Aesragen

Chapitre 1 : Ceux qui ne m'auront pas

8266 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 19/08/2020 19:02

Ceux qui ne m’auront pas


– L’empire d’Angkor aurait été construit au IXe siècle, cependant, d’après les archéologues, ces ruines ne seraient que la partie monumentale connue de vestiges datant de l’âge de bronze, révélée par la nécropole de Koh Ta Méas, datant de 1800 avant notre ère au plus tôt, déclama la professeur d’histoire du ton automatique de quelqu’un récitant une leçon apprise par cœur.

Voyant une main se lever, elle s’interrompit, continuant néanmoins à marcher sur la voie pavée menant au premier temple, dont les murs ornés de statues à demi-détruites représentait d’antiques visages de Bouddha.

– Oui, Victoire ?

– Pourquoi ne pas demander au proviseur comment c’était ? Il devait y être, non ?

Un ricanement narquois passa dans les rangs des enfants d’environ treize ans, enflant jusqu’à devenir un fou rire général, la maîtresse tentant péniblement de faire revenir le calme. Entourée de deux autres filles (l’une d’un blond platine, l’autre rousse écarlate), réputées pour être ses bras droits, la dénommée Victoire, une brune très grande à la peau caramel, lança un regard plein de sous-entendus à travers la foule. Tressaillant brutalement en s’en apercevant, sa cible détourna hâtivement le regard, se concentrant intensément sur les bas-reliefs des colonnes entourant la route sur laquelle la classe de 4e s’engageait bruyamment. Petit pour son âge, mince, la peau pâle, ses cheveux étaient d’un châtain sirop d’érable épais, lui tombant sur la nuque. Ses yeux d’un bleu délavé mangeaient un peu son visage rond, aux pommettes saillantes. Tout au fond du groupe, il se faisait le plus discret possible pour ne pas être remarqué. Nerveux, il enfonça ses mains moites dans les poches de son short kaki, puis s’en servit pour renouer les lacets de ses chaussures de montagne en cuir craquelé, avant de tirer sur les cordons de la capuche de son T-shirt bleu foncé. Finalement, après avoir remis une énième fois en place sa casquette, il déboucha sa gourde, buvant l’eau réchauffée avec un empressement artificiel.

Si tu nous ramènes pas cent balles une fois la visite terminée, tu le regretteras, fais-nous confiance.

Sentant ses yeux le piquer, Marc les baissa, fixant résolument le sol. Ses mains refusant de rester tranquilles plus de quelques secondes, elles effleurèrent ses côtes, là où se cachaient plusieurs bleus virant au jaune pour certains. L’infirmière scolaire n’avait pas émis de commentaires suite à son excuse d’être tombé dans les escaliers, se contentant de lui donner du Doliprane avec les recommandations d’usage.

N’écoutant plus les explications de la maîtresse, il observa avec mélancolie les alentours. La sortie scolaire était le résultat de trois années de demandes répétées de la part de madame Pinchot, passionnée de temples et reliefs en tout genre. Angkor était à ses yeux le Grâal de l’histoire, et l’indiscipline de ses élèves la rendait irritable, loin de se trouver disposée à se laisser gâcher une visite d’une portion de la Voie Royale, avec à la clé des dizaines de ruines templières se dressant de part et d’autres des pavés fraîchement refaits. Arrivée au Cambodge une semaine auparavant, la randonnée avait déjà été retardée de quatre jours, le guide s’étant défaussé au dernier moment. En trouver un autre avait été difficile, et encore, de par leur statut de touristes, le maître d’hôtel s’était démené pour répondre aux exigences de Pinchot. Aussi, si Marc aimait en temps normal passionnément l’histoire, le discours à la fois débité et partial de la quinquagénaire ne lui permettait pas de s’évader en pensée, au-delà de cette chaleur écrasante, près des anciens habitants de ces peuples qui autrefois s’appropriaient les lieux, des siècles plus tôt. Faisaient-ils des sacrifices ? Habitaient-ils toute l’année ici ? Ayant lu un peu, Marc savait qu’ils étaient assez petits, mais ayant développé une immunité spécifique face à la malaria.

Incapable de se concentrer, l’envie de se trouver à des lieues d’ici monta en lui devant les étendues verdoyantes s’appropriant le paysage aussi loin que portait que le regard, d’abord sous la forme de rares arbres s’élevant gracieusement vers le ciel, puis de plus en plus nombreux, jusqu’à former une épaisse couverture de verdure que les yeux ne pouvaient percer.

T’as pas intérêt à cafter, sinon on sera obligées d’en parler à ta petite sœur. Tu veux pas qu’il lui arrive quelque chose, pas vrai ?

Il avait pensé à tout avouer au CPE, voir au proviseur. Mais avec ce qui s’était passé la semaine précédant le départ…Si seulement il avait des ailes, songea le garçon, il s’en irait bien loin, pourquoi pas jusqu’à la Lune ? Il n’y avait personne là-haut. Qu’est-ce que ça devait être paisible !

Quelqu’un tira sur sa manche d’un coup sec. Se retournant, son souffle se bloqua dans sa poitrine quand il vit les boucles blond platine et les yeux d’un vert éclatant de son interlocutrice. Marie, l’une des « fidèles » de Victoire. Déglutissant péniblement, il ne réussit pas à articuler le moindre son.

– N’oublie pas, murmura la jeune fille. Après la visite, dans les toilettes pour dames.

