Aesragen

Chapitre 3 : Rencontre avec le quatrième type

9420 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 16/08/2020 20:44

Rencontre avec le quatrième type


Assis à califourchon sur la fourche d’un arbre au tronc rouge, d’âge vénérable (peut-être était-ce là une autre sorte de palétuvier ; il se promettait en son for intérieur de regarder sur le petit dépliable remit par l’école si l’espèce était précisée), Marc se pencha en avant, prudemment. Un peu plus tôt dans la journée, il faillit perdre l’équilibre à cause d’un tronc recouvert de mousse, ne se rattrapant qu’au dernier moment à une liane qui lui avait écorchée les mains. Voyant le trio d’adolescents sauter du bord d’un fossé à l’arbre avec facilité, il crût l’entreprise facile. Moins de deux minutes plus tard, après un brusque coup de rein l’ayant amené à faire un gros câlin imprévu au lichen (ça ou la boue tout au fond, le choix fut vite fait), il conclut que la chose était bien moins facile qu’elle ne le paraissait.

Pour être honnête, il se fichait pas mal de sa simili chute (bien qu’il ait senti le rouge lui monter aux joues quand, relevant la tête, il s’aperçut que devant lui les adolescents s’étaient arrêtés, le dévisageant. Au mieux avec amusement, au pire avec un agacement frisant la colère).

Si les quatre jeunes gens avaient quitté la partie la plus profonde et la plus marécageuse de la jungle, les nombreux arbres géants restaient terriblement imprégnés d’humidité. À quelques mètres, sur sa droite, un taret grignotait mollement l’écorce spongieuse, comme engourdie. Régulièrement, une petite colonnade d’insectes traversait l’air verdâtre dans un bourdonnement désagréable, poursuivant sa route nimbée de cette cacophonie animale. La sente était depuis un petite heure devenue moins obscure que les sentiers jusque là empruntés, les arbres eux-mêmes se clairsemant peu à peu. Oh, cela n’empêchait pas Marc de devoir prêter une attention constante à l’endroit où il posait ses pieds, mais il cessait de s’obséder à l’idée de tomber dans un gouffre sans fond, dont la présence aurait été dissimulée par les ombres récurrentes.

Finalement, la lumière d’une clairière était apparue au bout du chemin rendue glissant par trois jours de pluie par intermittence. Une moitié se trouvait déjà envahie par les ténèbres, l’autre était illuminée par un pâle rayon jaune pâle. Et, dissimulé par la barrière dense de roseaux entremêlés, un mur de pierre grise, effrité par les affres du temps et les assauts de la végétation.

Sur une indication de Zane, ses « guides » s’arrêtèrent au pied du monument. Un nouvel ordre, lancé dans cette langue étrange que Marc ne connaissait pas, et Zair disparut à travers le rideau smaragdin, se coulant dans la grille épaisse sans un bruit. Marc ne s’en étonna pas outre mesure, l’un de adolescents partait souvent en avant, Zane toujours plus longtemps que la jeune fille, aussi n’y prêta-t-il pas grande attention. Ne pouvant en distinguer plus par-dessus les ramures abondantes (et, il devait se l’avouer intérieurement, trop petit pour voir par-dessus le trio avec la distance), il décida de tenter l’ascension de l’un des arbres géants jonchant la clairière, puisqu’il avait visiblement quelques minutes.

Habitué à grimper depuis sa jeunesse (parfois, sauter dans l’un des rares arbres de la cour de récréation était son seul moyen d’échapper à Victoire), son ascension fut moins pénible que ce qu’il avait imaginé. La seule chose l’ayant réellement retardée fut ses fréquents coups d’œil aux deux garçons appuyés sur les bas-reliefs (enfin, plutôt Tekris, Zane ne cessant de changer de position, surveillant avec impatience l’endroit où son amie avait disparue). En dépit de l’accord passé quelques jours plus tôt, l’idée d’être brutalement abandonné au tournant d’une rivière, d’un fossé tordait toujours ses entrailles, au point de le réveiller en sursaut plusieurs fois par nuit. Ce qui avait le don de faire grogner Tekris d’agacement, qui continuait de l’héberger le soir sous sa tente (une fois, Zane avait déclaré qu’il aurait préféré garder le gamin à l’œil, quitte à le supporter dans son propre abri, mais la seule expression apeurée de l’intéressé laissa la proposition tomber dans l’oubli. Zair, quant à elle, ne commentait ni ne proposait quoi que ce soit à ce propos).

Atteignant enfin une fourche suffisamment sèche pour ne pas le faire basculer au moindre mouvement brusque, ni trop basse pour pouvoir observer la façade à son aise, ni trop haute pour descendre rapidement dès le retour de Zair, il s’y était aussi confortablement installé que possible. Baissant les yeux, il croisa ceux furieux de Zane braqués sur lui. Détournant précipitamment le regard sur un mille-pattes paresseusement accroché à la branche du petit figuier étranglant l’arbre au tronc rouge (vraiment, il fallait trouver son nom ! Un gommier rouge peut-être?), Marc peina à réprimer le frisson sourdant le long de sa colonne. Tekris pouvait bien lui affirmer cent fois que le vert n’était pas si désagréable une fois que l’on savait comment le prendre, le garçon voyait très bien sa façon de chercher le moindre prétexte pour se débarrasser de lui, ou au minimum pouvoir l’accabler de reproches. Comme à ce moment précis, où l’impatience primait sur toute rationalité. Aussi Marc s’efforçait de lui donner le moins de raisons possible de s’énerver. Paradoxalement, plus il se taisait et conservait une distance respectable entre le groupe et lui, plus sa présence paraissait insupporter l’adolescent. Vraiment, il n’y comprenait rien !

Marc voulut s’allonger complètement à plat ventre sur l’écorce humide. Un pincement douloureux l’avertit que ses côtes bleuies n’étaient pas encore tout à fait guéries. Dans une grimace, il se redressa prestement, massant doucement son torse à travers son sweat. Pour l’instant, il avait réussi à dissimuler ses blessures ante-forestières les plus impressionnantes à ses compagnons. Le soir, il demandait à Tekris de se retourner quand il se déshabillait d’une ou deux couches, prétextant la gêne (ce qui n’était pas complètement faux). Et le matin, s’ils trouvaient une rivière à l’eau suffisamment claire pour se faire un brin de toilette (ce que Marc n’aurait jamais cru possible dans cette fichue jungle!), il s’arrangeait pour se tenir à l’écart, accroupi jusqu’au menton, quitte à claquer des dents. Une seule fois, lors de son troisième bain, il avait craint de se faire démasquer. Zair, intriguée par son comportement, lui avait demandé l’air de rien de lui apporter le savon, resté sur la rive. Si Zane n’avait pas déclaré refuser qu’il touche à leurs affaires, allant chercher l’objet en lui dédiant un regard mauvais, le collégien n’aurait pas su quoi faire.

