Aesragen

Chapitre 10 : Rebondir

10067 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 18/03/2020 21:15

Rebondir


– Johnny ? C’est américain ça, non ?

– Non, et honnêtement tant mieux ! rit de bon coeur Marc.

– Moi j’aime bien. Mais bref ! Guntär ?

De nouveau, le collégien s’esclaffa, balançant nonchalamment les jambes dans le vide. Essuyant vigoureusement sa tignasse érable en jetant de fréquents coup d’oeil à l’extraterrestre, il était assis sur le rebord d’un lit aux draps aussi noirs que poussiéreux. Pour autant moins que le reste de la grande pièce circulaire, au sol sombre composé d’un étrange alliage à la fois dur, mais étrangement enveloppant quand le jeune garçon y posait la plante de ses pieds. De même, le chariot à deux étages rangé dans un coin, garni de divers produits de premiers secours, ainsi que les deux lits de camp disposés dans les deux coins opposés du mur du fond, paraissaient plus récents que les quatre murs au plafond légèrement incliné, d’un gris-bleu très artificiel. Trop à son goût, après des jours passés au coeur d’une dense forêt sans une trace de civilisation datant de moins de quelques millénaires.

Quand il s’ouvrit de cette étrangeté aux Radikors, avant qu’ils ne se séparent, Zane avait marmonné avec agacement que ces « horreurs monastèriennes » devraient être lancées au travers de la première fenêtre venue dès que possible. Zair faisant remarquer que s’ils (qui que soient exactement ces « ils ») laissèrent du matériel derrière eux, c’était probablement en vue de le récupérer par la suite. En dépit de ses affirmations peu convaincantes plaidant l’inverse, elle continuait à penser que venir en ce lieu faisait partie des pires idées possibles, cela se voyait comme le nez au milieu de la figure. Tekris, lui, se contenta de plaisanter en décrétant que Lokar, de toute façon, n’était guère réputé pour prendre soin des corps, persuadé de ne pouvoir se faire vaincre. Pourquoi, donc, aurait-il eu besoin d’une infirmerie dans sa forteresse ?

Cependant, Marc fut intimement convaincu que ce Lokar se trompait, vu comment les deux autres Radikors foudroyèrent l’adolescent à la langue trop pendue du regard. Conscient d’avoir mis les pieds dans le plat – et pas de la plus profitable des manières qui plus est –, le colosse simula à la hâte une quinte de toux dévastatrice, qui ne convainquit personne. Pas même lui. Et encore moins Zane, qui extraordinairement fit un violent effort pour ne rien rajouter, son visage se crispant comme s’il buvait une potion médicinale particulièrement amère, en ravalant sa prochaine invective. Zair elle-même l’observa longuement à la dérobée, semblant curieuse de savoir s’il allait finir par ouvrir la bonde à son caractère, ou s’évanouir tant la chose lui était inhabituelle.

Néanmoins, personne, et encore moins un Tekris trop heureux de s’en tirer à si bon compte, ne lui fit remarquer le comique de la situation. Suite à de longues minutes durant lesquelles l’ambiance à couper au couteau exploserait pour un rien, sans que personne n’ose risquer d’amorcer la bombe, Zair, prenant son courage à deux mains, suggéra de chercher d’autres traces du passage d’intrus au sein de ce lieu. Marc soupirant discrètement de soulagement, presque en même temps que Tekris.

Debout, appuyé contre le chambranle de la porte menant à la sorte d’infirmerie quelque peu rudimentaire, ce dernier avait, suite à une douche bien méritée prise une petite heure auparavant, revêtu un ensemble dégotté au fin fond de son sac à dos. Enfin, un ensemble… Si le pantalon, couleur d’un blanc assorti de passements gris, couvrait correctement son postérieur (seul le bas faisait feu-de-plancher), il n’avait pas encore revêtu le sobre T-shirt noir destiné à couvrir son torse, terminant de se sécher entièrement avant de prendre le risque de devoir attendre le séchage de ses frusques habituelles. Zane, refusant catégoriquement de supporter une odeur digne des bas-fonds s’il n’y était pas obligé, embarqua le moindre carré de tissu reposant sur la chair encore salie de ses camarades, lavant le tout des plus énergiquement. Seuls les sous-vêtements étant laissés aux bons soins de leurs porteurs. Aussi Tekris s’efforçait-il, en guise de vêtement, de garder une serviette cyan en guise de protection des chastes yeux de Marc, ne l’empêchant guère de posséder ainsi un décolleté qui, sur une femme, aurait largement dépassé le stade de l’indécence.

