informerai Teos, cela le ravira. Maintenant, tu peux retourner t’amuser.

Offensée de ce dernier affront inattendu, l’Élitiste se figea, le pli de ses lèvres pincé en une expression presque comique.

– Que fais-tu encore là ? Dépêche-toi, j’ai une mission à accomplir.

Le claquement des talons sur le métal eut beau être insupportable, l’air devint plus respirable une fois la vipère partie, le bout de sa tresse sophistiquée fouettant l’air comme la queue d’un chat en colère.

– Tu devrais prendre garde à cette enfant et à son ambition démesurée, souffla Ammay quand elle fut assez éloignée pour ne plus les entendre. Ses paroles sont irrespectueuses, mais non dénuées de malice. Elle veut te pousser à commettre une faute.

– Je me passerais volontiers de tes conseils, répondit avec humeur Adriel, ses iris plantés vers le couloir qui avait vu disparaître l’intruse.

– Je suis désolée, votre Seigneurie… Veuillez m’excuser, s’empressa de s’incliner la vieille nourrice.

D’un geste de la main, Adriel lui fit signe de ne pas continuer, qu’elle se trouvait pardonnée. Après tout, ce n’était rien qu’une marque d’affection, certes déplacée, mais inoffensive.

– Contente-toi de te tenir en présence d’autres personnes. Si nous sommes seules, je t’accorde le droit de me parler en toute liberté – à condition que tu saches me montrer le respect qui l’est du. J’ai confiance en toi.

– C’est trop d’honneur ! Merci, merci votre Seigneurie… Pardonnez-moi, encore une fois. Si je suis si pressée de dépasser mes limites, et d’oser vous confier mes humbles paroles, c’est que… eh bien… depuis que j’ai perdu mon enfant…

La vieille femme s’agita, les doigts tordus en tous sens sous le coup de la nervosité et de l’émotion. Bouche bée, Adriel ne sut que dire. Elle savait qu’elle aurait du l’inciter à se taire avant de dépasser une nouvelle fois les bornes, mais d’un autre côté, cela contredisait la clémence qu’elle lui promettait. C’était la première fois, de mémoire, qu’Ammay se montrait si loquace.

– Je vous considère un peu comme ma fille…

La nourrice se tut brusquement, tendue à craquer, en l’attente d’une correction que la brune serait en droit de lui donner. Elle, la fille d’une membre du bas-peuple, plus encore, d’une domestique bien moins compétente que la plupart du personnel du Dôme, l’idée était grotesque et avait de quoi provoquer l’hilarité.

Mais Adriel ne rit pas, immobile devant les larmes qui coulaient des paupières closes de sa nourrice. Habituée à ne montrer qu’un désintérêt profond pour les questions qui ne portaient pas sur les Tabous ou son futur rôle d’épouse, elle ne sut comment réagir à la détresse d’Ammay. Déjà la domestique se reprenait, essuya d’un revers de manche les preuves de son laisser-aller. Sans attendre de réponse, elle repartit auprès d’Evdam, rapprochant la gamelle d’eau pour lui permettre de s’abreuver si besoin.

Doucement, Adriel s’assit près d’eux, ses mains, inutiles maintenant que l’arsank avait été soigné, posées sur ses genoux.

– J’ignorais que tu avais eu un enfant. Pourquoi ne pas me l’avoir dit plus tôt ? Je l’aurais fait chercher, et, s’il se montrait digne de mes exigences, je l’aurais pris à mon service.

– Ça n’a pas d’importance… Je vous ai vous, je veux dire, mon rôle était de vous élever, ça me suffit.

– Est-ce que tu essaies de me faire comprendre qu’il est mort ?

Ammay se recroquevilla sur elle-même, une main posée sur sa poitrine. Plus que jamais, les élans festifs, qui entamaient un quadrille endiablé, sonnaient comme hors de propos.

– Mon seul rôle est de vous servir jusqu’à la mort, le passé et le présent n’ont aucune importance tant que je contribue au bien-être et à la satisfaction de ma maîtresse.

Un discours que tous et toutes les domestiques apprenaient par cœur dès qu’ils se trouvaient en âge d’articuler trois mots. Adriel avait aussi, tout au long de sa vie, récité et intégré des proverbes et déclarations toutes faites, les avaient même vénérés sans se poser de questions. Mais ce soir, ce dévouement, outre son vernis mensonger évident, lui fut insupportable. À quoi bon les valeurs et les sermons, si personne en-dehors d’elle et de sa nourrice n’y accordait d’importance !?

– Par mes ancêtres, pas de ça maintenant ! Je ne me considère pas comme une maîtresse cruelle, alors j’exige de toi une sincérité sans faille ! Comment espères-tu que j’accorde le moindre crédit à tes paroles, si je te suis si précieuse ? Et ce bien que nous ne soyons pas du même sang. Il – ou elle, pour ce que j’en sais – a commis un crime si grave qu’il puisse salir ma réputation ?

– Bien sûr que non, je ne me serai jamais permis de m’approcher de votre gracieuse personne si ç’avait été le cas ! Non, c’est un accident malheureux… Beaucoup de gens du peuple sont morts durant la Transition d’équilibre. Ma fille se trouvait au mauvais endroit, au mauvais moment.

– Le Seigneur Régent ne commet jamais d’erreur, coupa Adriel d’un ton sec, consciente des problèmes que sous-entendait les paroles de sa nourrice.

