L'Arche du Péché

Chapitre 9 : Le poids du passé

11596 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 17/03/2021 11:17

Le poids du passé


Le vent glacial balayait les immenses plaines gelées s’étendant à perte de vue. Toutes de tranchants effilés, d’icebergs s’élevant en une verticale presque parfaite, de flocons soulevés par la bise tourbillonnant en une danse infinie, aucune présence, humaine ou animale, ne venait troubler le silence paradoxal de ce domaine figé. Alors que le vent glacé redoublait d’intensité, il s’écrasa contre un mince brouillard grisâtre, venu de nulle part. Contournant sans peine cet obstacle, le souffle mordant s’éloigna rapidement des trois silhouettes humanoïdes, qui sortirent de la masse brumeuse, cette dernière disparaissant comme par enchantement.

Brossant du plat de la main sa tunique pour en chasser la neige, Teos fixa intensément l’immense forteresse à demi détruite au loin. Dont le sommet, qui en explosant avait pris la forme d’une fleur de métal brisé, arborait désormais celle d’une pointe fièrement dressée en direction du ciel.

Mais le jeune homme n’était pas venu admirer la nouvelle architecture du bâtiment. Pas plus qu’il ne s’intéressait à la tempête faisant rage autour de lui, et des deux femmes l’accompagnant. Sourcils froncés, il croisa avec impatience les bras, ne cessant de jeter des regards en coin à sa promise. Le front plissé en signe d’intense concentration, Adriel observait également la forteresse, tentant avec effort de paraître aussi assurée que possible. Mais en dépit de ses efforts, elle ne pouvait empêcher le malaise de venir s’installer en elle.

Enfin, n’y tenant plus, Teos se retourna entièrement vers elle.

– Alors ? Que se passe-t-il donc ? Pourquoi as-tu insisté pour venir jusqu’ici, presque à découvert ?

Instinctivement, devant le ton agressif du jeune homme, Adriel aurait préféré l’ignorer, continuant sans répondre ce qu’elle faisait. Pour n’importe quel autre que Teos, Saïn comprise, seul un silence hautain servirait d’indication. Mais, il s’agissait de son futur époux, et surtout, de son Seigneur Héritier – puisse sa vie être longue et constellée de victoires ! Autrement dit, un adolescent plus élevé dans le Pouvoir qu’elle, et un membre du Trône. Adriel avait été trop bien élevée dans le respect des Trois Tabous pour se permettre l’outrecuidance de mépriser ainsi le garçon aux cheveux gris. Plus, tout son être, habitué à respecter scrupuleusement les règles immuables du Dôme depuis sa naissance, se faisait une joie de pouvoir répondre aux injonctions de son promis. En tant que future Seigneurie Héritière, elle se devait de montrer sa déférence et sa constance envers ses souverains, en attendant de devenir leur égale en entrant au sein des membres du Trône. Un honneur, qu’elle désirait avidement, autant qu’elle souhaitait s’en montrer digne.

– L’espace d’un instant, j’ai perdu toute trace des combattants kaïru.

La grande brune fit volontairement abstraction du ricanement retentissant doucement derrière elle. Ce n’était pas la première fois que Saïn se permettait ce genre de liberté. A dire vrai, cela finissait par agacer prodigieusement Adriel, mais chaque fois qu’elle se retournait vers l’Élitiste, celle-ci ne montrait plus de signe d’irrespect. Néanmoins, Adriel aurait grandement apprécié que Teos la remette en place une bonne fois pour toutes. La brune était tout de même au-dessus de Saïn, hiérarchiquement parlant !

– J’ai pensé que la distance, peut-être, pouvait influencer ma Compétence.

– Que veux-tu dire par « perdu toute trace » ? l’interrogea Teos, à présent plus intrigué qu’agacé. Jamais tu n’as connu pareil contretemps, n’est-ce pas ?

– Je voyais les deux adolescents, la fille et le chef d’équipe, à travers ma brume, puisque le troisième garçon est hors d’état de se battre. Seulement, ils ont brutalement disparu. Et c’est là que je ne les ai plus ressentis. Comme s’ils n’étaient plus là.

– Et à présent ? Qu’en est-il ?

– Eh bien, ils sont réapparus. Aussi soudainement que pour leur disparition. Je suis en train de les chercher précisément, afin de terminer ce que nous avons commencé. Cela ne devrait pas prendre très longtemps.

– Je vois, murmura Teos.

Il n’avait pas l’air tellement surpris, songea Adriel en l’observant. Pensif, voir contrarié, mais nullement surpris. Pourtant, la brune avait été, pour sa part, saisie de stupeur quand leurs cibles s’étaient évanouies, sans laisser aucune trace. Comme si, pour quelques secondes, elles n’existaient plus. En tant que membre du Trône, Teos avait-il accès à des informations, qu’il avait choisi de cacher aux autres femmes de son équipe ?

La voix du jeune homme la tira de ses réflexions. Intérieurement, elle se morigéna ; sa mère, plus d’une fois, l’avait mise en garde contre ses pensées bien trop vagabondes. Penser et élaborer des stratégies afin de gagner combats et puissance, oui, réfléchir à des futilités comme elle le faisait, quelle idiotie !

– Et justement, l’armoire à glace, puisqu’il s’est fait démasquer, fais-en une de tes marionnettes.

Perdant son impassibilité habituelle, le visage d’Adriel exprima une gêne bien réelle. Un changement de suite remarqué par Saïn, qui, faisant mine de scruter à son tour la bâtisse de métal, n’en perdait pas une miette. La parfaite petite promise venait-elle de commettre sa première erreur ?

– C’est-à-dire… commença l’intéressée. J’y ai pensé, cependant, je n’ai pu apposer ma marque sur son corps.

– Allons bon, grogna Teos en se massant les tempes. Qu’est-ce donc que cette étrangeté encore ? Ta Compétence te ferait-elle défaut ? Voilà quelque chose que je n’aurais jamais cru.

– Pas du tout ! Enfin, j’ai voulu briser ses barrières, de la même façon qu’habituellement, mais je me suis heurtée à une résistance. Comme si quelqu’un d’autre l’avait déjà marqué, m’empêchant d’intervenir plus avant dans son esprit. Cependant, il ne s’agissait que d’une trace, nullement permanente. Dès que possible, j’interviendrai de nouveau, et réussirai.

– Il vaut mieux, dans notre intérêt à tous les trois. Car pour le moment, nous n’avons pas grand-chose : une semi-victoire sur la falaise, une possession incomplète, et la disparition éclair de deux de nos cibles. Cela sans avoir de réelle certitude sur la brisure du troisième Tabou.

À cette évocation ignominieuse, les trois adolescents, Teos compris, frissonnèrent. Ils avaient beau s’être forcés à se répéter encore et encore cette petite phrase, penser que quelqu’un avait pu commettre un tel sacrilège leur glaçait toujours autant les sangs.

– Père ne sera guère heureux d’apprendre la tournure prise par les évènements.

– Voyons, ce n’est pas la peine de se lamenter ! intervint Saïn, haussant les épaules. Jusque-là, ils ont eu beaucoup de chance, mais cela ne durera pas. Nous avons déjà rencontré pire contretemps au cours de nos missions, et mis plus de temps à les accomplir parfois.

– Certes, mais il s’agit de la dernière famille du Sang que nous devons réduire à néant. Sans parler des… circonstances particulières qui l’entoure. Père ne sera pas aussi patient cette fois.

Comme si l’adolescent venait d’énoncer une prophétie, il grimaça légèrement, portant la main à son front. Saïn, inquiète, se rapprocha de lui, sous le regard courroucé d’Adriel.

– Que se passe-t-il ? Ne me dit pas que le Seigneur Régent – puisse son nom se graver à jamais sur nos lèvres – vient justement de te contacter ?

Teos acquiesça d’un mouvement de tête, plongé en pleine discussion mentale. Ouvrir son esprit, si loin de chez lui, se révélait particulièrement difficile, même avec l’entraînement drastique suivi depuis son enfance. La concentration n’était pas son fort, aussi regretta-t-il qu’Adriel soit trop occupée pour créer un pont spirituel entre l’esprit du Seigneur Régent et le sien. Peinant à entendre correctement la voix mentale, il parvint néanmoins à saisir l’essentiel du message.

