L'Arche du Péché

Chapitre 13 : Le chemin des glaces

11562 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 02/05/2021 20:46

Le chemin des glaces


La bise véloce se fendit devant les battements furieux produits par les immenses ailes de l’arsank. L’animal déploya toute son envergure, suivant le tracé d’un cercle imaginaire, s’éloignant graduellement de son centre. Après un long moment, durant lequel le vol consciencieux continua sur le même schéma, les membranes, recouvertes d’écailles aussi larges qu’une paume de main, se replièrent contre son flanc, laissant son poids l’amener à une descente fulgurante. Alors que le sol ne se trouvait plus qu’à quelques pas, l’arsank se redressa, une puissante poussée de ses pattes musculeuses le propulsant de nouveau dans les cieux. Se plaçant un peu plus à l’ouest, il recommença son manège, jusqu’à sa chute maîtrisée, pour continuer encore un peu plus loin. Au bout d’une dizaine de manœuvres, sa cavalière, la brune Adriel, pinça avec une douceur infinie la peau à la base du cou, légèrement décalée vers la droite. Aussitôt, Evdam cessa de tourner, se figeant là où il était, se contentant de battre l’air afin de maintenir sa position. Suite à cette obéissance immédiate, Adriel gratta tout doucement le même endroit, attirant un grondement de gorge satisfait de la part de son compagnon bestial. Autant la chair, très tendre, servait de fil conducteur afin de diriger sans rênes l’arsank, autant la jeune femme n’oubliait jamais de récompenser l’épiderme temporairement maltraité par de sincères cajoleries.

Un soupir empli d’agacement contenu l’arracha à ses caresses. Derrière son corps penché, elle sentit Teos s’agiter, se tordant pour scruter avec attention les plaines étalée à perte de vue. Cela faisait un moment déjà qu’ils avaient quitté les contreforts montagneux, se retrouvant au-dessus d’une terre enneigée rase, sur laquelle de rares touffes jeunes perçaient avec effort l’épaisse couche supérieure. Par moment, une colonne de fumée jaillissait au passage de l’arsank, et Adriel avait perçu son souffle humide réchauffer brièvement sa peau pourtant épaisse, au point que quelques gouttes de sueur s’étaient écrasées sur le dos de sa monture. Evdam n’eut qu’à pivoter légèrement, et déjà le vent hurlant reprenait ses droits, coulant sans discontinuer de forts frissons le long de sa colonne vertébrale. Se fichant totalement des tourbillons incessants, comme de la visibilité de plus en plus mauvaise, Teos avait exigé de continuer les recherches.

Mais à présent, seuls se trouvaient discernables le sol immédiatement sous le trio, et les masses les plus imposantes garnissant les plaines islandaises. Le Seigneur Héritier dut s’en apercevoir, car il n’ordonna guère la reprise immédiate du vol d’Evdam. Adriel se targuait de le connaître suffisamment pour savoir que malgré cela, il n’avouera jamais à haute voix son incapacité à retrouver les fuyards.

Aussi prit-elle la parole, d’une voix forte à cause des sifflements :

– Teos, nous ne pouvons voir à plus de dix pas. Il n’est pas raisonnable de continuer.

– Je me fiche que ce soit raisonnable ou insensé ! Ce misérable a osé commettre un affront impardonnable envers ma personne, avec l’appui illicite d’un homme plus méprisable encore !

Adriel n’eut besoin de demander quels étaient les responsables de son ire. L’orgueil fraîchement blessé du noir ne supporterait pas de devoir en parler plus que nécessaire.

– Je le sais tout autant que toi, et il n’est guère question de laisser cette ignominie impunie. Seulement, garde à l’esprit que tout d’abord, notre mission première n’est pas de les retrouver eux. Ensuite, souviens-toi de l’accord ayant été passé. Tu ne peux occire de tes propres mains (elle faillit prononcer le nom de Zane, mais se ravisa au dernier moment) ce gamin stupide.

– Pas encore, grogna Teos. Mais l’homme l’accompagnant aurait pu être un lot de consolation.

– Il me semble, intervint Saïn, avoir ouï que notre allié le désire vivant. Sans préciser quelconque nuance. Il y a de nombreux moyens de garder une personne en vie tout en la punissant.

La brune retint un sifflement agacé, sans pouvoir s’empêcher de rouler les yeux.

– Dis-moi, tu n’es pas encore une Élitiste Royale, à ma connaissance. Aussi, cette conversation ne te concerne guère, Saïn.

La vipère parut sur le point de répliquer vertement – quel outrage aurait-elle commis ! – ; seulement, elle opta pour un petit signe de déférence, dans le but d’apaiser sa supérieure. Mais ses dents restèrent serrées.

Teos lança un regard plein de sous-entendus désapprobateurs à l’égard d’Adriel, contrarié de sa réaction. Cependant, il ne put qu’approuver sa réflexion intérieurement. Encore d’un rang inférieur à ses deux compagnons, Saïn, toute prometteuse qu’elle fut, ne pouvait encore se mêler des discussions propres aux deux promis. Néanmoins, il choisit d’avertir tout de même Adriel sur son comportement.

– À ce propos, Père a presque totalement réglé les affaires prenant tout son temps libre. Aussi ta nomination officielle ne devrait plus tarder.

Message reçu. Se décrispant imperceptiblement, Adriel hocha la tête, marquant ainsi sa compréhension de l’avertissement implicite. Revenant au sujet premier, elle insista, drapée dans son calme habituel.

– L’autan devient de plus en plus violent, fatiguant Evdam plus vite qu’à l’accoutumée. Sans parler de cette neige (le mot roula sur sa langue, prononcé comme pour parler d’une découverte exotique et fascinante) alourdissant mon brave arsank. Nous ne pouvons nous acharner inutilement.

– Après tout, peut-être as-tu raison, capitula Teos.

Au vu de son ton, une oreille extérieure aurait pu croire que l’idée venait de lui.

– D’un autre côté, nos cibles seront elles aussi forcées de se trouver un abri, reprit-il. Ils doivent se trouver cachés quelque part, sans pouvoir progresser, et sitôt la visibilité retrouvée, nous nous remettrons en route dans la minute. Et nous leur apprendrons le respect du Trône.

Les deux adolescentes l’approuvèrent pleinement, Adriel observant du coin de l’œil son arsank, ayant déjà perdu de l’altitude en luttant contre les frimas.

– Je me demande, murmura-t-elle pensivement, les deux moments où nous nous sommes confrontés à l’un ou l’autre Radikors, à chaque fois une tempête s’est levée.

Elle secoua vigoureusement la tête, rougissant de se consacrer à de telles futilités. L’essentiel était de retrouver Zane et l’autre inconnu, afin de les empêcher de se soustraire à un châtiment juste. Cette pensée lui rappela le but premier de leur visite en ces lieux, et elle s’empressa de ramener le sujet à leur mémoire.

– N’oublions pas la brusque fluctuation d’énergie. Nous devons trouver qui en est à l’origine, et l’amener pieds et poings liés au Dôme.

– Il est vrai, fit Saïn, mais comment pister sa trace à présent ?

– Pourquoi ne pas poser la question à notre cher Radikors ? ricana Teos. Après tout, suite à cette variation, il est apparut soudainement, pour nous attaquer avec précision.

– Penserais-tu à une embuscade ? s’étonna Saïn.

– Pas forcément. Mais pour apparaître et disparaître de la sorte, il a probablement un lieu de repli, une sorte d’endroit où se cacher, et lui permettant de fuir à sa guise.

– Cela se tient.

– Retournons dans les montagnes, se protéger de la tempête, et si le temps se trouve plus clément chercher notre manipulateur inconnu de kaïru de Thiers. Ensuite, nous nous chargerons des deux autres.

Adriel sourit malgré elle. Enfin revenu à un raisonnement objectif, Teos n’en serait que plus efficace, menant à une traque raisonnée et efficace. Et cela l’enchantait.

Elle toqua d’un coup sec, mais sans brutalité, à gauche de l’échine d’Evdam cette fois. L’animal s’ébroua un bref instant, se débarrassant de toute la couche s’étant formé à certains endroits de son corps, puis s’élança en avant, sa lourde queue se balançant dans son dos. Vers les hautes passes transperçant l’horizon.


