L'Arche du Péché

Chapitre 32 : L'emprise des ténèbres

12816 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 26/01/2021 20:48

L’emprise des ténèbres


L’astre solaire montait au plus haut de la voûte céleste, dardant les trois îlots composant les supports du monastère de rayons agressifs, illuminant la pierre devant le seuil de l’arène, habituellement lieu de l’entraînement des élèves dans l’art du kaïru, et présentement lieu de réunion du Conseil du Redakaï au grand complet. Sous le reflet brun-ocre du minéral, l’emblème des Maîtres, et des manipulateurs de kaïru de l’Univers entier, pourvu qu’ils fussent du côté du bien, luisait faiblement, mis en valeur sans posséder pourtant d’admirateurs en ce début d’après-midi. Les Stax, repartis en mission, ne pouvaient guère poser les yeux sur ce symbole de l’autorité suprême, ornant fièrement leurs ceinturons, les baignant depuis leur plus tendre enfance. Quant aux Taïro, récemment arrivés au monastère (au total, cela ne devait faire que quelques mois, tout au plus, qu’ils avaient débuté leur formation pour devenir des combattants kaïru), ne possédaient guère encore la sensibilité poignante, l’émotion prenant l’esprit des combattants chaque fois qu’ils se trouvaient face au cercle stylisé d’un jaune pâle. Balistar, cependant, commençait à ressentir instinctivement la force représenté derrière pareil emblème, s’arrêtant momentanément et fréquemment devant les lourdes portes, impossibles à ouvrir complètement pour un enfant d’une dizaine d’années tel que lui. Le désavantage, quand les battants de granit en question se trouvaient épais d’une bonne trentaine de centimètres. À quelques millimètres près.

Cependant, quand bien même n’eût-il pas été accaparé par un emploi du temps chargé, n’aurait-il prêté grande attention à l’emblème, occupé à courir en tous les sens afin de retrouver la trace d’Ekayon, toujours introuvable en dépit des recherches actives des Taïro. Djia, bien moins patiente que ses collègues masculins dans cette chasse au trésor où elle ne gagnerait, au final, rien, s’agaçait exponentiellement devant l’absence de résultats, susurrant l’idée avec de plus en plus d’insistance de jouer aux ignorants, laissant le solitaire se charger d’expliquer sa disparition soudaine à son Maître, Atoch. Et s’il revenait sagement dans son lit, tant mieux pour eux, personne n’en saurait jamais rien ! Balistar commençait à sérieusement regretter d’avoir écopé de sa chef d’équipe comme binôme. Oh, il adorait la jeune rousse, à la peau aussi pâle que celle des vampires pullulant dans les comics d’horreur affectionnés par Boomer ! Seulement, lui refusait catégoriquement d’envisager laisser tomber Ekayon, alors que rien ni personne ne savait bien ce qui pouvait lui être arrivé durant ces quelques heures d’absence totale. Pas alors que la situation paraissait s’aggraver de jour en jour. Le décès de Lokar s’éloignant de jour en jour au fur et à mesure que des traces de lui se trouvaient disséminées aux quatre coins des missions des Stax. Les Maîtres se montrant de plus en plus nerveux tandis que leurs conciliabules peinaient à rencontrer des oreilles favorables. Maître Baoddaï ayant, au détour d’un couloir, assuré à Maître Connor qu’il hésitait à accélérer la formation des Taïro si leurs soupçons se confirmaient. Et maintenant, l’attaque du village et le vol de cette relique, le Poing du Colosse. Quelque chose se tramait dans l’ombre, et le jeune métisse détestait cela.

Aussi, incliner respectueusement le haut du crâne devant une effigie de pierre ne lui traversait guère l’esprit en ce moment même. Tout comme Mookee, le petit extraterrestre à la peau orange accompagnant parfois les Stax en voyage, préférait s’affairer en cuisine afin de préparer neuf menus différents correspondant aux neuf régimes alimentaires différents des Redakaï. L’honneur de recevoir autant d’illustres personnages au sein du monastère s’effaçait bien rapidement, quand il se trouvait homme à tout faire, et surtout préparer tant de recettes différentes afin de s’adapter aux régimes alimentaires des neufs Maîtres présents en son sein.

Aussi étrange cela puisse paraître au sein d’un lieu sacré en sa qualité de fief du chef du Redakaï, la seule personne à s’intéresser véritablement aux banderoles installées à chaque bâtiment, portant le signe du Redakaï, fut le jeune prince de Mandraliore, membre des Imperiaz, ennemi des Stax. Néanmoins, ce n’était guère le respect envers ce symbole hautement porteur de sens que Koz ressentait.

Tout ce que cela lui évoqua, fut que si jamais il commettait le moindre impair et finissait découvert, en terrain ennemi, neuf Redakaï au faîte de leur puissance lui tomberait sur le râble, en moins de temps qu’il lui faudra pour regretter de jouer les espions au compte de Zane.

Mais le chef auto-proclamé des E-Teens le récompenserait probablement en apprenant quels risques son « dévoué » prince prenait dans le seul but de le satisfaire ! S’il se montrait attentif à le satisfaire, d’une manière ou d’une autre, Zane finissait bien souvent par se laisser aller à un petit geste en sa faveur. Ne lui avait-il pas offert une attaque de kaïru obscur, lui qui paraissait à la fois répugné et dégoûté par l’énergie corrompue par Lokar ?

Tremblant de fébrilité, tandis qu’il mordait impitoyablement ses lèvres pour s’empêcher de sourire, le jeune homme sentit l’excitation grimpant en lui. D’accord, la peur de finir enfermé sous haute surveillance du Redakaï continuait à paralyser son corps par intermittence, cependant le jeu en valait la chandelle.

Vraiment, Zane se révélait étrangement réfléchi par moments. Jamais, avant son ascension, Koz n’aurait imaginé que l’adolescent puisse, même par intermittence, garder la tête froide au point d’assurer ses arrières en engageant un espion. Ce genre de subtilité semblait jusque là étrangères à l’irascible extraterrestre, davantage dans la confrontation et la destruction que dans la réflexion – plus ou moins – calme. Bon, comparé à Zair ou Tekris, Zane continuait de s’emporter incroyablement rapidement, enfin, pour avoir côtoyé le garçon des années durant, Koz remarquait les discrets changements s’opérant en lui.

Pour la première fois depuis longtemps, le jeune prince se laissa aller à imaginer une existence avec ses parents prêts à les soutenir, ses sœurs et lui, et dans laquelle il pourrait se battre pour quelqu’un, non plus par obligation, mais par choix personnel. Certes, pour le moment, Zane conservait impitoyablement les bagues des Imperiaz, symbole de leur autorité, autant que le cercle stylisé l’était de celle du Redakaï, néanmoins cela dérangeait moins le prince que durant les premiers de ce dépouillement en partie volontaire. D’autant plus qu’il ne douta pas réussir à tirer partie des dissensions aperçues la nuit où Zane lui avait confié son rôle actuel. À condition de ne rien laisser transparaître de ses intentions, le chef des Radikors possédant la fâcheuse manie de deviner presque à chaque fois les moments où il tentait le coup.

Renoncer au kaïru, et surtout, à écrabouiller les Stax, ne lui plaisait guère, au fond. Il haïssait devoir travailler et courber l’échine devant Lokar, supporter les menaces incessantes de l’ancien Maître du Mal. Par contre, l’adrénaline du combat, les coups échangés avec les Stax, voilà quelque chose qui le faisait vibrer au plus profond de son être ! Bien que les Stax gagnent beaucoup trop à son goût – et au goût de Zane également, l’adolescent ne se gênant pas pour leur rappeler qu’ils devaient lui rapporter un maximum d’énergie s’ils voulaient conserver définitivement le droit de vivre aux côtés de leurs parents.

Un jour, oui… Il se devait d’y croire, et non pas se comporter comme si cela était déjà ainsi, tel que le faisait Diara, insensible aux avertissements répétés de son frère et de sa sœur. Oui, il y croyait enfin. Et cela était déjà énorme. Aussi mènerait-il à bien sa filature, se promit-il en son for intérieur.

Soudain, son cœur s’affola dans sa poitrine. Où pouvait donc bien être les deux silhouettes, à quelques pas devant lui une seconde auparavant ?! Réduisant sans grand succès sa respiration afin de produire le moins de bruit possible, le jeune homme de força à ralentir le pas, à l’affût du moindre indice pouvait le ramener sur la piste de ses cibles. Ses jambes se retrouvèrent envahies de fourmis douloureuse, provoquées par sa position inconfortable, coincé dans un recoin tout juste suffisamment large pour dissimuler son corps, et par le désir brusque de courir comme un dératé le long des couloirs. Allons, s’encouragea-t-il, Apecks et la mystérieuse femme ne devaient pas se tenir très loin, puisqu’il ne les avait pas quitté de vue jusqu’à présent (enfin, leurs ombres. Impossible de se rapprocher davantage sans se trouver dans le champ de vision de l’une des deux).