– Je dois revenir au Dôme, annonça-t-il à ses coéquipières, se tournant pour leur faire face. Père réclame ma présence. Apparemment, la… perturbation ressentie par Adriel ne lui a pas échappé non plus.

– Cela ne peut-il pas attendre ? marmonna Saïn. Sans vouloir paraître impudente, nous sommes quelque peu occupés là ! Qu’en est-il de la suite de notre plan ? Intervenir en personne si besoin, une fois ces gamins affaiblis ? Sans toi, cela n’est plus possible. Le moment est plus que mal choisi !

– Modère tes propos, rétorqua Teos, sa voix claquant tel un fouet. Personne ne se dresse contre les choix de notre Seigneur Régent, pas même moi. Et donc, certainement pas toi !

Adriel tourna son visage, afin de ne pas montrer le fin sourire étirant ses lèvres. Sa coéquipière, touchée dans son orgueil, ne s’inclina pas moins rapidement en signe de déférence. Tout, plutôt qu’attirer le courroux de son Seigneur Héritier !

– Et donc, reprit Adriel, une fois ses traits redevenus neutres, que faisons-nous ?

– Moi, je me rends au Dôme, afin de répondre à la convocation de Père. Vous deux, continuez de traquer les Radikors autant que possible. Adriel, dès que ta Compétence pourra percer les défenses de, hum…

– Tekris ?

– C’est cela. Fais-en ta marionnette. Saïn, pendant ce temps, mène ton enquête, rassemble le maximum d’informations sur nos cibles, et trouve le meilleur endroit pour les piéger si besoin. Je m’efforcerais de revenir aussi vite que possible. Pour te déplacer, Adriel peut te prêter Evdam.

– Quoi ? fit l’intéressée. C’est une brute, elle va le traumatiser avant d’avoir pu accomplir quoi que ce soit !

– Pas du tout, je sais parfaitement faire voler un arsank, je te signale ! Cela fait même partie des compétences exigées pour devenir Élitiste.

– Il ne s’agit pas de savoir faire, mais de comment faire. Et toi, tu fais comme une vulgaire esclave à peine dégrossie ! Evdam est une créature sensible, qui a besoin de douceur. Toi, tu le talonnerais pour le faire décoller !

– N’importe quoi !

– Arrêtez de vous provoquer, nous n’avons pas que ça à faire, soupira Teos. Saïn prendra Evdam, et elle va promettre d’être aussi douce que possible avec lui. N’est-ce pas ?

Son regard lourd de sens n’admettait aucune protestation. Aussi, la jeune femme filiforme ne put que se soumettre à sa volonté.

– Très bien, je ferais preuve d’une grande délicatesse. Telle une Aspic des sables, nous fendrons les airs avec tact et parcimonie.

– Qui ça ? Encore une de tes références stupides, fit Adriel.

– On peut dire ça, oui, confirma Saïn en lui décochant un sourire à la fois correct et ironique.

Considérant la situation réglée à ses yeux, Teos s’apprêta à repartir. Au dernier moment, il se retourna, s’avançant jusqu’à sa promise. Lui remettant une mèche de cheveux rebelles derrière son oreille, il lui adressa un sourire d’encouragement, se laissant aller à caresser sa joue du bout des doigts.

– Je ne manquerais pas de dire à Père avec quel dévouement tu respectes le Trône.

– Il me tarde de faire mes preuves face à la Mort, répondit Adriel dans un souffle, afin de pouvoir t’épouser.

Satisfait, Teos s’autorisa à prendre rapidement sa main, avant de reculer. Fermant les yeux, il se concentra profondément, cherchant à atteindre son énergie intérieure. C’était la phase la plus pénible : « saisir » le kaïru de Thiers, puis en mobiliser suffisamment pour accomplir ce qu’il souhaitait. Et il allait lui falloir une bonne dose d’énergie, pour se rendre près de son Père ! Par chance, sa Compétence étant directement en rapport avec la maîtrise de l’espace, dans son sens littéral, lui permettant d’accomplir bien plus aisément ce genre de trajet. Aussi ne mit-il que quelques secondes à rassembler assez de pouvoir pour entamer son voyage, là où d’autres auraient eu besoin de plusieurs minutes.

L’espace autour de l’adolescent se troubla, puis un mince brouillard l’enveloppa, et il disparut.

Un air de profond regret sur le visage – qui exaspéra Saïn au plus haut point –, Adriel porta ses doigts à sa bouche, émettant un sifflement étrange, entre une souris au timbre particulièrement aigu et un croassement étranglé.

À peine une petite minute plus tard, un battement d’aile puissant vint brasser l’air juste au-dessus des deux jeunes femmes. Atterrissant d’une souplesse que ne laissait pas présager son apparence, le sextupède cyclope observa sa maîtresse, s’attendant à la voir grimper sur son dos comme à son habitude. Aussi, sa tête rectangulaire se fripa d’une expression semblable à l’étonnement, quand ce fut Saïn qui s’avança vers lui.

Sourcils froncés, Adriel scruta avec appréhension chaque geste de sa coéquipière dès qu’elle se trouva sur le dos de l’arsank, loin d’être ravie.

– N’oublie pas ta promesse, Saïn.

– Que nenni. J’ai promis d’être aussi douce qu’une Aspic des sables !

Sur ce, Saïn talonna les flancs de l’animal, qui s’éleva en grognant, tentant de la désarçonner en même temps avec une ondulation brusque de son corps reptilien, empêchant sa coéquipière de répliquer vertement.

Un instant, Adriel envisagea de lui envoyer un « Déluge de foudre » bien senti, avant d’y renoncer. Non seulement elle risquait de faire mal à son Evdam adoré (et jamais, bien que l’attaque ne l’aurait pas tué, elle n’aurait blessé son animal pour une vengeance personnelle), mais elle avait une tâche bien plus importante à accomplir.

En son for intérieur, la brune se promit de faire payer sa brutalité à Saïn. Subtilement, mais elle le ferait.

Allant se dissimuler derrière une paroi glacée imposante, elle s’assit en tailleur, joignant les mains comme pour méditer. Sa Compétence, bien que puissante, restait plus instable sans corps pour l’accueillir. Ayant déjà dépensé une partie de son énergie pour entraîner la jeune Radikors dans son rêve, Adriel avait besoin de toute la concentration qu’elle pourrait mobiliser afin de mener au mieux sa mission.


µµµ


Atterrissant lourdement sur le sol pierreux de la forteresse, Zane peina à retrouver une respiration correcte. Cette impression de sentir son corps entier se distordre, avant de s’effacer complètement tout en étant conscient de sa présence… C’était une expérience dont il se serait bien passé ! Et encore, ce n’était rien comparé à la suite… Une fois « sortis du temps », et cette douloureuse sensation d’effacement disparue, il avait cru nager en plein rêve – ou cauchemar, il n’avait pas encore décidé. Alors qu’il aurait pensé se retrouver dans le néant, ou peut-être ne rien voir du tout, passer en une seconde d’un lieu à l’autre en somme – ce qu’il était légitimement en droit de s’attendre à son goût ! L’environnement s’était paré de dizaines et de dizaines de sentes invisibles une seconde plus tôt, d’une immatérialité absurde pour le cartésien qu’était l’adolescent, se superposant autour du couloir de la forteresse et de la créature insaisissable. Des faisceaux partant en tous sens, entourés d’un gris maladif indescriptible, comme s’ils étaient à la fois nulle part et partout. Et pour ne rien arranger, ces trucs se déplaçaient à une vitesse inimaginable, et de manière incompréhensible, tantôt lumineux, tantôt s’évanouissant brutalement, dans un ballet des plus perturbants. Mais pas autant que l’aisance avec laquelle Zair semblait choisir quelle voie suivre.