Alors pourquoi continuait-il à garder Saïn sous ses ordres ? Lui permettait-il de gravir les échelons, alors que seule l’ambition guidait ses pas, au mépris des bases de leur société même ?

Si l’être suprême en qui elle croyait se révélait défaillant, que devrait-elle faire ?


µµµ


Harassée par la prouesse qu’elle venait d’accomplir – en moins de trois jours, voler jusqu’au monastère de Maître Atoch puis revenir à celui de Maître Baoddaï lui aurait été impossible s’il n’y avait pas tant en jeu –, Zair se faufila le long des étroits couloirs, tout de roches construits. La nuit s’invita à son avantage, une petite heure auparavant, et à l’exception des tentes des Taïro disposées dans la cour aucun garde n’effectua de ronde, malgré la menace croissante des Daminiens. Seules les fenêtres de l’arène indiquaient que les Maîtres ne cessaient leurs délibérations. Pour l’efficacité qu’elles avaient démontrée, autant se coller une balle dans le crâne puis sauter du pont, avant que le kaïru de Thiers ne détruise tout sur son passage.

Une seule envie : se jeter dans une couchette et dormir tout son soûl. Les gémissements de ses muscles à l’agonie prouvaient qu’elle en avait trop fait, obsédée par l’idée de rejoindre Tekris le plus vite possible. Néanmoins, elle savait que si son nez ne s’était pas mis à saigner, signe d’un surmenage kaïru, elle aurait continué son travail pour que le vaisseau décolle le plus rapidement possible. Une chose l’avait interpellé, le manque de navette de secours – jusqu’à ce qu’un appel passé à Zane sur ce sujet voit l’intervention d’Ekayon, expliquant qu’il l’avait emprunté une fois et qu’un Daminien l’avait détruit (il ne se rappelait plus qui exactement). D’accord, mais ils n’avaient aucun filet de secours si le vaisseau principal se trouvait détruit. Il fallait que tout soit à leur avantage – enfin, autant que possible – pour secourir Tekris.

Ce n’était pas juste… Alors qu’ils s’avouaient leurs sentiments respectifs, il lui était arraché, alors même qu’elle n’avait pas été assez forte pour résister aux assauts des Daminiens. De ce que Zane lui avait raconté, suite à sa guérison miraculeuse, la situation s’était trouvée désespérée au point qu’il choisisse de fuir le champ de bataille.

Était-elle en colère contre son frère ? Peut-être l’espace d’un instant, oui. Pas plus. En dépit de la peine fouraillant ses entrailles, il lui fallait conserver son sang-froid, ne pas perdre de vue qui étaient ses véritables ennemis. Le seul moyen de rester debout et de ne pas se jeter la tête la première contre Teos, Saïn et tous les autres arsanks qui oseraient se mettre en travers de sa route. Elle avait eu envie de jurer récupérer son petit ami où qu’il soit, perdu au fin fond de l’espace ou à portée de pensée. Sauf que son esprit, d’une rationalité presque à toute épreuve, lui murmura que si Tekris franchissait le passage du Dôme, il lui serait impossible de venir à son secours. Car ce ne serait plus une équipe de trois combattants à affronter, mais toute une planète prête à lever leurs armes à la sollicitation de son Seigneur Régent.

Si ses déductions étaient juste, et que Teos s’amusait avec lui dans un endroit dédié à ses pulsions sadiques. Non, elle ne devait pas douter, pas maintenant ! La confiance en ses espoirs se révélait vitale en ces temps troublés, plus encore depuis qu’elle n’impliquait plus seulement les Radikor. Voile qui faseyait au vent rageur, Zair sentait que son étoile polaire s’incarnait sous la forme de cette confiance absolue en son jugement. C’était pour cela qu’elle avait eu la force de retrouver son intégrité physique, pour accomplir sa mission, autrement plus primordiale qu’une quête du kaïru.

Retrouver Tekris, le mettre à l’abri dans ses bras et s’assurer que rien ne viendrait plus les séparer.

Il n’y avait plus qu’à espérer que les monastèriens ne les lâcheraient pas au dernier moment, pour pleurer dans les jupons du Redakaï. Zane s’était porté garant d’Ekayon, aussi improbable cela sonnait-il à ses oreilles – d’un autre côté, il s’était battu à ses côtés sans demander de compensation. Koz n’oserait pas trahir son supérieur, bien trop craintif de ses accès de colère. Mais Maya ?

Zair peinait à voir en elle autre chose que la gentille soldate de son Maître, pétrie de bonnes intentions et de déclaration optimistes à tout bout de champ. Si quelque chose heurtait sa pauvre sensibilité d’humaine privilégiée, elle se précipiterait pour tout raconter à son équipe. De là, leur plan se trouverait éventé en un claquement de doigts. Vraiment, l’adolescente la considérait comme l’élément incertain du groupe qu’ils constituèrent en catastrophe. Comment s’assurer de sa loyauté ?

Écho à ses pensées, un sifflement léger heurta ses oreilles. Résignée, Zair ne s’écarta pourtant pas. Le son était trop aigu pour appartenir à un homme, et seules deux femmes habitaient le monastère : la Stax et Djia. Sauf que la dernière s’entraînait avec acharnement dans la cour, et son timbre de crécelle serait reconnaissable entre mille. Et s’il s’agissait d’un autre, elle se sentait assez sur les nerfs pour l’assommer avant qu’il ne sonne l’alerte.