Optant pour une position semi-allongée, il prit les jumelles rangées dans son sac à dos, s’appuyant sur ses coudes pour ne pas avoir de surface sensible en contact avec le bois. Les premiers bas-reliefs le laissèrent déçu, n’étant guère sculptés. Il manquait également quelques pierres près des deux adolescents en contrebas, et il supposa que ce temple fut déjà découvert par des pilleurs. Plus jeune, il aurait trouvé que faire tant d’efforts, traverser la jungle, desceller des pierres plus lourdes que deux hommes parfois, et enfin les transporter en charrette, tout en évitant les autorités, était beaucoup d’énergie dépensée pour rien. Avant de voir que certaines pierres sculptées se vendaient à plusieurs dizaines de milliers de dollars. Fils d’une femme de classe moyenne depuis cinq ou six générations, il saisissait parfaitement à quel point un tel gain pouvait appâter. Sans pour autant le comprendre, ou le cautionner. Chose incompréhensible pour sa famille, l’aspect historique et artistique l’intéressait bien plus que les finances. Il donnerait beaucoup pour observer de ses propres yeux quelques bas-reliefs, héritage de l’art khmer dont le peuple domina toute une partie de l’Asie du IXe au XIVe siècle. Mais il souhaitait les admirer associés aux temples sur lesquels ils furent gravés.

Enfin, à l’angle du mur, quelques mètres au-dessus de l’emplacement désormais vacant de la porte, debout sur les décombres, il trouva son bonheur. Extrêmement fragile, sa moitié inférieure étant alternance de destruction et de préservation, une figure de grès délicatement sculptée prenait place sur un bloc encerclé par les roseaux. Entre les feuilles, Marc distingua une scène de danse, des dizaines de femmes se tenant par la main pour former une danse dont le cercle s’étalait à la verticale, un seul homme multiplié de façon à pouvoir chacune les accompagner se tenant à son extrémité inférieure. A la couronne de plumes de paon et à son pagne, le jeune garçon reconnut Krishna, et devina que la danse en question devait être la rasa-lila, rituelle, qui selon la légende se déroula au bord d’un fleuve (dont il avait oublié le nom (1)) de la nuit au petit matin. Envahi d’une joie toute enfantine, il poursuivit son exploration lointaine. De l’extérieur, presque la totalité du linteau s’était écroulé, mais l’entrelacs étroit de branches tressées formaient comme une voûte supportant le poids de la pierre. Il ne put voir plus loin que l’entrée béante, dont le passage était bouché d’un rideau de pariétaires, aussi se contenta-t-il de scruter avec gourmandise les bas-reliefs d’inspiration bouddhiste, qu’il jugea magnifiques en dépit de leurs parties abîmées. Là, un aigle au diadème côtoyait une divinité grimaçante, tandis qu’une autre chevauchait un félin, ses quatre bras tous armés. Décidant finalement de s’en détacher pour remonter le regard. Se dressant sur la structure principale, deux petites tours, accompagnées des reliquats de trois autres, en grande partie démolies, n’étant prises d’assaut que par quelques plantes naines. Cinq tours pour un temple si petit – enfin, relativement ? Marc se dit qu’il devait y avoir une plus grande structure à l’origine, détruite ou enfoncée derrière les fougères, feuilles d’agave et autres plantes envahissantes. L’endroit ne devait pas avoir été visité depuis un sacré bout de temps, et cela procura au collégien un sentiment d’aventurier, d’explorateur d’un monde perdu depuis des siècles. Si le trio campait ici ce soir, peut-être aurait-il la possibilité de pénétrer cet ancien sanctuaire, premier depuis une éternité ? Il ne se faisait pas d’illusions, vu le peu d’intérêt porté à la structure leur servant au mieux de cale-dos, aucun des adolescents ne s’intéressait à sa dimension historique, aussi ne l’accompagneraient-ils pas.

Un maigre rire sans joie franchit la barrière de ses lèvres sèches. Bien sûr que non, il n’irait pas, il était déjà incapable de dormir sous une tente, juste à côté du type le plus grand pour son âge qu’il n’ait jamais vu, sans sursauter au moindre bruit suspect. Alors, visiter un temple, seul, et de nuit, avec les risques d’éboulement et les bestioles dégoûtantes rôdant dans l’ombre ? Il rentrerait très vite en courant, se connaissant assez pour évaluer son courage…à un vide quasiment intersidéral.

Léger frémissement des roseaux, et Zair réapparut à travers la toile végétale, la faisant à peine frémir. Braquant par réflexe ses jumelles, Marc remarqua de suite la ride de contrariété barrant son front. Intrigué, il suivit sa progression jusqu’à ses compagnons (poussant un soupir de soulagement involontaire quand il s’aperçut du désintérêt total que lui vouait soudainement Zane). S’il entendit la discussion s’ensuivant, il ne put en comprendre un mot, puisque celle-ci était parlée dans leur langage. Seuls deux mots revinrent plusieurs fois, « Koz » et « Redakaï », sans qu’il n’en sache plus. En tout cas, l’un et l’autre ne plaisaient pas au trio, le rapport de la jeune femme étant écouté avec une attention religieuse.

Finalement, après une rapide consultation, le chef du groupe fit un vague signe en l’air. Quelques secondes passèrent, avant qu’il ne réitère, d’un mouvement plus saccadé témoin de son impatience. Marc se demanda quel pouvait bien être le but de cette manœuvre, puis se rendit compte que le regard onyx s’était de nouveau planté sur lui. Pas que, car Zair et Tekris regardaient eux aussi dans sa direction.

Rougissant d’embarras, il se précipita pour descendre de son perchoir, glissant à plusieurs reprises sur la mousse, finissant par sauter au sol afin d’éviter le plat version œuf pourri.

Trottinant, il fila se poster près de Tekris, à demi dissimulé par sa masse imposante, un réflexe dès qu’il sentait Zane prêt à le foudroyer sur place. Exactement comme maintenant. Ce n’était pas tout à fait sa faute, il se sentait bien avec l’adolescent (en tout cas plus à l’aise qu’avec les deux options restantes), et puis, depuis le début, il s’opposait à un abandon pur et simple dans la forêt. Ca prouvait bien qu’il se souciait au moins un peu de lui…Non ? Marc voulait le croire.