Muet d’incompréhension (de toute manière, même s’il avait voulu crier, les sons n’auraient pu franchir ses lèvres, Zane en était persuadé), le chef des Radikors n’avait pu que regarder s’éloigner la brume, possédant encore son coéquipier une seconde plus tôt, s’éloigner à une vitesse vertigineuse, comme ralentie à l’extrême si encore elle n’était pas immobile. Jusqu’à ce que Zair, prenant garde à ne pas le lâcher, se dirige à la frontière entre le monde réel et celui contenant ces étranges chemins, d’un pas assuré. Zane avait reconnu quelques contours, mais la vitesse exponentielle empêcha son cerveau de trier toutes les informations visuelles lui tombant sur le râble en quelques microsecondes. Le cœur au bord des lèvres, il n’avait jamais serré si fort la main de sa coéquipière, tout en ayant l’impression de la sentir glisser entre ses doigts. La jeune femme avait dû le sentir, car, sans se retourner, elle lui avait crié :

– Ferme les yeux, et tiens-moi bien !

Incapable de répliquer vertement comme à son habitude, Zane s’était empressé de lui obéir. S’il peinait toujours à suivre le rythme soutenu de leur « course », ne plus voir des centaines d’images se précipiter sur sa rétine l’avait en partie soulagé.

Jusqu’à ce que tout s’arrête brutalement, et qu’il heurte peu glorieusement le sol avec son séant. Malgré l’affirmation de Zair, lui disant qu’il pouvait rouvrir les yeux, il les avait gardé encore un peu fermés, à genoux, retrouvant ses sensations habituelles. L’effacement était parti, mais sa nausée, par contre…

Enfin, il releva prudemment les paupières, des plus heureux de sentir un véritable sol ferme et solide sous ses pieds. Tentant de se relever, il ne réussit qu’à faire quelques pas ridicules, avant d’échouer de nouveau au sol, sur le dos cette fois. Un puissant vertige sous-jacent restait attaché à son esprit, brouillant ses perceptions, en plus ses membres anormalement tendus, comme victimes de crampes monstrueuses.

Bon, j’en conclus que les effets de cette fichue drogue ne sont pas encore passés !

Se forçant à prendre d’amples respirations, il tourna sa tête avec une lenteur agaçante vers Zair. Et force était de constater qu’elle n’était guère en meilleur état que lui.

Très pâle, la seule fille des Radikors s’était laissée glisser le long du mur, peinant à contrôler les tremblements de ses jambes. Le regard dans le vide, elle paraissait devoir faire un effort pour rester dans le présent. Un instant, Zane crut qu’elle allait tourner de l’œil, s’évanouir à même la pierre. Mais, au prix d’un effort qui lui coûta visiblement, l’adolescente fixa son attention sur lui en grimaçant.

Son vis-à-vis s’humecta les lèvres, se remettant péniblement debout, avant de souffler :

– Qu’est-ce que… C’était quoi, ça ? J’ai bien cru…

La gorge aussi sèche qu’un parchemin, il dut avaler sa salive, laissant quelques secondes de plus à l’adolescente pour rassembler ses pensées. D’ailleurs, remarqua-t-il avec agacement, depuis qu’elle était parvenue à s’ancrer de nouveau dans la réalité, elle reprenait ses esprits bien plus vite que lui.

– Pendant un instant, j’ai cru devenir fou, acheva-t-il d’un ton plus assuré.

– Et tu aurais pu le devenir, confirma calmement Zair. Si je ne t’avais pas dit de fermer les yeux. Pour toi, qui n’es pas habitué à ce genre de choses, ça a dû être impossible de traiter en même temps tout ce que tu voyais, non ?

Zane acquiesça, bougeant son poignet pour décrisper ses doigts encore serrés.

– C’est un des pires trucs jamais vus dans ma vie.

– Ça ne m’étonne pas.

– Mais comment, toi, tu as fait pour… Et au fait, que s’est-il passé exactement ? Sortir du temps, c’est ce que tu me disais quand tu m’expliquais en quoi consistait ton entraînement… plus jeune ?

– Exact. J’ai cette capacité de réussir à me repérer dans cet entre-deux, et de pouvoir choisir le chemin que je veux suivre. Je ne pouvais pas t’en parler avant, je… Il ne m’en donnait pas le droit.

– Je comprends. Non, en fait, j’ai rien saisi ! Cet entre-deux, comme tu dis, c’est quoi ?

– Tu peux appeler ça un espace-temps, ce sera le plus simple.

– « Un » espace-temps ? releva Zane, tentant de ne pas montrer qu’il était complètement largué. Tu peux m’expliquer ? Il n’y en a qu’un seul d’espace-temps !?

– Eh bien, pas vraiment. En réalité, chaque chose, chaque personne, chaque être vivant, possède un temps qui lui est propre, parfois proche d’un autre, parfois complètement éloigné au point d’être imperceptible. Et donc, chacun évolue dans un espace-temps différent.

– Mais alors, ne put s’empêcher de demander Zane, tu veux dire que nous vivons tous, comment dire, les uns à côté des autres ?

Il aurait dû l’interrompre, la presser de continuer à fuir, ou élaborer un plan d’attaque pour se sortir du traquenard dans lequel ils étaient fourrés. Mais malgré lui, cette conception des choses l’intriguait. Il voulait en savoir plus, comprendre l’incroyable tour de passe-passe que venait de réaliser sa coéquipière.

– Pas tout à fait. Parfois, les temps s’entrecroisent, s’emmêlent, prenant des routes identiques pour un moment plus ou moins long, plus ou moins proches.

– Et c’est ce que tu viens de faire ? Tu nous as en quelque sorte téléportés ?

– Non. C’est à la fois très semblable, et très différent. Nos temps respectifs, de nous et de cette créature brumeuse, étaient extrêmement proches. Nous évoluons dans des espaces-temps croisés, ou parallèles, je ne sais. Bref, son espace-temps lui permettait de bouger en accord, au moins superficiel, avec nous. Comme dans un combat contre les Stax en somme. Sauf que ce truc n’a rien d’humain par contre. Bref. Moi, j’ai modifié notre espace-temps, de façon à le rendre si différent que nos évolutions étaient totalement désaccordées l’une à l’autre. D’où l’expression « sortir du temps ».

– Je crois que je commence à assimiler… Donc, c’est comme si tu avais créé une bulle tout autour de nous, n’étant plus soumise au temps, comme tu dis, classique, à l’intérieur de laquelle nous pouvions nous mouvoir différemment, hors des contraintes habituelles ? En nous faisant accélérer je suppose, parce que ralentir, ç’aurait été bête.

– C’est ça ! Tu vois, tu comprends vite. Et ce que tu as vu avant de fermer les yeux, c’est l’espace-temps nécessaire pour contenir cette bulle. Sauf que je ne nous ai pas fait accélérer, mais j’ai choisi un temps plus rapide pour lui échapper. En réalité, à peine une minute s’est écoulée.

– Seulement ? Ben ça, siffla admirativement Zane. Mais alors, tous ces chemins autour de nous ?

– Ce sont les temps d’autres personnes, les autres voies que j’aurais peut-être pu emprunter.

– Peut-être ?

– Oui. Certes, elles s’entrecroisaient avec la nôtre, mais elles pouvaient aussi en être radicalement différentes. Par moment, un autre espace-temps peut même heurter celui dans lequel je me déplace, créant une violente perturbation. Cela s’annonce toujours par une sensation particulière, que je pourrais pas te décrire. Je sais simplement quand ça va arriver. Une seule fois, je suis restée à l’intérieur d’un espace-temps, alors qu’un autre venait le heurter. Et ce n’est pas du tout agréable.

– Laisse-moi deviner : tu avais huit ans, et c’était la fois où tu as dû rester deux semaines au lit, incapable de te lever sans avoir une migraine d’enfer et vomir tripes et boyaux ?

Malgré la situation, Zair éclata de rire.

– Évidemment ! Ma connaissance de ces chemins reste très limitée. Je me contente de décaler les temps respectifs. Mais je me souviens très bien de cette expérience. Tu venais, très tard dans la nuit, après avoir créé des illusions de femmes à demi nues pour distraire les gardes. Une fois, tu m’as ramené une fleur dans sa motte de terre, pour me tenir compagnie.

– Oui, et dès le lendemain, Il l’a jetée aux ordures, grogna sèchement Zane, balayant sa déclaration d’un geste de la main.

Zair se mordit la langue, consciente d’avoir évoqué un souvenir pas si agréable. Pourtant, elle avait essayé de cacher la petite pousse, toute heureuse d’avoir un cadeau de son frère, alors qu’il avait à peine appris à lire par ses propres moyens. Ce n’était pas grand-chose, mais elle avait été touchée de l’infinie précaution avec laquelle il la portait, une main devant la plante pour ne pas lui faire prendre trop de vent de face. « Je la voulais parfaite », avait-il déclaré. À ce moment-là, il ne se trouvait pas encore métamorphosé en l’adolescent qu’elle côtoyait depuis des années.