Heureusement, Zane et Zair, repartis à l’exploration des lieux une fois propres comme des sous neufs, pensaient trouver de quoi concevoir des vêpres bien plus adaptées à la morphologie de chacun. Et en toute honnêteté, Marc fut soulagé de rendre en parfait état les gants de rechange au chef du quatuor, sans avoir à subir nombre de reproches. Zane insista bien pour ne pas les laisser seuls autant de temps, « au cas où une autre attaque de spectres surviendrait », mais Tekris argua que le petit avait besoin de repos, et donc de quelqu’un pour veiller sur son sommeil. Perdant, pour ce qui devait être l’une des rares fois de sa vie, la bataille d’arguments, Zane sortit de la pièce en claquant suffisamment fort la porte pour en ébranler les murs de… Marc aurait dit métal, sans en être totalement certain. Pour l’ouvrir de nouveau une fraction de seconde plus tard, menaçant de mille tourments les deux traînards si jamais quoi que ce soit sortant de l’ordinaire se produisait. Rajoutant que si c’était le cas, il le saurait coûte que coûte. Puis il partit pour de bon, accompagné d’une Zair qui donnerait visiblement beaucoup pour échanger sa place, et laissant dans son sillage un Marc complètement déboussolé.

Un incident qui n’empêcha guère son « surveillant » de taper la causette, une fois les longues oreilles vertes hors de portée. Préoccupé par les évènements s’étant récemment déroulés, il avait pensé que Tekris aurait renoncé à deviner quel pouvait bien être son prénom, se résignant à l’appeler « le gosse ». Ou, plutôt, « minipuce », un surnom que l’adolescent semblait lui avoir définitivement associé. Vaguement, Marc devinait qu’il devrait se sentir vexé d’hériter d’un patronyme aussi infantilisant, en particulier à cause de sa taille, petite pour un garçon. Dans un ordre d’idée semblable, il se savait avoir passé l’âge de se faire ébouriffer machinalement les cheveux à chaque fois que lui et le Radikors se trouvaient dans la même pièce.

Pourtant, il adorait ça. Au point de se sentir presque morose quand Tekris, l’esprit ailleurs, oubliait l’une ou l’autre de ces marques d’intérêt. Pas de considération, bien sûr, le collégien refusait de se laisser bercer par de tendres illusions, tirées tout droit de ses rêves.

– N’invente pas non plus des mots, soupira-t-il, vérifiant la bonne mise en place de son peignoir, trois fois trop grand pour lui.

S’arranger pour que Tekris ne voit de son corps que son visage, le reste étant emmitouflé jusqu’au cou, ne fut pas toujours une partie de plaisir. Notamment parce qu’il devait tenir sans cesse d’une main le col du vêtement éponge, tandis que l’autre s’arrangeait pour éliminer l’excédent d’eau de ses mèches rebelles. Connaissant sa fichue tignasse, il savait parfaitement qu’elle ne serait pas sèche avant le lendemain matin, au mieux, mais c’était toujours ça de gagné…

– Je sèche, là, se plaignit l’adolescent, décollant du cadre métallique pour s’asseoir sur le sol dallé.

Marc laissa échapper un très léger rire, avant de se taire presque instantanément, ouvrant grand les oreilles au cas où cela ramènerait une horde d’esprits vengeurs.

Tiens, une idée venait de lui traverser l’esprit…

– Ulysse ? tenta encore une fois Tekris.

– Aklalli, fit-il, de la voix la plus naturelle qu’il put.

– Comment ça, insensé ? Que je sache, tout est possible à partir du moment où… (réalisant le grossier piège du gamin, il lui dédia un regard lourd de reproches) Ce n’était pas très gentil, ça !

Pour la première fois, ce qui ressemblait à un véritable agacement vint tordre ses traits désapprobateur. Dépité, Marc rentra la tête dans les épaules, lorgnant le sol devant lui pour ne pas voir la déception qui, à coup sûr, apparaîtrait derrière les verres argentés.

Fichue curiosité ! Il ne voulait pas perdre le comportement que lui adressait Tekris pourtant…

– Désolé… murmura-t-il doucement, resserrant les pans de sa serviette autour de son cou.

Peut-être que s’il serrait assez fort, il cesserait de débiter des âneries à longueur de journée ?

– Tu peux, soupira le colosse.

Levant les yeux au plafond, ses doigts pianotèrent un instant sur son menton. Et quand il reprit la parole, sa voix se trouvait bien plus modulée que lors de ses deux dernières exclamations, plus apaisante également. Un changement qui incita Marc à relever légèrement le museau, sans pour autant oser le fixer directement.