Quittant son abri bien trop précaire, Koz s’avança de quelques pas prudents le long de la cloison de papier tendue par des baguettes de bois extrêmement fines. Aucun son ne vint trancher avec les appels toujours fréquents, mais bien moins fréquents, des deux autres Taïro dans la cour. Parfois une exclamation indignée jaillissait de l’arène au sein de laquelle les Maîtres tenaient leur Conseil, personne n’en ayant franchit les portes depuis le départ des Stax, trois bonnes heures plus tôt. Enfin, quelque chose dans ce genre-là.

Si jamais il avait réellement perdu la trace du duo, qu’allait-il bien pouvoir faire ?! Tous ses espoirs de monter dans l’estime de Zane, de se créer une petite place suffisante pour éviter le bannissement à la première incartade, s’envolaient en de dévastatrices volutes immatérielles devant ses yeux, sans qu’il ne puisse seulement tenter de les retenir. Combien de jours qu’il n’avait pas ramené d’informations satisfaisantes ?! Beaucoup trop ! Au lieu d’une récompense, quelle punition lui infligerait Zane ?! Déjà, lors de sa dernière rentrée bredouille, Koz n’avait pas pu manquer le rictus mauvais écartant les lèvres émeraudes, si expressives dès que l’on s’attardait dessus, et encore moins la sécheresse de sa voix quand, après une série de remontrances bien senties, ordre lui avait été donnée de filer hors de la forteresse.

Le jeune homme frissonna, un lourd frémissement remontant dans ses reins. La situation n’avait pas été si catastrophique, en réalité ; Zane n’avait guère refusé sa présence le soir venu, quand il s’était introduit dans sa chambre sur son ordre, l’obscurité ténébreuse formant comme un calicot complice de leurs étreintes. Sans sentiments, mais sans attachement non plus. Au départ nerveux de ce qu’impliquait une quelconque relation intime avec le chef des Radikors, Koz avait rapidement compris que cela ne les engageait à rien, excepté soulager leurs corps d’une tension parfois de plus en plus difficile à supporter pour des adolescents trop vite plongés dans un monde d’adulte.

Un petit pincement douloureux prit place dans sa poitrine, qu’il ignora tant bien que mal. Oui, une situation qui lui allait tout aussi bien qu’à l’irascible extraterrestre, ce dernier dusse-t-il ne lui montrer aucun véritable signe d’attachement… De toute façon, Koz repartait la plupart du temps avant que l’un ou l’autre ne se laisse aller au sommeil, par un accord tacite. Non, il n’espérait absolument rien !

Passant la main dans ses cheveux, qu’il coupait toujours depuis sa visite nocturne l’ayant vu recevoir son nouveau poste d’espion, le jeune prince accéléra le pas, se concentrant difficilement sur sa mission.

Bien évidemment, là où les ombres, distendues par un soleil certes frais, mais illuminant les couloirs par le biais des fenêtres sans vitres, lui permettraient de retrouver son chemin sans trop de peine, la luminosité venait de décroître significativement, au point de plonger les pièces les plus solidement cloisonnées dans une semi-pénombre, particulièrement pénible pour se repérer dans un monastère que le prince ne connaissait que vu de l’extérieur. Oui, c’était certain, la sortie honteuse le guettait, sans la moindre miette digne d’intérêt !

Son pas, de plus en plus précipité à mesure que l’angoisse remplaçait la prudence, se suspendit avant même qu’il ne se rende compte, le prince manquant de peu se retrouver le nez par terre. Rien qui ne puisse l’aider à conserver sa crédibilité en somme ; par chance, personne ne semblait l’avoir remarqué. Franchissant une intersection, Koz se rejeta en arrière, yeux écarquillés à défaut de pouvoir crier de surprise. À une petite dizaine de pas, le couloir qu’il remontait avec tant d’empressement s’élargissait graduellement, formant comme un goulot. Loin de la familiarité des quartiers occupés par Maître Baoddaï, ainsi que de la solennité recouverte de tapisseries traditionnelles et de pénates remplies d’objets que seuls des érudits versés dans l’art du kaïru avaient les capacités de manipuler des lieux consacrés aux Maîtres invités, l’endroit paraissait presque dénué de passage, de la poussière s’accumulant dans les coins. L’endroit idéal pour quelqu’un se complaisant dans la solitude, songea Koz malgré lui. Les chambres d’amis, hors Maîtres, peut-être ?

Juste au centre du couloir, nullement inquiétées par le fait de se trouver presque à découvert, les profils d’Apecks et de la mystérieuse inconnue lui tournaient le dos de trois-quart. Une aura menaçante se dégageait de cette dernière, un mélange de colère froide dévastatrice, de frustration magistralement contenue mais exsudant de chaque pore de sa peau, et également d’une décontraction proprement incongrue en tant qu’intrus. Si le novice de Maître Baoddaï, visage humblement baissé vers le sol, dos exagérément courbé, aurait pu laisser circuler un troupeau de zébus en rut, un pas de plus vers l’avant de la part de l’Imperiaz aurait signé sa condamnation à mort face à la jeune femme. L’adolescente ?

Difficile de dire dans cette position. En tous les cas, elle possédait l’attitude de ceux tenant une haute position dans la hiérarchie de sa société, et qui, sans même daigner l’énoncer à voix haute, le rappelait par sa seule présence. Koz, en tant que prince élevé à la cour royale mandralienne, connaissait bien ce type de personnage, particulièrement en observant ses parents et sa sœur benjamine, gonflés de leur propre importance léguée par leur titre souverain. Avoir grandi dans un tel milieu lui permettait de reconnaître les attitudes inhérentes au pouvoir conféré par la naissance ; un parvenu ne se comportait jamais de la même manière qu’un noble de naissance. Mais cette femme le perturba immédiatement. Face à ses parents et sa sœur réunis, Koz n’aurait certainement pas parié sur les vainqueurs en matière d’autorité. Pourtant, elle gardait malgré cela une sorte de modestie hautaine, comme si elle avait été élevée à un rang digne de prosternations, mais n’oubliait guère les nécessités d’un devoir ne correspondant guère au statut occupé.

– Alors, c’est ici que loge ce combattant solitaire, déclara la femme.

Une question rhétorique, comprit Koz. Apecks également le comprit, puisqu’il ne fit pas seulement mine d’ouvrir la bouche ou de se relever. Cela sonnait comme un jugement définitif, bien que l’Imperiaz ne sut guère comment interpréter cette pensée. D’un mouvement souple, l’adolescente – il en fut convaincu, malgré son port d’adulte – se détourna momentanément de l’objet de sa contemplation, dévisageant le novice de Baoddaï. Aucune méfiance ne transparaissait dans sa posture, ni dans son expression. Aucune bienveillance non plus. Elle ne montrait guère plus d’expression que face à un meuble, destiné à lui obéir.

Enfin, Koz put l’observer un peu plus en détail. Grande sans excès, élancée sans maigreur, ses cheveux longs d’un noir uniforme décoiffés lui conféraient une allure sauvage, que la froideur de son attitude ne faisait, paradoxalement, que renforcer. Son œil gauche, le seul visible, se trouvait paré d’un violet sombre, tandis que le regard de l’Imperiaz fut machinalement attiré par les sortes de scarifications visibles sur la peau d’un brun très sombre du dos de ses mains. Apparemment, ces marques, trop éloignées pour que Koz puisse les identifier clairement, se prolongeaient sur ses bras, néanmoins un long moment serré près de son corps, ouvert afin de dévoiler un corset cache-cœur dépourvu de manches d’un pourpre éclatant, tranchant avec l’austérité noire de son vêtement supérieur. Le bas de son ventre était dévoilé en une bande partant au-dessus de son nombril, s’achevant au niveau des hanches de la femme par une ceinture dorée, visiblement faite de métal étant donné que l’image d’un animal fantastique s’y trouvait gravée. Son pantalon, de coupe droite et d’un pourpre similaire à celui de son haut, recouvrait en partie des cothurnes sombres. Outre le tatouage triangulaire d’un vert sombre plaqué sur le menton de la fille, Koz se trouva médusé quand elle tira un X-Reader d’un petit compartiment situé dans son dos, invisible à ses yeux.

Une combattante ?! Zane était-il seulement au courant que le Redakaï recrutait de nouveaux membres ?

Un mince sourire prit place sur ses lèvres, malgré le poing de glace refermé sur son estomac. Néanmoins, la curiosité continua de le titiller. Il ne lui semblait pas avoir déjà rencontré cette fille – aucun doute, il s’en serait souvenu pour le reste de sa vie ; une telle femme ne devait pas s’oublier si facilement – ; de plus, en plusieurs semaines d’observation, l’existence d’une seconde combattante solitaire n’avait guère été mentionnée dans les discussions du Redakaï. Peut-être une recrue express de Maître Atoch, le seul homme à former des adolescents à récolter de l’énergie kaïru seul ? Cela expliquerait l’intérêt de la fille pour la chambre d’Ekayon, la rivalité entre les deux élèves du Redakaï atteignait probablement son paroxysme. D’autant plus si l’ancienneté du premier primait sur le possible talent de la toute fraîche recrue. En tous les cas, elle paraissait avoir déjà conquis le cœur d’Apecks en dépit de sa froideur !