La voix de l’adolescent la tira de ses pensées, la faisant sursauter. Elle ne s’était pas rendu compte qu’il s’était accroupi près d’elle, ni qu’elle était en train de somnoler.

– Personnellement, je dirais que tu n’as pas besoin de te prendre une collision d’espace-temps dans la poire pour en être malade, marmonna-t-il.

– Influer ainsi sur le temps, ça me demande beaucoup d’énergie. En plus, cela fait longtemps que je n’ai pas eu l’occasion de le faire…

– Sans blague, railla Zane.

Néanmoins, il prit la tête de la jeune fille entre ses mains, examinant son visage avec attention. Elle avait encore pâli, et peinait à garder les yeux ouverts.

C’est pas beaucoup d’énergie que ça lui prend, plutôt toutes les réserves de l’humanité !

Pourtant, jamais il ne l’avait vu aussi épuisée, comme vidée de l’intérieur. Pire, dans cet état, elle était proprement incapable de masquer sa signature énergétique, repérable à des lieux pour qui la recherchait.

Tant d’années de discrétion et de dissimulation, définitivement pour rien, décidément…

Pour un peu, Zane en aurait ou baissé les bras, ou crié de frustration.

Si tant est que nous étions encore cachés.

– Dis-moi, tu n’aurais pas un peu trop poussé durant les entraînements toi ? On dirait que tu n’as plus une goutte de kaïru disponible en toi.

Zair fit un vague geste de la main, se frottant les yeux. Néanmoins, Zane remarqua son obstination à éviter son regard, vaguement mal à l’aise.

– Ne t’inquiète pas, j’ai encore assez d’énergie pour lancer une ou deux attaques. Il faut que je te dise, cette créature de brume, elle m’a parlé, et elle a dit des choses… rien de bon pour nous !

– Mais oui, nous en parlerons plus tard, une fois cette histoire terminée, et les fesses de ce crétin de Tekris bottées dans les règles de l’art. Tu peux marcher ?

L’adolescente le toisa fièrement, comme s’il venait de l’insulter, avant de repousser la main qu’il lui tendait, s’appuyant au mur pour se relever, seule. Elle avança de quelques pas prudents, puis, voyant qu’elle y arrivait sans trop de mal, se retourna vers son chef d’équipe, bras croisés. Chef d’équipe qui l’observa, un sourcil levé, sans comprendre son manège.

Finalement, il haussa les épaules, décidant de ne pas en tenir compte.

– Rejoignons nos chambres, de là, nous pourrons facilement ou accéder à la sortie de la forteresse (Zane grimaça à cette idée ; abandonner quelque chose lui appartenant ? Quelle horreur!), ou gagner suffisamment de temps pour réfléchir à un plan d’attaque.

– Si tu comptes vraiment éliminer cette brume, il va falloir te dépêcher ! s’écria Zair, pointant le doigt, désignant quelque chose derrière l’adolescent.

Se tournant vers la direction indiquée, Zane sentit son souffle se bloquer dans sa gorge. Glissant silencieusement le long des murs fraîchement repeints, le brouillard meurtrier s’approchait dangereusement des deux adolescents, changeant sans arrêt de forme, comme incapable de se décider.

Plaquant la main sur la bouche de Zair, le E-Teens tenta de les dissimuler à l’ombre d’un recoin. Peine perdue. Changeant brutalement de direction, elle fondit sur ses proies, plongeant le couloir dans une pénombre grisâtre inquiétante.

– J’espère que cette fois, tu vas pouvoir courir, déclara platement Zair.

La situation était trop désespérée pour l’inquiéter réellement… À la limite, la seule chose qu’elle désirait, c’était un bon bain chaud, suivi d’un long repos, bien mérité à son avis. Donc si cette fichue brume pouvait finir rapidement ses démonstrations abracadabrantes et les laisser dormir, ça serait parfait !

Elle laissa échapper un petit rire sans joie (décidément, elle était trop fatiguée pour formuler une pensée cohérente !), sous le regard médusé de son chef d’équipe.

Non mais elle lui faisait quoi sa petite Radikors, là ?

Peu désireux de s’attarder, il remit cette question à plus tard. Empoignant vigoureusement Zair, il la redressa sans ménagement, lui mettant de force son X-Reader dans la main.

– Non mais c’est pas joli-joli de tripoter l’arme d’une fille sans accord, tu le sais ça ?

– Une fille, où ça ?

– Bravo, très malin tiens !

Ignorant son sourire carnassier, Zane invoqua un « écran de fumée », dirigé vers la créature brumeuse, à présent à quelques secondes seulement d’eux. Aussitôt, un épais brouillard aussi sombre que la nuit envahit le couloir, rendant la visibilité de chaque adversaire nulle. Aussi fou cela parut-il, la brume se trouva perturbé par l’apparition d’une forme presque identique à la sienne.

Intérieurement, Zane se sentit vaguement soulagé. Sa capacité à manipuler des attaques kaïru différentes du kaïru obscur revenait, petit à petit. Trop lentement, malheureusement, pour lui assurer de pouvoir se battre.

Sauf que les Radikors avaient un avantage, faible, mais peut-être suffisant : ils connaissaient les lieux comme leur poche. Avec un peu de chance et beaucoup de stratégie, ils pouvaient réussir à semer ce machin-chouette plus collant qu’un chewing-gum sous un crampon. Il le fallait !

– Un nuage de fumée contre une brume meurtrière ? Tu m’as habituée à plus créatif dis donc ! sourit Zair.

– Oh, tais-toi ou ce truc pourra nous suivre à l’oreille, grogna Zane, entourant ses épaules du bras de l’adolescente afin de l’aider à marcher.

L’avantage conféré par l’attaque kaïru ne dura pas. Se rassemblant tout autour de la brume, la fumée fut rapidement engloutie par celle-ci, enflant hideusement, avant d’être totalement absorbée.

– Oui, j’ai oublié de te prévenir, ça fait ça aussi, murmura piteusement Zair devant le regard choqué de son vis-à-vis.

Maudite soit sa faiblesse le rendant incapable de la prendre carrément dans ses bras ! Ils iraient plus vite encore, au lieu de se traîner comme des limaces en PLS ! Au moins Zair gardait la présence d’esprit de se taire, en dépit du sourire ironique qu’il sentait s’élargir sur son visage.

Atteignant rapidement une intersection, ils obliquèrent à droite, Zane avançant tandis que Zair jetait de fréquents coups d’œil vers l’arrière, surveillant la progression de leur poursuivant. Puis, alors qu’elle réussit à se tenir debout seule, ils tournèrent à gauche, entrèrent dans une pièce possédant une deuxième porte qu’ils franchirent. Remontant le long de couloirs étroits, ils continuèrent leur progression, mettant le plus de dédales tortueux entre eux et la créature brumeuse. Aussi vite que possible, puisque le vert ne parvenait pas encore à courir, ses muscles peinant à se décontracter.

La première fois qu’ils tombèrent nez à nez avec cette dernière, à quelques pièces de leurs appartements, les deux combattants rebroussèrent précipitamment chemin, Zane leur faisant gagner quelques mètres en verrouillant la porte derrière eux.

La deuxième fois, ils ne la virent pas tout de suite. Seul l’air, devenu étouffant, les alerta juste à temps pour leur permettre de s’engouffrer dans un couloir latéral, avant d’être encerclés.

La troisième fois qu’ils durent bifurquer en catastrophe pour éviter une rencontre du troisième type version nuage mortifère à la Usain Bolt, Zair exprima tout haut l’évidence.

– Ça nous suit à la trace, Zane. Avec tous les détours que tu nous as fait emprunter, jamais ça n’aurait dû nous retrouver aussi facilement.

– Je sais ! grogna l’adolescent, peu amène.