Les bras chargés d’ouvrages, dont l’odeur de renfermé l’atteignit même à plusieurs mètres de distances, Maya déboucha du coude du couloir, la mine soucieuse des secrets qu’il lui fallait désormais taire à ses proches. Elle leva le nez, aperçut Zair, hésita sur la conduite à adopter. Sans un mot, la Radikor obliqua, décidant qu’un petit détour pour rejoindre la chambre de Zane n’était pas une mauvaise idée.

– Attends, je dois te parler.

Zair tenta de l’ignorer, mima une réflexion si intense que les sons extérieurs ne l’atteignaient. Sans succès. Une poignée de secondes suffit à la monastèrienne pour lui saisir l’épaule, ses livres disposés en un équilibre précaire sur son avant-bras. Bien que cela lui aurait arraché les lèvres de l’avouer, elle se sentit impressionnée de la facilité avec laquelle Maya conservait son chargement, tout en parvenant à la rattraper en quelques enjambées. Pour autant, cela ne changeait rien à sa méfiance.

– Tu n’étais pas partie en mission avec ton équipe ?

– En fait, Maître Baoddaï nous a d’abord envoyé chercher une première relique, ce qui nous a pris la journée, nous ne sommes rentrés que la nuit. Et Boomer a vaincu les Imperiaz à lui seul !

Et ça, en plus de tout. Koz allait-il prétendre avoir fait exprès pour justifier son départ de sa famille ? Il en avait le culot, mais Zair pariait davantage sur une incompétence de plus en plus manifeste de l’équipe princière. Le côté positif dans cette situation, c’était qu’elle n’entendrait plus la voix atrocement aiguë de Diara. Non pas que cela suffise à éclairer ses pensées moroses.

– Puis nous avons du repartir dès le lendemain matin. Cette quête nous a pris presque deux jours, mais nous avons été aidés par des amis pour gagner du temps. Je viens seulement de rentrer au monastère.

– Et vous avez encore une fois triomphé des Imperiaz.

– Tu n’as pas l’air d’avoir confiance en leur compétences…

– Une intuition… Tu m’excuseras si je ne suis pas euphorique en apprenant que mes ennemis ont récolté encore plus de kaïru.

– Ne le prends pas comme ça. Pour l’instant, toi et moi sommes alliés. De circonstance, c’est vrai, mais nous n’avons aucune raison de vouloir le malheur de l’autre.

– D’accord, mais tes petits copains sont toujours mes adversaires. Alors oui, j’aurais aimé que vous perdiez.

– Dans ce cas tu es exaucé, soupira Maya, un voile sombre déposé sur son regard.

Zair suspendit son pas. Quoi ? Les Imperiaz deviendraient-ils compétents ?

– Tu peux répéter ? Je dois avoir les oreilles bouchées par l’altitude.

– Disons que nos amis habitent sur une île artificielle. Vos alliés nous ont « laissé le choix » : ou les empêcher de récolter l’énergie, ou les sauver de la noyade depuis que Diara a détruit le sol de leur habitat.

– Ce ne sont pas nos alliés. Juste des employés que nous congédierons une fois le but de Zane atteint. On va dire que tout espoir n’est pas perdu. Enfin, puisque tu es là, où sont les bains ? Il faut vraiment que j’aille me changer, et je doute que quiconque les utilise à cette heure-ci.

– Oh, tu peux aller piquer une tête dans la cascade si tu veux. Mais pour plus de discrétion,il y a une source naturelle d’eau chaude dans les sous-sols. Ça fait des lustres que personne ne l’a utilisée, et pour être franche j’ignore même si Boomer connaît leur existence.

– Ce sera parfait, assura Zair, déjà prête à inspecter les lieux au cas où elle tenterait de lui tendre un piège.

En quelques mots, Maya lui indiqua la direction à prendre, promettant de regarder si elle trouvait des vêtements un peu plus adaptés que les nippes fripées portées par la Radikor. À cela cette dernière se contenta de hausser les épaules, tournant les talons vers la promesse d’un délassement bienvenu.

Elle se tint sur ses gardes tout du long des quelques minutes qui lui suffirent pour atteindre une porte, dont les traces de rouille prouvaient le peu d’entretien. Lorsque l’adolescente appuya de tout son poids contre les battants, ceux-ci s’ouvrirent dans un bref grincement plaintif, trop faible pour que les Stax ne l’entendissent, suffisant pour la rassurer. Si Maya avait voulu lui tendre un piège, elle aurait huilé les gonds pour qu’elle ne l’entendît pas approcher. Elle ou d’éventuels complices.

Elle se faufila dès que l’ouverture le lui permit, étonnée de constater que le tunnel qui s’étendait sur quelques mètres conservait un aspect naturel, au contraire du reste du monastère, taillé pour accueillir ses habitants. Comme un goulot aménagé par une nature un peu trop bienveillante à l’égard des humains.