Une pointe de déception mêlée de jalousie fraya un chemin jusqu’à la poitrine du prince. Personne ne lui avait jamais fait des avances, à lui, en dépit de son haut statut, royal même ! Et surtout pas les filles !

– Très bien. Voyons ce que ce cher Ekayon peut bien posséder d’intéressant, reprit l’étrange combattante.

Sans hésitation aucune, sa main se posa sur le battant conférant à l’objet de ses pensées une intimité toute relative. D’un geste sec, elle le fit coulisser, pénétrant d’un pas assuré au sein de l’intimité de son rival. En totale opposition avec son compagnon de voyage, Apecks s’empressant de jeter une série de regards affolés dans les corridors adjacents à la position du duo, terrorisé à l’idée que quiconque vienne les surprendre, la brune n’éprouva aucun scrupule à laisser le battant ouvert, toisant d’un air dédaigneux le dénuement presque ascétique de la chambre d’ami. Enfin, de ce que l’Imperiaz remarquait, forcé de plonger à terre afin d’éviter l’inspection frénétique du novice de Baoddaï. Un peu comme la grotte dans laquelle il logeait avec ses parents… Une transition particulièrement pénible à supporter pour les souverains de Mandraliore.

– Rien qui ne vaille la peine de s’y attarder de ce côté, retentit la voix de la fille.

Le bruit d’un tiroir que l’on tire d’un coup sec accompagna la fin de sa phrase.

– Peut-être ai-je parlé un peu vite, corrigea-t-elle, et Koz imagina sans peine son sourire.

Malgré la curiosité évidente derrière la peur tirant ses traits, Apecks ne pipa mot, se contentant de cesser son examen des environs. S’avançant prudemment, tel une araignée craignant de finir écrasée sous la botte d’une noble irascible, le novice de Baoddaï s’arrêta dans l’encadrement de la porte, bloquant la vue de Koz. Sifflant rageusement en son for intérieur, oubliant momentanément sa prudence, le prince tordit le cou, appuyé contre le chambranle du placard près duquel il se cachait. En vain ; impossible de distinguer davantage que le contour de l’épaule de la fille, marchant de long en large dans la chambre d’Ekayon, sans se soucier de l’intrusion flagrante qu’elle opérait dans la vie privée du solitaire. Le froissement du papier contrebalança le craquement léger des cothurnes sur le parquet, le dos d’Apecks se crispant à chaque rebondissement.

– Cesse de te montrer aussi tendu, mon cher Œil. Rien ne peut t’arriver tant que tu restes près de moi. Fidèle, bien entendu, rajouta-t-elle après une petite seconde, pleine de sous-entendus.

– Jamais il ne me viendrait à l’esprit de vous déplaire de quelque façon que ce soit, noble Seigneurie Héritière – puisse Votre Nom être loué éternellement ! protesta faiblement Apecks, genoux à terre.

Une princesse, tout comme lui ? Inexplicablement, Koz se sentit un peu rasséréné. Si jamais les choses venaient à tourner en sa défaveur, leurs statuts égaux lui permettraient certainement de négocier. Après tout, bien que Diara soit depuis toujours la préférée de leur père, Koz restait le seul garçon de la famille. D’accord, admit-il intérieurement, homme et femme pouvaient grimper sur le trône, là où il était né, mais cette fille n’avait pas à le savoir. En tous les cas, Apecks n’avait certainement pas de quoi séduire une telle personnalité. Il en faisait un peu trop dans la servitude, à son goût. Enfin, les mœurs monastèriennes n’étaient guère les siennes après tout, bien que cela le surprenne que Baoddaï tolère de tels comportements.

– Instructif, ce ramassis d’approximations, déclara la jeune fille. Ce… Redakaï (elle roula ce mot sur sa langue, comme un idiome exotique pas encore maîtrisé) connaît donc une partie de l’histoire, en dépit de nombreuses réinterprétations. Heureusement, leurs connaissances restent insuffisantes pour se mettre en travers de… notre chemin. À moins que ces vieux décatis ne gardent pour eux certaines informations mettant en danger l’image de modèles qu’ils semblent entretenir. Que peux-tu me dire à ce sujet, Œil ?

Fronçant les sourcils, Koz se tassa davantage dans l’encadrure du placard. Une petite minute, quoi ?!

Soudainement, le jeune prince commença à douter de son interprétation première quant au rôle de l’inconnue. Mais dans ce cas, qu’est-ce que fichait le novice de Baoddaï avec elle ?

– Eh bien… Personne dans le monastère n’est au courant de l’existence du Dôme, je crois…

– Peu importe, le coupa brusquement la brune, le craquement tranchant d’un livre brutalement refermé venant ponctuer ses paroles. J’ai plus important à faire. Que ce solitaire se mêle de ce qui ne le regarde guère ou non, peu m’importe. Il ferait un excellent candidat pour les Arènes, ajouta-t-elle, pensive. Dommage que Teos ait déjà scellé son choix quant à son devenir. Œil, conduis-moi aux réserves de kaïru du monastère !

Bouche bée, Koz crut tout d’abord avoir mal entendu. Toute la froideur calculée – ou naturelle, après tout, rien ne garantissait qu’elle tenait un rôle dans ses réactions paraissaient naturelles ; enfin, étant donné la difficulté du jeune prince à seulement savoir quand ses sœurs lui mentaient avec affront, il préféra remiser cette hypothèse au fin fond de son cerveau – disparut en une fraction de seconde, dès que sa dernière phrase fut prononcée. Cela lui rappela désagréablement les quelques moments où Zane se laissait emporter par son ambition dévorante, plongeant dans une sorte de folie assoiffée de pouvoir qui ne manquait jamais d’apeurer l’Imperiaz – bien qu’il ne l’avouerait jamais, y compris sous la torture.

– Malheureusement, Djia et Balistar bloquent leur accès, pendant qu’ils cherchent Ekayon. Ils devaient fouiller ensuite la forêt alentour, mais Djia a dû en avoir marre de poursuivre les recherches, et a convaincu Balistar que le meilleur moyen de le retrouver, c’est de l’attendre à l’endroit le plus visible du monastère.

– Par le Seigneur Régent, cesse de t’adresser à moi par périphrase. Je ne suis pas responsable des ordres que l’on me transmet. Ne t’affole donc pas, il s’avère que je suis plutôt douée pour éliminer les problèmes à la racine.

Un appel, dénué de toute conviction, adressé au solitaire absent, résonna dans l’atmosphère pesante s’étant soudainement abattue dans le corridor. Seule, la brune, appuyée sans paraître se soucier de la portée de ses mots, continuait à examiner sa mystérieuse trouvaille, hors du champ de vision de l’adolescent.

– De grâce, votre Seigneurie Héritière, réfléchissez un instant ! s’affola brusquement Apecks. Éliminer dès maintenant des novices risquerait de vous desservir, au lieu de contribuer à la réussite de vos projets !

– Tes années de dormance t’ont décidément fournies une langue bien pendue, pour un garçon de ta condition. N’oublie pas que comme tous les Yeux, tu n’étais destiné qu’à une vie de souffrance et d’esclavage, à moins que tu ne parviennes miraculeusement à attirer l’attention d’un supérieur dans le Pouvoir suffisamment empli de générosité pour t’éviter le fouet jour et nuit. Crois-moi, il en reste très peu au sein du Dôme. Et personne ne désirerait s’embarrasser d’un vulgaire sang-mêlé incapable de mener à bien la moindre mission. Tes Enchères risquent de prendre une tournure fort désagréable à ton égard, si tu oses contredire quelqu’un d’aussi élevé dans le pouvoir qu’une Seigneurie Héritière. Alors, comptes-tu me faire obstacle ?

Comme si ses jambes venaient d’un seul coup de perdre toute substance, Apecks s’effondra à genoux, claquant ses bras contre le sol dans son empressement à les jeter devant soi. De violents tremblements secouaient l’ensemble de son corps, nez tellement pressé contre le parquet de bois que Koz se demanda sérieusement comment il pouvait bien continuer de respirer, et plus, articuler le moindre son compréhensible.

– Jamais, Votre Seigneurie – puisse Votre existence continuer à remplir cet Univers encore des siècles entiers ! Jamais la seule pensée d’oser me dresser contre Votre Auguste Présence ne me serait…

– Trêve de flatteries, j’ai horreur de ces démonstrations d’insectes rampants, soupira la jeune fille, étrangement véritablement ennuyée. Nous perdons du temps, et ma question était pourtant très simple. Oui ou non ? Bah, oublie cela. Tu serais incapable de me déranger d’aucune façon, pour ou contre mes projets. À présent que ta loyauté est fermement établie, dis-moi où se situent les cuves de kaïru du monastère ?