µµµ


Quelques lourdes secondes s’écoulèrent, avant que l’imposante masse de l’arsank ne disparaisse dans le tourbillon de flocon ballottés par la bise. Un peu plus de temps encore, puis deux silhouettes sortirent prudemment des ombres dans lesquelles elles s’étaient tapies précédemment.

S’efforçant de produire le moindre son possible par leur respiration, les combattants n’osèrent se décoller complètement de la paroi glacée tout de suite. Enfin, dès qu’il réussit à retrouver son assurance crâne habituelle, Zane ne put se retenir et interpella farouchement son vis-à-vis.

– Tout ça, c’est ta faute !

– Pardon ?! s’offusqua Ekayon. J’en ai entendu des bêtises, mais de ce genre-là, c’est la première fois ! Et pourquoi donc, je te prie ?

– Si tu ne m’avais pas bêtement suivi, au lieu de jouer les renifleurs staxiens, les trois psychopathes ne m’auraient jamais repérés (le E-Teens avait parfaitement conscience qu’il s’agissait d’une déformation légèrement plus à son avantage des faits, mais Ekayon n’avait pas à le savoir, n’est-ce pas ?), et je ne serais pas en train de me les geler dans une grotte, avec un insupportable monastèrien sur les bras !

– Staxiens ? C’est un néologisme ? Intéressant.

– Hum… Voilà tout ce que tu as retenu ?!

– Ah, désolé, mais les stupidités, ça a tendance à me rentrer par une oreille, et à en sortir par une autre.

– Qu… ?! On va voir si tu auras encore envie de plaisanter une fois que je t’aurais humilié par une écrasante défaite, dès que nous serons sortis de ce pétrin dans lequel tu nous a mis !

– Vraiment ? J’ai pourtant l’impression que tu les connais bien mieux que toi, ces extraterrestres.

Zane dut mobiliser toute sa volonté pour ne pas triturer ses doigts, un réflexe nerveux, valant le tic de Zair de se gratter l’avant-bras. Au lieu de cela, afin de s’assurer l’absence de gestes parasites, il croisa les mains devant lui, prenant le solitaire de haut, d’un petit ton qu’il voulut particulièrement agaçant.

– N’importe quoi. Cela te vient naturellement, ou fais-tu exprès d’être idiot ?

– Et toi, c’est une qualité naturelle d’être insupportable, ou ça t’amuse singulièrement ?

Une esquisse de sourire vint relever le coin des lèvres de l’adolescent, bien involontaire.

– Un peu des deux, j’ai pour principe de toujours faire chier mes ennemis jusqu’au bout, y compris en restant en vie le plus longtemps possible.

– Bah ça a réussi, le charbon sur pattes rêve de se parer d’un collier constitué de tes entrailles.

– Merci.

– Ce n’est pas un compliment, tu sais ?

– Merci quand même.

S’arrêtant en pleine action (présentement scruter avec attention la purée de pois, au cas où le chose avec des ailes aurait la très mauvaise idée de pointer son nez), Ekayon le scruta avec un intérêt qui, pour un autre que Zane, serait très malaisant. Un peu celui d’un zoologiste devant une espèce rare et nouvelle, cherchant s’il la classerait dans la catégorie nuisible ou digne d’approfondissement.

– Tu veux ma photo ?

– Au lieu de râler, soupira le châtain en passant la main sur ses cheveux ras, dis-moi plutôt quelque chose d’utile, comme par exemple, pourquoi m’avoir aidé à échapper aux extraterrestres ?

– Sauvé serait un mot plus adapté.

– Si tu veux, fit-il, refusant de s’enfoncer dans une discussion stérile. Alors ?

Le vert haussa brièvement les épaules, avant que son sourire se crispe et qu’il se force visiblement à les garder aussi basses et décontractées que possible. S’il y parvenait pour le premier effet, le second était bien moins réussi. Un réflexe dérangeant, supposa Ekayon, et si Zane désirait temps le cacher, il devait traduire un état mental qu’il désirait conserver secret. De la peur ? Une gêne ? Du stress ? Autant de choix plausibles à son avis, le E-Teens détesterait que l’un ou l’autre se retrouvent visible par son corps.

– J’ai beau te mépriser d’aussi loin que je m’en souvienne, je hais ces trois saletés encore plus puissamment. Quitte à subir la loi de Murphy, autant s’amuser un peu de temps en temps.

– Donc, tu connais effectivement nos assaillants.

Le maigre sourire disparut brutalement, remplacé par un éclat meurtrier dans les yeux sombres de l’adolescent. Et s’il n’en laissa rien paraître, Ekayon se trouvait heureux de leur impossibilité de se battre, là tout de suite. Zane garda le silence, le toisant de toute sa hauteur, défiant muettement l’impudent d’oser ajouter ne serait-ce qu’un seul mot. Outre le fait qu’il venait de se faire piéger aussi bêtement qu’un enfant de trois ans, le vert abhorrait son absence totale de réaction indignée face à ses piques – pas vraiment subtiles. Mais ça, il ne l’aurait admis pour rien au monde.

– Je suppose que si je te demande comment tu connais nos, combien sont-ils d’ailleurs ? Au moins deux, mais… Bref, les chevaucheurs d’horribles bêtes ailées franchement pas commodes ?

– Tu envieras le sort que me réserve Teos.

– Teos ? Le tout noir, c’est bien ça.

Zane sursauta involontairement, avant de se traiter mentalement de tous les noms d’oiseaux connus dans sa encore assez courte vie pour sa bêtise. Avant de réaliser. Pour la première fois depuis bien longtemps, il admettait (seulement intérieurement, mais tout de même, ce n’était pas habituel) avoir fait une erreur. Sans en rejeter la faute sur qui que ce soit d’autre.

Une goutte de sueur coula le long de sa colonne vertébrale. Redevenait-t-il faible dans ses sentiments, incapable de se montrer inflexible ? De nouveau, un remous s’agita à la lisière de sa conscience, accompagné d’une pression indicible sur ses barrières mentales.

D’un geste rageur, qui attira une moue d’incompréhension venant d’Ekayon, il chassa toute pensée parasite, ou au minimum dangereuse. Ce n’était pas le moment de perdre le contrôle de lui-même. À dire vrai, ce n’était d’ailleurs jamais le moment !

Je me suis promis de ne plus faire de mal à Zair. Si je ne me contrôle pas, qui sait ce qui se passera ?

– Bien, le noir s’appelle Teos, reprit le solitaire, forçant Zane à revenir au présent. Et ensuite, combien en reste-t-il, et quels sont leurs noms ?

Le voyant se murer dans un mutisme boudeur, Ekayon ne put retenir un soupir d’agacement contenu.

– Mais bon sang, nous sommes dans le même pétrin tous les deux, et le seul moyen de nous en sortir est de faire équipe. Momentanément, crut-il bon de préciser rapidement, deux prunelles onyx le transperçant de suite de leur éclat furieux.

Une seconde, il crut distinguer un éclat écarlate, mais cela fut si furtif qu’il n’y prêta pas grande attention. Bien qu’il réserva ce phénomène dans un coin de sa tête.

De même , il se prépara à devoir perdre de longues minutes en argumentation et contre-argumentation, tentant de ramener avec peine Zane à la raison. Car, si l’idée ne l’enchantait pas, le solitaire ne plaisantait guère. Peut-être n’avait-il qu’entrevu les capacités réelles de ces nouveaux combattants, néanmoins cela l’interpellait suffisamment pour le persuader de l’intérêt d’une entraide, le temps de leur échapper. Mais pour se battre de manière optimale, il avait besoin d’en savoir un minimum sur la véritable menace qu’ils représentaient.

Et plus son esprit analysait la situation, moins il croyait à l’implication des Hiverax dans cette histoire. Y compris durant la mission effectuée par les Stax sur la falaise, aussi persuadés puissent se montrer ses amis. La seule présence de cette créature ailée les guettant au-dehors était en soi une preuve suffisante, ressemblant énormément à l’esquisse du chef des Stax. S’il était possible de récolter de précieux renseignements à ce propos, et mieux encore, sur cette mystérieuse équipe alien, l’attaque subit précédemment n’était qu’un faible prix à payer. Encore aurait-il à en convaincre Ky. Autant ne doutait-il pas de parvenir à rallier Maya et Boomer à son hypothèse, autant le brun gardait une certaine méfiance vis-à-vis du solitaire. Réticence datant de leur rencontre, deux ans environ auparavant. Quant à savoir d’où elle venait, voilà un mystère qu’il n’avait guère résolu.