Difficile de ne pas remarquer l’étrange manège. Peu importait la direction, au bout de quelques intersections, ils tombaient invariablement sur cette satanée brume. Et pas par hasard, Zane en aurait mis sa main à couper. Ou plutôt celle de Tekris tiens, qui piquait un roupillon tranquille pendant que ses deux coéquipiers rivalisaient d’ingéniosité pour garder la tête sur les épaules (dans tous les sens du terme) ! Il avait bien une petite idée du pourquoi de cette traque à la trace, mais celle-ci faisait cogner d’angoisse son cœur contre sa poitrine. Zair, pour la première fois depuis des années, avait utilisé ses « dons » naturels pour les sauver d’une situation quasiment désespérée. La laissant presque sans force, bien que Zane ne parvienne pas encore à s’expliquer pourquoi. Incapable de maintenir les boucliers neutralisant la signature énergétique de son kaïru intérieur, si prometteur à une époque.

Si destructeur dans la leur… Retrouver la jeune femme grâce à une faible connexion entre leurs esprits, à l’autre bout de la forteresse presque, fut un miracle inespéré, minimisant son amertume d’avoir cédé aux réflexes qu’ils avaient pourtant décidé de condamner. À présent, quelques pas seulement les séparant, le chef des Radikors ressentait sans peine l’aura si particulière de l’adolescente, bien plus présente depuis sa téléportation, non, son voyage dans l’espace-temps, enfin pas tout à fait… Bref ! Elle était aussi repérable pour qui savait chercher qu’une lumière allumée pour un moustique en plein été.

Il brûlait de le lui faire remarquer, excédé par cette poursuite infernale, et l’impression d’être une vulgaire proie à dépecer. Pourtant, il se retint, non sans mal. D’abord, parce que Zair, aussi fatiguée était-elle, suivait le mouvement sans rechigner, et ce n’était pas le moment de la démotiver. Ou de perdre du temps avec une dispute stérile, puisqu’elle était tatillonne en ce moment ! Ensuite… C’était plus délicat de se l’avouer, seulement il savait sa facilité à éprouver de la culpabilité. Il n’avait pas envie de lui faire de la peine.

Foutus sentiments inutiles !

Pas du tout ! C’est stratégique en réalité, j’ai besoin de Zair, et c’est pour ça que je la ménage. Je ne suis pas guidé par une fichue sentimentalité mal placée ! J’ai abandonné cette faiblesse depuis longtemps !

Pourtant, il ne pouvait s’empêcher de surveiller du coin de l’œil la jeune femme. Comme sur le point de vomir, elle gardait une main sur la bouche, inspirant profondément, évitant au maximum les secousses. Et si les souvenirs de Zane étaient corrects, il ne leur restait que quelques heures, suite auxquelles Zair aurait absolument besoin de se reposer.

– Si seulement on savait comment détruire cette chose, gémit-elle, plus pâle encore.

Le brusque arrêt de son coéquipier manqua de peu la faire trébucher. Elle ne dut le salut de sa dignité qu’au mur providentiel contre lequel elle s’appuya. Relevant péniblement les yeux, elle fronça les sourcils, intriguée.

– Pourquoi me fixes-tu comme ça ? Si tu as une idée, je suis preneuse !

– Nous ne savons peut-être pas grand-chose sur cette brume, mais au fond, ne possédons-nous pas une énergie nouvelle, abîmant tout sur son passage ?

Zair l’observa sans comprendre. Puis, ses yeux s’écarquillèrent quand elle réalisa.

– Tu veux dire… Mais tu es fou ! Même nous, nous ne savons pas exactement les effets que peuvent avoir le kaïru obscur ! C’est beaucoup trop dangereux, quel que soit ton plan ! N’oublie pas que c’est Lokar, soit dit en passant le Maître du Mal, qui a créé cette énergie néfaste. Et on ne peut pas dire qu’il se battait au nom de l’amour, des hamsters et des petits oiseaux !

– Regarde les choses en face, nous n’avons plus rien à perdre ! Crois-tu pouvoir fuir indéfiniment, alors que nous ne pouvons pas nous cacher ? Ce n’est qu’une question de secondes avant de voir, encore une fois, le danger surgir d’un couloir, d’une fenêtre, ou d’un yoyo qui sait !

– Tu as vu toi-même les effets dévastateurs du kaïru obscur sur l’environnement. Enfermé dans une cuve, comme la nôtre, il est suffisamment stable pour se tenir tranquille. Mais comment comptes-tu l’utiliser sans qu’il ne cherche à te corrompre ?

– Non mais c’est un jeu de me contredire maintenant ou quoi ?!

Zane se pinça l’arête du nez, yeux fermés, tentant de retrouver un semblant de calme. Non sans une petite pointe d’ironie, il se dit qu’il n’avait jamais autant eu à négocier de toute sa vie depuis son ascension au grade de nouveau chef des E-Teens.

Prenant une grande inspiration, il saisit la jeune femme par les épaules, la forçant à le regarder de face.

– Je n’ai pas le temps de tout t’expliquer maintenant, alors, pour cette fois, fais-moi juste confiance. D’accord ?

Une moue peu convaincue se peignant sur son visage, Zair manqua réitérer sa méfiance, au grand dam de Zane. Brutalement, l’atmosphère s’alourdit, rendant leurs respirations laborieuses. Jurant copieusement, l’adolescent saisit sa compagne par le bras, la poussant devant lui pour la faire avancer plus vite.

Et pour une fois, Zair ne se plaignit pas de sa brusquerie.


µµµ


Glissant à une vitesse difficilement imaginable sur le sol glacé, Adriel se guidait sans obstacle vers ses proies. Elle ressentait chaque parcelle de matière vaporeuse autour d’elle, la vapeur de condensation sur les vitres, le chuintement du vent s’écrasant contre les vitres encore mal isolées. Toujours plus rapide, elle se guidait grâce à ses sensations, avec légèreté et fluidité. À ce moment précis, elle n’était pas l’adolescente dissimulée derrière un pan de glace, entourée d’une tempête de plus en plus violente. Elle se sentait vraiment comme étant à l’intérieur de la bâtisse qui fut jadis celle de Lokar. Pas seulement au travers de sa brume, voyant et éprouvant d’après sa Compétence, mais réellement présente. La brume n’était pas une extension d’elle-même.

Elle était sa Brume.

Un phare dans la nuit…

Et rien de plus facile pour une Élitiste de son niveau que de suivre cette trace.

Cependant, elle devait faire vite. Aussi grisante soit cette expérience, elle nécessitait de l’énergie. Et cette dernière n’était pas inépuisable. Quoique la brune n’en avait qu’une vague idée, à la lisière de sa conscience en réalité. Mais peu importait.

Sa poursuite l’amena à descendre encore, de plus en plus bas dans les entrailles de la forteresse. Ce qui était logique dans un sens, puisque son sommet avait le plus souffert de l’explosion du repaire de Lokar. Ses proies devaient chercher à se cacher dans ses profondeurs, dans le vague espoir de la semer. Des taupes effrayées par la lumière qu’elle diffusait. Pourquoi donc son Seigneur – que la Lumière brille sur son âme – désirait tant devenir être de vie alors que l’immatérialité se trouvait si grisante ?!

Tournant pour énième fois, elle se retrouva dans un couloir plus large que les autres, mais bien plus court que ceux déjà arpentés auparavant. Seule une vingtaine de mètres la séparait de la porte clôturant le boyau. S’en approchant, elle tâta d’un bras brumeux l’imposante issue. Visiblement l’une des premières à avoir été reconstruite, elle était faite de telle manière que l’on croyait voir un bloc de métal, d’un argenté métallisé, seulement taillé d’une fente en son milieu. Très peu esthétique, mais réellement impressionnant. Cela devait peser une ou deux centaines de kilos, selon Adriel, et la seule décoration l’ornant était le symbole de l’équipe des Radikors, gravé à mi-hauteur. Preuve irréfutable d’un terrible narcissisme, songea vaguement la brume. Avec un tel poids, il devait obligatoirement avoir un mécanisme d’ouverture. À moins que les Radikors ne s’amusent à gonfler les biceps inutilement chaque fois qu’ils voulaient passer, ce dont Adriel doutait beaucoup.

Ses proies se trouvaient juste derrière la porte, cela ne faisait aucun doute. Elle le ressentait clairement dans son esprit, la présence du kaïru de Thiers. Si enivrante.