Bien plus intéressé, Koz manqua de peu quitter le doucereux abri de son recoin placardé, à force de trop tendre le visage en direction de la chambre du solitaire. Si en prime de toutes les manigances se tramant dans l’ombre faussement sécuritaire du monastère, il revenait avec la localisation précise des réserves d’énergie de leurs pires ennemis, Zane s’empresserait de le récompenser comme il se devait. Peut-être l’élèverait-il au rang de… De ? En fait, songea-t-il avec dépit, impossible de doubler les deux coéquipiers familiers de Zane pour obtenir un statut plus élevé dans la hiérarchie des E-Teens. Si Zair se comportait comme le bras droit de Zane, et que Tekris jouait le rôle de l’armoire à glace/garde du corps, quelle place aurait pu occuper Koz ?

Excepté s’il se servait lui-même dans les cuves du monastère, gagnant ainsi suffisamment de puissance pour triompher de Zane. Même avec le X-Reader de Lokar, le chef des Radikors ne pourrait lutter contre un tel déferlement de puissance. Mais se heurter ensuite à Zair et Tekris ? En partageant le pouvoir avec ses sœurs, peut-être ? Le jeune prince soupira de dépit. Mauvaise idée. Mieux valait pour l’instant consolider sa place auprès de l’irascible extraterrestre avant d’élaborer des plans dans lesquels il n’était pas certain de vaincre.

– Dans l’une des quatre colonnes de la cour il y a un dispositif permettant d’accéder à un ascenseur, il sort du centre du symbole du Redakaï, à partir de là vous serez menée directement aux réserves de Maître Baoddaï, débita Apecks d’une traite, sans paraître envisager seulement de se relever.

– Es-tu certain de ce que tu affirmes ? questionna la brune, le doute cette fois perceptible dans la voix.

– Absolument ! Une fois, j’ai surpris Maître Baoddaï en train de déposer une grande quantité d’énergie kaïru, si puissante que les X-Readers des Stax ne pouvaient la contenir !

– Vos appareils ne sont donc pas reliés à leur propre Source ? Quelle drôle de méthode. Les Élitistes humains sont décidément amateurs de difficultés. Voilà ce que c’est d’employer de combattre de manière contre-nature. Le problème, est que les imbéciles te servant de coéquipiers temporaires ne cessent de traîner exactement là où nous souhaitons nous rendre. Et aucune chance que les vieillards de ce Conseil ne daignent quitter un moment leurs délibérations, ne serait-ce que pour leur ordonner de cesser de les importuner.

Un long silence plana dans les couloirs dépourvus de présences, la luminosité de l’après-midi prenant peu à peu une teinte crépusculaire, le soleil semblant quitter définitivement sa place d’honneur au sein des étoiles diurnes, chassé sans pitié aucune par les rafales agressives fouettant la roche à mesure que les chapes nuageuses s’installaient confortablement dans un dégradé de pourpre veiné d’une aura grisâtre maladive. Surpris de constater que, décidément, Apecks se reconvertissait avec le plus grand sérieux dans la formation de tapis de sol humain, Koz distingua la pointe de la cothurne de la fille, traversant la chambre de sa démarche assurée jusqu’à se trouver au niveau du mur perpendiculaire au battant permettant de pénétrer au sein de la pièce. Un nouveau claquement sec, tandis que le son du papier s’éteignit définitivement.

– Dis-moi, mon petit Œil, les Stax conservent-ils beaucoup de kaïru obscur ? susurra l’adolescente, une convoitise presque concupiscente vibrant dans l’air ambiant.

– Beaucoup ? Oh, non, pas tellement, les Stax récoltent rarement assez de kaïru obscur pour le confier à Maître Baoddaï, et en ce moment les reliques disparaissent souvent avant leur récolte éventuelle.

– Ne t’occupe pas de cela, marmonna l’autre, profondément déçue. Donc, tes petits camarades occupent tout l’espace de la cour ? Convertir leurs âmes à mes marionnettes ne devraient guère se révéler compliqué. Cependant, je n’ai aucunement l’intention de m’encombrer de pareils bras cassés. Hum… D’après Teos, la sphère laissée par notre allié devrait finir par s’attaquer au Conseil, peu importe sa réunion au grand complet. Mais combien de temps va-t-il falloir encore attendre !? S’est-elle seulement déjà activée ?

Repensant à l’espèce de nuage desséchant la plus petite parcelle de végétation sur son passage, brisant le drôle de globe brillant aperçu au pied du bonsaï, Koz déglutit péniblement. S’il ne se trompait pas sur ce qu’était la sphère en question, autant dire qu’elle n’avait guère attendu le duo pour se mettre au travail.

– La question t’était adressée, reprit sèchement la brune. Ressaisis-toi, ou personne ne voudra miser le moindre thiercet sur toi aux Enchères.

– Pardonnez-moi ! Oui, je, je crois qu’elle a déjà commencé son œuvre de destruction ; tout à l’heure, l’orbe se trouvait brisé en deux morceaux, et il n’y avait aucune trace de kaïru résiduelle d’après mon X-Reader.

– Sauf que ce truc, quel qu’il soit, va forcément attaquer du côté de la cour. Soit l’endroit où je dois me rendre. Voilà qui est particulièrement fâcheux. Comment manipuler une chose dont je ne connais l’existence que par le biais de transmissions mentales, et au comportement programmé pour se montrer imprévisible ?

– Rien ne pourra vous empêcher d’asservir ce vulgaire nuage, assura fiévreusement Apecks, osant relever prudemment la pointe de son menton, une telle adoration brillant dans son regard que Koz craignit un instant qu’il ne se mette à baiser l’ourlet du manteau de la brune. Si vous envisagez de m’utiliser, de quelque manière que ce soit, ce sera un immense honneur de servir d’aussi grandiose façon le Trône !

La marche incessante de la brune se suspendit presque instantanément. Nerveux alors qu’il savait pertinemment ne pas être la cible de l’éventuel courroux de l’étrange princesse, Koz carra instinctivement les épaules, comme s’apprêtant à recevoir la badine pour avoir écouté aux portes sans autorisation. Rien au monde ne pourrait le convaincre, y compris contre la promesse d’une liberté totale effective sur-le-champ, de se redresser, puis franchir le seuil de la porte afin de passer un petit moment en tête-à-tête avec la fille. Ses muscles se crispèrent comme sur le point de mener une violente bataille, le malaise éprouvé en observant l’étrangère et le novice pénétrer au sein du fief d’Ekayon n’ayant cessé de le tourmenter.

– Le nuage ? répéta la brune. De kaïru obscur ?

– Je l’ignore, répondit peureusement Apecks, sans parvenir à soutenir le regard soudainement éclairé d’une flamme vorace de son interlocutrice. Sûrement, puisque la sphère vient du repaire de Lokar…

– Laisse ce fou mégalomane en-dehors de mes affaires. Un nuage, donc. Après tout, ce n’est fondamentalement pas si différent de la brume. Manipuler du kaïru obscur, oui, ajouta-t-elle davantage pour elle-même, rêveuse. Très bien. Mène-moi à la fenêtre la plus proche donnant sur la cour.

Obtenant enfin la permission de regagner un semblant de dignité, le novice de Baoddaï ramenant les mains sur ses genoux pliés, tête baissée, s’asseyant sur ses talons avant de remonter jusqu’à se retrouver sur ses pieds. Imaginer produire tant de simagrées, juste dans le but de montrer son respect comme il se devait, fatigua instantanément Koz, peu propice aux efforts de servitude après des années passées à s’incliner devant Lokar. Accompagné d’une pointe de jalousie envieuse, devant les courbettes qu’inspirait la seule présence de la brune. Pourtant, elle ne possédait rien de particulier, au fond ; rien qui ne justifiât cette aura de dangerosité mêlée d’autorité naturelle, lui donnant l’envie de baisser le regard alors qu’il se tenait à une intersection d’elle. Intérieurement, une puissante honte manqua de peu lui figer les membres. Lui, prince d’un peuple respectable, incapable de soutenir la seule présence d’une fille, qui n’était même pas sa sœur ?

Pour un peu, le jeune prince s’en serait mordu les poings de dépit. Pourquoi les Stax se moquaient-ils toujours de son équipe et de lui, d’abord ? Alors qu’ils n’étaient que de vulgaires roturiers ?!