L’adolescente s’enfonça encore davantage, un friselis délicat rebondissant sur les parois. Il ne lui fallut guère longtemps pour atteindre la source dont Maya avait parlé, tout comme elle n’eut aucun mal à l’examiner : en face à elle, incliné pour ne pas être obstrué par les constructions supérieures, une mince ouverture d’environ deux mètres de diamètre laissait passer la lueur nocturne, permettant de distinguer les environs sans risquer de se blesser. Du granit ambré découpait dans le sol un bassin à la forme irrégulière, juste assez large pour que deux personnes s’y baignassent ensemble. Une vapeur légère émanait de l’eau qui le remplissait, fournie par une source adjacente à la couleur d’un bleu-vert apaisant. En se penchant, Zair distingua le fond de la fosse, et l’estima à un peu plus d’un mètre quatre-vingt. À moins que le reflet ne soit plus trompeur encore qu’elle ne le pensait – ce qui changeait peu, au fond, puisqu’elle n’aurait de toute façon pas pied.

S’étonnant que le bassin ne déborde pas, elle comprit pourquoi en remarquant un petit canal, sur le côté, qui longeait l’endroit avant de disparaître dans un trou percé à même le mur. Sûrement rejoignait-il ainsi l’imposante cascade qui bordait le monastère.

Tout en ce lieu invitait à la relaxation et à l’abandon de soi, juste pour quelques instants.

Zair se débattit un instant avec elle-même. S’exposer de la sorte, sans X-Reader à portée de main, équivalait à placer une cible géante sur sa tête. Accorder sa confiance au monastère ne se révélait possible que parce que la plupart de ses habitants ignoraient sa présence. Mais cela ne l’assurait pas que les deux seuls instruits de ce secret ne cherchassent pas à la tromper, profitant d’un instant de relâchement pour la neutraliser.

Au final, tout dépendait de si elle décidait de croire en la sincérité d’Ekayon et de Maya, ou de continuer à penser qu’à la moindre occasion elle et son frère seraient emprisonnés. Ce qui n’expliquait pas pourquoi ils avaient mis en garde les Radikor contre l’arrêt décidé par le Redakaï.

Oh, et puis après tout, elle avait vraiment envie de ce bain. Autant qu’une couchette propre et chaude.

Elle se dénuda avant de sauter dans l’eau, étrangement tiède en dépit de la température ambiante. Par précaution, son X-Reader resta à proximité de la berge, près à lancer une attaque à tout moment.

L’adolescente nagea quelques longueurs, savourant la sensation de ses muscles délassés par le liquide entourant son corps. Au Dôme, aucune source, encore moins naturelle, n’existait, le débarbouillage consistant en une bassine au contenu rationné. La pénurie d’eau constituait l’une des priorités des Maîtres, car si la population possédait une natalité presque nulle cela ne suffisait pas à assurer l’approvisionnement de tous les foyers. Même elle, en tant que noble du Dôme d’Honneur, souffrait parfois de l’absence de boisson.

Puisque aucun piège ne se refermait sur son corps alangui, Zair se retourna sur le dos, restant en planche de longues minutes pour observer la nitescence de la lune à travers l’excavation du plafond. L’astre lunaire était éblouissant, et le reflet de ses rayons sur le granit clair rendait la nuit plus claire encore.

Elle ferma les yeux, inspira profondément. Puis se laissa glisser à travers la lente coulée liquide. Il lui fallut quelques brassées pour atteindre le fond du bassin, sa constitution mince tendant à la faire remonter à la surface. Celle-ci devait se trouver à deux bons mètres au-dessus d’elle. Ses cheveux, qu’elle avait détaché avant de plonger, flottèrent tout autour d’elle, l’auraient aveuglée si ses paupières n’étaient déjà closes. Elle se tint là immobile, savoura la sensation de légèreté et de flottement, tint le plus longtemps qu’elle le put dans cette position. Quand ses poumons la brûlèrent au point qu’elle crut ne plus pouvoir se mouvoir sans se déchirer, elle lâcha prise, de petites bulles d’air accompagnant sa remontée.

Sa tête creva la surface. Elle glissa ses doigts sur ses tempes, remettant plus ou moins en place ses boucles aplaties par son plongeon, se contentant de petits battements de pieds. Peu habituée à l’apnée, elle patienta en contemplant son reflet troublé, ses yeux seuls, clarté qui paraissait luire plus fort encore au clair de lune, reconnaissables au milieu de l’enchevêtrement d’un roux pourtant vif se coulant autour de se gorge. Presque comme une corde, mais trop molle pour mettre fin à ses jours.

Elle plongea de nouveau, lutta contre les courants pour atteindre la pierre lisse, polie par les vaguelettes ou une main humaine, peu importait. Aucun bruit, autre que celui de son cœur battant à ses tempes, du clapotis de l’eau qu’elle ressentait plus qu’elle ne l’entendait, des bulles qui s’échouaient sur son front. Ici, elle se sentait presque libérée du poids de sa mission, du passé cru disparu et pourtant bel et bien revenu, de la peur viscérale que Tekris soit déjà hors de portée.

Des larmes invisibles s’échappèrent de ses yeux. Immobile, les jours passés défilèrent devant son œil mental : l’attaque d’Adriel et l’intervention de Zane, perdu dans sa double personnalité agressive, puis celle de la forteresse par un ennemi qu’elle n’avait pas encore identifié et qui détruisit son foyer, enfin la dernière offensive des Daminiens, lui volant ce qu’elle possédait de plus cher… De nouvelles pertes à lister sur son tableau de vie, qu’il allait falloir compenser, reconstruire, encore.