– Écoute, Zane a miraculeusement accepté que tu rejoignes nos rangs – arrête de me regarder avec cet air de chien battu, bon sang ! –, mais, comment dire, s’il pense que tu es un espion, ou autre stupidité de ce genre (à ce jugement peu flatteur envers l’intéressé, Tekris ne put s’empêcher de jeter un coup d’oeil par-dessus son épaule, juste par précaution… ), il n’hésitera pas à revenir sur sa décision. Tu comprends ? Envers et contre tout, il reste persuadé que tu nous caches quelque chose, et il n’est pas le seul… Donc, si tu te mets à écouter aux portes, évite juste de me mêler à ça, n’est-ce pas ? Sinon, je crains qu’il ne décide de sévir. Et pas qu’un peu… Lève la tête, bon sang ! (ses iris camouflés se posèrent sur le tissu toujours maintenu autour du cou du garçon) Une minute ? Mais arrête, espèce d’idiot, tu veux t’étrangler ?!

Franchissant la distance les séparant, il écarta sans douceur les mains frêles, glissant la serviette autour de la nuque jusqu’à s’en saisir. Marc le fixa, étonné. Il n’avait pas vu qu’il ne serrait pas, ou quoi ?

– Je faisais attention, fit-il piteusement.

– Oui, et c’est avec attention que tu es devenu rouge pivoine ?!

Surpris, le garçon plaqua les paumes sur ses joues. Étrangement brûlantes, alors qu’elle étaient encore fraîches quelques minutes auparavant.

Il déglutit péniblement. Et depuis quand sa gorge lui donnait l’impression d’avoir été prise dans un étau ?

– Il faut vraiment que tu arrêtes de penser, soupira Tekris en déposant le morceau de tissu un peu plus loin. Fait gaffe, gamin. Je ne pourrais pas toujours être derrière tes fesses. Je ne suis pas ton père, et je n’ai pas l’intention de le devenir.

– Tant mieux, lâcha l’autre avec une puissante sincérité.

Immédiatement, il détourna le regard vers l’unique fenêtre de la pièce. Ce qui était largement suffisant pour fournir un éclairage digne de ce nom ; si l’on divisait le mur du fond en trois parties, celle-ci couvrait tout son tiers central, et sur toute sa longueur. A l’extérieur, pas un souffle de vent ne venait remuer l’immensité neigeuse s’étendant à perte de vue. Pas plus que la moindre brise ne venait taquiner la chape nuageuse planant sur la forteresse comme une menace immobile, présente en permanence sans que rien ne puisse venir la déloger. Un tableau d’artiste morose, croqué sur le vif, puis laissé en plan sans état d’âme, oubliant au passage sa création. Sous le jet à peine tiède balayant la vase, la boue – ainsi que quelques bestioles bondissantes qui n’avaient rien à faire sur la chair d’un garçon de douze ans – et autres traces issues de la mangrove, il eut le temps de songer à cet étrange phénomène. Sans pousser trop loin son raisonnement, trop d’éléments restant sans réponses, mais il put considérer qu’outre la ressemblance avec le tourbillon nuageux prenant possession des cieux à chaque défi, la sensation de malaise, d’inquiétude sourde, ressemblait en plus amplifiée à celle provenant de certaines attaques utilisées par Zane. Et, lors de la dernière bataille, par Tekris. Quant à savoir ce que cela signifiait, il séchait complètement… Déjà, il ne parvenait pas à interpréter la moitié des évènements, ou du moins des enjeux sous-tendant le tout.

Tiens, il n’avait toujours pas vu la tête du monstre de Tekris, d’ailleurs ! Ni de Zair. Et, de même, il ne savait ce que devinrent les deux créatures aperçues lors de sa première rencontre avec les Radikors.

– Il est parti chercher des cigarettes un jour, et n’est jamais revenu ? reprit doucement la voix de l’adolescent.

Perdu dans ses pensées, Marc sursauta peu glorieusement, mettant quelques secondes à se rappeler de quoi il pouvait bien être question. Ceci fait, il regretta de s’en souvenir.

– Pas vraiment, marmonna-t-il tristement. C’est… plus compliqué.

– Tu veux en parler ? Bon, je ne suis pas psy, et tu n’as dans tous les cas visiblement pas de quoi me payer, mais si jamais le coeur t’en dis… Sauf si tu pense que c’est un stratagème pour récolter des informations sur toi, par ordre de Zane !

Soufflant grossièrement par la bouche, Marc se morigéna brutalement. Une possibilité qu’il n’avait pas une seconde envisagée ! Alors que les Radikors semblaient doués pour obtenir ce qu’ils voulaient, et à défaut ne lâchaient pas si facilement leur cible ! Comment espérait-il garder le secret de sa fuite, s’il baissait sans cesse sa garde, tel un enfançon à peine capable de parler ?