Quittant enfin la chambre du solitaire, l’étrange brune réajusta d’un coup sec son manteau sur ses épaules presque aussi carrées que celles de Koz. Face à la lumière éblouissante du début d’après-midi, lors de sa première rencontre unilatéral de celle-ci, le prince n’avait guère fait attention à l’état de ses frusques. Néanmoins, à présent que l’obscurité s’affairait lentement à instaurer une atmosphère propice aux cauchemars, il ne pouvait manquer les nombreux accrocs dans le vêtement, pourtant de très bonne facture s’il en jugeait par son expérience. Plus encore, le manteau n’était guère le seul à souffrir de traces d’usure, le cuir des cothurnes de l’adolescente se craquelant en fines lamelles au niveau de la semelle, accompagné de trous s’étalant le long des flancs en partie masqué. Un joli hématome virant au violacé fleurissait sur la joue droite, permettant également à l’Imperiaz de constater avec stupeur que l’œil de ce côté-ci du visage, au lieu de se parer du parme jumeau du premier iris, arborait un vert sombre couleur d’un feuillage de printemps, conférant une impression dérangeante à ce regard au sein duquel bouillait déjà une puissante rage contenue. Comme si l’inconnue venait de subir une bataille particulièrement brutale, et n’avait guère eu le temps de changer de vêtements. Oh… D’accord, Koz admit que dans ce cas de figure, la colère exsudant silencieusement de la silhouette féminine devint bien plus compréhensible.

Patientant tant bien que mal que le duo disparaisse à l’angle du couloir adjacent, s’engouffrant dans une seconde pièce réservée aux invités, probablement, sans qu’aucune parole n’accompagne leurs pas, l’Imperiaz se glissa hors de l’ombre, précautionneusement courbé afin de ne pas être remarqué de l’extérieur. Nombre de choses lui échappaient, trop pour que sa curiosité ne soit pas piqué par la trouvaille de la brune, pourtant délaissée un instant plus tard. Et puis, Zane apprécierait de découvrir autant de détails que possible, non ?

Sursautant violemment en entendant le parquet grincer, craignant un retour de l’étrange brune et de son binôme apeuré, le prince se jeta derrière la commode d’Ekayon, maudissant les lits chinois déposés à même le sol, coupant toute possibilité de retraite. De longues secondes s’écoulèrent, durant lesquelles aucun mouvement ne vint trahir la moindre présence à part la sienne. Expirant lourdement, soulagé, le prince sortit en rampant nerveusement en dehors de son abri, plus précaire encore que le premier.

De nouveau sur pied, il ouvrit précipitamment le premier tiroir de la commode, jetant de fréquents coups d’œil dans le corridor. La brune se dirigeait vers cet endroit, lorsqu’elle reposa l’objet de son intérêt. Puisqu’il n’y avait aucun autre meuble dans les parages, ce dernier devait forcément être conservé parmi les sous-vêtements du solitaire. Ou ses chemises, toutes de la même couleur. Quelle manque d’originalité !

Réalisant empoigner fermement un caleçon (rouge et brun, bien évidemment, couleurs favorites du solitaire), Koz rougit furieusement, réalisant tout le burlesque de sa situation. Pourvu que le solitaire ne soit guère du genre à savoir plier ses vêtements au centimètre carré ! Bah, de toute façon, il n’était pas le premier à mettre le bazar dans les affaires du solitaire, aucun risque qu’il soit soupçonné avant eux, quand même !

Ses mains se figèrent sur un rebord rigide, incongru dans pareil endroit. Écartant une poignée de charmantes chaussettes (rouges et brunes), l’Imperiaz dégagea avec maintes précautions un ouvrage, paré de la couverture d’un ocre luisant caractéristique des livres officiels du Redakaï. Le tournant dans tous les sens, il ne vit rien qui puisse le distinguer de n’importe quel autre bouquin de la bibliothèque de Maître Baoddaï.

De plus en plus intrigué, le jeune prince se dissimula partiellement derrière le meuble, prenant garde à refermer les tiroirs laissés à l’abandon par ses soins. Guère friand de livres, il soupira un peu trop bruyamment, sans prêter davantage attention au danger, ouvrant l’ouvrage au hasard. Décidant finalement que cela ne l’avancerait, Koz revint à l’origine du texte, déjà ennuyé. Sur la totalité de la page de garde s’étalait le portrait d’un type, du sommet de son crâne à la taille. Apparemment de stature moyenne, les oreilles pointues et la peau d’un vert pâle, le regard sombre, d’ébène, le fixant au travers de la protection infime offerte par le papier semblèrent transpercer son âme, fouillant dans la moindre de ses pensées dans le but de mettre à nu ses faiblesses… et de s’en servir pour le réduire à néant.

Terriblement troublé, Koz ne put s’empêcher de détourner un instant l’or de ses iris, fixant le ciel à travers la fenêtre avoisinante. L’azur disparaissait désormais totalement derrière une chape épaisse formée de diverses teintes de gris, flottant paresseusement au sein de la voûte céleste en long voiles effilochés. S’il rajoutait quelques nuances de bleu et des éclairs foudroyant un vortex planant au-dessus du monastère, Koz se croirait presque pris au beau milieu d’un défi kaïru gigantesque. D’un geste moins assuré qu’il ne l’aurait souhaité, l’Imperiaz referma l’ouvrage sans chercher à en apprendre davantage. Après tout, c’était l’affaire de Zane, pas la sienne. Il n’avait pas payé pour se prendre en pleine poire les embrouilles de l’irascible extraterrestre.

– Très bien. Observe et respecte, petit Œil, retentit soudainement une voix féminine, étouffée mais parfaitement compréhensible.

Koz poussa un petit étranglé, qu’il étouffa immédiatement. Elle ne se trouvait qu’à une pièce ou deux de lui ! Un peu plus de bruit, et elle n’aurait pas pu manquer qu’un espion se trouvait à proximité !

Alarmé, le prince s’éloigna en hâte de la chambre du solitaire, franchissant le chambranle sans prendre la peine de refermer le battant derrière lui. Parcourant le corridor sur la pointe, il se jeta en arrière, distinguant l’ouverture de la pièce où se tenaient la brune et le novice de Baoddaï. Non pas qu’il soit curieux, se justifia-t-il, l’estomac noué, mais juste pour l’amour du travail bien fait…

Dos à lui, l’adolescente semblait plongée en pleine concentration, Apecks, aussi immobi le qu’une statue, légèrement penché sur l’unique ouverture de l’endroit, le regard plongé en contrebas. Soudainement, la brune leva les bras au ciel, inspirant profondément, les mains tremblantes sous l’effort qu’elle s’efforçait de fournir.

Tout d’abord, rien ne se passa. Le vent même sembla se moquer des tentatives inutiles de la brune, redoublant ses rafales sifflantes telles autant de rires moqueurs. Avant que ne retentisse les premiers cris de surprise, accompagnés de l’exclamation étouffée d’Apecks. Ne pouvant distinguer quoi que ce soit, beaucoup trop à découvert pour remuer ne serait-ce qu’un orteil en direction du duo, Koz s’éloigna à pas de loup, remerciant mentalement la fascination qu’expérimentaient le novice et la combattante, lui permettant de ne pas rencontrer le regard glacé de cette dernière braqué droit sur sa personne.

Une fois hors de leur champ de vision, le jeune prince fila retourner dans la chambre du solitaire, avalant la distance le séparant de la fenêtre en quelques enjambées souples. Serrant l’ouvrage dérobé contre son cœur, il se colla contre le chambranle, ne se risquant qu’à surélever légèrement son corps.

Ébahi, il crut nager en plein cauchemar, son corps entier se crispant instinctivement.

La masse brumeuse aperçue un peu plus tôt jaillissait en flots réguliers du bonsaï surplombant la cour, dégorgeant de l’écorce rugueuse comme une infection purulente, trop intense pour rester contenue. Seuls présents sur les lieux, à quelques mètres de là, Djia et Balistar reculèrent, affolés.

Une petite minute, sûrement moins, suffit au nuage pour former une masse compacte, ne grossissant guère davantage. Un énorme amas de kaïru obscur, mais sous une forme encore inconnue de Koz, d’un violet si sombre qu’il en paraissait noir à ses extrémités. De la foudre comme fluorescente, composée de minces éclairs d’un mauve menaçant, parcourait la forme cotonneuse, semant de minuscules particules scintillantes circulaires sur son passage. Soudainement, le… chose, le nuage, la brume, au fond peu importait à Koz, se mit en mouvement, s’étirant comme une sorte de gigantesque ver volant. Dédaignant les deux enfants pourtant juste devant lui, le nuage brumeux s’élança vers l’arène, à l’autre bout du monastère, s’enroulant autour des ponts reliant les trois îles le composant en laissant une volute mauvaise dans son sillage, dégradant tant et si bien le paysage qu’il se para d’une aura négligée, sale, obscurcissant la moindre pierre sur son sillage, laissant le bonsaï autrefois luxuriant dépourvu de son si fier feuillage.

Alertés par les exclamations des novices, les Maîtres ouvrirent les portes du bâtiment circulaire, abandonnant momentanément leur Conseil. À peine eurent-ils le temps de réagir. La masse de kaïru aérien se jeta littéralement sur eux, tel un démon affamé à la recherche d’âmes à dévorer. Seul Maître Atoch, plus prompt à réagir que ses camarades, ou plutôt parvenant à se tirer de sa stupeur le premier, parvint à bondir de côté, esquivant de peu le nuage se repaissant de ses victimes. De concert, les deux petits Taïro coururent vers les Maîtres, abandonnant derrière eux une cour désormais désertée de toute présence. Arrêtés en plein élan par Maître Atoch, aussi impuissant que les novices à secourir ses collègues, ils ne purent que reculer, affolés.