Par contre, il le connaissait suffisamment pour savoir que si une idée s’implantait gaiement dans sa satanée caboche, la retirer pour en placer une nouvelle à la place serait ardu.

– Deux.

Le grognement, parfaitement inattendu, manqua de le faire sursauter fort peu glorieusement.

– Désolé, mais deux quoi ?

– Deux autres combattantes, andouille ! L’une s’appelle Adriel, c’est la brune, tu verras (Zane ne remarqua pas la petite grimace d’Ekayon à cette remarque). La seconde s’appelle Saïn, elle ressemble vaguement à une vipère, avec une peau plus grise que vous, les humains.

Le chef des Radikor paraissait suffisamment maussade pour ne rien rajouter. Aussi, Ekayon se contenta d’un hochement de tête, signe qu’il intégrait ces nouvelles informations.

– C’est noté. Et leurs pouvoirs ?

– Tu veux leur CV aussi ? J’en sais rien Ekayon ! Enfin, pas beaucoup plus ! Excepté que je suis prêt à parier la paie que je n’ai pas qu’ils ont déjà tué par le passé !

– Pour quelle raison en es-tu si sûr ?

– Demandes-tu pourquoi les humains se lancent sans arrêt au sein d’incessantes guerres ? Te demandes-tu pourquoi te trouves-tu mal à l’aise en présence de telle personne, et pas d’une autre ? C’est comme ça, ça se sent, rétorqua Zane, soudainement nerveux.

Le solitaire n’ajouta rien, remarquant la façon qu’avaient ses mains entrelacées de se serrer à se briser les os, comme luttant voracement afin de se défaire de cette étreinte forcée. Plus pâles qu’à l’accoutumée, les traits de Zane étaient graves, son regard plongé dans un vide qu’il était le seul à voir et à connaître. Il déglutit difficilement plusieurs fois, s’efforçant de produire le minimum de bruit possible, avant de fermer brièvement les yeux en portant une main à sa tempe, la massant distraitement.

– Bon, ce n’est pas la peine de nous épuiser en passant nos nerfs l’un sur l’autre, concéda le solitaire. Notre priorité est de trouver une solution afin de sortir de cet endroit, pour que nous puissions rejoindre ton équipe et les Stax. Un miracle nous a permit de rejoindre la grotte. Un deuxième ne peut pas nous être refusé, non ? Dommage que je n’y crois pas. J’ignore si sur ta planète, vous priez un ou plusieurs dieux, mais ce serait le moment de demander un peu d’aide ?

– Comme un mendiant, dépendant du bon vouloir de soi-disant entités divines n’ayant jamais levé le petit doigt pour adoucir mon existence ? Je ne suis pas plus croyant que toi, pire, tu viens de m’insulter !

– Oh, doucement, c’était juste une boutade ! Si j’avais su le sujet si sensible, je me serais tu.

– Eh bien, ce n’est pas drôle ! La prochaine fois, réfléchis avant de parler !

– Tes dieux doivent être sacrément mauvais pour que tu leur en veuilles à ce point. À moins que ton peuple ne soit monothéiste.

– Ni l’un ni l’autre. C’est… assez spécial en vérité (un instant, Zane manqua repartir dans ses réflexions internes, mais il se retint de justesse et se concentra à nouveau sur le solitaire). Mais là n’est pas le sujet. Te souviens-tu que je t’avais dit avoir un plan ?

– Oui, l’inverse serait dommage, j’ai compté là-dessus tout le temps du trajet pour venir ici. À présent que le danger est temporairement écarté, aurais-tu l’amabilité de m’informer sur sa teneur ?

Le E-Teens ignora grossièrement le ton volontairement obséquieux et moqueur du jeune homme. Réajustant harmonieusement les pans de sa cape, dont l’épaisseur le protégeait en partie des températures largement négatives, il s’éloigna hautainement de la paroi contre laquelle il se trouvait adossée. D’un bref signe destiné à Ekayon, il lui fit comprendre de le suivre, sans prendre la peine de vérifier sa présence. Légèrement contrarié par la supériorité majestueuse affectée par l’adolescent, l’intéressé n’eut cependant d’autres choix que de le suivre en ruminant sur ses bonnes manières ayant apparemment fichu le camp depuis belle lurette.

Évidemment, n’arrangeant guère leurs affaires, Zane se dirigeait obstinément vers l’amas de décombres entassé au fond de la grotte. Ils marquèrent un temps d’arrêt devant l’obstacle pas vraiment naturel, déterminant le meilleur moyen de passer outre cette barrière de glace et de calcaire, dont la masse silencieuse obombrait toute la zone envahie par ses bras brisés.

– Ça ne sera pas une mince affaire, commenta Ekayon.

– Tu remercieras Ky de ce désastre, rétorqua l’adolescent.

– Okay, donc, nous devons atteindre le fond de la grotte je suppose, et ensuite quoi ? Nous appelons les taupes-blaireaux géantes à la rescousse ?

– Plus tard, éluda l’autre. Pour l’instant, nous devons…

– Non.

La voix du solitaire n’admettait pas de contestation, et pour une fois, Zane lui-même ne put que se taire.

– Je refuse de continuer à te suivre, qui plus est pour s’aventurer dans une forêt menaçant de s’effondrer sur nos têtes au moindre courant d’air. Du moins, sans avoir une bonne raison.

Le chef des Radikor lui jeta un regard en coin, trop préoccupé par cette porte de sortie aussi providentielle que mortelle, si jamais ils effectuaient un faux pas, pour lui arracher les yeux comme il rêvait de le faire. Une petite heure s’était écoulée depuis l’abandon des poursuites par Teos, Saïn et Adriel. Ce pouvait être peu, ou considérable, selon l’angle avec lequel il examinait la chose. À ses yeux, se perdre en explications aurait été tout bonnement ridicule, et sa déduction première fut de l’envoyer promener. S’il ne voulait pas prendre de risque, eh bien, il n’avait qu’à rester planté là, et il verrait bien si sa prudence l’aiderait à sortir de ce traquenard !

Son regard se posa enfin directement sur Ekayon. Bras croisés, attendant clairement une réponse, il n’avait pas l’intention de laisser son compagnon d’infortune risquer sa vie pour ce qu’il considérait comme des broutilles. Et ne se gênait pas pour le faire sous-entendre.

Il poussa un soupir, mi-résigné, mi-agacé.

– Si tu insistes. Derrière cette barrière létale à l’aventurier imprudent (Ekayon dut comprendre que cette pompeuse introduction cachait une moquerie spécialement destinée à sa personne, car il roula fort peu discrètement les yeux) se cache une adorable murette qui, au contraire du reste, est creuse.

Tout sur le visage de l’orateur indiquait qu’il était profondément ennuyé de révéler un tel secret à l’un de ses pires ennemis. Le pire, était qu’Ekayon ne pouvait pas réellement lui en vouloir.

– Et derrière ce pan de roche, se trouve un passage menant au cœur des glaces, par un réseau complexe de ramifications souterraines. L’homme se tenant devant toi sait quel chemin emprunter, afin de s’éloigner le plus vite possible des fous nous poursuivant, en toute discrétion.

– Un chemin de glace ? résuma le solitaire, incrédule. C’est possible ça ?

– Eh bien, soit oui, et il vaut mieux, car c’est notre porte de sortie, soit j’invente tout pour te persuader de venir, et dans ce cas tu t’en rendra compte bien assez tôt.

Sur ces rassurantes paroles, Zane se détourna, prenant soin de détacher sa cape de ses épaules pour la fixer autour de ses flancs, rendant ses mouvements plus aisés. Puis, vérifiant une dernière fois la taille d’une brèche plus ample que les autres, il lui adressa un sourire sardonique.

– Maintenant, si tu as toujours trop peur de me suivre, il faudra m’excuser, je n’ai pas la moindre attention de patienter gentiment que l’équipe au-dehors puisse revenir faire son quatre-heure.