Sur ce, elle fendit les rangs des élèves comme si de rien n’était, venant se replacer avec un naturel hallucinant près de son amie, lui adressant un hochement de tête affirmatif. Le sang de Marc se glaça, la peur faisant battre le sang à ses tempes douloureusement. De nouveau, il dut fermer violemment les paupières pour empêcher sa vue de se brouiller. Devant accélérer pour rattraper les autres (il n’avait vraiment pas envie de se faire remarquer par la maîtresse en prime), il s’abîma dans la contemplation du paysage si libre, si beau. Il ignorait ce que Victoire avait décidé de lui faire s’il ne ramenait pas l’argent, mais une chose était certaine : il ne possédait guère la somme. Forcé par deux fois déjà de piocher dans le porte-monnaie de sa mère, celle-ci avait bien remarqué que son argent disparaissait un peu trop rapidement. Les interrogatoires ne donnant aucun résultat, elle avait fini par cacher son sac à main. Où, Marc n’en avait aucune idée. Au début, il s’en trouvait soulagé : il ne pouvait plus céder aux caprices des trois filles de sa classe par une force indépendante de sa volonté. Elles comprendraient qu’il n’était plus un aussi bon citron à presser que celui des trois années passées, donc iraient voir ailleurs s’il y était. Sauf qu’elles ne l’avaient pas cru une seule seconde. En guise de punition, elles lui avait déclaré que personne ne se moquait impunément d’elles, exigeant ces fameux cent euros, s’il ne voulait pas que sa petite sœur subisse des représailles à leur retour de voyage. Il avait beau crier à toutes forces qu’il ne pouvait rien faire, qu’il disait la vérité, cela n’avait rien changé. Et plus la date butoir approchait, plus la peur se muait en terreur devant les menaces. Il avait cherché en vain une solution, mais sa tête restait vide avec un acharnement qu’en d’autres circonstances il aurait qualifié d’admirable.

Revenant au groupe, il vit que plusieurs mètres les séparaient, sans que personne ne lui accorde aucune attention. Invisible, en dehors des trois pestes qui le poursuivait inlassablement. Disparaître, si seulement…

Sursautant, sa tête tourna si vite vers la forêt avoisinante que son cou en craqua. Au-delà de la lisière, la végétation était si dense que personne ne pouvait voir au travers…

D’après le guide, quelques kilomètres au Sud, la zone boisée était bien moins fréquentée, s’apparentant davantage à de la jungle…

Il avait assez d’eau dans sa gourde pour tenir quelques jours en se rationnant…Et s’il longeait la route touristique, en parallèle, il pourrait peut-être rejoindre par ses propres moyens l’hôtel. Entouré d’adultes, probablement étroitement surveillé, personne ne pourrait vraiment l’approcher, au moins le temps du séjour.

Un dernier regard en direction du groupe scolaire. Celui-ci continuait à s’éloigner sans lui, toujours sans lui porter quelconque intérêt.

Il prit sa décision en une fraction de seconde.

Réajustant son sac à dos, le nouant de façon à limiter son rebondissement, il s’élança, fixant avec un espoir qu’il n’avait pas ressenti depuis des années le vert de la végétation. Il n’était pas le meilleur à la course, d’accord, mais avec la pétoche qui lui nouait les entrailles, il avait largement de quoi s’envoler !

Il parcourut une dizaine de mètres avant d’entendre une exclamation surprise dans son dos. Loin de ralentir, il poussa plus encore sur ses jambes. Il lui restait encore quelques jets de pierres à parcourir avant de se trouver dans une sécurité relative.

Un bruit de cavalcade derrière lui le poussa à jeter un coup d’oeil par-dessus son épaule. Le guide, un solide gaillard, s’étant lancé à sa suite, gagnant rapidement du terrain grâce à ses longues enjambées souples. Marc paniqua de nouveau, accélérant aussi fort que son corps maigrelet lui permettait, tentant d’ignorer les tremblements du sol au passage de l’homme. D’autres élèves avaient suivi le mouvement, mais la majorité restait sur la pierre sécuritaire, criant des encouragements au guide, ou riant de voir l’un de leur camarade se débiner, surtout celui-là. Personne ne croyait aux chances du garçon, et à la réflexion, lui non plus n’aurait pas parié sur ses performances.

Comment réussit-il à atteindre les premiers arbres avant le guide, il ne le sut jamais, mais ce n’était qu’un détail vaguement enregistré par son cerveau sérieusement en manque d’oxygène. L’impression de voler pour de vrai le grisa. Il ne courait plus, il frôlait à peine le sol. Il avait d’abord craint de s’effondrer, puis s’était étonné d’être encore debout après plusieurs minutes de course effrénée. Il courait comme si une force au fond de lui ignorait sa fatigue, le poussant toujours en avant, comme s’il pouvait courir éternellement.

Mais cet état de grâce ne dura pas. Alors que les bruits de l’homme s’étaient depuis longtemps éteints sans qu’il ne s’en soit rendu compte, son souffle devint rauque, la sueur coulant le long de sa nuque et de son visage. Il n’en pouvait plus. La fatigue chauffait ses muscles à blanc, sa gorge, ses poumons étaient en feu, ses yeux rougis par la poussière soulevée. Quelques minutes de plus à ce rythme, et il ne savait s’il serait capable de se relever.

Cependant, il n’eut pas à s’en soucier très longtemps.

Sautant un tronc d’arbre en travers de son chemin, il lui manqua quelques centimètres pour atteindre le sol de l’autre côté. Trébuchant sur la mousse humide, son pied glissa sans qu’il ne puisse se rattraper. Son corps suivit, plongeant comme au ralenti vers la pente recouverte de feuilles gluantes qu’il n’avait pas remarqué auparavant. La dévalant à une vitesse exponentielle, il ne réalisa pleinement sa situation qu’en voyant le paysage défiler tout autour de lui tel un praxinoscope infernal.

Un choc soudain lui coupa le souffle, des petits points dansant devant ses yeux, avant de voir le monde sombrer dans le noir.