Seulement à ce moment, le nuage brumeux accepta de délaisser les victimes de son appétit, retournant se loger dans un endroit inconnu, alors que la brune, à deux cloisons seulement de Koz, lâchait un soupir épuisé. Pétrifié d’horreur, le jeune prince cligna frénétiquement des paupières, alors que Maître Atoch et les novices se précipitaient vers les autres Redakaï relâchés, inertes. Seul Baoddaï sembla vaguement remuer, mais en vain. Son corps s’affaissa promptement sur la pierre glacée, et ne remua guère.

– Dommage que notre allié n’ait pas prévu une attaque létale dans l’immédiat, soupira la fille, ennuyée. Enfin, la voie est libre à présent. Mène-moi aux cuves de kaïru. Et prie pour que j’y trouve ce que je cherche, moi et tes Seigneurs Héritier et Régent. Puissent Leurs règnes durer jusqu’à la fin des temps.

Le bois recouvrant le sol du monastère craqua légèrement, suivi du froissement d’un tissu que l’on déploie largement. Un son que Koz connaissait bien, pour avoir assisté aux quelques jeux de capes pratiqués par Zane. Évidemment, l’espèce de maniaque allait passer devant la chambre d’Ekayon pour quitte la haute stature protectrice du monastère, ne manquant certainement pas l’intrus paralysé de terreur juste derrière eux.

Bon sang, cette fille venait de contrôler un nuage rempli de kaïru obscur, et l’avait jeté à l’attaque contre une délégation entière du Redakaï ! Sans hésiter une seule seconde ! Si elle appartenait réellement au rang d’élève de Maître Atoch, Koz voulait bien se retrouver pendu dans la minute !

L’Imperiaz se figea en entendant le duo infernal pénétrer au sein du corridor menant directement à lui. Oh non, il ne comptait certainement pas servir de chair à canon pour deux cinglés !

Porté par sa peur, le jeune homme s’appuya contre le chambranle, bondissant à travers la fenêtre plus rapidement encore que le jour où Zane lui courait après pour l’écorcher vif, peu importait qu’ils fussent dans le même camp ou non (une sombre histoire de relique que les Imperiaz auraient soi-disant volé dans le dos des Radikors. En réalité, la relique était à eux, et ce n’était pas interdit de suivre une équipe adverse pour récupérer avant elle le fruit de la mission !). Dépliant les jambes avant de chuter sans espoir de retour, il s’envola promptement, accélérant encore et encore sa vitesse de pointe, désireux de mettre le maximum de distance possible entre lui et ce monastère rempli de fous furieux. À bout de souffle, son corps peinant à résister à la pression d’une envolée si rapide, sans transition aucune, le jeune prince ne prit cependant la peine de ralentir qu’une fois les premiers sommets de la chaîne montagneuse entourant le monastère laissés derrière lui. Ralentissant enfin progressivement sa course, essoufflé comme au sortir d’un défi kaïru particulièrement éprouvant, Koz resserra étroitement sa prise sur l’ouvrage, plaqué contre sa poitrine, les jambes flageolantes. Au loin, le monastère se trouvait enfermé sous une cloche sombre d’un gris, traversé par moments de maigres filaments blanchâtres, malsain, tranchant avec le superbe ciel de fin d’été illuminant les crêtes acérées. Le nuage de kaïru paraissait avoir disparu, au moins momentanément, néanmoins Koz ne doutait pas un instant que ce court répit cesserait dès que la fille déciderait que les monastèriens la dérangeaient un peu trop. Une pauvre dérangée assisté d’un véritable novice de Baoddaï. Son « œil », avait-elle déclaré. D’accord, mais qu’est-ce que cela pouvait bien vouloir dire ?

Dans quoi Zane venait-il de lui faire mettre les pieds exactement ? Cela avait-il un rapport avec son avertissement, quant à un éventuel retour de Lokar ?! Koz devait-il conclure que sa famille était en danger ?

Bien trop à couvert à son goût, l’Imperiaz s’empressa de perdre de l’altitude, se posant en douceur sur une plateforme en partie recouverte d’une clairière clairsemée, mais suffisante pour l’abriter. Une fois certain que personne ne viendrait le déranger dans ce petit havre de verdure, il s’assit sur un rocher avoisinant, recouvert d’une mousse humidifiant désagréablement son pantalon une fois installé. De nouveau, il examina brièvement l’ouvrage rigide, craintif à l’idée de rencontrer une deuxième fois l’expression dérangeante de l’homme en page de garde. Après tout, se répéta-t-il, ce n’était pas ses affaires. Il ne ramenait peut-être pas autant de détails qu’il ne le souhaitait d’abord, néanmoins il conservait suffisamment de détails sordides pour satisfaire la curiosité malsaine de Zane. Et sinon, qu’il se débrouille ! Hors de question de risquer sa vie pour les beaux yeux du chef des Radikors, dusse-t-il se montrer surprenant.

Ne lui restait plus qu’à retourner à la forteresse rapporter les détails de sa mission à l’irascible extraterrestre.


µµµ


Baillant à s’en décrocher la mâchoire, Ekayon s’étira ostentatoirement, souriant en appréciant la vue de la dense forêt s’étalant à perte de vue – ou presque, avant qu’elle ne cède la place au lac entourant totalement le monastère. Piquer une petite ne lui ferait pas de mal ! Après une bonne sieste d’au moins vingt-quatre heures, histoire de se remettre à la fois des assauts de la grande brune – Adriel, se rappela-t-il, à force de rencontrer son énorme animal à gueule de démon, il devrait finir pas s’en souvenir – et de ces quelques heures passées en compagnie des Radikors. Non pas qu’ils soient particulièrement infernaux, mais leur tendance à se fourrer dans les pires ennuis du monde en continuant à accuser l’Univers entier sans se remettre une seconde en question finissait par lui taper sur le système. Et pourtant, Ekayon était un garçon patient.

Un petit sourire, rapidement suivi d’un léger rire amusé, franchit la barrière de ses lèvres. Peut-être que cette bonne grosse secousse ennemie leur apprendra que travailler en équipe permettait de résister plus sûrement aux assauts ? Après tout, avant l’arrivée… surprenante (et un chouïa inquiétante) de Zane, le trio improvisé n’avait jamais été aussi proche de la victoire qu’en unissant ses forces pour neutraliser machin, une seconde… Evdam ? Oui, quelque chose comme ça. L’énorme animal à la tête démoniaque. Après l’insupportable chef des Radikors, ce fut Zair qui surprit grandement le solitaire, avec ses espèces de talents temporels. Zane se rendait-il compte de la complicité tendre qui unissait sa coéquipière à Tekris ? Pas sûr.

La rapide gaîté d’Ekayon s’effaça aussi promptement qu’elle fut venue. S’il ne craignait pas de subir les pires foudres de son Maître, découvrant que son unique élève désobéissait délibérément à ses ordres de repos, le solitaire serait resté bien plus longtemps aux côtés de l’irascible extraterrestre. La révélation, assez fracassante, de la brutalité de ses pouvoirs personnels semblait l’avoir grandement perturbé, au point qu’Ekayon s’était demandé s’il n’allait pas céder et faire une bêtise. Sans savoir laquelle, mais le terme « bêtise » convenait parfaitement, à son goût. Peut-être qu’une sieste plus courte permettrait au solitaire de revenir rapidement à la forteresse, s’assurer que l’équipe d’aliens se remettait correctement de l’attaque ? Vérifiant au passage que Zane n’avait pas besoin de… de quoi, au juste ? De conseils ? De soutien ? Bien sûr… Ekayon, combattant du bien, solitaire par excellence, allait tapoter le dos d’un garçon autoproclamé successeur de Lokar et rêvant de conquérir le monde. En d’autres circonstances, la formulation avait de quoi faire sourire. Heureusement, Zane parut se reprendre suffisamment en main pour le menacer de l’éjecter à coups de pied dans le fondement s’il continuait à traîner dans ses pattes, pourtant, le solitaire sentait qu’il se trouvait bien plus tourmenté qu’il n’acceptait de l’admettre.

Enfin, il réglerait ces questions plus tard. Pour le moment, Ekayon devait absolument trouver une explication pour justifier l’absence de son module de vaisseau tout neuf à son Maître (l’option « une créature énorme s’en est servi en guise de perchoir, et l’appareil n’a pas tenu » étant exclue). Son absence, de manière plus générale, à moins qu’un miracle ne survienne et que personne ne se soit rendu compte de sa petite escapade. Oh, trouver une excuse pour démontrer que ses vêtements en sale état n’étaient que le résultat d’un repos un chouïa agité. Et puis trouver où ce satané Zane avait bien pu dénicher les fameuses archives qui devaient tant lui expliquer ! Encore heureux qu’il ait finalement admis avoir menti effrontément.