Ekayon n’eut que le temps de lui lancer un regard interloqué. L’adolescent se coula sans un bruit dans le dédale de pierre et de glace.

S’il ne venait pas de le voir disparaître de ses propres yeux, le solitaire aurait pu croire avoir rêvé toute la discussion s’étant déroulée quelques minutes plus tôt, tant le silence s’écrasa brutalement dans la caverne.


µµµ


La progression fut excessivement lente, selon l’avis du jeune homme. Tout d’abord, sa seule source de lumière était la lueur émanant de son X-Reader, ne projetant son aura céladon guère au-delà des rochers immédiatement devant lui. À cause de cette opacité malvenue, distinguer la silhouette furtive de Zane relevait d’un jeu d’adresse permanent, et il tendait l’oreille à l’affût du moindre son pouvant le guider. Même ainsi, il devait faire preuve de prudence, le E-Teens n’étant réellement repérable qu’à ses grognements et imprécations régulières. En dépit des nombreux détours surgissant abruptement devant son regard, ce dernier faisait preuve d’une souplesse insoupçonnée, se jouant des obstacles avec l’insolence indissociable à sa personne. Ekayon en aurait été vexé dans son amour-propre, si Maître Atoch ne s’était pas acharné à lui prodiguer un entraînement englobant la progression sur terrains variés, lui permettant de suivre le rythme soutenu imposé par le vert. Et s’il ne distinguait pas si clairement la lumière orangé du propre X-Reader guidant son devancier. Il admettait parfaitement que c’était mesquin, seulement ne pas être le seul à avoir besoin de s’éclairer lui apportait une bouffée de soulagement.

Arrivé à un énième coude, il dut tordre son corps, obliquant légèrement afin de franchir le passage de biais. Une autre source de préoccupation ça. Plus fin, malgré ses muscles déjà bien dessinés par les entraînements quotidiens, Zane gardait l’avantage, en plus de la fluidité de ses gestes, de posséder encore un reste de la finesse adolescente, avant que le corps n’ait fini de grandir totalement et de se développer. Mais Ekayon, trop massif pour se précipiter sans réflexion, peinait à trouver son rythme de croisière, sans cesse obligé de composer avec sa stature adulte. Finir coincé dans un boyau étroit se trouvait bien loin de la mort idéale, et de toute façon Ekayon avait la ferme intention de rendre son Maître fier encore longtemps. Et puis, rien ne lui disait que son compagnon d’infortune aurait l’extrême amabilité de lui donner un coup de main. Au contraire. Il n’avait pas une seule fois jeté ne serait-ce qu’un coup d’œil derrière lui. Nul doute qu’il ne s’en rendrait sûrement même pas compte. Tiens, si l’envie lui prenait, qui sait si le vert ne s’empresserait pas de faire s’effondrer l’amas instable droit sur son crâne bourré d’idées infâmes.

Incapable de se retenir, Ekayon éclata de rire, résultat de ses pensées incongrues – et peu rassurantes – associé à un doute persistant sur l’honnêteté des raisons poussant Zane à le traîner dans ses pattes.

L’écho s’écrasa de manière assourdissante sur les parois de ce cloaque dévasté, manquant le faire sursauter. C’était le premier véritable son qu’il captait depuis son entrée au sein de cette bouche noire béante, excepté les frottements feutrés produits par la progression de Zane, et ses râleries plus murmurées que clairement exprimées. Seuls de fréquents frémissements secouant les piliers dangereusement en équilibre tout autour de lui l’avertissait d’une rafale plus violente que les autres, et rappelait les frimas extérieurs à son bon souvenir.

Ce qu’il n’avait jamais demandé, car dans cet environnement ouaté, il doutait pouvoir repérer un monstre volant avant de se trouver face à sa gueule béante, sans doute copieusement garnie de crocs, supposa-t-il.

Allons, se morigéna-t-il, il était inutile de s’en soucier maintenant, jamais ce chose ailé ne pourrait pénétrer ici.

Toujours était-il que cet éclat joyeux, tranchant avec l’ambiance sinistre aussi rudement que possible, n’intrigua pas que les fantômes silencieux tapis dans l’ombre. Bien avant qu’il mourut, perdu dans ses tréfonds, un autre timbre ironique s’ajouta au sien.

– On peut savoir ce qu’il y a de si drôle ?

Étrangement, la façon qu’eut Zane de cracher sa phrase oblitérait le point d’interrogation, supposant plutôt une interrogation toute rhétorique. Bien évidemment, Ekayon fit comme s’il ne l’avait pas compris.

– Rien, je pensais, c’est tout.

– Et bien, fais-le en silence.

Sauf que le solitaire, ravi d’avoir un peu de vie alentour (dusse-t-elle avoir des cheveux bleus et se montrer des plus désagréable), n’était pas décidé à laisser l’endroit se complaire dans le mutisme.

– Au fait, je me demandais, continua-t-il en ignorant le soupir excédé qui s’ensuivit, comment tu as rencontré les trois – ils sont bien trois hein – charmants étrangers qui ont essayé de nous réduire en charpie ?

– Je me suis dit « tiens, je m’ennuie, et si j’allais risquer ma vie pour passer le temps » ? Et vu votre pitoyable force dans le domaine du kaïru, il a fallu se rendre en enfer, section Planification de meurtres, au bureau des Adolescents horripilants et méchants !

– Ah, je me disais bien que tu avais un petit côté masochiste. C’est Lokar qui t’as initié ?

– Hein ?

Ekayon dut faire un violent effort pour ne pas rire du ton outragé de l’adolescent.

– Oui, étant donné qu’en dépit des lattages en règle octroyés par le Redakaï chaque fois que l’un de ses plan machiavélique échoue, il continue à en formuler de nouveau, faut bien qu’il aime se faire battre. Enfin, cette fois, à moins de transformer les décombres de la forteresse en projectiles géants téléguidés, il est peu probable qu’il puisse prévoir d’autres machinations de vilain Maître du Mal !

Au lieu de répliquer vertement – chose qui aurait été tout à fait habituelle –, Zane se tut, plongé dans des réflexions connues de lui seul. Enfin, ça, c’était la plus plausible des suppositions à son avis, tout incapable qu’il était de voir son visage.

Enfin, au moment précis où il allait lancer une nouvelle discussion hautement intéressante, le E-Teens laissa échapper, plus pour lui-même qu’à l’intention du solitaire :

– Je commence vraiment à me demander pourquoi, de un, je t’ai épargné une mort lente et douloureuse…

– Oh, tu exagères, j’aurais pu m’en sortir avec un petit tour de passe-passe.

– C’est Zair l’experte en ce domaine, pas toi. Pour ta part, l’asphyxie sous une avalanche est lente et douloureuse. Aucune dramatisation là-dedans.

– Une avalanche ?

– Oh, je ne te l’ai pas dit ? Le but premier de notre cher Teos était de t’envoyer des plaques de neige grosse comme l’infériorité de Ky sur ton invivable figure.

– Il me semble bien que tu aies oublié de mentionner ce détail.

– Bref. De deux, pourquoi m’acharner à te supporter tout le long du trajet ! Pourquoi une telle générosité de mon auguste personne, surtout envers un humain pathétique incapable de reconnaissance aussi basique que se taire plus de cinq minutes pour me laisser réfléchir !

Le débit s’était accéléré exponentiellement dès le milieu de la tirade du vert, qui peinait de plus en plus à se contenir. Ekayon devait admettre que c’était la première fois qu’il ne le voyait pas exploser immédiatement suite à ses boutades. Il ne s’en plaignait pas, mais montrer sa gratitude en s’enfermant dans l’assourdissant mutisme minéral – et glacial aussi, ne l’oublions pas, ajouta-t-il mentalement – le dérangeait affreusement.

Aussi, ce fut plus fort que lui, répondit-il, sans même penser à le provoquer :

– Mais je suis reconnaissant, je t’ai aidé à t’enfuir toi aussi, et à rejoindre cette fichue grotte !

Ça, par contre, il commençait franchement à douter que c’eut été une bonne idée.

– C’est pas vrai… Il fallait que je tombe sur lui parmi tous les combattants, grogna Zane, négociant avec un peu plus de difficultés un passage étroit.

– Je vois, tu aurais préféré Ky ? susurra ironiquement le solitaire, forcé de tirer de toutes ses forces sur ses bras pour progresser à son tour, une goutte de sueur coulant le long de sa tempe déjà humide.