µµµ


Lors de son premier réveil, il crut n’avoir que somnolé quelques minutes, confusément, ne réalisant pas immédiatement avoir les yeux fermés. Il sentait toujours l’odeur de mucus et de feuilles mortes de la forêt – ou était-ce la jungle ? Il aurait été incapable de le dire – cambodgienne. Néanmoins, sous son corps allongé sur le flanc, il ne sentait plus l’humidité transpercer aussi facilement ses vêtements. Quoique, à la réflexion, il devait avoir un peu froid quand même. Ses muscles endoloris le mettaient au supplice, respirer était presque pénible, sans parler de sa tête le lançant désagréablement. Parvenant à remuer les doigts, une sorte de tissu crissa sous son geste.

Définitivement, il n’était plus vautré parmi les diverses variétés botaniques odorantes tapissant la forêt.

À travers un brouillard ouaté, le jeune garçon distingua quelques fragments de voix. Cela le rassura un peu de ne pas reconnaître celle de la maîtresse, voir celle de Victoire.

– Faut bien en faire quelque chose !

Cette voix-là était rauque, profonde, indéniablement masculine.

– Les gosses, c’est comme les clebs, vaut mieux leur mettre une laisse et un collier, sinon ça n’arrête pas de se paumer.

Féminine, quoique légèrement éraillée.

– Hors de question de le garder ! Déjà, s’il est recherché, va falloir se casser vite fait. C’est une source de problèmes en vue.

Marc grimaça. Encore une intonation masculine, mais plus aiguë, tranchante, qui n’arrangeait pas son mal de crâne.

– On ne va quand même pas l’abandonner en pleine jungle ?!

– Tu veux parier ?

Non, Marc ne voulait pas parier, il voulait juste dormir encore un peu.


µµµ


Le deuxième réveil fut beaucoup plus lucide. L’impression de nager dans une boue insondable s’était un peu éloignée, et sa tête ne produisait plus qu’une légère pulsation tout à fait supportable. Cela faisait des semaines que Marc n’avait pas aussi bien dormi, ni aussi longtemps. S’assommer avait parfois du bon en fait. Il se sentait presque reposé, aussi n’eut-il cette fois aucune hésitation à ouvrir les yeux.

Il resta un moment immobile, se demandant s’il ne rêvait pas.

Cette fois couché sur le dos, en travers de simples couvertures empilées pour former une couche, son regard rencontra un plafond de toile marron, de forme triangulaire. Un plaid posé en travers de ses épaules, un réchaud dans un coin, son sac à dos et quelques livres et paperasses complétaient l’aménagement de ce qu’il reconnut comme une tente. Une ou deux place à son avis, pas plus, et ayant déjà un certain âge, comme en témoignaient les nombreuses pièces recousues. Le silence régnait au-dehors, et il ne faisait pas assez sombre pour que ce soit la nuit.

Après un instant d’hésitation, Marc se décida à se lever, puisque personne ne semblait être dans les parages. Il se souvint vaguement avoir entendu des gens parler, un peu plus tôt, mais à présent que sa lucidité était revenue, il n’avait pas particulièrement envie de les rencontrer. Et si c’était une équipe de l’hôtel, ou d’autres sbires de Victoire et compagnie ? Pire, si les buts de ses mystérieux hôtes étaient de le renvoyer directement au creux de leurs griffes ? Bien sûr, se dit-il sans y croire, peut-être avaient-ils de bonnes intentions. Hors de question de prendre le risque de vérifier cependant.

Attrapant les anses de son sac, il le réajusta sur son dos, ouvrant avec appréhension la fermeture éclair. Sortant la tête, il ne vit que les buissons denses teintés de fleurs d’un jaune éclatant, au pied desquels une colonie de fourmis rouges allait et venait dans une régularité admirable. Un croassement aigre hérissa les poils de sa nuque, avant qu’il ne voie une grenouille partir à bond précipités vers sa gauche. Pour un peu, il aurait cru qu’elle fuyait. Marc se morigéna intérieurement. Autant pour cette idée complètement farfelue, qu’envers sa soudaine montée de panique devant le cri d’un si minuscule batracien.

Sortant tout à fait, il fut désorienté par le paysage s’offrant à ses yeux. Il n’était pas du tout dans la lisière un peu épaisse qu’il visait dans sa fuite. Non, les arbres à perte de vue lui cachant à demi le soleil, la moiteur étouffante, l’absence totale de bruits autres que ceux de la nature laissait penser qu’il se trouvait bien plus profondément enfoncé qu’il ne l’avait d’abord cru. D’ailleurs, remarqua-t-il, l’astre solaire était sur le point de se coucher, la luminosité décroissant rapidement. Il s’assit par terre, dépité, se passant la main dans ses cheveux désordonnés à cause de sa précédente course. C’était bien sa chance ! Si seulement il se rappelai comment il avait finit par échouer ici, bien trop loin à son goût d’ailleurs ! Comment allait-il faire pour rejoindre l’hôtel maintenant ? Retrouver son chemin allait sûrement lui prendre un temps fou ; et si sa réserve d’eau n’était pas suffisante désormais ? Mais allait-il vraiment retourner là-bas, en avait-il envie au fond ?