Heureusement, le colosse ne le repoussa pas, se contentant d’étouffer un petit rire (partagé par la seule fille présente, qui dut se retourner en faisant mine d’admirer les gravures sur des bas-reliefs vierges). Haussant les épaules, il ajouta un geste qui se voulait apaisant à l’égard de l’autre. Une technique qui ne réussit que lorsque, le voyant toujours aussi agacé, Tekris osa un grand sourire plein d’innocence feinte.

– Tu ne lui rend pas service, en le cachant derrière tes jupons, cracha Zane, bras croisés.

Bon, conclut Marc, une réussite toute aléatoire.

Tekris devait avoir l’habitude, car il ne parut pas plus intimidé que cela, hochant simplement la tête.

Se désintéressant de son protecteur relatif, le vert en revint au collégien, qui se crispa en serrant le tissu de son short. Peut-être que s’il n’était pas obligé de se tordre le cou pour l’observer, Marc aurait eu moins peur...

– Bien, même si nous avons mis plus de temps que prévu (les yeux de Zane susurraient clairement « à qui la faute ? »), nous atteindrons bientôt les environs de Takeo. De là, tu pourras sans trop de problème rejoindre Phnom Penh, et prendre l’avion pour rentrer chez toi.

Un froid intense envahi la poitrine de Marc. D’accord, il se doutait de l’approche de la civilisation, les vieilles pistes à demi effacées par la boue et les intempéries ayant laissées place à des sente qui si elles étaient loin du confort des routes goudronnées, restaient un peu moins sauvages que les chemins empruntés auparavant. Ils avaient également quitté les régions marécageuses, et depuis que le réchauffement climatique atteignait des proportions alarmantes (2), seules les régions enfoncées de la jungle, aux tourbes suffisamment profondes protégées par la frondaison, se trouvaient assez humides pour qu’elles se développent. Plus l’urbanisation approchait, avec ses forêts abattues, et donc incapable de conserver la fraîcheur, plus l’environnement était sec, et clairsemé. Mais l’ombre restait encore présente, et il n’y avait pas encore de traces d’un entretien régulier ; alors, déjà ? Déjà, il allait devoir retourner à l’école, avec Victoire qui l’attendrait de pied ferme ? Jamais elle n’allait lui pardonner de s’être débiné, elle allait le lui faire payer, c’était sûr ! Et sa mère alors, parce que tout lui retomberait sur le dos, ne serait-ce que parce qu’il ne pouvait pas avouer les véritables raisons de sa fuite ? Si elle le mettait en pension, qui protégerait Emma des représailles de la bande de furies ?

Seul un suprême effort de volonté réprima les sanglots montant dans sa gorge.

– Mais comment je vais faire pour regagner l’aéroport ? Je n’ai pas un sou en poche…

– Auto-stop, marcher, les possibilités sont multiples maintenant qu’il y aura une vraie route bien tracée.

« Mon œil, tout ce que tu veux, c’est ne plus m’avoir dans tes pattes ! Je ne veux pas rentrer, et tu ne m’y forcera pas ! ». C’était ce que Marc aurait voulu crier, de toutes la force de ses poumons.

Incapable d’articuler, il baissa la tête, serrant les mains pour ne pas s’accrocher à la ceinture de Tekris.

– Puisque la chose est suffisamment claire, nous allons pouvoir nous remettre en route. Ah, au fait, fit Zane, mimant une réflexion lui revenant soudainement à l’esprit, cette fois tu marcheras avec nous.

Dire que le gamin était stupéfait serait un euphémisme. Se redressant si vite que sa nuque le tira, il fixa le vert, cherchant à comprendre le pourquoi d’un tel revirement. Ne le laissant pas poser la question, Zane reprit :

– Vu ton manque évident d’éducation, il serait hors de question que tu décides de filer à l’anglaise, juste pour ne pas retourner en Amérique (cette fois, il sembla le défier d’oser contredire). Aussi resteras-tu près de nous, et mieux de moi, comme ça je pourrais t’avoir à l’œil si tu tentes quoi que ce soit. Est-ce clair ?

– Mais…

– Oui ou non ?

– Oui…

– Donc en route.

Ne bougeant pas d’un pouce, Marc leva timidement la main. Échangeant un regard interloqué, Zane se demanda ce qui lui prenait. Cédant à la curiosité, il lui fit signe de parler d’un mouvement sec du menton.

– Heu…Si je promets d’être très sage, je peux rester à côté de Tekris ?

Grognant en levant les yeux au ciel, le vert le rattrapa en deux enjambées, saisit son bras avant de l’emmener avec lui à la tête de la petite colonne, récupérant son sac au passage.

– Je suppose que c’est non ?

Devant le regard brûlant, Marc se tassa ostensiblement, préférant prudemment ne rien rajouter.


µµµ


Poussant un peu plus sur ses jambes déjà fatiguées, Marc prit doucement entre le pouce et l’index la sangle servant de support à la petite pochette grise de l’adolescent. Ce geste lui valut un soupir désespéré, mais Zane n’ajouta rien, continuant sa marche sans se retourner. Même lui comprenait que sinon, le collégien ne serait pas capable de suivre le rythme de plus en plus soutenu, qui n’avait pas été adopté depuis quatre bons jours. Au contraire, s’il avait pu, il ralentirait progressivement, à mesure que la fatigue engourdissante s’emparait de ses membres. Claquant vigoureusement sa tempe pour mettre fin à l’existence d’un moustique particulièrement coriace et bruyant, il passa son bras sur son front, dans l’espoir de chasser un peu la sueur y coulant. Peine perdue, en quelques secondes, elle le forçait de nouveau à battre furieusement des paupières pour l’empêcher de troubler sa vision.

Bon sang, ce qu’il regrettait de ne pas avoir de bandeau comme les autres ! Retenant à la fois leurs cheveux et gardant une distance de sécurité bienfaisante entre l’eau salée et leurs yeux, ces bêtes bouts de tissu lui apparaissait digne du Saint Graal.

Surpris, il manqua trébucher quand Zane se déporta soudainement sur la droite. Suivant son mouvement, il vit ne pas être le seul à peiner sous le soleil brûlant de milieu d’après-midi. Acceptant avec gratitude la main tendue par celui semblant être son chef, Zair eut quelques difficultés à se remettre debout, et Zane ne la lâcha qu’une fois certain de sa stabilité. Elle murmura une vague excuse, avant de se remettre en route du même pas rapide qu’elle avait suivi jusque là.

À son tour, le vert se remit en marche, non sans avoir de nouveau lancé un regard lourd de reproches à Marc.

Médusé, il ne réagit pas tout de suite, les laissant gagner un peu d’avance. Qu’est-ce qu’il avait fait encore ?