– Plutôt Maya. Ou même Boomer à la limite. Presque tout le monde, sauf toi !

– Comment ça, « sauf moi » ?

– Tu es le pire des monastèriens (la voix, étouffée, s’éclaircit une fois le boyau passé). Avec tes fanfaronnades, tes attaques ridicules, ta toute aussi stupide opinion de toi-même…

– Et c’est toi qui me dit ça ?

– Sans parler de ta perversité, termina Zane avec un sourire mauvais qu’Ekayon ne put voir, ignorant sa précédente remarque.

– Que… Quoi ? s’étrangla l’intéressé.

La surprise le fit déraper, et il se rattrapa de justesse à une tubérosité glissante, assez inutile. Pour finir, il dut caler ses coudes dans une anfractuosité, patienter quelques secondes afin de voir si le fragile édifice allait lui tomber sur la tête, puis se redresser avec précaution, se dépêchant pour rejoindre l’adolescent, qui ne cherchait même pas à dissimuler son air satisfait.

– Ça c’est vicieux comme attaque (Zane ne le nia absolument pas, et il pouvait deviner son sourire flotter dans l’atmosphère étouffante). Et totalement injustifié !

– Vraiment ? Ne viens pas me dire qu’un jeunot dans ton genre (Ekayon trouva cette remarque franchement gonflé, étant plus âgé que l’autre) incapable de déverser ses hormones dans sa jeunesse, et qui plus est vivant en ermite avec un type plus vieux que Baoddaï comme seule compagnie, reste stoïque face à l’adversité. Lorgnes-tu sur Maya, ou as-tu des vues sur une E-Teens ? En sachant que si jamais Zair occupe la moindre de tes pensées, je te châtre !

– Ah non, sur ce point, tu as complètement tort.

– Crois-tu ? Il me suffit d’attendre que nous nous retrouvions sorti d’ici, je pourrais invoquer une épée de l’ombre et alors…

– Je ne te parles pas de tes menaces, ça, tu es assez fou pour le faire. Simplement, ce n’est pas une E-Teens qui aurait la prétention de m’attirer. Tekris pourra te l’affirmer d’ailleurs.

– … ? … !

Le bruit caractéristique d’un haut de crâne entrant en collision avec une poutre minérale bien trop basse procura une satisfaction presque jubilatoire au jeune homme.

Holà, il devait faire attention, Zane risquait de déteindre sur lui.

– Ça y est, il a compris.

– Tu ne m’approche pas ! Mieux encore, tu reste loin de mon équipe !

– Il a bien compris. Je t’en prie, poursuivit-il en soupirant, ne me dis pas que ce genre de choses te choques ?

– Eh bien, non, enfin, tu sous-entends que tu as osé approcher mon coéquipier ?

– C’est amusant comment, dans les équipes E-Teens, au contraire des Stax, l’amitié n’est jamais évoquée.

– Les sentiments, encore ! Ce ne sont que d’inutiles faiblesses, tout comme l’honneur ! L’honneur n’a jamais rendu quelqu’un plus puissant.

– Je ne suis pas d’accord. Et puis, si je me souviens, tu es réputé pour tes colères intempestives.

– Je refuse de continuer cette discussion stupide !


µµµ


– Si tu veux être le maître du monde, il faut bien que ta défense soit irréprochable, alors considère que je t’entraîne. Donc, quoi, la colère n’est pas un sentiment pour toi ?

Encore un dernier stalactite à contourner (ou stalagmite, c’était difficile à déterminer dans sa position actuelle), une dernière traction des bras, et Zane s’extirpa avec une hâte jusque-là inconnue pour lui de l’étroit boyau. Pivotant afin que ses pieds touchent le sol les premiers (il ne manquerait plus qu’il s’échoue comme un lamantin sur une plage déserte !), il inspira profondément l’air poussiéreux et renfermé de cette section de la caverne. Ce n’était pas digne de son rang, mais tout lui paraissait idéal après plus d’une heure passée en compagnie du plus pénible des combattants de tous les temps, titre brillamment décroché au cours des soixante dernières minutes par sieur Ekayon. Youpla boum, tralala et tout le machin. Pourtant, l’adolescent s’était mentalement préparé, avant d’entamer le long moment durant lequel il se trouverait coincé avec le solitaire sans possibilité d’utiliser la moindre attaque. Même, il s’imagina tous les scenarii qui lui seraient particulièrement désagréable.

Comme il aurait dû s’en douter, ç’avait été pire.

C’était la première et la seule fois qu’il se confrontait à une expérience de mort imminente !

Si encore il avait pu se retourner pour lui flanquer une tannée !

Tiens, à ce propos…

Se postant à côté de l’unique endroit débouchant sur le fin-fond de la grotte, il attendit patiemment (un exploit étant donné sa furieuse envie de trépigner sur place) les quelques minutes nécessaires à Ekayon pour le rejoindre. Il s’agaça plus encore en le voyant atterrir souplement sur ses pieds, sans même seulement déraper, et sans hésiter.

– Dis-moi, tu m’écoutes ou quoi ? Il va bien falloir que…

Le choc déséquilibra le solitaire. Trop saisi pour réagir, il se retrouva les fesses par terre, la joue le lançant douloureusement. Et avec un Zane au sourire sincère mais crispé, massant son poing ganté. Ébahi, il passa lentement sa main sur sa joue, grimaçant quand une douleur brutale fusa.

– Voilà, ça sert à rien mais ça soulage, conclut Zane, délaissant sa main pour remettre sa cape en place.

– Ça ne va pas ?! Pourquoi as-tu fais ça ?

– Bien mieux que cinq minutes auparavant, et j’en avais une furieuse envie !

– Ce n’est pas une raison pour frapper les gens, et encore moins ceux tentant de t’aider !

– Oh pitié, épargne-moi tes jérémiades, je n’ai pas tapé si fort. Tu as si peur du silence pour jacasser ainsi ?

L’intéressé ne répondit pas, et Zane en conclut qu’il était momentanément calmé. Depuis plusieurs jours que la tension et la frustration s’accumulaient, cela lui avait fait un bien fou d’en évacuer une partie. Ce n’était pas du tout fair-play, mais très efficace.

Ce petit moment de joie intérieure ne dura pas. Au moins, tout ne s’était pas retrouvé obstrué par l’éboulement de l’année dernière. Les deux combattants se tenaient dans un mince espace, à peine de la largeur de deux hommes, et tout aussi sombre que l’endroit qu’ils venaient de quitter. Contrairement à ce qu’il aurait souhaité, la petite bande rocheuse n’était pas totalement épargnée par les débris. Si les plus petits, jonchant le sol éparpillés, ne présentaient pas un grand problème, d’autres la scindaient abruptement, diagonale instable posée en équilibre sur d’autres décombres. La voûte, déjà loin d’être vertigineuse à la base, frôlait par moment leur cuir chevelu, en une parodie de caresse pleine de la promesse de profiter d’un choc trop violent. Si jamais le plan de Zane ne fonctionnait pas, cela signerait leur arrêt de mort.

Ekayon dut le deviner, supposa l’adolescent, car il lui lança un regard lourd de sens.

Sitôt ceci constaté, il se mit à observer avec attention les nombreuses saillies dévoilées sous l’éclat de son X-Reader. D’abord les plus proches, puis il l’orienta de plus en plus haut, illuminant brièvement les hauteurs encombrées de gravats, sans s’y intéresser plus que ça. Le regard intrigué d’Ekayon pesa entre ses omoplates, manquant de le déconcentrer chaque fois qu’il y prêtait attention. Si seulement son esprit pouvait le laisser réfléchir dix minutes au lieu de cogner avec obstination sur ses parois immatérielles, marmonna-t-il pour lui-même, cela l’aiderait grandement !

Heureusement, ses préoccupations ne l’empêchèrent pas de trouver ce qu’il cherchait. Satisfait, il glissa son doigt le long d’une fissure discrète, au tracé comportant de nombreuses circonvolutions qui, si elles ne pouvaient être qualifiées de grand art, restaient néanmoins trop travaillées pour être entièrement naturelles. En s’éloignant d’un demi-pas, le chef des Radikor pouvait admirer le rudimentaire sarment de vigne se trouvant représenté. Un simple ornement, à peine visible, mais qui signifiait beaucoup pour lui.