Ses ongles s’enfoncèrent dans la chair de sa paume alors qu’elle resserra le poing. Si la douleur physique suffisait à oublier celle de l’âme, elle aurait choisi de se trancher la main. Sauf que nul palliatif ne saurait apaiser la peine qui rongeait son âme. Ça et la colère de mois passés à se tourner lentement autour sans avouer qu’une même langueur les envahissaient quand ils se voyaient. C’était un miracle que Tekris n’ait pas perdu patience, et décidé de chercher ailleurs une rencontre plus favorable. Si les Radikor ne se trouvaient pas autant encloués dans leur forteresse, qui sait si le colosse ne se serait pas lassé.

Non. Elle n’avait pas le droit de douter de lui. Sa sincérité et sa loyauté avaient été démontrées plus d’une fois au sein des tempêtes qui secouaient l’équipe depuis plusieurs mois. S’il avait voulu fuir, il l’aurait fait depuis belle lurette, or pas une fois il montra la moindre envie de quitter ses deux compagnons de vie. De la quitter elle. Elle lui devait au minimum de tout tenter pour lui montrer à son tour à quel point elle lui était fidèle, jusqu’où elle irait pour lui rendre un peu de tout cet espoir qu’il lui avait transmis, alors qu’elle-même doutait. C’était ça aussi, aimer.

La nécessité de remonter à la surface pour reprendre de l’air tendit ses muscles. La sérénité que lui apportait le havre aquatique avait disparu avec le retour de ses inquiétudes, aussi cessa-t-elle son manège. Elle prit appui sur la roche afin de se propulser vers les hauteurs, coordonnant davantage ses mouvements d’abord paniqués par l’absence d’air. Elle ne mourrait pas ici, au fond d’un quelconque bassin.

Sa première inspiration fut comme une délivrance. Haletante, elle rejoignit le bord au cas où son souffle lui ferait défaut, puis s’assit sur la margelle. Imperturbable, la source chaude continuait de diffuser ses volutes obombrées d’argent, présentes où qu’elle regardât sans pour autant l’aveugler, étouffantes sans l’asphyxier. Sa peau la brûlait par endroit, sans atteindre ses plaies les plus récentes. L’impact des souvenirs qui réveillait les anciennes blessures, comme chaque fois.

Un cri horrifié retentit derrière elle, manquant de peu la replonger dans le bassin.

– Mon dieu, Zair !

Elle reconnut la voix de Maya. Une pile de vêtements propres remplaçaient les livres dans les bras de la monastèrienne, recouverte d’un mince kimono de nuit. Une vision qui lui aurait encore davantage plu si son cœur ne s’était déjà engagé auprès de Tekris. Peut-être se serait-elle amusée à la taquiner. Sauf que pour le moment, son seul désir était de rester seule plus de dix minutes, comme elle avait pu profiter des derniers jours pour apaiser, à sa manière, le tourbillon de ses émotions. L’adolescente se redressa, prête à lui intimer l’ordre de s’en aller, qu’elle n’avait nul besoin de sa pitié.

Elle se rappela de justesse qu’elle ne portait plus aucun vêtement, arrêta son mouvement. Par réflexe, elle sauta précipitamment déjà soulagée de sentir l’écrin de la source la recouvrir. L’eau déborda du bassin, éclaboussa la pierre qui s’assombrit à ce contact. Bien que l’envie de demeurer cachée, recroquevillée là où Maya ne pourrait l’atteindre, elle se força à garder la tête hors de l’eau, juste assez pour regarder la monastèrienne quand elle lui adressa la parole.

– J’ignorais que j’étais aussi désagréable à regarder, plaisanta-t-elle d’une voix étouffée, enfouie sous les remous sinople dissimulant ses formes aux vues extérieures.

Elle ne se définissait pas comme un modèle de beauté, mais tout de même.

Une drôle de lueur dans ses iris dorés, Maya se rapprocha avec prudence, prenant garde à ne pas glisser. Méfiante, Zair l’observa se rapprocher de son X-Reader, encore un peu plus… La Stax s’arrêta au niveau du petit appareil, déposa son chargement juste à côté. Son expression avait mué en quelque chose proche de la pitié, trop à son goût. Ou plutôt une sorte de compassion qui lui donnait l’impression d’être considérée comme une personne plus fragile qu’il n’y paraissait, presque nécessiteuse.

– Non, ce n’est pas ça, je veux dire que je n’ai pas regardé plus que ça. C’est…

La phrase de la monastèrienne mourut dans sa gorge, alors qu’elle détourna son regard de celui de Zair, toujours braqué sur elle. Sa main, puisque sa gorge ne parvenait à exprimer ses impressions à travers les mots, dessina alors un trait sec sur sa chair caramel.

Zair comprit pourquoi une réaction aussi violente.

Instinctivement, elle referma ses doigts sur son flanc, là où sa plaie s’était refermée grâce à son pouvoir. Il ne s’agissait pas de sa première cicatrice, et surtout pas de la plus impressionnante. Tekris ne posait jamais de questions à ce propos, quant à Zane, il en connaissait assez pour ne pas en avoir besoin.

Un silence de gêne s’installa entre les deux jeunes femmes. Trop lourd pour que l’une n’ose le rompre tout de suite. Maya finit par tendre une serviette à la Radikor, puis s’éloigna afin de la laisser se sécher convenablement. Que fallait-il faire ? Engager la conversation, ou mimer l’indifférence ?