Puisque Zane ne semblait pas faire grand cas de sa rétrogradation, il ralentit, mine de rien, jusqu’à se retrouver à la hauteur de Tekris, plusieurs mètres en arrière. Une autre chose qui prouvait la méfiance à son égard. Quand ils étaient seuls, les adolescents formaient une colonne jamais éloignée de plus d’un ou deux mètres. Depuis son arrivée au sein du groupe, Zair se plaçait un peu avant, Tekris formant comme une arrière-garde, tandis que Zane restait au milieu, scrutant avec attention les alentours, comme à la recherche d’une échappatoire pour Marc. Qu’il se ferait un plaisir de trancher net.

Hésitant à prendre la parole (sa Némésis ayant marmonné plus tôt qu’étant donné la proximité de la ville, il ne fallait pas faire de bruit), ce fut un signe du colosse, remarquant son attitude, qui lui donna un peu de courage.

– Est-ce que tu crois que Zair va bien ? murmura-t-il enfin.

L’adolescent prit une ou deux secondes avant de répondre, choisissant entre ce qu’il pouvait dire ou non.

– Autant que possible, oui.

– Pourquoi on ne fait pas de pause pour elle ?

L’autre se mordit la langue, et Marc s’aperçut avec étonnement qu’il étouffait un rire.

– Si tu veux la vexer et t’en faire une ennemie, c’est le meilleur moyen !

– C’est stupide, si elle est fatiguée, on doit la laisser se reposer. Zane tient tellement à me voir partir, qu’il impose une course permanente ?

Regardant précipitamment vers ledit Zane, Tekris parut soulagé de ne pas le voir se retourner.

– T’as déjà oublié la première règle ? Ne jamais le contrarier !

– De toute façon c’est fait, il m’a regardé comme si la chute de Zair était ma faute, bougonna Marc.

Il se sentit observé de la tête aux pieds, mais fixa délibérément droit devant soi. Il ne voulait pas montrer que ce peu de considération le peinait intérieurement, alors qu’il faisait tout pour ne pas être désagréable à vivre.

Il rata probablement, car après une courte hésitation (et une petite vérification concernant Zane), Tekris posa doucement sa main dans son dos. Le colosse se comportait toujours ainsi avec lui, prudemment, sans gestes brusques, comme s’il craignait de l’effrayer s’il parlait trop fort.

– Ce n’est pas vraiment propre à toi, minipuce.

– On dirait pourtant, renifla-t-il, tournant la tête sur le côté.

Et bien sûr, maintenant, il avait envie de pleurer. Tentant de garder la face, il croisa les bras, se donnant une contenance. Heureusement, il ne vit pas l’air amusé détendant les traits de Tekris, peu convaincu.

– Bon, tu ne caftes pas, mais Zair vient d’une planète où les températures ne dépassent pas les douze degrés en été. Alors ici, avec la chaleur qu’il fait, à force ça lui joue sur le corps.

– Oh…non…Ne me dis pas que si je n’étais pas arrivé, vous seriez sortis de cette forêt depuis longtemps, et comme ça elle serait en bien meilleur forme ?

Le silence qui s’ensuivit fut plus éloquent que n’importe quelle affirmation.

– C’est pour ça que Zane m’en veut, finit de conclure Marc. Il pense que sans moi, Zair aurait déjà retrouvé un climat lui correspondant mieux, et n’aurait pas à peiner sous le cagnard…

– Le quoi ?

– Le soleil, enfin, la chaleur quoi.

Cette fois, il attendait une vraie réponse, et Tekris ne put que faire un bref signe affirmatif.

– Et le mieux serait de la faire sortir le plus vite de la mangrove. C’est aussi pour ça qu’il va aussi vite ?

– Ne lui en veut pas, il n’est pas toujours très rationnel quand il s’agit de Zair (étrangement, Marc eut le sentiment qu’il ne lui disait pas tout). Ni pour le reste, du moment qu’il s’agit d’une chose lui tenant à coeur.

– C’est sa petite amie ?

Un instant interdit, Tekris n’arriva pas à se retenir, éclatant de rire. Pour le coup, ce fut Marc qui ne comprit rien, l’observant en jaugeant s’il était devenu fou, ou juste très moqueur. A l’avant, les deux autres adolescents se retournèrent, Zane lâchant un grognement excédé.

– Non mais dis donc, je ne t’avais pas dit de rester près de moi, gamin ?

– J’arrive tout de suite ! fit Marc, retenant de justesse un garde-à-vous instinctif.

Traînant des pieds, il lança un regard suppliant vers le colosse. Se mordant la langue, il finit par lui lancer, sans pour autant le retenir :

– Ils sont frère et sœur, mais ne demande surtout pas pourquoi ils ne se ressemblent pas, crois-moi !

S’il n’était pas aussi impatiemment attendu, Marc se serait bien stoppé net afin de lui demander quelques explications. Mais, bras croisés et pied taptapant avec impatience le sol, Zane ne paraissait pas disposé à lui laisser les quelques minutes nécessaires pour satisfaire sa curiosité.

– J’ai un bouton sur le nez ou quoi ? Pourquoi tu me regarde comme ça ?

– Moi ? balbutia le garçon, pris au dépourvu.

– Non, le pape. Qui d’autre ?

– Beuh, rien, je sais pas, j’ai pas fait attention…

Se tordant avec angoisse les mains, il attendit la prochaine salve de reproches, son cerveau bouillonnant cherchant à parer toute éventualité pouvant attiser une colère sous-jacente.

– Dis-moi, gamin, tu as réalisé que quand j’ai affirmé pouvoir me réveiller un jour en voulant goûter de la chair de petit garçon, je plaisantais ? J’ai comme qui dirait un doute là.

– Je…C’est vrai ?

– Mais c’est une plaisanterie ! Je ne vais pas te manger ! Tout le monde sait que la viande est mauvaise quand elle est stressée, alors si je voulais faire de toi mon prochain repas, je serais tout miel, endormant ta méfiance, pour ensuite t’éliminer avec douceur pendant ton sommeil. Quoi de mieux pour préserver sa saveur ?

Marc tenta désespérément d’imaginer Zane en gentil ado prévenant. Autant pour détourner son attention du ton professoral et dénué d’humour, que parce qu’il avait du mal à y croire.

Devant son incapacité totale à se figurer une chose pareille, il finit par murmurer :

– Pourquoi tu me dis ça, au lieu de me laisser imaginer le pire ? Ce serait plus avantageux pour toi, non ?

– Peut-être parce que j’en ai assez de supporter ton air de chien battu toute la journée.

– Seulement le soir, vu que tu ne me laisse pas approcher le reste du temps !