Pas seulement, se corrige-t-il machinalement. Pour Zair et Tekris, cela avait aussi un sens puissant. Un instant, il céda, se plongea dans ses souvenirs. Avant que tout ne s’enclenche. Alors qu’il n’était qu’un gamin pas même pubère fraîchement arrivé sur Terre, tenant par la main une enfant plus jeune encore, s’étant trouvé face à une grande asperge tombant du faîte d’un toit (ou, de l’avis général, il n’aurait jamais dû grimper). Jusqu’au moment où un type, adulte cette fois, était venu attraper le gamin, bien peu désireux de se laisser emmener de force. Comment les paisibles treilles encore frêles ornant le mur de l’endroit poussèrent soudainement sous l’impulsion de Zair, à une vitesse impossible à croire, s’enroulant autour du poignet du maltraitant et le recouvrant tout aussi rapidement. Il se souvint de la course effrénée quoique brève afin de ne pas être poursuivis (même si, de son avis, l’homme fut probablement étouffé par ses propres végétaux), de ses reproches contre la petite fille, qui moururent devant son regard suppliant et plein d’espoir. Oh oui, il avait cédé à ce regard-là, se contentant de bien faire comprendre son désaccord muet.

Et il réalisa que cela faisait bien longtemps que Zair ne lui demandait plus rien, suivant ses ordres sans protester. Jusqu’à l’attaque de la forteresse. Et qu’aujourd’hui, c’était peu probable qu’il cède si jamais elle lui demandait quoi que ce soit allant à l’attention de ses désirs personnels.

Enfin, c’était plutôt une bonne chose, au contraire, et elle ne se plaignait pas de cette condition ! Un juste retour des choses, étant donné qu’il était le chef de l’équipe. Ses coéquipiers lui devaient obéissance ! Il s’accrocha à cette idée, tentant de la fixer dans ses pensées afin de ne plus jamais douter.

Pourtant, devant ses yeux perdus dans le vague, la paroi rocheuse trembla doucement, puis se mit à obliquer, penchant étrangement vers la droite. Un goût acide remonta dans sa gorge, sa tête pulsant désagréablement, le forçant à mobiliser toute sa volonté pour ne pas laisser paraître son trouble. Incapable de fermer les paupières, il attendit que passe le vertige, le sarment déroulant ses trilles le long des aspérités, grimpant paresseusement vers lui, tâtant en déterminant quel chemin sera le plus avantageux pour emprisonner son bras, puis le reste sans doute, et pourquoi pas se diriger vers sa gorge nue, pressant son entrelacs mordoré autour ?

Son énergie intérieure brûlait de se défendre, de réduire en cendres le danger imminent. Comme une petite voix mentale susurrant à son oreille, exigeant la place et le pouvoir…

Les sentiments, encore et toujours ! Il ne faut pas que je me laisse séduire, résister, oui, c’est ça, résister pour sortir de cette grotte ! Tout ça, c’est une hallucination destinée à te faire perdre le contrôle ! Pourtant, je ne veux pas que… « ça » me touche !

Une main ferme agrippa son épaule tendue. Retenant un glapissement peu glorieux, il voulut asséner un puissant coup à son agresseur, mais ne réussit qu’à se retourner lentement. Pour faire face à un Ekayon au front plissé, qui lui saisit l’autre épaule dès qu’ils se retrouvèrent face-à-face. Quoi donc, il voulait le maintenir, lui faire payer… Lui faire payer quoi ? Bon sang, il peinait à former une pensée cohérente…

– Est-ce que ça va ?

Zane dut faire un gros effort pour contenir son étonnement. À dire vrai, il ne s’attendait pas à une question aussi naïve. Ni à ce qu’il soit ainsi fixé avec insistance. En même temps, il comprit que la poigne du solitaire n’était pas destinée à le retenir, mais qu’au contraire il le soutenait, paraissant craindre de voir l’adolescent s’effondrer sous ses yeux.

D’un mouvement sec, il se dégagea, mettant une distance respectable entre les deux combattants – c’est-à-dire aussi loin que le permettait les saillies coupantes dans son dos.

– Bien sûr, qu’est-ce que tu crois ? J’ai trouvé le moyen de nous faire sortir d’ici.

Au moins Ekayon eut-il la décence de ne pas insister, scrutant avec intérêt la petite fissure stylisée.

– Très joli, une de tes œuvres ? Un sarment de vigne, c’est bien ça ? Hâte de voir comment une plante va pouvoir nous venir en aide, conclut le jeune homme en s’approchant.

Retrouvant ses réflexes, Zane étendit son bras à l’horizontale, lui barrant le passage.

– Voilà qui est dommage, car tu vas te retourner, et tout de suite.

– Tiens donc, et pourquoi ? Tu me pardonneras ma suspicion j’espère, c’est que je ne suis pas accompagné de mon meilleur et honnête ami.

– Réfléchis un peu, crois-tu vraiment que je vais ouvrir le passage sous le nez de mon ennemi, te révélant ainsi une plus grande partie de l’un de mes secrets ? Je suis déjà bien assez généreux de t’en faire profiter.

Zane ponctua son explication d’un reniflement dédaigneux, exprimant clairement son opinion sur la capacité de déduction d’Ekayon. Pourtant, le solitaire ne s’en formalisa pas, reculant de quelques pas avant de faire volte-face, mirant l’amas par lequel lui et le vert étaient arrivés.

– Ça se défend. Seulement, évite de faire s’effondrer le toit sur nos admirables personnes, sinon tu ne pourras pas te vanter d’avoir été le seul capable de nous faire sortir d’ici.

La commissure de ses lèvres se releva légèrement. Ekayon avait raison, il était le seul à pouvoir leur éviter une lente mort par asphyxie. Il avait le plein pouvoir autrement dit.

Et de ça, il ne pouvait pas douter.

L’agitation reflua doucement, suffisamment pour lui permettre de se focaliser sur le pan de paroi l’intéressant. Vérifiant à plusieurs reprises l’honnêteté de son camarade, il constata, à sa surprise, qu’il ne tenta pas une fois d’espionner ce qui se passait dans son dos, attendant calmement son signal. Enfin, calmement, il tordait avec force chacun de ses doigts, un par un, inlassablement. Zane se serait menti en prétendant ne pas avoir ressenti une vague satisfaction en le voyant ainsi trahir sa nervosité.

Quand il s’estima satisfait, il tendit les bras, bien au-dessus de sa tête. Une inspiration profonde, puis tout au long de l’expiration, il fit le vide en lui, tâchant de se concentrer sur l’énergie kaïru bouillonnant en lui. Une fois que de petits picotements se mirent à parcourir l’extrémité de ses mains, se propageant ensuite le long de ses avant-bras, il les baissa lentement, toujours bien droits. L’illusion placée ici il y avait de cela près de sept ans était plus complexe que ses simples « voiles » occultant la vraie disposition des choses, ceux-ci étant seulement destinés à tromper l’œil de quiconque le poserait sur son déguisement. Ici, il avait recouvert tout une partie de la saillie, allant jusqu’à imiter sa texture, et l’encastrer dans le relief de manière à donner l’impression d’une continuité naturelle. Pour lui conférer sa longévité, il fut forcé de « figer » son illusion, une technique délicate à réaliser et délicate à retirer. Car il ne voulait pas juste faire disparaître sa création, son but était d’abaisser ce voile afin de le remettre en place après leur passage. Pour cela, il devait « saisir » l’énergie maintenant l’illusion en place, et qu’il avait utilisé pour la façonner, la plier à sa volonté, sans la lâcher. S’il était honnête envers ses croyances, il admettait ne pas être certain d’avoir assez de maîtrise pour effectuer cette opération, après tant de temps passé sans entraîner cette énergie si particulière qu’il possédait, derrière la façade de son kaïru intérieur classique.

Mais vu que la fin justifiait les moyens…

Heureusement, soit ses réflexes revinrent rapidement, soit la technique de concentration léguée involontairement par Maya fut particulièrement efficace. Le voile tomba sans un bruit, révélant un tunnel circulaire d’une petite dizaine de diamètre, aux murs parfaitement lisses, luisant doucement sous la lueur de son X-Reader, prudemment accroché autour de son cou pour ne pas le déranger tout en lui prodiguant sa lumière. S’efforçant de garder le passage découvert, il héla enfin Ekayon, toujours retourné.