Avant d’avoir esquissé sa destruction de la ridicule barrière, celle-ci tourna lentement sur ses gonds, dans un grincement feutré, raclant à peine le sol. Méfiante, la Brume glissa avec méfiance sur le sol, à l’affût du moindre mouvement suspect.

La pièce n’était ni très haute, ni très large de base. Des plaques de fer, d’un bleu-vert doux, recouvraient les murs, disposées pour former une arche se prolongeant sur quelques mètres encore, vers le centre de la forteresse. Des flambeaux disposés à intervalles réguliers diffusaient une lumière suffisante pour observer la fin du chemin d’où elle se tenait. Passé ce sas, le tunnel s’élargissait rapidement, le plafond grimpant et rejoignant des parois désormais rocheuses, épargnées par l’explosion récente du repaire, tandis que les dalles prenaient une forme circulaire, délimitées par une barrière provisoire de fer épais rouge. Disposés au fond de la pièce, le long de la pierre, des tubes d’une matière ressemblant à du verre s’étalaient jusqu’à le recouvrir. Certains étaient pleins, d’autres vides, et l’un contenait un fond d’énergie kaïru émettant sa classique lueur bleutée. À l’exception d’un seul.

Placé à l’écart des autres et plus large, il n’était rempli qu’au cinquième. Mais le kaïru qu’il renfermait était… différent. D’ici, Adriel pouvait sentir toute la négativité dont il était gorgé, un instant paralysé par un sentiment contraire, à la fois émue sans pouvoir se l’expliquer et la sensation de devoir rester sans arrêt sur ses gardes. D’un violet sombre, à la fois lumineuse et obscure, cette énergie semblait par moment se rebeller, grimper contre les parois de sa prison, comme tentant de s’échapper. Malgré elle, la combattante derrière la Brume était fascinée. Alors, c’était vrai ? Sur cette planète, il était possible de récolter du kaïru ? Comment cela pouvait-il être possible ? Et quelle étrange couleur ! Elle ne connaissait que le kaïru contenu dans des X-Readers, ou utilisé pur par le biais de la Source. Alors, en voir autant sous ses yeux, stocké à l’intérieur de simples cuves, cela dépassait son entendement.

– C’est sublime, n’est-ce pas ?

Si cela avait été possible, la Brume en aurait sursauté. Au lieu de cela, elle se retourna furieusement, prête à attaquer. La voix était moqueuse. Adriel ne comprit pas pourquoi, jusqu’à ce qu’elle s’aperçoive s’être approchée au point de toucher les barrières de fer. L’énergie l’avait donc tant captivée, pour ne pas s’être rendue compte s’approcher autant ? Au fond, quelle importance.

Nonchalamment adossé à la paroi de la cuve du kaïru obscur, comme si les tentatives d’évasion de l’énergie ne l’incommodait guère, Zane la toisa d’un air condescendant. Un fin sourire étira ses lèvres, tandis qu’il la scrutait avec un désintérêt évident. La Brume prit la forme d’une créature particulièrement hideuse, bien plus grande que l’adolescent, aux cinq pattes massives parfaitement adaptées pour se jeter à sa figure sans qu’il ne puisse esquisser le moindre geste de fuite. Une lueur de curiosité s’alluma dans le regard de l’E-Teens, mais il garda la même expression, croisant même les bras en haussant les épaules.

– Pas mal. Mais ça ne vaut pas un biglesnipe. Sais-tu seulement de quoi il s’agit ? Non, probablement pas. Il y a tellement de références venant de cette satanée planète ! Moi-même, j’ai du mal à toutes les comprendre.

La Brume changea encore de forme, optant pour un corps humanoïde, au visage presque normal, quoique distordu et pourvu d’une mâchoire un poil trop grande, d’où en sortit une voix éraillée, ni masculine, ni féminine.

– Ne fais pas le malin, je sais que tu me crains, sinon tu ne te serais pas enfui. Mensonge et tromperie sont des artifices ne pouvant me duper.

L’adolescent haussa un sourcil, légèrement surpris. Il ne cessa pas de sourire pour autant, et sa voix ne trembla pas quand il reprit la parole.

– Tiens, ça sait parler en fait ? Toujours intéressant à savoir, tu n’es pas qu’un machin franchement très moche et très lâche finalement. En ce cas, je suis enchanté de rencontrer un collègue. Tu me pardonneras de mon manque de jeux de mots, je suis sûr qu’il y en a un ou deux à faire, mais c’est plus la spécialité de Tekris, quand il est de bonne humeur. Enfin, à mon avis, il ne va pas pouvoir plaisanter de sitôt. Tu m’as obligé à assommer mon E-Teens, du coup, je vais devoir te le faire payer.

– Vraiment ? fit la Brume avec un ricanement tenant plus du sifflement.

– Ouais. Lentement et douloureusement si possible. Alors, Teos ? Ou l’autre serpent décrépi ? Ou la dernière, assez mignonne quand elle n’essaie pas de vous trucider à kaïru portant ?

– Chercherais-tu à gagner du temps ?

Zane haussa de nouveau les épaules, se décollant du verre de la cuve. Faisant quelque pas, il s’arrêta moins d’une dizaine de pas devant la Brume, toujours souriant. Mais cette dernière avait remarqué la raideur de ses gestes, la façon dont sa main agrippait son coude, la contraction de sa mâchoire sans nul doute involontaire. Cet alien bluffait, elle en était certaine. Bientôt, il tenterait de négocier sa vie et sa forteresse. Et s’il l’avait amené dans ce qui était manifestement sa réserve d’énergie, le prix de l’échange serait évidemment une part de ce kaïru.

– Nullement. Je suis venu te proposer un échange.

La Brume dévoila des crocs qui n’avaient, par contre, rien d’humain.

Quelle prévisibilité !


µµµ


Le visage brumeux s’étira en un rictus mauvais – probablement un sourire à la base, supposa Zane – s’ouvrant sur des dents à faire tomber en dépression un grand requin blanc. Légèrement inquiétant, mais pas suffisamment pour le faire trembler cependant.

– Tu veux que je te laisse la vie, si tu me donnes le kaïru que tu possèdes ?

Oh, et cette voix ! Un mélange entre une craie sur un tableau noir et une fourchette grippant sur une assiette. À sa souvenance, le E-Teens n’avait jamais entendu son plus désagréable. Sauf la voix de Diara partant dans les aigus peut-être. Et encore.

Revenant au présent, il fit mine d’être effrayé une fraction de seconde (ça, ce n’était pas trop difficile à mimer) avant de se reprendre avec quelques difficultés. De l’extérieur, il était le parfait archétype du gamin se savant désavantagé, tentant de paraître impassible sans totalement y parvenir. Le genre petit arriviste voulant sauver sa peau, mais mort de peur à l’intérieur en somme. Depuis quand n’avait-il pas joué un rôle de la sorte ? Très longtemps, c’était certain. Quoique, pour le trouillomètre, il n’était pas loin du zéro… Un statut si méprisable

– Croyais-tu vraiment que je ne comprendrais pas ta mise en scène ? Tu verrais ta tête !

– Elle serait du plus bel effet dans ton boudoir ? lâcha l’adolescent par réflexe.

Si un stupide nuage pouvait exprimer l’incrédulité, le résultat serait probablement proche de celui sous ses yeux. Et flûte, voilà qu’il allait gâcher tout son travail pour un stupide sarcasme involontaire – pour une fois ! Mimant l’expression de Koz quand il réalisait être allé trop loin, il ajouta un demi pas vers l’arrière, avant de s’avancer à nouveau. Un gamin voulant paraître inébranlable, mais craignant les conséquences d’un mot malheureux. Cela sembla fonctionner, puisque le « sourire » s’élargit encore. Parfait. Il avait l’air d’un parfait idiot, à tous les coups.

Mais non, pas parfait du tout ! C’était Zair qui les avait mis dans cette… situation, ce devrait être elle à sa place, en train de se composer un personnage, alors que le caractère de Zane, explosif, le rendait entièrement contre-indiqué pour cet exercice désagréable ! Et accessoirement potentiellement mortel.

Moins d’une seconde suffit à invalider cet argument mental. La connaissant, elle n’aurait pu s’empêcher de répliquer sur tout, c’était plus fort qu’elle. Empirant la situation au passage, s’il vous plaît ! Peut-être, mais ce n’était pas juste quand même ! Zane provoquait toujours ses adversaires également, alors pourquoi devait-il faire des efforts, hein ?