Un grognement issu du tréfond de son ventre le crispa involontairement. Bien sûr, ses, quoi ? Sauveurs ? Sauveteurs ? N’avaient pas pensé à lui laisser un petit quelque chose à grignoter. Devant lui, des cendres désormais froides, autour desquelles l’herbe avait été piétinée plus d’une fois. Deux autres tentes semblables à la sienne se dressaient, disposées en cercle autour du foyer récemment utilisé et éteint, suffisamment loin pour avoir un peu d’intimité, mais assez proches pour se défendre de concert si besoin. Marc secoua la tête. Quelle idée saugrenue ! L’humidité commençait à influencer ses pensées, décidément. De toute manière, l’environnement lui-même était une protection contre les indésirables, situé à des lieues de tout. S’il était aussi loin de la civilisation qu’il le croyait, personne ou presque ne devait venir dans le coin, et encore moins le laitier ! De plus, le site de campement était dissimulé derrière d’épais rideaux de végétations, habilement disposés de façon à laisser glisser les regards sur ce que l’on pouvait aisément prendre pour un arrangement naturel. Pas le moindre temple à l’horizon, ni la plus petite pierre. Et un silence pesant…

Comme pour se moquer, un grondement de tonnerre déchira les alentours. Manquant tomber à la renverse, Marc scruta avec étonnement le ciel, dont il ne distinguait que des parcelles à travers les trouées. Rien n’indiquait qu’il allait pleuvoir, les rares nuages restant d’un blanc rosé moutonneux caractéristiques de l’approche du crépuscule.

Un nouveau choc secoua brutalement le sol, et cette fois il dut s’accrocher à la toile de la tente pour conserver sa position assise.

Plus de doute possible, cela venait de la direction exactement opposée à celle de la grenouille !

Un rugissement tout bonnement inhumain lui glaça les sangs, suivi d’une sorte de rire monstrueux. Et ce fut toute une bande de volatiles qui s’enfuit sans demander son reste, criaillant de vives protestations que Marc n’était pas certain de vouloir comprendre. Son instinct premier lui dicta de suivre leur exemple, ignorant ses jambes figées sur place.

Mais un brin de curiosité vint titiller sa conscience. Jamais de sa vie il n’avait entendu un truc pareil, et il ne le réentendrait sûrement plus. Alors, vu qu’il n’avait plus grand-chose à perdre, pourquoi ne pas jeter un petit coup d’œil ? Et repartir tout aussi vite. Ne sachant pas du tout où il se trouvait, il pouvait bien perdre cinq minutes, comparées aux longues heures qu’il allait probablement passer à essayer de retrouver son chemin.

Quoique, il n’était pas trop certain de vouloir s’aventurer dans un environnement peuplé d’animaux qu’il imaginait féroces, tout ça dans le noir.

Ses membres inférieurs daignant se remettre en marche, il avança de quelques pas hésitants, guidés sans risques d’erreur par les chocs et coups réguliers martelant la forêt. Au bout de quelques minutes à s’enfoncer dans un mélange entre une boue collante et une mare de chewing-gum, le garçon déboucha sur une sorte d’arène visiblement artificielle creusée à même le sol. Entourée d’une ceinture rocheuse circulaire et de troncs imposants, dont plusieurs avaient soufferts d’il ne savait quoi, elle était au moins de la taille d’un demi stade de football. Le sol irrégulier paraissait déblayé à coup de rayons laser de l’espace, ou issu de la masse folle d’un géant peu soucieux de l’esthétique.

Le calme était revenu depuis quelques secondes, aussi Marc osa-t-il s’aventurer à descendre à petits pas et le plus discrètement possible la pente mi-roche mi-terre. Mal lui en prit.

Alerté par un sifflement ignoble, il n’eut que le temps de se jeter en arrière pour éviter la collision avec un OVNI gigantesque. Fesses par terre, il toussa comme un perdu à cause de la poussière, balayant par réflexe l’air de sa main. Avant de se figer.

Un œil unique, rouge, le fixait furieusement d’un air qu’il jugea, ouais, complètement maléfique. Incrusté sur une tête ovale barrée en diagonale de plusieurs bandes côte à côte d’un vert-bleu clair, Marc put voir tout aussi distinctement la taille des quatre doigts longilignes proches des griffes, d’un gris vert métallisé à l’exception du pouce, noir, la couleur de base du corps. Observant la créature bipède se relever, il vit que les épaules étaient recouvertes de la même nuance de gris, prolongée par le même vert que celui du visage, qui se déclinait en une autre bande sur le bras, un peu plus bas. Le corps était paré d’une sorte de cache-cœur, encore de gris bordé de vert-bleu des deux côtés. Les jambes étaient entièrement noires, à l’exception des orteils suivant la même forme que les doigts, sauf qu’ils étaient tous d’un seul tenant.

Avant de pouvoir reconnecter ses cellules grises et former une pensée cohérente, un bruit sourd avertit le collégien qu’un second monstre venait d’atterrir à quelques mètres d’eux, fixant d’un air satisfait le cyclope devant lui, sans le remarquer d’abord.

– Alors, tu en as assez de l’entraînement, ou tu veux encore un peu de ta raclée quotidienne ?

De manière incongrue, Marc s’étonna que ces grands machins puissent parler aussi distinctement. En dépit de leur sonorités déformées, bien entendu.

Le nouveau venu, sorte de farfadet mutant géant guerrier, était paré de deux excroissances verticales j jaillissant de ses épaules. Sa couleur de base était un vert que Marc qualifia de végétal, clair, devenant plus foncé sur ce qui ressemblait à des brassards, une sorte de plastron adapté, et des cuirassements sur le côté des cuisses et du tibia, un losange sur le dessus du pied et sur les pinces terminant les appendices inférieurs de la créature. Sans parler des mains tout aussi griffues et peu accueillantes.

– Attends, l’arrêta le cyclope, désignant l’intrus sur ce qui devait donc être un champ de bataille.

Lorsque les deux yeux jaunes furieux du farfadet se verrouillèrent sur sa personne, Marc sentit son trouillomètre crever bien en-dessous la barre des zéro, et réussit enfin à additionner deux et deux.

Il était devant deux monstres. Mutants. Très moches. Et franchement flippants.

Alors il fit ce que n’importe quel collégien de treize ans aurait fait dans pareille situation.