– Vas-y, tu peux y aller, mais dépêche-toi !

Il entendit le bruit feutré de ses chaussures sur la pierre, puis un petit sifflement admiratif suivit, tandis que le solitaire s’arrêtait un instant à ses côtés pour admirer leur porte – ou tunnel dans ce cas – de sortie.

– Eh bien, si je m’attendais… C’est toi qui vient de le creuser en express ?

– Qui en est à l’origine, je n’en sais rien, par contre, dépêche-toi de passer où je te laisse ici !

Ekayon parut enfin remarquer les traits tirés de l’adolescent, ainsi que ses bras crispés sous l’effort, car sa voix se fit étonnée quand il reprit la parole.

– Attends, tu fais quoi là ? C’est difficile à…

– À ton avis, est-ce que je donne l’impression de me promener sur un lagon un soir d’été ?! l’interrompit brutalement Zane, excédé, sentant sa concentration vaciller.

L’autre n’insista pas, franchissant la ligne le séparant du tunnel, mais l’adolescent l’entendit marmonner à propos d’une « fichue répétition » et du dommage « ne pas pouvoir exiger d’augmentations ».

Puis, il le suivit rapidement, relevant avec le reste de patience encore présente le voile de l’illusion. Pourvu que de l’extérieur, l’ensemble soit aussi parfait qu’auparavant…


µµµ


Admiratif, Ekayon effleura de la pulpe des doigts les minuscules cristaux enchâssés dans la roche. À son contact, leur nitescence azur se ternit, pour retrouver sa clarté dès les indésirables repoussés.

Quand Zane, une fois entré à l’intérieur du souterrain, lui intima l’ordre (il ne pouvait qualifier d’autre chose sa manière de dire « Fais ci, fais ça ») d’éteindre son X-Reader, il protesta vigoureusement. Ne voyait-il pas à quel point l’obscurité empêchait l’œil de voir un éléphant juste devant lui ? Et puis, il en avait proprement assez de jouer les Rambo, rampant sans arrêt à la manière d’un ver, sans pouvoir respirer un air frais et pur, ni voir l’éclat naturel du soleil ! Pour preuve, il lui avait désigné les nombreuses écorchures garnissant désormais ses avant-bras. Le seul résultat fut une moue contrariée, et un avertissement.

– Je ne le répéterai pas une troisième fois. Éteins ton stupide appareil ou je le brise !

Le solitaire aurait préféré un « fais-moi confiance », mais, ne désirant pas mettre plus à mal leur fragile entente, il finit par obtempérer, devisant à voix haute sur le rapport entre nervosité et manque de confiance en soi.

La colère menaçante du E-Teens se trouva totalement occultée par le spectacle s’offrant à lui. Aussitôt le noir revenu, une kyrielle de petites pierres tapissant les parois de glace du tunnel se réveillèrent, diffusant une clarté un peu faible, mais suffisante pour progresser en toute sécurité. Ébahi par le phénomène, il ne prit garde aux récriminations de Zane. Voyant leur inefficacité, ce dernier s’était contenté d’un grognement dans lequel la crédulité des humains était mise à mal, avant de prendre la tête du duo. Pourtant, Ekayon ne voulut pas sincèrement le vexer, simplement il trouvait la chose si belle, qu’il ne prit garde à ce qu’il se passait autour de lui. Depuis, tout en prenant garde à ne pas déranger son guide, il observait avec curiosité les gemmes.

Le tunnel s’évasa, formant une petite caverne aux parois incurvées, mais comme taillées par une serpe géante. Il avait dû y avoir des séismes, ou des batailles, qui savait, car des blocs de pierres semblables à ceux de la grotte parsemaient ça et là le sol. Celui-ci, au contraire, était d’un plat quasiment parfait, presque poli par l’éternité. Vu la quantité de poussière s’amassant sur l’endroit, ce n’était pas les piétinements répétés de semelles qui lui avaient donné cet aspect satiné, aux ombres ondoyantes. D’autres tunnels partaient dans quatre directions différentes, d’aspects identiques à celui que les combattants venaient d’emprunter, si ce n’était un sol bien plus accidenté.

Plus surprenant encore, au centre de cette alvéole, trônait un autre bloc de pierre. Mais celui-ci, à la différence de ceux gisant autour de lui, avait été sculpté grossièrement de manière à former un cercle, posé à même le sol. Se postant près de Zane, l’ayant déjà atteint et le scrutant avec attention, il se pencha sur l’objet. Passant de découvertes en découvertes, il vit de petits caractères gravés dans une langue lui étant totalement inconnue, faisant face à chaque tunnel. Ekayon supposa qu’il s’agissait d’un moyen pour s’orienter dans ces souterrains glacés, mis en place par les Radikors. Son compagnon lisait – du moins le supposait-il, non, l’espérait serait plus juste – ces étranges écritures, sans toutefois sembler se décider pour telle ou telle option.

– C’est toi qui a placé cette dalle ici ? finit-il par demander, sa curiosité reprenant le dessus.

– Oui, et j’ai également tracé ces symboles pour me repérer dans les tunnels, afin de ne pas se perdre. Mais ce n’est pas moi qui en ai eu l’idée, pour ça, il faut remercier Zair. Tekris aussi dans un sens, s’il n’était pas si fort, déplacer la pierre jusqu’ici aurait été très délicat.

– Un travail d’équipe en somme, plaisanta Ekayon.

– Un travail d’équipe, murmura pensivement Zane, comme s’il cherchait à saisir le sens de ces mots.

Il parut plongé dans une intense gravité à ses paroles. Cela dura à peine, mais ce fut suffisant pour qu’Ekayon le remarque. Cependant, ce n’est pas ce comportement qui l’interpella. Tout à coup, le E-Teens se tendit, prêt à bondir, en continuant néanmoins de faire mine d’examiner avec intérêt la dalle.

Le solitaire n’eut pas à lui demander pourquoi.

La configuration des lieux en faisait une gigantesque caisse de résonance, répercutant chaque bruit sur les nombreuses parois parfaitement silencieuses. Impossible d’être totalement discret dans ses conditions.

Même en se donnant beaucoup de mal pour avancer prudemment dans le tunnel situé à leur gauche.

Autre chose lui fit froncer les sourcils. Il entendait le bruit étouffé de pas sur la roche, se dirigeant vers eux. Mais pas un seul écho de respiration.

Zane se redressa lentement, faisant mine d’observer le tunnel directement face à eux.

Ceux qui les guettaient ne furent pas assez patients, ou crurent les avoir trompés. Les bruits s’intensifièrent, signe de leur ruée. Dans l’ouverture menant à la caverne débouchèrent les créatures les plus inquiétantes qu’il ait vu de toute sa vie. Pas particulièrement affreuses, ni immondes à vomir. Mais leurs têtes sans visage, entièrement dépourvues d’émotions, suffisaient à lui glacer les sangs.

Cela ne suffit pas à annihiler les réflexes de tous les combattants. Les trois premières se retrouvèrent balayées par un « coup de fouet à énergie », suivi d’un « œil de terreur » qui frôla dangereusement Ekayon. Il en était à se demander si Zane avait fait exprès de manquer de l’atteindre en même temps, quand un reste de femme décharnée hurla en se jetant sur lui. Le son abominablement aigu acheva de lui dresser les poils de la nuque, et une « piqûre » la balaya sans remords. Évitant la « fureur Radikors » qui alla s’écraser contre le mur, un homme replet bondit avec une agilité surprenante, manqua atterrir sur le solitaire. Heureusement, l’« épée de l’ombre » enchaînée par le E-Teens lui ôta toute velléité. Au moins pour un petit moment.

Alors que le solitaire lançait une « rafale de l’oubli », la caverne trembla dangereusement, détachant de lourds blocs de glace de la voûte. Évidemment, marmonna-t-il entre ses dents. Il avait faillit oublier que la grotte ne tenait plus que par un miracle de la nature. L’espace réduit les empêchait de viser comme ils le désiraient, les restreignant, aussi, n’était-ce qu’une question de minutes avant qu’une catastrophe ne survienne.