Parce que toi, il a fallu que tu apprennes à mentir et à dissimuler tes véritables intentions au monde, pour survivre, ou accéder à davantage de pouvoir. Crois-tu que Lokar t’aurais pris sous son aile si tu ne lui avais pas ciré les pompes durant toutes ces années ? La confiance et l’honneur, les sentiments, cela n’a jamais rendu quiconque plus puissant.

Zair, elle, n’avait pas eu à apprendre tout cela. Elle était restée entière dans son caractère, et personne ne pourrait la changer désormais ! N’étant pas chef d’équipe, elle n’avait pas dû se confronter aux responsabilités en découlant. Aussi, c’était normal qu’en compensation, elle se charge des basses besognes avec Tekris au fond ! Elle était une suiveuse, capable de prendre des décisions bien sûr, mais n’était pas faite pour le pouvoir ; autant cela l’ennuierait, autant elle ne saurait pas comment le garder face à la manipulation. Du moins pensait-il ainsi.

Peut-être, mais elle, elle a eu le choix !

Zane grogna, serrant plus fort ses bras. Bon sang, ce n’était pas le moment de penser à des trucs pareils ! Qu’est-ce qui lui prenait tout à coup ? L’effort qu’il devait fournir sans doute. Ce n’était pas du tout le bon moment pour faire une crise de jalousie.

Car ce n’est que ça, de la jalousie !

– Tu me sembles bien dissipé, ricana la créature de brume.

Une intervention bienvenue, qui le ramena au présent. Première étape, se débarrasser de ce machin. La suite, il verrait pour passer ses nerfs sur les Imperiaz.

– Pas du tout, hum, c’est bien ça. Vous paraissez plus qu’intéressés par cette formidable, et surtout puissante énergie. Il ne tient qu’à vous d’en recevoir la moitié. Partez de ma forteresse, oubliez nous avoir déjà rencontrés, et je ne chercherais pas à vous faire payer. Donnant-donnant.

– Seulement la moitié ? Ce n’est pas très équitable.

– C’est ça ou rien, répliqua Zane d’un ton ferme.

Voilà qu’il était obligé de négocier maintenant ! Vraiment, il aura tout vu !

Le visage distordu de la créature fit quelque chose ressemblant à une moue irritée. S’avançant un peu plus des tubes contenant le kaïru, elle en restait néanmoins à une distance respectueuse. Ainsi donc, l’énergie l’intéressait au moins un minimum, sinon les « négociations » auraient déjà tourné court, songea Zane.

Ce qui ne tarda pas à arriver.

– En fait, siffla l’odieuse brume, je crois que je vais tout garder pour moi, et vous avec.

Aussitôt ces paroles prononcées, la chose se mit à luire d’une aura gris sombre. Les jambes de l’humanoïde s’épaissirent, puis s’étirèrent, bientôt suivies de ses bras dont les doigts s’allongèrent démesurément. S’opacifiant, elle prit une consistance presque solide, le visage disparaissant pour faire place à une gueule d’arsank. Zane frissonna malgré lui à la vue de la lueur de plaisir malsain dans ces yeux voilés ; tout compte fait, ça lui allait très bien les crocs démesurés précédents !

Le bon côté de la chose, c’était qu’il n’avait pas trop besoin de faire semblant de crever de peur.

– Jamais tu n’aurais dû m’amener dans un si petit espace, ricana son adversaire, son crâne frôlant désormais le haut de la voûte. Tu n’as nulle part où t’enfuir.

Effectivement, l’adolescent commençait à douter de l’intelligence de son plan. Mais il n’avait plus vraiment le choix à vrai dire…

Sautant de côté, il sentit les mâchoires de la chose claquer l’air, là où se trouvait sa tête une seconde plus tôt. Perdant un peu de sa concentration, les tubes contenant le kaïru vacillèrent, avant de se stabiliser de nouveau.

Il ne manquerait plus que je fasse tout rater tout seul !

Un roulé-boulé le mettant hors de portée du machin géant, il se redressa dans le même mouvement, se faufilant derrière la cuve de kaïru obscur. S’il ne parvenait pas à le faire bouger, il ne donnait pas cher de sa peau.

Pourvu que Zair attende bien mon signal ! Et surtout, qu’elle ne décide pas d’intervenir elle-même.

Un mouvement dans son champ de vision attira son attention. Quatre doigts démesurés s’étaient frayés un chemin jusqu’à son abri provisoire, un peu trop tendus vers ses yeux à son goût. Sautant sur ses jambes, il se propulsa quelques mètres plus loin. Mais son corps, encore trop tendu, le trahit au moment de se réceptionner. Refusant de se plier, ses jambes s’emmêlèrent l’une avec l’autre, le faisant s’écraser lamentablement sur le côté. Grimaçant de douleur, il dut pousser sur ses bras pour ne pas se faire écraser par le pied difforme se dirigeant droit sur lui. S’agrippant à la paroi rocheuse, il parvint à se redresser, les muscles de plus en plus contractés.

Non mais elle va bouger ses fesses brumeuses, la mocheté ?!

L’énervement faisant vaciller sa concentration, ce fut cette fois la barrière de fer qui parut un instant s’effacer, avant de revenir telle quelle. Ce n’était pas bon, il était fatigué, agacé, et pire, outré. Utiliser aussi longtemps son kaïru intérieur n’était pas du tout dans ses habitudes, lui qui avait toujours préféré explorer l’aspect physique de cet énergie. Le côté spirituel, méditation et bla et bla, c’était beaucoup moins naturel pour lui. Et pour la première fois de sa vie, il en aurait presque éprouvé du regret.

Si je m’en sors vivant, je m’y pencherai un peu plus sérieusement !

Optant pour une autre tactique, la créature se changea de nouveau en brume, se précipitant sur l’adolescent, l’atmosphère l’accompagnant se chargeant de lourdeur. Lui qui voulait qu’elle se remue, il était servi ! Retrouvant juste assez de force, il se mit à trottiner, suivant scrupuleusement les contours des barrières. Il s’agissait de ne pas faire d’erreur maintenant. Il arriva à la fin de la promenade, posant les mains frénétiquement sur la pierre, comme s’il était pris au piège. Faisant volte-face, il se retrouva face à la brume, jambes écartées, poings serrés devant la poitrine. Une position d’attaque souvent utilisée par les humains, mais dont ses pieds mal placés déséquilibraient son centre de gravité personnel, son corps étant plus léger que celui des habitants de cette planète. Une attaque frontale ne manquerait pas de l’envoyer à terre.

Son adversaire devait le savoir, puisqu’elle changea encore une fois de forme, optant pour une mélange entre un personnage trapu et un quadrupède bovin. Mais toujours avec des crocs dignes d’un Dracula mutant.

– Tu veux y aller en force, hein ? Très bien, mais ce sera ta dernière erreur.

Sans plus attendre, « l’animal » lui fonça une nouvelle fois droit dessus. Coincé entre le fer glacé et les murs, Zane n’avait en apparence aucun moyen de fuite.

Plus que quelques mètres avant l’impact. Puis à peine cinq, trois, deux… Zane pouvait presque entendre le compte à rebours tambouriner furieusement contre sa boîte crânienne. Et l’animal se rapprochait de lui à une vitesse vertigineuse.

Au dernier moment, le E-Teens colla ses pieds l’un à l’autre, s’accroupissant. Se détendant tel un ressort, bras croisés contre la poitrine, il bondit au-dessus de la créature, évitant de justesse une collision douloureuse. Agacé de sa maladresse, il ne put atterrir aussi dignement que prévu, mais au moins eut-il le temps de voir l’air médusé de son adversaire.

Emporté par son élan, ce dernier ne pouvait pas s’arrêter. Impuissante, la brume vit l’environnement se dissoudre rapidement, révélant une salle de base bien plus grande. Le centre de la pièce était creux, les barrières rouges délimitant en réalité une promenade, donnant sur un étage inférieur en contrebas. Et juste sous son corps immatériel, la véritable cuve de kaïru obscur patientait impitoyablement, l’énergie se jetant toujours aussi furieusement sur les parois.