Qu’aurait fait Zane à sa place ? S’insurger contre les entrées intempestives de monastèriens, avant d’exiger réparation et d’ordonner à la gêneuse de courir loin de lui avant que ne lui prenne l’envie de la détruire sur place. D’accord, mais ouvrir la bouche lui apparaissait comme un acte impossible, alors…

– Je t’ai apporté quelques vêtements propres. Je ne les porte plus, mais ils sont en bon état, et je me suis dit que tu en aurais peut-être besoin.

Zair laissa échapper un « mhm » en guise de réponse. Au point où elle se trouvait, autant voir ce que Maya lui avait apporté. Même si cela ressemblait un peu trop à de la charité.

– C’est Zane qui t’as fait ça ?

Ses doigts se crispèrent sur une tunique beige, un carré blanc tissé sur le côté. Elle devinait sans peine la suite du programme. Son esprit se rebella, l’envie de défendre son frère à fleur de la peau, mais elle pouvait comprendre pourquoi Maya avait d’abord envisagé cette possibilité.

– Non.

Elle se tut de nouveau, ne sachant pas quoi ajouter. Incapable de déterminer si elle éprouvait le désir d’en avouer davantage, ou que l’adolescente se taise pour de bon.

– Il… a mauvais caractère, se décida-t-elle, réticente, mais il ne me frapperait pas.

Ça, c’était presque un demi-mensonge. Le souvenir de la seule fois où il avait manqué levé la main sur elle était encore vif dans sa mémoire, mais ce n’était pas le moment d’attiser la méfiance de Maya. D’autant qu’il ne se trouvait pas dans son état normal, et avait réussi à se dominer. Quant à savoir si elle, elle l’avait pardonné, c’était quelque chose entre ses réflexions et elle.

– Lokar ? continua Maya avec douceur.

Cette fois, Zair réfléchit de longues secondes. Pourquoi ne pas mentir ? Elle pourrait ainsi ranger davantage l’adolescente à leur cause et la pousser à contester avec plus d’énergie la décision du Redakaï les concernant, sans lui dévoiler une vérité qu’elle peinait elle-même à admettre.

– Ce n’est pas un interrogatoire, ne t’inquiète pas. Mais si jamais Lokar se montre violent avec toi, il faut que tu en parles. Ça t’aiderait de trouver une oreille attentive, et s’il est effectivement vivant comme le crois le Redakaï, nous devons nous assurer qu’il ne te fasse pas de mal. Ni à tes coéquipiers.

Entendre Tekris inclut dans les paroles de la monastèrienne rassura étrangement Zair. Mais Lokar avait un casier suffisamment large pour que le Redakaï en question cherche à l’éloigner de ses élèves, ne serait-ce que pour l’empêcher de récupérer encore plus d’énergie kaïru.

– Mon père. Si Lokar s’en était pris à moi, non seulement je l’aurais frappé assez fort pour qu’il oublie toutes ses velléités de conquête, mais en plus Zane l’aurait renversé encore plus tôt.

– Tu as une sacrée foi en ton chef d’équipe.

– Oui et non, c’est compliqué. Mais il est aussi désagréable avec Tekris et moi, qu’il est brutal avec ceux qui s’en prennent personnellement à nous.

– Oui, c’est peut-être pour ça qu’il a l’air de vouloir être partout sauf ici. Et qu’il est aussi désagréable avec tout le monde – enfin, peut-être moins avec Ekayon.

– Ne le répète pas, mais Zane est un crétin neuf fois sur dix. Ne t’attends pas à ce qu’il change. Il est déjà… plus… affaibli en ce moment, c’est suffisant.

Maya acquiesça. Elle se rapprocha de la Radikor, qui commença à se rhabiller.

– Tu as des questions, souffla Zair.

Et ça n’en était pas une.

– Vous avez l’air d’en avoir pas mal bavé, Zane et toi.

Zair ne dit rien, mais son visage se ferma, les mâchoires contractées. L’espace d’un instant elle crut prendre la décision de ne plus parler. Cependant, ses épaules s’affaissèrent, et elle soupira lourdement.

– Chacun à notre manière, je suppose. Pas pire que certains, mieux que d’autres.

– Est-ce que je dois m’inquiéter à votre sujet ? Tu es douée de capacités qui me sont inconnues et qui pourraient mettre le monastère en danger. Quant à Zane, Ekayon n’a pas dit grand-chose, mais j’ai cru comprendre que parfois, il n’était pas toujours… lui-même.

– Les deux pieds dans le plat, hein ?

– J’ai accepté de vous aider, mais ce n’est pas pour autant que je dois cesser d’en apprendre plus. Votre arrivée a été assez surprenante pour que j’ai quelques soupçons.

À peu de choses près, il s’agissait des mêmes doutes, mais en miroir, que Zair nourrissaient à l’égard de leurs « hôtes ».

– Mes capacités me sont encore inconnues, et je ne suis pas certaine de pouvoir les reproduire sans un bon entraînement. D’autant que je compte plus m’en servir contre Teos, Saïn et Adriel que contre toi. Sauf ton respect, tu n’es pas la principale menace. Quant à Zane, il est sous contrôle et blessé, alors laisse-le tranquille.

– Mais il peut se montrer dangereux, conclut Maya sentencieusement.

– Arrête de dire ça !