– Si nous ne faisons pas attention, le plafond va finir par s’effondrer ! Il faut aussi économiser un minimum nos forces, au cas d’une confrontation avec Teos ! Par quel tunnel devons-nous partir ?

– Devine ! rétorqua Zane, englobant d’un geste large les espèces de zombies mutants.

Obligés de s’interrompre à cause de deux malappris à la chair d’un vert suspect, les deux combattants lancèrent une nouvelle salve d’attaque, avant de se mettre dos-à-dos. À moins de les faire entrer en collision avec une attaque de force, les créatures se relevaient rapidement, reprenant le combat en dépit de leur démarche plus trébuchante, ou leur membres formant un angle fort peu naturel. Sauf que les attaques rouges, les plus puissantes, mettaient en péril l’intégrité de la caverne.

– Tu saurais comment les battre ? Ou comment ils auraient fait pour nous retrouver ?

– Nope aux deux, mais je sais qu’il n’y en a pas plus d’une dizaine.

– Super, c’est déjà bien assez. Une idée pour nous sortir de là ? N’impliquant pas une mise en danger ?

– Occupe-toi de ceux qui entrent, moi, je renvoie les zombies ayant réussi à entrer ici !

– Quoi ? Mais comment comptes-tu faire, alors que les combattants kaïru n’utilisent pas d’armes ? Notre enseignement martial est, souviens-toi, surtout basé sur l’esquive des attaques pour…

Il ne continua pas. Bondissant au corps-à-corps avec une stature féminine presque jolie, Zane venait de lui asséner un puissant atemi en pleine poitrine, la faisant suffisamment vaciller pour l’empoigner à bras-le-corps, la rejetant sur ses compatriotes. Médusé, il l’observa se remettre en garde, puis rejeter sa jambe en arrière, heurtant une autre créature à la gorge. Il en conclut que celles-ci, en dépit de leur absence de respiration, conservaient quelques réflexes communs aux êtres vivants, car elle porta ses mains à son cou, tombant à genoux. Implacable, Zane frappa la tempe, roula sur le sol pour éviter la morsure de son collègue, se baissa pour éviter un poing, faucha ses jambes et cueillit son menton avec son genou. Comme précédemment, il l’empoigna, mais l’envoya dans le tunnel opposé.

Se ressaisissant, Ekayon se jeta de côté, utilisa à nouveau un « coup de fouet à énergie » qu’il enroula autour de son assaillant, l’envoyant sur la femme terrassée par Zane plus tôt, sous son regard approbateur. S’il comptait bien, cela faisait quatre zombies momentanément hors d’état de se battre.

Une « électro-rafale » en balaya deux de plus, mais l’un se redressa immédiatement, l’attaque étant trop faible pour le terrasser. Zane l’acheva avec un coup de pied fouetté, ses mains étant occupées à frapper l’un de ses comparses. Insuffisant, car le zombie esquiva son offensive, sautant sur le dos de l’adolescent, plantant ses dents clairsemées dans sa nuque. Grognant, le vert se propulsa dos au mur, l’ébranlant suffisamment pour le faire lâcher prise, Ekayon l’entendant remercier étrangement ses cheveux épais.

Pas le temps de rêvasser. Trois créatures le prenaient pour cible. Incapable de lancer une attaque sous leurs assauts rapprochés, il recula, esquiva, bondit de côté, pivota, échoua à lancer une «piqûre»…

Il haletait, la poitrine en feu. Zane bondissait toujours furieusement, frappait implacablement, mais ses propres coups, s’ils étaient suffisamment puissants pour étourdir ses adversaires, le fatiguaient bien trop pour que cet échange puisse durer encore longtemps.

Son flanc droit se fit lacérer par des ongles d’une propreté douteuse, tandis que l’épaule de Zane fut sauvagement mordue. Le bas de pantalon du solitaire se déchira et sa cheville brûla, les gants de l’E-Teens s’effilant aux phalanges, laissant une peau à vif, sans l’arrêter.

Mais ils continuaient de se battre, refusant de se rendre, clairsemant les rangs de leurs assaillants sans réussir à les mettre définitivement au tapis malgré leurs frappes maîtrisées. Impossible de les vaincre dans ces conditions.

Ekayon s’interrogea vaguement sur le but de ces étranges choses : les capturer, ou les réduire en charpie ? Peu importait, au fond, il n’avait pas l’intention de les connaître assez longtemps pour le découvrir.

Reculant jusqu’à ce qu’ils ne soient qu’à quelques mètres de la paroi, ils attendirent patiemment que les créatures encore valides hurlent de plaisir, se précipitant à l’assaut. Ils attendirent que leur vision soit obscurcie par leur masse monstrueuse et disparate, coincés entre eux et la roche leur interdisant toute fuite.

Enfin, c’est ce qui paraissait. Ekayon ignorait quel était le plan du vert pour parvenir à atteindre l’entrée salvatrice désormais délaissée, mais s’il ne doutait pas de ses capacités, il refusait de prendre le moindre risque. Hors de question de le voir se faire rattraper par ces créatures étrangement véloces.

Le saisissant par la taille, il ne profita pas de la surprise marquant ses traits, se concentrant uniquement sur l’entrée du tunnel, le gauche. Ils s’étaient orientés de manière à se trouver face à lui, mais à l’autre bout de la caverne. Il devait viser juste, adapter sa puissance, sinon les deux hommes iraient s’écraser contre le plafond. S’ils auraient l’avantage d’être évanouis, et de ne pas ressentir les atrocités qui leurs seraient sans nul doute prodiguées, le solitaire n’était pas du tout d’avis de laisser son corps à une science se limitant à il ne savait pas vraiment quoi (et ne voulait pas le savoir).

– Charge supersonique !

Priant pour réussir, il dirigea sa main vers le sol, ne quittant des yeux son objectif. Une déflagration verte en jaillit, propulsant les combattants à travers l’alcôve naturelle, bien au-dessus des zombies sans visage.

Ekayon dut diminuer en catastrophe la puissance de son attaque quand il s’aperçut qu’ils s’approchait un peu trop du sommet, mais ils atterrirent sur le sol inégal de sa cible. Sans douceur, mais sans s’assommer, aussi le solitaire considéra-t-il l’envolée comme un succès.

Se relevant prestement, Zane invoqua des « rochers ravageurs », bloquant toute possibilité de poursuite pour un moment. Reprenant goulûment son souffle, Ekayon déglutit trois fois avant de pouvoir articuler.

– À tout hasard, tu n’aurais pas une idée de la nature exacte de ses créatures ?

À peu près autant essoufflé, Zane prit le temps d’examiner ses phalanges, finissant par lâcher :

– Pas exactement. Cependant, je sais que leur maîtresse peuvent voir à travers leurs yeux. Je suis sérieux, grogna-t-il quand l’autre éclata de rire, ce ne sont pas des yeux physiques, mais elle voit ce qu’ils voient !

– Ah, donc, il ne vaut mieux pas s’attarder ?

– Non, surtout qu’ils doivent savoir quel tunnel nous avons emprunté. S’ils connaissent leurs existences – avant que tu ne poses la question, je ne sais pas comment ils s’y sont pris – ils peuvent nous retrouver.

Ekayon n’avait rien à opposer à cet argument. Aussi se releva-t-il, grimaçant quand sa cheville l’élança. Il la posa précautionneusement sur le sol, avant faire quelques pas en boitillant.

– Ne me dis pas que je vais devoir te porter ?

– Contente-toi de nous faire regagner la surface. J’ai assez vu d’ombres et respiré d’air confiné pour une année ! Et encore ! Je ne veux plus voir de grotte avant d’avoir passé mes vacances en forêt !

Zane opina du chef. Jouant les muscles de son épaule, il considéra son état satisfaisant, car se remit en route.

– Qu’est-ce que tu as ? soupira Ekayon, remarquant son air renfrogné. Nous sommes en vie après tout !

L’intéressé se retourna, le toisant durement, avant de déclarer, parfaitement sérieux :

– Cela fait deux fois qu’une de tes attaques nous aide à nous en sortir. Alors ne va pas prendre la grosse tête !

Éberlué, Ekayon le fixa, les yeux ronds. Et c’était lui qui venait de dire ça ?



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