Pourtant, il avait cru bien faire en tentant de divertir le chef des Radikors de ses sombres pensées, titillant presque avec taquinerie l’adolescent dans le but avoué de l’enrager. Pourtant, un long moment, aucune de ses amabilités typiquement solitaires ne semblèrent faire mouche, sa cible restant enfermée dans un mutisme, uniquement troublé par le scintillement carmin angoissant de ses iris. Vraiment, Ekayon le préférait les yeux noirs. N’y tenant plus, le solitaire avait fini par lâcher, inquiet de ce silence si inhabituel :

– Aucune réplique acerbe, ni de piques bien placées ? J’en serais presque déçu, soupira Ekayon, légèrement moins véhément qu’habituellement. Je pensais pourtant que ça te ferait réagir.

– Rassure-moi, tu n’es pas assez stupide pour espérer que je me montre désagréable ?

– Mon deuxième prénom est sadomasochiste, répondit le solitaire avec un naturel hallucinant.

Suspendant son geste, présentement noter par écrit tout ce qu’il avait appris de sa rencontre avec le type encapuchonné et la réunion entre la silhouette entre les rochers, les Hiverax et les Daminiens, le meilleur moyen qu’il trouva pour occuper son esprit à autre chose que l’œil le scrutant dans son dos, Zane lui avait décoché un regard interdit, presque rougeoyant. Revenant à ses feuillets, tout en continuant de surveiller le solitaire au cas où celui-ci laisserait traîner ses mains là où il n’en avait aucunement le droit (ale solitaire pouvait presque lire ses pensées ; ils se trouvaient dans la chambre du chef des Radikors, rien n’indiquait qu’il ne tenterait pas de jouer à l’improviste les espions pour son Maître), il décida finalement de ne pas en tenir compte, haussant dédaigneusement les épaules.

– Ravi de l’apprendre, marmonna-t-il, raturant sa dernière phrase pour la formuler plus exactement.

– Pourquoi, serais-tu un illustre confrère ? Je peux toujours te donner quelques tuyaux, si ça t’intéresse.

Grippant la mine de son stylo contre sa feuille, le chef des Radikors avait retenu de justesse une imprécation, jetant un regard dépité dans le couloir, en direction de l’endroit où ses coéquipiers avaient élu provisoirement domicile. Zair se reposait sûrement, à peine quelques portes plus loin. Ce n’était pas le moment de la déranger pour des bêtises. Cela réduisait grandement la marge de manœuvre, enfin, cela semblait le plus logique. Bien que cela le surprenne grandement, connaissant Zane et son peu de démonstration d’affectivité fraternelle.

Pourtant, il paraissait clairement rêver qu’Ekayon se taise, exceptionnellement, le temps qu’il termine ses copies?!

– Tu sais, ce n’est pas en jouant les frères du silence que je vais oublier de te demander des réponses.

– Trop d’honneur. De toute façon, tu peux toujours courir, grogna Zane, crispant le poing.

– À force de m’ignorer, je vais commencer à poser des questions, et tu ne vas pas aimer ça du tout.

– Mais par tous les dieux qui existent, tu ne peux pas juste la fermer cinq minutes ?! explosa le vert.

Cédant à la rage consumant ses membres, l’adolescent avait repoussé brutalement sa chaise, balayant d’un revers de la main les papiers, les stylos de rechange, les brouillons chiffonnés. Résistant de justesse à l’impulsion de jeter à terre la petite table lui servant de bureau, il se laissa lourdement retomber contre le dossier de la chaise, fermant les paupières alors qu’il inspirait profondément. Ne penser à rien, juste respirer calmement. Mais Ekayon n’était pas certain que toute cette rage manifestée ne soit dirigée exclusivement contre le solitaire.

Par une chance inouïe – ou une mauvaise porte de sortie selon l’intéressé –, un lourd silence retomba sur les deux garçons, seulement troublé par les rugissements voraces d’une tempête menaçante. Une chape assourdie paraissait prendre possession des couloirs interminables de la forteresse dénués de toute lumière, le réseau d’éclairage utilisant l’énergie kaïru n’ayant pas été actionné par les combattants épuisés de leurs derniers affrontements. Une situation devenue un peu trop régulière, d’un commun accord tacite. Mais comment la tourner à leur avantage maintenant ?

– Il ne va pas falloir que je traîne, remarqua enfin le solitaire, d’une voix calme, comme si rien ne s’était passé, comprenant finalement que ce n’était guère le bon moment de chercher à s’imposer. Le monastère s’est sûrement aperçu de ma disparition. Et je dois toujours récupérer les fameux documents de Maître Baoddaï. Ce serait dommage de gâcher l’une des seules informations que tu aies consenti à me donner, n’est-ce pas ? ajouta-t-il en lui faisant un clin d’œil.

Un subtil tressaillement avait crispé les épaules de l’irascible adolescent, trop discret pour que le solitaire y fasse tout d’abord attention. Soudainement hésitant, Zane avait tenté de se concentrer de nouveau sur sa tâche en cours. En vain. Travaillé par un petit détail, qu’Ekayon ne tarderait guère à apprendre à son tour, il s’était, au terme d’un long moment, tourné en direction du solitaire.

– Je t’ai menti, lâcha-t-il finalement alors que l’intéressé ne semblait pas pressé de se préparer au départ. La cachette de Baoddaï. Si tu avais suivi mes, disons, instructions, tu te serais retrouvé devant une anfractuosité entièrement vide. Juste avant que l’alarme placée par le Maître ne te livre à son courroux.

– Attends un peu, tu m’as tendu un piège ? En inventant l’existence d’un livre qui m’aurait aidé autant que toi mes informations ?! résuma Ekayon, fâché de s’être ainsi fait rouler dans la farine.

– Oh pitié, tu ne pensais tout de même pas que j’allais tout te dire aussi facilement ? Je n’ai pas entièrement menti, le livre existe bel et bien. Seulement, j’ignore où il se trouve… aujourd’hui.

– Comment ça, aujourd’hui ? Maître Baoddaï a déplacé l’ouvrage ? Pourquoi ?

Vaguement gêné, Zane fouilla la pièce à la recherche d’une excuse lui permettant de reprendre contenance. L’acte à l’origine de cette décision de son ancien formateur ne le dérangeait nullement, au contraire ; sa haine et son envie de vengeance l’empêchaient clairement d’éprouver le moindre regret.

Seulement, il n’avait aucune envie d’entendre le solitaire se moquer de lui. Pas besoin de lui donner du grain à moudre, se montrer absolument insupportable était une qualité suffisamment développée sans qu’il ne lui apporte son aide.

– Eh bien, disons que je me suis peut-être fait prendre la main dans le sac, et que peut-être Baoddaï a changé de cachette par principe de précaution. Je t’interdis de rire comme une baleine, c’est bien compris ?!

Hilare, Ekayon mima son propre bâillonnement (solution somme toute de plus en plus envisagée), les muscles de ses joues tressautant alors qu’il se contenait avec peine, croisant innocemment les bras.

Reprendre son sérieux fut dans un premier temps des plus compliqués. Jusqu’à ce que Zane ne se lève brusquement, s’engouffrant à travers l’ouverture donnant sur sa salle de bain personnelle, prétextant devoir se soigner brièvement avant de reprendre leur « discussion ». Refusant catégoriquement l’aide d’Ekayon. Une réaction que le solitaire avait considéré stupide d’orgueil et de fierté mal placée. Jusqu’à ce qu’il aperçoive brièvement les cicatrices s’étalant le long du dos de l’adolescent. Trop nombreuses pour n’être que le fruit de batailles. Trop anciennes pour être imputées à Lokar également, en dépit de son manque total de tendresse envers ses élèves. Par pudeur, et par respect pour ce qu’il devinait appartenir à un traumatisme trop personnel pour être évoqué maintenant, Ekayon avait détourné le regard, tentant de commencer à réfléchir à un plan infaillible pour éviter les mois de corvées se profilant devant son horizon de vie.

Rester positif ; après tout, à force de ne pas laisser tomber le chef des Radikors… enfin, de ne pas avoir abandonné son obstination à obtenir des réponses, plutôt, le solitaire avait appris énormément de détails. Dans un sens, il n’était pas certain d’avoir voulu les connaître. Zane s’était montré particulièrement concis, arguant qu’Ekayon avait de la chance de ne pas s’être trouvé face à Zair, apparemment familière des longues explications détaillées. Néanmoins, cela suffisait pour que le solitaire saisisse bien mieux l’impossibilité apparente de l’apparition de l’équipe de trois combattants du… Dôme ? Oui, c’était bien ça. Le Dôme, une version maléfique, en quelque sorte, du lieu où le Redakaï se réunissait avant l’apogée de la puissance de Lokar et sa destruction. Un Maître ayant tourné du mauvais côté, et de manière spectaculaire. Un nouveau type de kaïru créé des années avant Lokar ? Beaucoup d’informations parurent tellement incroyables au solitaire, qu’il ne douta pas un instant de leur véracité. Du moins, Zane croyait à ce qu’il disait. Mais le solitaire n’avait pas manqué que le vert n’avait pas une seule fois croisé son regard à partir du moment où le Dôme, en particulier, fut évoqué. Tout comme son regard se teinta d’une telle inexpressivité qu’il en devint sur-le-champ suspect, dès que le système particulièrement dictatorial de cette institution fut évoqué.