– Maintenant, Zair ! cria le chef des Radikors.

Jaillissant d’un renfoncement obscur, invisible grâce à l’illusion générée préalablement par Zane, la jeune femme appuya sa main contre un petit rectangle de métal encastré dans le mur. Reconnaissant son utilisatrice, l’écran brilla un bref instant pour donner son assentiment.

Le sommet de la cuve emplie de kaïru obscur s’ouvrit lentement.

Dès qu’elle comprit l’atroce sort lui étant réservé, la créature se retransforma immédiatement en brume. Pas suffisamment rapide pour éviter le premier assaut de l’énergie. Celle-ci se collant à sa proie, elle tenta d’absorber sa force, de chasser la vie de ce «corps», sous les yeux à la fois fascinés et troublés des Radikors.

Elle ne dut son salut qu’à sa vélocité, parvenant miraculeusement à s’extirper de l’étreinte mortel de ce kaïru, s’engouffrant dans l’étroit passage conduisant à la salle, pour disparaître loin de la forteresse.

Zair n’eut pas besoin d’ordre pour presser de nouveau sa main sur le métal, refermant la cuve, empêchant l’énergie de se répandre partout.

– C’était assez flippant, commenta-t-elle. Ton plan a peut-être marché, mais si tu n’y vois pas d’inconvénients, ce serait bien de ne pas laisser le kaïru obscur se balader partout sans surveillance.

– Pas faux. Tant de puissance concentrée en si peu de choses… Fascinant. Mais terriblement dérangeant.

– Tu aurais dû me laisser lui faire face. C’était moi qu’elle voulait. Avec ta… faiblesse momentanée, ça aurait pu mal finir. J’aurais presque cru que tu allais y rester.

– Mais ça n’a pas été le cas, non ? Alors l’affaire est close. De toute façon, les réflexions que tu ne peux pas t’empêcher de lancer l’auraient énervée plus encore. Tu es incapable de jouer un rôle. Moi, je le peux. Et je n’avais pas envie de prendre le risque de te voir t’écrouler en plein débat.

– Je ne suis plus fatiguée Zane, ça va beaucoup mieux !

– Pour l’instant, la coupa-t-il avant sa prochaine argumentation. C’est un peu comme l’hypothermie : quand tu n’as plus froid, c’est la phase critique. Là, tu es toujours épuisée, mais tu le ressens moins. Et c’est ce qui est dangereux, car tu es tentée d’utiliser encore une fois ton pouvoir. Ce qui risquerait de te tuer. Dans peu de temps, tu auras une nausée à tout casser, et sera incapable d’aligner deux pensées cohérentes. Ce sont les effets normaux d’une trop grande utilisation d’énergie kaïru. Il faut que tu dormes, te reposer t’aidera à retrouver de la force.

– Comment sais-tu ça, toi ?

– Hum, c’est compliqué, éluda l’adolescent. Le plus important, continua-t-il en l’aidant à se relever et à marcher, c’est de savoir lequel des trois psychopathes aliens est à l’origine de cette attaque discourtoise.

– Voilà que tu parles comme un noble, gloussa Zair, le suivant pour sortir de la pièce.

– Je suis sérieux.

– Adriel.

– Quoi ?

– C’est elle, la brume. Juste avant l’attaque, elle m’a parlé. Dans un rêve, précisa-t-elle.

– De mieux en mieux… A-t-elle dit d’autres choses utiles ?

– Que quoi qu’il se passe, nous étions condamnés. Charmant épitaphe, non ?

– Vraiment adorable. Autre chose ?

Zane sentit l’adolescente se tendre contre lui. Avant même d’ouvrir la bouche, il sut qu’elle mentirait.

– Non.

– Zair…

– J’ai dit non !

– Non mais ça va pas bien ? Calme-toi !

– Tu n’as qu’à respecter un peu plus mes décisions. T’es pas tout seul dans cette galère, que ça te plaise ou non.

– Tu veux vraiment te disputer, maintenant ?

Zair ne répondit rien, ignorant grossièrement sa question, qui de toute façon était rhétorique.

– Il va falloir s’occuper de Tekris, fit-elle à la place.

S’il n’insista pas, ni ne rajouta quoi que ce soit, le visage arboré par Zane en disait long sur ce qu’il pensait. Elle refusait d’être celle sur qui il passerait ses nerfs et sa frustration. Pas cette fois.

– Ne t’inquiète pas pour ça. Toi, tu te reposes, moi, je me charge des détails de ce genre.


µµµ


Flottant dans un entre-deux guère agréable, et pourtant si prenant qu’il ne se sentait plus la force de résister, Tekris se laissa dériver un long moment, pas même conscient de ce qui se déroulait tout autour de lui. Puis vint la déchirure, comme si quelqu’un venait de frapper son enveloppe corporelle, violant ses pensées les plus intimes pour les disséquer sous ses yeux. Luttant violemment contre les parois de cette prison qu’il ne visualisait guère, le colosse ne s’en retrouva que plus étroitement imbriqué en ses filets.

Pourtant, sans parvenir à se rappeler pourquoi, il savait que revenir à la conscience relevait du vital. Frissonnant, redoublant d’efforts contre la masse le maintenant enfermé, il ne sut un instant douloureux s’il rêvait ou continuait de subir.

S’extirper du brouillard cotonneux dans lequel il baignait fut l’effort le plus épuisant qu’il eut jamais à fournir. Un peu comme s’il s’était tapé la gueule de bois du siècle, tout en ayant parfaitement conscience de plonger dans un coma éthylique qu’il ressentait à travers l’entièreté de ses os. S’éveillant lentement, il laissa échapper un petit gémissement. Une douleur sourde pulsait sur le côté de son crâne, de manière constante. Enfin, il parvint à ouvrir les yeux, pour remarquer trois choses. La première, beaucoup de temps devait s’être écoulé depuis sa rencontre avec le monstre dans la salle de bain, puisque la nuit tombait dehors. La deuxième, ce fut qu’il se trouvait installé dans sa chambre, mais à plusieurs pas de son lit.. D’accord, sa tête, s’il ne se trompait pas, avait été solidement bandée. Mais il était tout aussi soigneusement attaché au radiateur d’appoint de sa chambre, un véritable dinosaure des temps anciens, à même le sol. La troisième, il réalisa que le cauchemar dans lequel il se mettait à attaquer l’adolescente sans raison, et sans pouvoir maîtriser son corps, ne devait pas en être un, au vu des prunelles menaçantes braquées sur lui.

L’image fut un peu floue au début, mais au bout de quelques clignements de paupières, il finit par distinguer clairement son chef d’équipe. Assis sur une chaise, juste en face de lui.

Un marteau à la main. Et définitivement en colère contre lui.

Génial. Tout simplement génial. Tekris avait officiellement gagné le titre de victime d’ondes du chaos.

Déglutissant péniblement, il tenta un petit sourire d’apaisement.

– Bon, pour cette fois, on va dire que je l’ai mérité…

Zane se contenta de tapoter la tête du marteau dans la paume de son autre main.

– Zair se repose dans sa propre chambre, déclara sentencieusement l’adolescent (et cela sonnait davantage comme le fait de souligner qu’ils étaient absolument seuls dans la pièce) Elle m’a fait promettre, j’ignore encore comment, de ne pas te brutaliser si tu n’es pas agressif. Ça ne te dirait pas d’essayer de m’attaquer un peu ? Cela me ferait on ne peut plus plaisir.

Devant le ton bas et plein de sous-entendus, Tekris jugea plus sage de ne rien ajouter, se rapetissant involontairement. Il aurait bien voulu nier, prétendre ne pas comprendre son attitude. Mais ç’aurait été mensonge.

En réalité, il se souvenait de tout, de chacun de ses gestes brutaux, de ses menaces envers Zair, même de ce qu’il avait dit dans cet état de semi-inconscience. Comme s’il se regardait au travers d’un miroir déformant, troublé et ouaté. Mais il savait ce qu’il avait fait.

Et le regrettait amèrement. Surtout vis-à-vis de sa coéquipière.

Un long soupir désabusé lui échappa.

Il ne pouvait pas revenir à l’époque où il cherchait « simplement » du kaïru, sans risque de mort immédiat ? Seconder un chef prêt à asservir le monde n’était plus si amusant, finalement… 


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