Tout à coup, Zair ne fit plus semblant de s’intéresser au sentier menant lentement à l’orée de cette maudite jungle, se retournant carrément pour ne pas perdre une miette de la suite. Tout le corps de Zane s’était crispé, toisant de toute sa hauteur le petit impudent à ses pieds, qui luttait pour ne pas baisser les yeux, semblant se demander à quelle sauce il allait le manger tout cru.

Finalement, observant du coin de l’œil Tekris qui se rapprochait rapidement, le vert haussa les épaules. Il se détendit juste un peu, jugeant sa proie trop insignifiante pour se fatiguer. Même, l’ombre d’un sourire vint relever la commissure de ses lèvres, une étincelle joueuse dansant dans sa pupille onyx.

– Tiens tiens tiens, tu ne serais donc pas qu’une poule mouillée ? Cette carcasse abriterait-elle un soupçon de volonté ?

Marc ne répondit pas, toujours ramassé sur lui-même, prêt à se rouler en boule si les coups tombaient. Son cœur s’accéléra quand une main gantée se dirigea droit vers son visage. Fermant tout d’abord les yeux, il les rouvrit à la hâte. Au lieu de continuer son chemin droit devant elle, la main avait saisit son menton, l’inclinant de manière à ce qu’il regarde l’adolescent en face.

– Cependant, ne me cherche pas trop, tu découvrirais l’étonnante étroitesse de ma magnanimité.

Il lâcha le menton de Marc, se détournant en s’étirant, comme si rien ne s’était passé. Sans élever le ton, le sous-entendu fort peu subtil suffisait à dissuader Marc de tester ces fameuses limites. Même sans avertissement, il avait suffisamment observé pour savoir à quel point il s’énervait vite.

Réalisant enfin, il palpa l’intégralité de son corps, n’arrivant à croire qu’il s’en était sorti à si bon compte.

– Étant donné ton peu d’endurance, nous allons faire une petite pause. Je n’ai pas envie de te voir claquer entre nos doigts, ça fera toujours désordre. Pas plus de cinq minutes, est-ce que tu as compris le gosse ?

– Oui, bien sûr. Hum, je peux juste…M’éloigner un tout petit peu ?

– Non. Nous restons groupés. Au cas où un orage, ou une autre bêtise dans le genre venait à se déclarer. J’espère que tu te souviens de ce qui s’est passé, la dernière fois que tu t’es éloigné par mauvais temps ?

Marc grimaça au souvenir. Se rappeler ces moments, où il s’était trouvé à deux doigts de tout abandonner, envahi par le désespoir, n’était pas ce que l’on pouvait qualifier d’agréable réminiscence.

– Je sais, mais, enfin, depuis ce matin, nous n’avons pas fait de pause, et j’ai un…besoin naturel à soulager…

– Pourquoi moi…grogna Zane pour lui-même. Bon, dépêche, on a pas que ça à faire, t’attendre !

De nouveau, le collégien se retrouva interdit. Pas de surnom désagréable, comme « la pisseuse », qui l’avait suivit durant deux années consécutives ? Pas d’autres moqueries, de la part du martien ou d’un autre ?

– Tu veux ma photo ? File !

Comme un signal, Marc détala, plus vite qu’il ne l’aurait dû d’ailleurs. Encore ce fichu réflexe ! Pour un peu, il se serait frappé la tête contre un arbre !

Néanmoins, une simple phrase lui redonna un peu de baume au coeur, tandis qu’il disparaissait derrière la frondaison, levant haut les jambes pour ne pas se faire fouetter par les fougères.

– Tu devrais essayer de faire un effort, déclarait Tekris. Il n’est pas si pénible quand même, au contraire.

– Quand j’aurais besoin de ton avis, je viendrai te sonner !

– Ah, désolée de te contrarier, mais je suis de l’avis de Tekris, ce minipuce est agaçant, mais plutôt coriace.

L’écho des conversations, déjà murmurées, se perdit rapidement dans l’immensité de verdure. Choisissant de s’arrêter derrière le tronc d’un des arbres rouges, tellement épais qu’il le dissimulait sans problème, il s’accroupit, déposant son sac à dos à ses côtés. Lâchant un gémissement étouffé, il sortit à geste lents son sweat de son pantalon, le décollant le plus doucement possible de sa peau.

Un soupir de soulagement lui échappa une fois que le tissu ne se glua plus à son corps, plus accolé qu’une sangsue dans un marais malodorant. S’il ne pouvait pas s’en plaindre, les coups de soleil, associés à ses côtes douloureuses et à la sueur irritante commençaient à être réellement dérangeant, voir franchement désagréable ! Pourtant, il avait cru avoir enduré le pire quand il se trouvait obligé de dormir à même la tourbe, démangé de partout par la saleté. Mais à ce moment, le soleil était encore à peu près discret. Par contre, une fois découvert, Marc découvrait sa fâcheuse capacité à irriter tout ce qu’il pouvait atteindre.

Décidant ne pas s’être tellement éloigné, il en profita pour ôter ses chaussures de montagnes, juste une minute, ou ses pieds finiraient vraiment par frire. Soupirant de soulagement, il évita quand même de trop se pencher, l’odeur ne devait pas être fantastique…Et encore heureux qu’il avait maintenant la possibilité de laver ses sous-vêtements régulièrement !

N’empêche, songea-t-il en fermant les yeux, crâne contre l’écorce (humide, cette dernière lui apporta une fraîcheur bienfaisante. Comment pouvait-il pleuvoir autant, et faire aussi chaud que dans un désert?).

Bientôt, ses muscles se délassèrent peu à peu, sous l’ombre d’un nuage masquant en partie l’astre solaire, reposant enfin ses yeux fatigués. Si le trio le voyait paresser ainsi, nul doute qu’il aurait des ennuis.

Une minute…Un nuage bloquant la lumière ? Sous les arbres ?

Un souffle, bien plus calme que le sien, tout à coup beaucoup plus rapide, confirma ses soupçons.

Sans chercher à savoir ce qui se passait, il roula sur le côté, rouvrant les paupières durant sa galipette. Sans pouvoir aller bien loin. Une main s’abattit sur sa bouche, le tirant sans douceur vers l’arrière, le plaquant contre une poitrine cuirassée (ce qui n’arrangea pas ses douleurs). Grognant, il s’aperçut, dépité, que la peau était trop lisse pour être mordu, et de toute manière sa mâchoire écrasée restreignait toute rébellion.

Traîné, il se retrouva face à un nouvel inconnu, en belle tenue blanche, à peine tâchée par la boue maculant pourtant le sol par endroit. La solution de cet insondable mystère lui apparut quand une sorte de chaise à porteurs se profila derrière sa silhouette, haute sans valoir celle de Tekris. Aussi eut-il un peu moins peur que lors de sa rencontre avec le trio. Incongrûment, il se dit qu’avec tout ça, les cinq minutes seraient dépassées.