Cependant, de nombreux détails continuaient à le chiffonner, qu’il n’avait guère partagé avec Zane, pressé de le laisser afin qu’il prenne un repos nécessaire à sa remise sur pieds. À commencer par l’absence d’autres daminiens en dehors de l’équipe de Teos. Si les Radikors n’étaient que la seule cible de cette dernière, elle ne se serait jamais rendue en Islande, et Ekayon ne se serait pas heurté à elle si tôt. Quant à l’espèce d’éclair, tel que l’avait décrit Maya, la plus proche de l’adolescent au moment de sa chute, venait-il du Dôme en question ? Car, enfin, jusque là rien ne justifiait une telle attaque sur Zane. Sauf s’il s’agissait du plus gros manque de chance jamais connu de l’ensemble de l’Univers. Mais Ekayon ne croyait pas aux coïncidences.

Le jeune homme fronça brutalement les sourcils. Devant lui, la couverture de feuillage venait de céder la place à une sente dessinée par des milliers de passages, exponentiellement fréquents ces derniers temps, s’éclaircissant sur un escalier de pierre censé mener aux portes du monastère, fermées en raison qu’elles débouchaient directement sur l’arène, lieu de réunion du Conseil. Le vaisseau des Stax, de ce qu’il distinguait, se trouvait amarré à sa place habituelle, à flanc de falaise près de la cour, à ceci près que les Stax arpentaient les pierres de celle-ci, mains en porte-voix, appelant à pleins poumons leurs compagnons de vie. Plus étrange encore, les lieux, encore luxuriants et grouillants d’activité bien que la majeure partie de celle-ci se cloisonne entre quatre murs, Se trouvaient dans un tel état de délabrement qu’Ekayon se demanda une fraction de seconde si les attaques de Zair n’avaient pas déréglées sa temporalité, le transportant plusieurs mois dans le temps. Plus inquiétant encore, de sa position, il ne distinguait aucune des silhouettes autoritaires des Maîtres Redakaï, malgré le toit de l’arène ouvert au ciel, un enfer pour s’entraîner en temps de pluie, car il fallait se rabattre à l’intérieur de la structure centrale du monastère, retenant ses coups pour ne pas qu’il s’effondre par mégarde. Son Maître en personne semblait avoir mystérieusement disparu.

L’inquiétude cédant le pas à la prudence, le solitaire usa les dernières réserves de ses propulseurs pour se diriger droit vers les Stax, atterrissant avec l’habileté que confère l’habitude au milieu du trio. Sursautant violemment de surprise, les nerfs clairement à vifs, Boomer ouvrit et referma plusieurs fois de suite la bouche, tentant d’articuler quelques mots sans succès. Au contraire de son coéquipier, Maya poussa une exclamation de soulagement, se précipitant pour serrer le jeune homme dans ses bras, le solitaire soutenant sans broncher le regard soupçonneux du chef des Stax. Après deux ans d’amitié, Ky continuait à se méfier de lui, en dépit des quelques bons moments passés ensemble. Le brun avait beau reconnaître, une fois la tempête passée ses erreurs, cela ne l’empêchait guère de continuer à surveiller autant que possible les faits et gestes d’Ekayon. Plus encore depuis qu’il résidait au sein du monastère.

– Je suis tellement soulagée de voir que tu va bien ! souffla Maya, ses traits se détendant sensiblement.

– Je rêve où tu volais, à l’instant ? renchérit Boomer, retrouvant enfin l’usage de la parole.

– Un petit achat dans une vile interplanétaire de la connaissance de Maître Atoch, éluda-t-il nonchalamment, laissant Maya s’écarter pour laisser la place à Ky. Mais dites-moi, qu’est-ce qu’il s’est passé ici ? J’étais parti me promener en forêt – n’en déplaise à mon Maître, rester une journée entière au fond du lit, ce n’est pas mon activité favorite –, et à mon retour, le monastère est dans cet état ? Qui a fait une fête géante ?

– Ne plaisante pas avec ça, le réprimanda sèchement Ky. Nous sommes allés accomplir une mission de récolte de kaïru, dans le pays voisin, et tout était normal à notre départ. Enfin, il faut quand même signaler que seules Teeny et Diara sont venues nous affronter, et que notre princesse blonde insupportable n’a pas cessé de crier après l’inutilité de son frère. Durant le vol de retour, nous avons reçu un appel affolé de Balistar, qui nous demandait de retourner au plus au monastère. Et voilà le résultat.

D’un large geste de la main, le chef des Stax engloba l’intégralité du paysage, l’incompréhension se lisant sur son visage, reflet du tourment interne d’Ekayon. Comment un tel changement avait-il bien pu survenir en quelques heures seulement ? Hum… Peut-être un peu plus pour sa part, mais en se fiant sur le rapport de Ky… Adriel, ou ses deux coéquipiers, avaient décidé d’une attaque simultanée ou quoi ?!

– J’ai un mauvais pressentiment, lâcha Maya, grimpant l’escalier circulaire conduisant au pied du bonsaï. Soyez sur vos gardes.

À l’unisson, ses compagnons se tendirent, Boomer réitérant ses appels, restés sans réponses. Les sens aux aguets, Ekayon se courba, intérieurement ravi que personne ne remarque son apparence fort peu soignée.

– C’est curieux, on dirait que le monastère a été abandonné depuis des semaines, s’étonna Ky, s’engageant sur le ponton conduisant à l’îlot central.

– Oui, alors qu’on est seulement partis depuis quelques heures, confirma Boomer, planté devant l’un des poteaux entourant la cour, une main venant gratter sa nuque dans son incompréhension.

– D’autant plus que quelqu’un s’est servi du kaïru récemment, ajouta Maya. Oh non !

Au cri de l’adolescente, les trois autres garçons se retournèrent d’un seul mouvement, craignant le pire.

– La sphère… Elle est brisée en deux !

– La quoi ? questionna Ekayon, visiblement le seul à ignorer de quoi il en retournait.

– Qu’est-ce qui a bien pu lui arriver ? marmonna Boomer, de plus en plus perplexe.

– Il s’agit d’un objet mystérieux retrouvé dans le repaire des Hiverax, daigna répondre Ky. Aucune idée, mais ça m’étonnerait que ce soit une simple coïncidence.

– Vous avez trouvé le repaire des Hiverax ?!

– Oui, hier, nous avons enchaîné deux missions et… Une petite minute, elle a duré combien de temps, ta promenade ?!

– Cessez de vous disputez, les garçons, les réprimanda Maya. (d’une main, elle saisit une poignée de verdure tapissant délicatement le pied de l’arbre vénérable, désormais dépouillé. S’effritant instantanément au contact, l’herbe fut réduite en une fine poussière grisâtre, glissant entre les doigts de la jeune fille) Le sol où se trouvait la sphère a été complètement réduit en cendres, comme si la vie avait été chassée de cette endroit.

Face à l’urgence de la situation, Ky attendit tout juste que sa coéquipière ait achevée son explication, perdu dans des réflexions urgentes connues de lui seul.

– On devrait se séparer pour essayer de retrouver les Taï…

– Ici ! le coupèrent un concert de voix enfantines. Aidez-nous !

Grognant sous l’effort, l’équipe de novices jaillit d’une des arches jalonnant le chemin formé par les pontons, courant vers leur aînés, Apecks frissonnant d’angoisse tandis qu’il traînait légèrement en arrière. À quelques pas d’eux, soutenant Baoddaï, un bras passé autour de sa taille, l’autre entourant ses propres épaules, Atoch se dirigea vers les combattants, se détendant significativement en apercevant son jeune élève. Intérieurement, Ekayon sentit déferler un soulagement profond, si puissant qu’il résista péniblement à l’envie de serrer son vieux Maître dans ses bras, lui qui ne se montrait guère démonstratif.

Néanmoins, son euphorie disparut rapidement, dès que ses yeux se posèrent sur le corps inerte de Baoddaï, ne réagissant pas même aux soubresauts chaque fois qu’Atoch l’empêchait de glisser à terre.


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Bonjour, ou bonsoir !


Dans la chronologie de la série d’origine, ce chapitre correspond à la moitié du onzième épisode de la deuxième saison, le premier « axe » de cette fanfiction s’achevant au treizième ; enfin, ça avance ! x)


J’espère que ce chapitre vous aura plu, et merci à ceux qui suivent cette histoire depuis le début ! En tous les cas, n’hésitez pas à laisser un commentaire, cela fait toujours plaisir, y compris s’il s’agit de détails mal expliqués, ou autre chose de ce genre !


Bonne journée, ou soirée à vous !


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