– Ne m’en veux pas, mais j’ai surtout vu ses côtés déséquilibrés. Sa personnalité n’est pas exactement rassurante.

– Il n’était pas comme ça avant… quand on était enfant. Il prenait soin de moi, quitte à prendre les coups à ma place parfois. Je ne me souviens pas de tout, mais il m’a raconté que si le Dôme était en paix, les guerres intestines pour le Pouvoir ne cessaient pas. Ma mère n’était que la deuxième épouse de mon père, alors elle m’utilisait pour gagner des points auprès de lui et repousser celle de Zane.

– La polygamie était autorisée ?

– Seulement dans le cas des Maîtres du Dôme. Mon père en était un. Je me demande même s’il n’a pas eu d’autres conquêtes, mais d’aussi loin que je me souvienne ça a été Zane et moi. J’aimais maman, seulement c’était plus une ombre qui aimait ce que je pouvais lui apporter. J’étais petite et mon frère s’occupait de moi.

– Ça ne ressemble pas du tout au Zane que je connais.

– Nous avons grandi, et les entraînements avec le kaïru de Thiers ont commencé. J’avais une certaine facilité pour cette énergie, mais lui ne l’acceptais que difficilement. Alors que les jeunes effectuaient les exercices avec plus ou moins de facilité, il mettait des jours pour réussir un mouvement simple, et souvent je devais le retrouver en cachette pour lui expliquer les choses d’une autre manière. Ça n’a pas plu à notre père, ni à sa mère. Il a commencé à dire que des choses allaient arriver, il en était persuadé, mais ce n’était jamais le cas.

L’attention de Maya grandit encore, son corps penché en avant alors qu’elle écoutait son récit.

– Des rumeurs se propagèrent, d’autant plus virulentes qu’il était le Fils Héritier, le premier né qui avait survécu de notre maison. Sa mère le prenait à parti aussi, masquait parfois ses échecs. Elle n’aurait pas permis que la réputation de son fils gâche la sienne et ses ambitions, ricana Zair en se renfrognant. Alors il a progressé, à sa manière, mais pas de la manière codifiée et rigide que les autres attendait. Il parvenait à obtenir les résultats exigés, sauf que le kaïru de Thiers ne se manifestait pas, ou si peu !

Elle se souvenait de l’humeur exécrable de son père devant ce qu’il considérait comme de l’insubordination, au point qu’il délaisse son fils aîné, presque à le renier quand les autres Maîtres l’interrogeaient sur ses progrès. Il avait ensuite décidé de prendre en main l’entraînement de sa fille, plus prometteuse, plus fragile aussi. Ses frustrations se transformaient souvent en coups, pour elle, Zane, parfois sa mère, jamais au visage. Jamais pour la mère de Zane. Parce qu’il savait qu’Averitia se moquait à la fois de ce qui pouvait lui arriver, et de ce que sa progéniture endurait. Seule comptait l’ascension, et celle-ci se voyait troublée.

– Malgré tout, il continua à aller bien, il a juste commencé à se montrer plus silencieux, plus agacé. À masquer ses émotions autre que la colère et la frustration, surtout devant les autres. Il joua si bien le jeu qu’il parvint, un temps durant, à sa maintenir à un niveau acceptable. Toujours à sa manière. J’entamais à mon tour mon entraînement, persuadée qu’il fallait que j’obéisse à mes parents, aux lois qui exigeaient une tenue impeccable. Mais alors…

– Alors ?

– Alors Averitia l’a proposé pour le rituel de passage pour devenir un Élitiste, une caste haute de la société, supérieure aux combattants ordinaires si tu veux, alors qu’il n’avait que sept ans. Et ce, alors que sa Compétence ne s’était pas révélée. C’était pour que la gloire rejaillisse sur elle, d’avoir engendré un enfant capable d’atteindre un si haut niveau si vite, pour qu’elle puisse se glorifier sous les compliments du Dôme tout entier, pour que cela efface les trois années de formation laborieuses et que la fierté enflamme si bien le cœur de mon père qu’il l’élève au rang de Première Épouse. Le rituel consiste en une série de fioritures stupides, puis le clou de la cérémonie vient quand le bras du candidat est entaillé, et qu’un cristal de jäadi est inséré sous la peau.

À ces mots, Maya ne put réprimer un frisson dé dégoût. Zair pouvait presque deviner les pensées qui agitaient la combattante, et les images défilant devant son œil mental.

– Suite à cela, la personne est élevée au rang d’Élitiste et accède à de nombreux privilèges. Mais ça ne s’est pas passé comme prévu. Le kaïru intérieur de Zane a très mal réagi à l’insertion du cristal. C’est censé faire mal, un temps, juste ce qu’il fallait pour qu’il se dissolve dans le sang et fasse partie à part entière de soi. Son pouvoir s’est déployé instinctivement, avec violence. Plusieurs personnes ont été blessé. Ça aurait pu s’arrêter là, mais je ne sais qui, un imbécile, a ordonné qu’on le neutralise. C’est là qu’il a perdu le contrôle. J’ai été évacué avant que ça ne dégénère trop, mais quand ce fut fini, trois nobles étaient morts, plus deux enfants Héritiers, et plusieurs membres du comité. Mon père n’a jamais pardonné cet affront.