Il hurla de toute la force de ses poumons (et ça ne devait pas être si mal, les monstres se bouchant même les oreilles en grimaçant), et remonta à toutes jambes la pente, trébuchant au minimum une dizaine de fois, s’écorchant les mains avant de réussir à en atteindre le sommet et se mettre à courir aussi vite qu’il en était capable. Ses muscles crièrent immédiatement grâce, mais il s’en fichait comme d’une guigne, bien trop effrayé pour s’en soucier comme il aurait dû.

Des bruits de course l’avertirent que les deux créatures étaient à sa suite. Comment ces trucs gigantesques pouvaient le suivre à travers la forêt ? Peut-être courraient-ils à quatre pattes, pressés de faire un bon repas !

– Chope-le, hurla la voix tranchante déjà entendue plus tôt.

Marc ne comprit pas à qui il parlait, oubliant de se méfier, et de regarder derrière lui. Un bras puissant le saisit par le col, le soulevant comme s’il ne pesait pas plus lourd qu’un nourrisson, lui arrachant un petit cri étranglé tout en lui coupant le souffle.

– Regardez-moi ce que j’ai réussi à pêcher, rigola celui l’ayant arrêté. En forêt, ce n’est pas banal.

Il tourna le collégien, pendouillant lamentablement dans le vide, jusqu’à l’avoir face à lui. À sa surprise, il s’aperçut que ce n’était qu’un adolescent, certes franchement très grand, mais un adolescent ayant encore quelques rondeurs, quoique sa mâchoire était déjà bien carrée. Sauf que sa peau était d’un gris uniforme, y compris au niveau de ses dents (qu’il voyait très bien car l’autre pouffait de bon cœur). D’étranges lunettes épaisses ceignant tout le tour de sa tête dissimulaient ses yeux et ses oreilles. Ses cheveux étaient courts et violets, plaqués en arrière. Vêtu d’un T-shirt kaki uniforme, d’un épais pantalon blanc et marron, de brassards de force fins et métalliques et de chaussures types rangers solides, il s’amusait beaucoup à porter sa proie à bout de bras à travers le campement que Marc avait presque atteint.

Il s’attendait à voir surgir les deux créatures de cauchemar aperçues précédemment, la bave aux lèvres peut-être. Encore une fois, il se trompait.

Juste derrière eux, deux autres adolescents émergèrent, à peine essoufflés, tandis que le collégien était à deux doigts de rendre l’entièreté de son système pulmonaire. Et s’il pensait avoir atteint le summum de l’étrangeté, ce n’était rien comparé à ce qu’il vit. Un second garçon tout d’abord, un peu plus petit que son comparse, mais toujours plus grand que la normale. Sa peau arborait un vert clair aux reflets blancs par endroits. Ses cheveux épais, lui arrivant en bas de la nuque, étaient d’un bleu clair, une mèche longue cachant son œil gauche. Ses yeux, justement, n’avaient pas de sourcils, entourés au contraire d’un contour noir profond. Les oreilles de l’individu, grandes et taillées en pointe, faisaient à la réflexion un peu elfe, bien qu’elles partaient à la verticale, et non en arrière. Le visage taillé en pointe s’était paré d’un air menaçant, et particulièrement mécontent. Lui avait un T-shirt rouge aux bandes jaunes sur les côtés, ainsi qu’un short rouge également et des baskets déjà bien usées. Une pochette grise en bandoulière reposait en travers de son torse, et des gants prolongés par des bandes jaunes recouvrant une partie de ses avant-bras complétaient son apprêtement.

Enfin, une unique fille tranchait au milieu de ses compagnons. Petite et très fine, sa musculature tenait plus de l’acrobate que du guerrier. Ses oreilles ressemblaient à celles du vert, mais en plus inclinées. La peau mat, entre le marron et le rose, ses cheveux frisés noués en tresse étaient d’un rouge éclatant, et ses yeux aux pupilles de félin d’un vert très clair. Trois petites excroissances triangulaires prenaient place sur son front, associées à un nez pointu, s’arrêtant juste avant de paraître trop grand. Son T-shirt était pourpre, son pantalon et ses bottes dans le style militaire, respectivement rouge et violettes, une ceinture blanche glissée autour de sa taille, à laquelle pendait une autre pochette blanche.

Marc peina à avaler sa salive.

Des extraterrestres…Il était face à trois extraterrestres…

N’y tenant plus, il éclata à son tour d’un rire nerveux, tremblant convulsivement. Bah bien sûr ! Perdu dans la forêt, entouré de monstres parlants, et maintenant des aliens ! Pourquoi pas des poubelles qui chantent bientôt. Redéposé précautionneusement sur le sol, il fit l’effort de s’asseoir, pressant ses poings sur ses yeux. Il allait compter jusqu’à trente, et quand il les rouvrirait, il serait aux temples d’Angkor, à chercher une solution pour éviter Victoire et ses toutous de compagnie !

Le souvenir de sa Némésis doucha d’un seul coup son hilarité.

– Bon, ça y est, t’es calmé ? fit le colosse.

– Je suis dans une jungle tropicale, envahie de monstres gigantesques mutants, et dans laquelle se promènent des aliens !

– Il doit être en train de réaliser, commenta placidement la fille.

Marc se recroquevilla un peu plus, sans aller au bout de son décompte, fixant craintivement les étrangers.

– Je crois que tu lui fais peur, constata de nouveau la seule adolescente du groupe.

– Ah ? Il faudrait peut-être une douceur toute féminine alors, susurra l’autre.

Le regard absolument meurtrier de sa vis-à-vis le dissuada de continuer dans cette voie.

– Vous allez me tuer ? parvint à couiner le collégien, exprimant la seule idée lui venant à l’esprit.

– Puisque tu le proposes, soupira le vert en s’avançant vers lui, une satisfaction mauvaise sur le visage.