– Seigneur, regardez ce que je viens de trouver, à quelques mètres de là !

– Moins fort idiot ! Ce n’est pas parce que tu as réussi à approcher ce gamin que les Radikors ne t’entendront pas ! siffla l’homme, regardant cependant Marc avec curiosité.

Les Radiquoi ?

L’individu aurait presque pu passer pour un humain, à la peau entre une teinte asiatique et cuivré, si ce n’était ses oreilles, pointues comme celles de Zane, mais dirigées vers l’arrière et non à la verticale, et ses yeux jaunes. Son profil était assez canin, le menton large et le visage allongé. Ses cheveux d’un bleu-vert foncé, par contre, Marc n’en avait jamais vu qui pointaient vers le ciel avec une verticalité si impeccable ! Ou la gomina employée était d’une efficacité redoutable, ou c’était une capacité naturelle remarquable. Incapable de se décider, il se concentra sur ses vêtements. Une tunique blanche sans manches, bordée d’un bleu roi vif ornée d’un blason brodé d’or sur la poitrine, représentant une imposante tour avec un arrière-plan en forme d’astre aux nombreuses pointes. Des épaulettes complétaient son haut, d’un métal gris. Son pantalon, blanc également, avec genouillères et nombreuses broderies bleu, jaunes et argentées représentant des animaux fantastiques, tous quadrupèdes à la gueule grande ouverte, était rentré dans des bottes couvrant une bonne moitié du tibia, de trop bonne facture, et surtout trop ornées, pour servir réellement à la marche. Enfin, une écharpe large du même bleu couvrait son cou, des brassards en forme de goutte à l’intérieur bleu bordé de doré et une ceinture d’une dizaine de centimètres d’épaisseur barrant son ventre complétait sa tenue. À laquelle de cette dernière une petite pochette était reliée que le garçon avait déjà vu, enfin, l’une de ses semblables. Trois, pour être exact, se corrigea-t-il.

Tout comme cet accessoire, le fin diadème ornant le front de son ravisseur retint son attention. Pas tellement apeuré par l’homme en lui-même, pourtant finement sculpté (plusieurs jours à endurer les fréquents regards assassins de Zane forgeait son caractère tiens), il se trouva bien plus méfiant face à la dizaine d’hommes armés et cuirassés, aux armures arborant le même blason, derrière ce seigneur.

– C’est l’enfant suivant les Radikors depuis quelques jours, mon prince ?

« Mon prince » ? Oh mince, dans quoi s’était-il fourré…

– Mieux, sourit l’homme, il marche désormais à leurs côtés (s’il avait pu protester, Marc n’aurait pas hésité ; mais étant toujours bâillonné…). Une de leur recrue probablement. Encore une entorse au Code d’Honneur, en plus de toutes leurs fautes passées ! Même si, venant d’eux, cette idée de prendre un clochard sous leur aile me surprend un peu…Ce serait plutôt le genre à l’envoyer rejoindre ses ancêtres en enfer.

Sa jubilation acheva de rendre le collégien plus que méfiant. L’inconnu ne lui inspirait aucune confiance, et aucune envie de répondre « oui chef bien chef » comme avec Zane. S’il lui enlevait ses beaux vêtements, sa chaise à porteur et les types l’accompagnant, il se demanda s’il paraîtrait encore si impressionnant. En tout cas, sa décision était prise ; si jamais ce quidam osait tenter de le convaincre de trahir les autres, il pouvait voir ailleurs s’il y était.

Ce n’était pas du tout son intention.

– Emmenez-le, ils ne doivent pas être loin si le gosse traînait par ici. Nous avons un moyen de pression désormais, et Zane sera bien obligé de se rendre cette fois !

S’il savait ! Pour un peu, Marc aurait éprouvé une once de sympathie pour le bonhomme. Si seulement son garde ne le chargeait pas comme un vulgaire sac de patates emmené au marché, le métal entrant désagréablement dans ses côtes douloureuses.


µµµ


– J’ai comme qui dirait l’impression qu’il nous manque quelque chose pour pouvoir enfin repartir. Ah oui, un fichu gosse incapable de faire trois pas sans se perdre visiblement, ironisa Zair, aux aguets.

– Bon sang, ce n’est plus se vider la vessie, c’est recréer les chutes du Niagara !

Shootant dans une pierre, qui se perdit dans les herbes folles, Zane retint une énième imprécation. Rester discret, seule cette consigne l’empêchait de hurler au gamin de se dépêcher. Ou de lancer une flopée de menaces bien senties pour le persuader d’accélérer le mouvement.

– Ce n’est pas normal. Il met bien trop de temps, déclara Tekris, vérifiant l’absence de tiques sur ses jambes.

– Qu’est-ce que t’en sais, rétorqua Zane, c’est peut-être un incontinent précoce !

– Pas une fois, depuis que nous dormons ensemble, il ne s’est absenté plus que le moment m’étant nécessaire pour me déshabiller. Même pour pisser.

– Tiens donc, te voilà bien renseigné, siffla le vert, dents serrées.

– Obligé, à force de partager sa tente, on apprend deux-trois choses sur son partenaire.

Rabaissant l’ourlet de son jean de trois jours, le colosse épousseta ensuite rapidement l’ensemble de sa tenue, soulevant un petit nuage de saleté.

– J’ai proposé de le garder avec moi, mais il n’a pas voulu !

– Tu lui fais peur, intervint Zair, il refusera autant que possible de s’approcher de toi tant qu’il en sera ainsi, tu sais. Ou qu’il s’habitue à…eh bien…ton autorité naturelle.

– Eh bien, il n’en aura pas le temps, dans quatre jours dans le pire des cas, il filera direction l’Amérique, quant à nous, nous irons à l’autre bout du globe dès qu’il y aura un terrain suffisamment dégagé pour nous envoler.

– Oui, enfin, pour ça il faudrait déjà l’avoir avec nous, remarqua Tekris, à nouveau debout.

– Peut-être devrais-je aller voir ce qu’il fiche ? proposa Zair.

Alors qu’il s’apprêtait à répondre par l’affirmative, Zane fut grossièrement interrompu par une autre voix, indéniablement masculine, et plus que détestable à ses oreilles. Une voix qu’il s’attendait à entendre depuis un bon moment, autant redoutée qu’espérée…Ne serait-ce que pour pouvoir lui mettre une tannée.

– Dites-moi, il semblerait que vous êtes en train de chercher quelque chose ?

– La paix, et nous l’avions trouvé avant de devoir te supporter à nouveau, Koz, rétorqua Zair.