Zair redressa la tête, plantant ses prunelles dans celles de la combattante, en attente d’une réaction. Si Maya paraissait nauséeuse, une main posée sur son ventre comme pour s’empêcher de vider son estomac, la Radikor ne vit aucune trace de dégoût, ou de jugement négatif à son égard. Au contraire, son attention était happée par le récit, bourrée d’une empathie qu’elle ne comprenait pas. Peut-être l’avait-elle mal jugée ?

– Zane ne s’est pas calmé tout de suite. Il a été capturé, bien sûr, mais il ne laissait personne l’approcher et attaquait tout ceux qui essayaient de le maîtriser. Jusqu’à ce qu’il n’ait plus d’énergie et ne s’effondre. Alors mon père l’a renié, puis on lui a mis une espèce de collier, censé bloquer tout pouvoir de Thiers.

Elle s’arrêta, le temps de revêtir la tunique qu’elle avait observé avant. Elle n’était pas si mal, après tout.

– Sa mère n’a pas essayé de réparer les choses ? demanda doucement Maya.

– Elle est partie dès qu’elle a compris que ce n’était plus rattrapable. Sauf au moment de son jugement, je ne l’ai plus vu. Tout le monde se doutait qu’il avait été envoyé dans les sous-sols. Là où l’on forgeait les domestiques… et les esclaves de nature. Pendant des années, je me suis demandée dans quels quartiers il avait été envoyé. Quand je l’ai retrouvé, j’allais être assassinée. Avant que l’homme qui avait été commandité ne puisse m’égorger, je l’ai vu apparaître. Il était sale, beaucoup plus grand, et le collier se trouvait toujours autour de son cou. Pourtant ça ne l’a pas empêché de projeter mon agresseur contre le mur, et de le brûler avec son kaïru intérieur. Un instant après, il s’emparait de mon poignard pour briser son entrave. Si je me fie aux marques de ses chevilles et de ses poignets, ce n’était pas celle-ci qui l’empêchait de fuir. C’est là que j’ai compris que quelque chose de grave se passait, pour qu’un esclave puisse accéder aux quartiers des nobles.

– Ça l’était autant que ça ?

– Pire peut-être. Le Dôme d’Honneur était à feu et à sang. Un véritable carnage. Je nous ai guidé à travers les cadavre. J’avais entendu parler d’un passage, le seul qui permette de traverser l’espace sans arsank. Je te passe les détails, mais c’est comme ça que nous nous sommes retrouvés sur Terre. Après notre fuite, Zane a détruit tout ce qu’il pouvait derrière nous, pour que nous ne puissions pas être retrouvés. Une fois que les choses se sont calmées, il était comme il est aujourd’hui. Il ne parlait presque que pour proférer des paroles de haine et de mépris, bourré d’ambitions pour prouver à tout le monde qu’il est le meilleur, à ne pas vouloir qu’on le touche ou qu’un homme soit dans sa chambre. Il ne me laisse l’approcher que quand il est vraiment blessé, et dans ces cas-là Tekris n’a pas intérêt à se trouver dans les parages.

– Donc tu ne sais as exactement ce qu’ils lui ont fait quand il a été… banni de la noblesse ?

– Non, mais ce n’est pas difficile à deviner, rétorqua Zair en se mordant l’intérieur de la joue. J’ignore s’ils ont d’abord essayé de le dresser, de le rendre parfaitement obéissant. Mais mon frère n’est pas du genre à se laisser faire, peu importe à quel point la situation est désespérée. Je suis sûre qu’il le leur a prouvé, voir leur a fait regretter de s’en prendre à lui. Et ils ont décidé de l’envoyer de l’autre côté. Au bout d’un moment tout esprit atteint son point de rupture.

Maya resta silencieuse, triturant du bout de l’index l’eau de la source pendant qu’elle réfléchissait aux données qu’elle venait de recevoir.

– Je crois que le pire, c’est que je sais que mon père s’est glissé plusieurs fois dans les souterrains.

Cette fois, la monastèrienne se tourna vers elle, alors que Zair luttait restait immobile, genoux serrés contre sa poitrine. Si seulement elle avait été assez grande, assez forte pour agir !

– Alors je dirai que tant que vous n’énervez pas mon frère et que vous ne cherchez pas à l’attaquer, il vous laissera tranquille. Je m’occupe de lui.

– Alors c’est une garantie suffisante pour moi, assura Maya, se redressant. Viens, il faut que nous retrouvions les autres. Nous avons encore à décider de la marche à suivre à partir de maintenant.

Zair l’imita, soulagée de ne pas avoir à donner de détails. Raconter tout ce qu’elle gardait enfermé en elle depuis des années était suffisant pour le moment, et la monastèrienne semblait l’avoir compris. Sans qu’elle ne comprenne pourquoi, Zair avait parlé sans craindre de jugement, sans s’attarder sur les doutes qui l’assaillaient pourtant un instant auparavant. Comme si l’adolescente avait su, d’une parole attentionnée, la mettre en confiance, l’apaiser au point qu’elle se dévoilât.

Tout cela paraissait trop beau pour être vrai. Et plus encore pour durer.


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Bonjour, ou bonsoir !


La discussion entre Zair et Maya a été difficile à écrire, autant parce qu’elles n’interagissent pas vraiment dans la série et donc que l’on ne sait pas forcément les opinions de l’une envers l’autre, mais aussi pour que cela paraisse crédible. J’espère au moins que ce chapitre vous aura plu !


À bientôt pour la suite !


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