Marc recula, les yeux brillants de larmes qu’il refusa de laisser couler. De plus en plus étonné, ce fut le colosse qui s’interposa entre l’autre adolescent et lui, bras croisés sur la poitrine. Levant un sourcil, le martien laissa un fin sourire étirer ses lèvres, mains sur les hanches. L’elfe tout vert avait l’aura d’une assurance sans failles, de celui qui sait être obéi, et qui ne voit pas comment l’inverse serait possible. Aussi ne parut-il pas impressionné le moins du monde. Et Marc ne se trompa guère, puisque quand le colosse reprit la parole, c’était sur le ton de la négociation.

– Je ne pense pas que ce soit une bonne idée de le taquiner comme ça. Tu vois bien qu’il est mort de trouille.

– Et ?

– Bon, vous avez fini de jouer les gros bras ? soupira la fille. Ne l’écoutes pas, ajouta-t-il à l’intention du gamin, ce n’est pas un meurtrier, juste un type adorant faire son petit effet.

– Pour l’instant.

– Zane !

– Ben quoi ? Qui sait de quoi demain sera fait ? Je pourrais me réveiller avec l’envie furieuse de goûter à la tendre chair de petit garçon. Enfin, ce n’est qu’une hypothèse. Par contre, une chose de certaine, fit-il en reprenant son sérieux, c’est que tu vas nous dire ce que tu fiches là.

Pour le coup, Marc aurait bien voulu rester invisible. Sauf que le ton était sans appel, et l’adolescent attendait une réponse. Le plus rapidement possible. Déjà il croisait les bras d’agacement, plissant le front.

– Je… J’en sais rien, gémit-il.

Le vert leva les bras au ciel, pas loin de l’explosion de colère.

– Et par-dessus tout, ça ! Qu’est-ce que ça veux dire, j’en sais rien ?! Va falloir être plus précis, si tu ne veux pas finir dans un marais !

– Ne me regarde pas comme ça, fit le colosse en haussant les épaules, il a déjà fait un truc du genre. Mais dans des sables mouvants.

Complètement paumé, Marc les observaient tour à tour, ne sachant que penser, presque hystérique.

– C’était quoi, ces…ces monstres gigantesques de tout à l’heure ?

Il s’attendait à un festival de protestations, des coups peut-être, des réponses tranchantes ? Au lieu de cela, la fille s’intéressa mystérieusement à la végétation, le colosse ricana d’un air triomphant en lançant un regard plein de sous-entendus au vert. Celui-ci s’était crispé en une fraction de seconde, fixant furieusement l’intrus, visiblement de plus en plus considéré comme un gêneur. Et accessoirement la cause de tous ses maux actuels.

– Je l’avais bien dit, que c’était pas une superbe idée de s’entraîner avec le gosse à dix mètres.

– Je t’en prie, énerve-moi Tekris. J’ai besoin de déverser ma frustration sur quelqu’un.

Un cri de frayeur l’interrompit avant de pouvoir terminer sa menace. Médusé, il reporta son attention sur le gnome châtain, qui s’était pétrifié, les yeux écarquillés. Et il n’était pas le seul, constata le gamin. Les trois adolescents l’observaient avec un mélange de pitié, d’interrogation profonde et d’incrédulité.

– Tu vois, ce rase-mottes n’est pas d’accord avec ton idée, tenta ledit Tekris pour alléger l’atmosphère.

– Et en quoi son avis est censé m’importer ?

– Je sens que ça va être compliqué, soupira la fille.

– Mais non, sourit le vert, on ramène le machin là où on l’a trouvé, on lui indique la direction de Battambang, et il va bien gentiment aller enquiquiner d’autres bonnes poires. N’est-ce pas, demi-portion ?

Toujours aussi effrayé, Marc arrivait cependant à rassembler un peu plus correctement ses pensées. Retourner à l’hôtel ? C’était son plan initial, d’accord, mais pas tout de suite. Là, il y avait Victoire qui l’attendait de pied ferme, sûrement furieuse d’avoir vu sa proie s’enfuir avec le blé. Plus tard, pourquoi pas ?

La nuit était en train de tomber. Mais au fond, quel intérêt avait-il à revenir ? Et quel intérêt à rester parmi ces trois étranges adolescents, pas humains pour un sou ? Il ne savait plus trop quoi décider, ce qu’il devait faire. Non, ce n’était pas vrai, le bon sens dictait de les écouter, revenir docilement parmi sa classe, continuer à serrer les dents, revoir sa petite sœur surtout… Mais même, n’était-ce pas affreusement égoïste ? En restant près de sa chère Emma, il la mettait chaque jour en danger, cible facile pour une bande de filles désirant se venger. Mais si elle restait loin de lui, si les trois pestes ne pouvaient pas s’en prendre à lui, elle ne courrait plus de risque, non ?

Aussi, c’est le visage plus ferme qu’il ne l’avait été en treize années de vie qu’il trouva enfin la force de se relever, plantant ses yeux dans ceux de celui qui était visiblement le chef du trio.

– Je ne peux pas. Je suis orphelin. Je faisais partie d’un groupe d’enfants comme moi, qui faisaient un voyage à l’aide d’une association caritative. Sauf que l’avion repartait le soir même, sans délai. Alors, c’est trop tard.

– Ah oui ? Et qui te dis que nous ne sommes pas l’après-midi ?

– Le soleil qui se couche. Le vol était prévu pour seize heures.

– Ben tiens. Et de quel pays viens-tu, monsieur l’orphelin ?

– Etats-Unis.

– Vraiment ? You can fool some of the people all of the time, and all of the people some of the time, but you can not fool all of the people all of the time(1).

– Maybe, but better to remain silent and be thought a fool than to speak out and remove all doubt (2), rétorqua Marc du tac au tac.

– J’ai rien compris, fit Tekris.

Mais ça n’avait pas l’air de le déranger en réalité. Il paraissait plutôt compter les points, à l’instar de son amie. Le vert, quant à lui, s’en fichait pas mal, haussant les épaules.