L’expression du vert contredisait clairement cette affirmation, gardant à l’esprit une certaine touffe couleur érable particulièrement collante. Mais bon, pour le bureau des réclamations, il verrait une fois débarrassé de ce parvenu persuadé d’être plus puissant que lui.

Aucun des trois adolescents ne commit l’erreur de seulement paraître s’inquiéter du sort du collégien, alors que le jeune seigneur prenait place sur la butte d’argile bordant la sente. Savourant sa position.

– Bien, alors, ta correction habituelle te manques tellement, ou tu as une bonne raison de venir m’ennuyer ? demanda Zane, bâillant bruyamment.

– Pas aujourd’hui, ricana Koz. J’ai quelque chose vous appartenant cette fois !

Un claquement théâtral des doigts, et les rayons éblouissants du soleil vinrent se refléter sur les cuirasses soigneusement polies des soldats crevant d’une marche militaire le voile céladon oscillant doucement sous les caresses délicates de la brise, piétinant fougères, agaves et adventices sans distinction.

Un homme, au plastron orné de trois bandes turquoise, contrairement à ses subordonnés, vint se tenir près de son prince, le visage inexpressif. Et poussé devant lui, mains liées dans le dos, le gosse jeta un regard d’excuses aux trois adolescents. Seul Tekris se tendit discrètement, Zane et Zair ne réagissant guère plus que devant un citoyen lambda de la planète bleue.

Enfin, presque, le second laissant tout de même échapper :

– Ah, tu as ramené tes petits copains ? Si tu n’étais pas si médiocre, j’aurais presque pu y voir une forme de considération. Mais, attends une seconde, où sont passées tes insupportables sœurs ?

– Là n’est pas la question, gronda le prince, empoignant le gamin.

– Je vois, elles t’ont laissé faire tout le boulot, pas vrai ?

– Ce n’est pas le sujet ! répéta-t-il, son poing se resserrant douloureusement sur l’épaule du prisonnier. Rendez-vous à la justice, si vous ne voulez pas qu’il arrive malheur à votre éclaireur !

– Notre…

Ce fut la goutte de trop. Les trois extraterrestres éclatèrent de rire, Tekris plus discrètement que les deux autres, Zair réussissant l’exploit de paraître offensée tout en s’esclaffant bruyamment.

Fronçant les sourcils, Koz en resta coi, ne sachant pas comment réagir. Nerveux, les soldats n’attendaient qu’un ordre de leur maître pour se lancer à l’assaut de ces impudents.

Libéré de la main l’empêchant de parler quelques minutes avant, le gosse haussa les épaules, commenta platement, bien loin de partager quelconque hilarité :

– Si vous m’aviez demandé, je vous l’aurais dit, vous savez…

– Silence, stupide gamin ! Quant à vous trois, continuez de vous moquer, et non seulement je l’emmène avec moi sur ma planète, là où vous ne le reverrez jamais, mais j’envoie mes hommes vous ramener de force au Redakaï ! Et là, nous verrons bien si vous continuez de vous amusez quand vous serez condamnés !

Cette déclaration eut au moins le mérite de pousser les Radikors à calmer un peu leur hilarité, revenant finalement à un état en lequel il leur était possible d’aligner deux syllabes.

Toussant à plusieurs reprises afin de s’éclaircir la voix, Zane prit soin d’articuler soigneusement, comme s’il tentait d’expliquer une chose très simple à un individu dont il doutait de sa capacité de compréhension.

– Si tu veux une explication plus claire, cela m’arrange que tu le fasses disparaître ! Voilà une semaine au moins que nous essayons, sans succès !

– Sans compter qu’un ne sait rien de ce petit, rajouta Zair, s’étirant paresseusement.

– En plus, il ne nous sert pas à grand-chose, incapable de tenir une petite journée sans faire un nombre incalculable de pauses, compléta Tekris, goguenard.

Cependant, Zane ne manqua pas ses mâchoires serrées, ni la crispation de son sourire de façade.

Il en resta interdit une seconde, oscillant entre un étonnement sincère, et une sensation étrange comprimant sa poitrine, lui donnant l’incongru désir de serrer son vêtement à ce niveau sans qu’il ne parvienne à l’identifier. Alors comme ça, Tekris tenait réellement à ce mioche braillard, trouillard et incapable de soutenir plus d’une demi-seconde son regard ? Enfin, peut-être le troisième argument n’était-il pas totalement vrai, mais passons, le moment se trouvait fort mal choisi pour débattre des subtilités intérieures.

Diable, cela était tout de même problématique.

– À un détail près, corrigea-t-il finalement, croisant les bras. Personne ne touche à mes affaires, et surtout pas toi. Tu vas me le casser.

Jamais l’extraterrestre ne l’aurait sciemment avoué, mais le sourire involontaire de Tekris calma incompréhensiblement l’étau enserrant son torse. Il pouvait bien se réjouir, avec la mouise leur montant jusqu’au cou ! Craignant presque sa propre réaction, il se concentra sur leurs adversaires, en particulier sur Koz, et son fichu petit air railleur supérieur. En tout, douze hommes, onze en armure (pour avoir déjà rencontré le gradé – un souvenir ayant faillit lui coûter une jambe d’ailleurs – Zane savait qu’il s’appelait Illian), et le dernier à ne pas sous-estimer, pas maintenant. Au moins respectait-il le Code d’Honneur, et en tant que combattant kaïru, ne portait pas d’armes. Que de scrupules !

Après un rapide calcul, il conclut qu’il leur était parfaitement possible de se sortir de cette délicate situation. À condition de ne pas avoir le gamin dans les pattes.

Évidemment, il se doutait parfaitement de ce que pensait le prince, il lui suffisait de jeter un œil vers son visage, et il le lisait comme un livre ouvert. À ses yeux, le trio bluffait, tenait au gamin, ou du moins Zane le considérant comme lui appartenant, ils n’allaient pas le laisser entre ses mains. Pour une fois, il regretta fugitivement son caractère possessif envers ses affaires. Pas plus d’une minute. Si seulement il pouvait franchir la distance le séparait de l’intrus et lui filer une telle fessée qu’il retournerait illico dans les jupons de sa mère !

À défaut, le vert réussit avec un naturel hallucinant à paraître plus hautain encore que Koz, le prenant de haut tout en étant en contrebas. Ce qui ne plut pas à sa cible, ses traits se tordant en une expression furieuse. Énerver ses ennemis pour leur faire commettre des erreurs était aussi spontané chez Zane que ses tentatives pour les impressionner. Chacun ses petites qualités.

– N’essayez pas de me faire gober les mouches, siffla le prince.

– Noyer le poisson plutôt, non ?