– D’accord, tu parles bien américain. Ou anglais, voit ça comme tu veux. Et alors, qu’est-ce que ça change ? Il est hors de question de s’encombrer d’un gamin pleurnichard dans ton genre ! Tu nous as déjà attiré suffisamment de problèmes, termina-t-il avec un regard en coin pour ses camarades.

– Quoi ? Comment ça ? J’ai rien fait moi !

– Oh, monsieur est innocent tel l’enfant venant de naître. J’ai dû rêver alors, quand je t’ai vu te mêler de ce qui ne te regardes pas, il y a même pas vingt minutes. Et ne t’avises pas de jouer au détective ! Tout ce que tu dois savoir, c’est que tu vas ficher le camp, et très vite !

– Mais… pour aller où ?

– C’est pas mon problème.

– Zane, on devrait peut-être… commença la fille.

– Non.

Le ton n’admettait pas de réplique, et aucun des deux autres adolescents ne protesta. La fille leva les yeux au ciel, tandis que le colosse serrait les dents, mais ils ne pipaient mots. Sentant le vent tourner, Marc chercha à toute vitesse une idée pour le sortir de là. Si encore il avait eu une jambe cassée, ç’aurait été une excellente excuse pour rester. Si quelqu’un lui avait dit qu’un jour, il penserait ça…

– Bon, je n’ai pas envie de discutailler plus longtemps. Tu peux rester cette nuit, mais après, tu t’en vas.

Étonné de ce revirement, le collégien le scruta avec attention, à l’affût d’un piège.

– Je m’appelle Zane, comme tu l’as deviné le grand ahuri c’est Tekris, et la fille c’est Zair, renchérit-il cependant avant de le laisser réfléchir.

– Euh, d’accord, mais ces monstres…

– Demain, rétorqua impérieusement Zane. Pour l’instant, le soleil se couche. Alors tu dors. Tekris, c’est toi qui l’a récupéré, tu lui laisses ta tente.

Sur ces paroles, il leur tourna le dos, ouvrant le rabat de sa propre demeure.

– Ne t’en fais pas, il est rarement de bonne humeur. En plus, la…situation actuelle n’aide pas vraiment.

– Ah bon ? Pourquoi ?

– Pas la peine de te casser la tête, bientôt, ça sera loin derrière toi, conclut Zair. Tu es certain de ne pas passer l’arme à gauche si tu dors dehors, Tekris ? Je sais que tu es habitué à ton petit confort.

– Hin hin, mort de rire. C’est pas moi qui hurle si je ne peux pas me laver tous les jours.

– Tu confonds hygiène et confort. Tu m’excuseras, je suis trop fatiguée pour te faire une leçon à ce sujet.

– Qui te dis que je n’ai pas compris ?

Entrant à son tour dans sa tente attitrée, Zair se contenta de lui dédier un sourire narquois. Haussant les épaules, son camarade semblait habitué à ce genre d’échange, s’installant près du feu qu’il s’échina à rallumer. Se grattant de nouveau le front, Marc se demanda pour la dixième fois au moins dans quelle expérience gouvernementale avait-il pu échouer.

– Tu comptes rester planté là toute la nuit ? Parce que sinon, j’aimerais bien récupérer ma tente.

Le garçon bredouilla une excuse confuse, avant de s’engouffrer sous la tente, préférant éviter de se transformer en tomate bipède d’une teinte de rouge inédite. Se fourrant sous la couette, il se traita de tous les noms, incapable d’empêcher ses mains de s’activer un peu partout. Pourquoi devait-il forcément être si stupide ?! Pour un collégien, c’était déjà galère d’être petit, mais ajouté à son émotivité naturelle et sa manie de rougir pour un rien, les journées n’étaient pas toujours facile.

Celle-ci avait l’air de bien se terminer, mais quelque chose le dérangeait. Marc connaissait assez bien le genre de type qu’était ce Zane, et sa soudaine capitulation n’entrait pas dans leurs critères habituels. Il en aurait parié sa chemise.

Se promettant de veiller toute la nuit, il s’endormit quelques minutes plus tard, comme on souffle une bougie.


µµµ


Le soleil se levait sur la jungle cambodgienne, ne traversant que par endroit le havre de tranquillité au sommet doucement réchauffé au fil des heures. Les feuilles mortes crissaient sous les chaussures des trois extraterrestres progressant à un rythme soutenu imposé par le chef du trio. Le trajet se faisait dans un silence de plomb, Zair ignorant résolument ce dernier, tandis que Tekris traînait des pieds, se retournant régulièrement. Insensible à ces marques de désapprobation flagrante, leur cible se contentait de continuer à avancer, grinçant des dents quand le colosse, l’air de rien, marchait quelques secondes au milieu du tapis de végétaux en décomposition, au lieu de se placer sur l’herbe des bas-côtés, ce qui aurait été bien plus discret. Mais il ne disait rien, préférant ruminer intérieurement contre l’imbécilité de ses camarades.

D’accord, il admettait volontiers que partir en pleine nuit, laissant un marmot plus qu’incapable de jouer à l’opération survie, n’était pas particulièrement fair-play. Et Tekris avait dans un sens le droit de bouder, puisque sa tente, abritant ledit marmot, avait été laissée en plan pour ne pas le réveiller. Seulement, en dépit de la morosité de ses camarades, Zane n’avait trouvé que cette solution pour semer le gêneur sans s’épuiser en argumentation – un exercice loin d’être aisé pour lui.

Mais ils croyaient quoi au fond ? Qu’ils allaient s’amuser à jouer les bons samaritains, recueillant ce type venu d’on ne savait où, le nourrir gratos, le loger, tout ça pour quel résultat ? Où il s’en serait allé un beau jour sans un regard en arrière, soit les personnes à sa recherche (orphelin, mon œil ! Zane savait reconnaître ceux qui avaient véritablement perdus leurs proches. Leur visage n’était plus pareil. D’accord, le gosse avait une tête de victime qui lui donnait envie de le secouer furieusement pour effacer son air pleurnichard. Mais orphelin, il n’y croyait pas une minute) les auraient pourchassées sans relâche, voir dans le pire des cas les auraient débusqués. Et là, les choses se seraient corsées, de manière très désagréable. Car au bout d’une semaine, et encore, il craquerait, courant se réfugier dans les jupes de sa mère bizarrement plus tellement trépassée, les laissant en arrière sans un regret. Déjà, ils avaient, sur l’exigence de Zair et Tekris, laissé quelques vivres et une carte avec la direction du village le plus proche indiquée. S’il ne savait même pas lire un bête bout de papier, lobotomisé par les écrans de cette société du 23e siècle, tant pis, ce n’était pas l’affaire de Zane.

Et pour la tente, soit Tekris s’habituait à dormir dehors, soit un miracle survenait, et en fin de mois ils auraient les moyens de lui en payer une. En attendant, chacun ses problèmes, le sien, c’était de s’éloigner le plus possible de la glu version érable canadien, puis trouver un lieu à la fois suffisamment dégagé et éloigné de quelconque population pour s’envoler, et rejoindre une autre terre où planter leurs tentes.

C’était la meilleure solution pour tout le monde. Zane espérait juste le gamin trop pétochard pour raconter à tord et à travers ce qu’il avait vu dans la forêt. Juste au moment où il allait mettre Zair à terre une bonne fois pour toute ! Encore un problème évité ça, comment ses chers membres de l’armée du Salut comptaient lui expliquer la présence de créatures monstrueuses ? Et lorsqu’une nouvelle relique sera détectée, ils prétexteront aller au fast-food du coin, style « on se fait une bouffe et on revient » ? Non, bien trop compliqué à gérer. Et puis, avec les crises d’ados sur le point de montrer le bout de leur nez, ce n’était pas le moment de céder aux caprices illuminés des deux inconscients l’accompagnant.

Désirant vérifier s’ils continuaient dans leur comportement puéril, Zane tourna la tête vers Zair, la plus proche de lui. Définitivement oui, elle était fâchée. Tendant le cou, il vit Tekris, faisant pour la énième fois un bref arrêt, pour repartir aussitôt. Remarquant être observé, il baissa le nez, fixant avec un intérêt de botaniste le sol foulé. Tous des inconscients, en conclut-il une nouvelle fois, revenant à la piste presque totalement effacée devant eux.

Quelques minutes de plus s’écoulèrent. Puis, l’adolescent crut entendre un bruit autre que ceux de ses pas. Tendu, il scruta sans ralentir les alentours, guettant un mouvement inhabituel. Les humains secouristes ne pouvaient pas être arrivés si vite jusqu’ici ?

Sans autre signe suspect, il passa rapidement au sujet mental de préoccupation suivant. À savoir, les tours de vaisselle à reprogrammer, parce qu’il y avait du laisser-aller ! Sans parler de trouver un terrain suffisamment solide pour supporter leurs entraînements presque quotidiens, les stratégies de combat à planifier…

Il manqua se figer une seconde fois. Cette fois, il était certain d’avoir entendu quelque chose !

Zair, arrivant à sa hauteur, lui saisit le bras, l’entraînant à sa suite.

– Non mais qu’est-ce que tu fais, siffla Zane, lui claquant la main pour la forcer à le lâcher.

– Ne te retournes pas. Continue de marcher.

– Pardon ?

Remarquant enfin son sourire, il se tut, ravalant sa prochaine protestation. Voyons, il n’y avait pas cinq minutes, elle lui faisait carrément la tronche – pour rester poli, le savoir-vivre avec lui-même, il y accordait une grande importance –, hors, tout de suite, elle avait l’air presque réjouie. Sentant l’arnaque à plein nez, son regard obliqua vers Tekris. Et histoire de ne surtout pas le rassurer, le colosse paraissait également contenir à grand peine un ricanement malvenu.

De nouveau, un mouvement parmi les arbres capta son attention. Ce n’était qu’à quelques mètres, mais était-ce une chevelure érable qui venait de se dissimuler à la hâte derrière un buisson ?

– Mais c’est pas vrai, grogna-t-il, amorçant un demi-tour.

Vite arrêté par sa coéquipière, qui lui attrapa de nouveau le bras.

– Laisse, je t’en prie. Au rythme que nous tenons, il ne pourra pas nous suivre très longtemps. Et puis, il a déjà dû retrouver notre trace seul, dans une jungle qu’il ne connaît probablement pas du tout, et en grande partie de nuit. Admet que ce n’est pas si mal, tout de même ?

Ignorant grossièrement sa question, il repartit, plus rapidement encore. Ben voyons, et pourquoi pas admettre qu’il lui arrivait par moment de se tromper ? C’était une chose implicite, mais qu’il était hors de question de reconnaître, et certainement pas à avouer.

Pour se calmer – et s’empêcher d’exprimer tout haut ce qu’il pensait du comportement infantile du pot de sirop d’érable – il se répéta que Zair avait raison. Loin d’avoir un physique d’athlète, et avec sa manie de trébucher tout les trois pas quand il courait, le gamin finirait par céder. C’était évident à ses yeux.

Il se trompait.


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(1): "Vous pouvez tromper certaines personnes tout le temps, et tout le monde parfois, mais vous ne pouvez pas tromper tout le monde tout le temps" (Abraham Lincoln)


(2):"Il vaut mieux être silencieux et être considéré comme un imbécile que de parler et de supprimer tout doute" (Abraham Lincoln)


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