L’ironie pure de Zair n’arrangea pas son humeur, bien au contraire. Alors qu’il confiait jusque là le gamin à Illian quand il ne cherchait pas à renforcer ses effets, Koz le saisit brutalement par les cheveux, le positionnant juste devant lui afin que le trio se rende bien compte de sa supériorité.

Ou pour lui servir de gilet pare-balles, Zane se demandant quelle option pouvait être la bonne.

– Peu importe, tout ce que vous devez savoir, c’est que vous n’avez pas le choix ! Si vous voulez récupérer cet humain en un seul morceau, vous allez vous rendre bien gentiment, sans faire d’histoires. Et peut-être serais-je magnanime, voir le laisserait partir.

– Magnanime est un mot trop compliqué pour toi, rétorqua Zane. (un coup de coude dans le flanc de la part de Zair lui arracha un grognement mécontent, avant de reprendre, la foudroyant du regard) Qu’est-ce qui nous prouve ta bonne foi de toute manière ? Tu vas donner ta parole ? Laisse-moi rire !

Gagner du temps, juste pour trouver un moyen de récupérer la glu, puis matraquer cet insupportable seigneur à coup de lattes ! Pour ne rien arranger, ce dernier ricana, sans le prendre au sérieux.

– Oh, mais je n’ai rien à te donner Zane, je prends, c’est tout !

Pour un peu, l’intéressé aurait été profondément outré. C’était sa façon de voir les choses !

– Et je ne te donne pas plus de deux minutes pour obéir, sinon, adieu le petit, rajouta Koz.

Illustrant son propos, il ramena son prisonnier près de lui, le maintenant toujours par les cheveux. Glissant une main sous le menton (quand Zane pensait qu’une heure plus tôt, il exécutait un geste similaire ! À ce rythme, Koz allait vraiment tout salir!), il le força à redresser haut la tête, l’obligeant à se tenir sur la pointe des pieds et baisser excessivement le regard pour distinguer les Radikors.

Ce qui s’ensuivit, Zane en personne n’aurait pu le prévoir.

Comme attendant ce moment, le gamin écrasa avec force le pied du prince, profitant de son sursaut desserrant l’emprise sur sa tête pour la reculer, mordant sauvagement sa main au passage.

Koz poussa un glapissement de surprise, et avant qu’il n’ait eu le temps de réaliser, le gamin lui flanqua un coup de talon dans le tibia, y mettant toute la force dont il était capable.

Lâché par réflexe, il bondit en avant, vers le trio. Vers les extraterrestres n’ayant pas essayé de le soumettre.

Encore peu expérimenté, sa réception fut mauvaise, et il n’épargna ses chevilles qu’en roulant dans l’argile pour ne pas leur faire supporter tout le poids de son corps.

Se relevant dans le même mouvement, il vit Illian, réagissant le premier, s’élancer avec fougue droit sur lui. Un début de panique manqua le clouer sur place. Les Radikors n’avaient pas bougé.

Zane voulait voir s’il y avait de la suite dans les idées. S’il méritait un effort.

Le gamin fit volte-face, continuant sa course, le gradé sur les talons, rejoint par trois de ses subordonnés. Il ne se fit rapidement plus d’illusions. Il savait qu’il n’était pas assez rapide.

Un claquement sec fendit l’air, frappant la main s’apprêtant à saisir son col.

Un deuxième, et Illian dut reculer pour ne pas se faire atteindre.

Un troisième força tous les poursuivants à battre en retraite. Un quatrième, en guise d’avertissement, et Tekris put réceptionner le gosse, l’abritant derrière sa masse, s’appliquant à trancher ses liens avec son canif.

Ne sachant s’il rêvait, le collégien vit la lanière d’un fouet, d’un vert clair vif, se rétracter, jusqu’à entourer le poignet de Zair. Non, cela ressemblait plutôt à une masse d’énergie verte ayant pris la forme d’un fouet.

La main de l’adolescente vit l’aura l’entourant, de même couleur, disparaître en même temps que l’arme.

– Tu me pardonneras cette prise d’initiative j’espère, fit-elle à l’intention de Zane.

– Je vais m’étonner moi-même, mais oui. Bon, le gosse est en forme ? Parfait.

Le visage dur, le vert se désintéressa de ses compagnons, ses bras toujours croisés, pour toiser Koz. Ce dernier, quoique majoritairement contrarié, ne pouvait cacher une vague lueur d’inquiétude de voiler son regard. Il se reprit en remarquant que Zane l’observait, farouche, reprenant une attitude royale et sûre de lui. Vérifiant ses hommes, il parut rassuré de les voir prêts à se battre à son seul ordre.

L’autre extraterrestre ne lui laissa pas le temps de reprendre ses esprits.

– Bien, tu as osé me menacer, toucher à mes affaires, manquer de les abîmer, et nous a forcé à révéler l’existence du kaïru à un simple humain ignorant tout de cela. Oh, tu ne l’avais pas deviné ? Pas la peine de nier. Je le vois à ton visage. En conséquence, je vais régler cela personnellement. Et dans les règles.

Le prince savait pertinemment ce qu’il allait dire, et n’en était pas ravi. L’adolescent inclina légèrement son buste, joignant ses poings devant lui, l’un contre l’autre, sans se départir d’un sourire promettant de le faire payer.

– Je te défie à un Duel kaïru, Koz. Et nous verrons bien si l’appui du monastère t’aidera à me vaincre !

Comme en proie à un doute, il fit une petite moue, avant de revenir au moment présent.

– Auras-tu le courage de m’affronter en face-à-face ?

Une faible grimace déforma les traits du prince. Coincé sous les regards attentifs de ses soldats et des Radikors, il ne pouvait refuser sans risquer de perdre la face. Déjà, Zair et Tekris affichaient suffisamment leur dubitation pour que ce soit insultant.

Le visage désormais aussi fermé que celui de Zane, il prit la même position, répondant dans un souffle.

– Duel accepté.


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1 : il s’agit d’une petite adaptation, car la scène gravée sur le temple est à la base une peinture. Selon la légende, Krishna chanta sous la lune ; les femmes d’un village, séduite par sa voix, sortirent de leur maison afin d’aller à sa rencontre, mais il était déjà parti. Alors qu’elle l’appelaient sur les rives du fleuve, le dieu réapparut, se divisant afin que chaque femme puisse avoir un cavalier, afin de danser la rasa-lila, une danse rituelle hindoue


2 : l’histoire se déroulant dans un futur proche, j’imagine ici une des conséquence du réchauffement climatique à l’échelle locale.


J’espère que ce chapitre vous aura plu, et n’hésitez pas à laisser un commentaire, que ce soit pour une question ou donner votre avis !


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