Mais au fond, valait-il beaucoup plus ?

– Je ne sais pas, avoua-t-il, la gorge serrée. Je ne sais pas grand-chose…

Sentant une nausée fort malvenue venir brûler son estomac, il contracta violemment la mâchoire, serrant les dents. Hors de question de se ridiculiser une seconde fois de cette manière, se promit-il en croisant les mains sur son giron. Rendre tripes et boyaux dans un coin du campement lui avait amplement suffi ! Encore aujourd’hui, il craignait que cette réaction de son estomac capricieux ne soit que le signe avant-coureur d’une maladie tropicale autrement plus indisposante. A force de patauger dans de l’eau croupie, ou de subir sinon les assauts de nuées d’insectes parasitaires, cela ne l’étonnerait guère. Quitte à être un poids, pourquoi s’épargner une bonne vieille tourista ? Surtout qu’il ne cessait de tomber malade, aux grands cris de sa mère qui, régulièrement, se demandait par quel tour du destin pouvait-il bien être du même sang qu’Emma, la petite fille conservant depuis la naissance une santé de fer.

Un poinçon horriblement efficace piqua douloureusement sa poitrine. Ne pas penser au passé, surtout pas ! Comme Victoire serait contente de le voir si désemparé, en profitant sûrement pour franchir un autre pas dans la mutation de la vie du jeune garçon en enfer vivant.

– Bah, c’est normal, tenta maladroitement Tekris, grattant le sommet de son crâne.

Tout son être clamait qu’il ne savait absolument pas quelle attitude prendre face à un préadolescent, et encore moins ce qu’il convenait de faire étant donné le statut particulier de leur relation. S’il se laissait prendre à parier, il affirmerait qu’auparavant, se montrer gentil ne figurait guère parmi ses prérogatives.

Les iris noisettes sondèrent l’acier des lunettes. Pouvait-il se confier à l’adolescent ? En avait-il seulement envie ? Parler ne faisait pas partie de ses habitudes. Mais s’il ne franchissait jamais le premier pas, il n’était pas certain que les autres accepte, de leur côté, de lui faire confiance.

Et qu’avait-il à perdre, au fond ?

– En fait, commença-t-il, fixant un point invisible droit devant lui, j’ai un peu menti… C’est une histoire un peu classique. Mon père ne fumait pas, ne buvait pas, ne frappait pas, et s’il n’était pas des plus affectueux, sur le plan théorique, rien ne peut lui être reproché.

Il humecta nerveusement ses lèvres. Presque six ans qu’il s’efforçait de ne pas y penser…

– Sauf que le soir, il se précipitait tout le temps sur l’ordinateur, juste après avoir dit bonsoir. Et il y restait des heures, à jouer au poker, faire des paris en ligne, etc. Il disait qu’un jour, il gagnerait le gros lot, et il nous emmènerait à Disneyland, ou des bêtises comme ça. Je me souviens, quand j’avais cinq ou six ans, il m’a promis qu’il m’offrirait la collection entière des figurines de mes héros préférés. Sauf qu’au bout d’un moment, ma mère en a eu marre, et elle lui a dit que s’il ne s’arrêtait pas, elle partirait pour de bon. Sauf qu’en fait, c’est lui qui a disparu…

– Ah, fit Tekris (s’il comprenait clairement le tragique de la situation, il ne semblait cependant pas excessivement affecté. Ce genre d’histoires était-il fréquent sur sa planète d’origine ? En tous cas, aucun étonnement ne transparaissait sur ses traits). Et vous le voyez parfois ?

Sentant la fatigue accumulée se rappeler à son bon souvenir, Marc éclata d’un rire sans joie.

– C’est déjà fait ! A la morgue… Il s’est jeté du haut de l’immeuble.

– Ah, répéta l’adolescent. C’est… ballot… Rassure-moi, tu n’étais pas là ?

Seule l’expression d’une inquiétude soupçonneuse crispa les traits encore légèrement arrondis.

– Non, je jouais au parc avec… des amis, qui n’en sont plus.

Il avait faillit dire « avec ma sœur », dans un moment d’inattention, replongé dans le passé. Heureusement, ou pas, le colosse vint l’en sortir d’une manière des plus directe.

– C’est après que ta mère est morte ? demanda Tekris de but en blanc.

Le garçon écarquilla les yeux, cherchant une trace de plaisanterie. D’accord, il se doutait que la diplomatie n’était pas le point fort des Radikors, et qu’il prétendait à chaque insinuation de Zane être orphelin, mais tout de même… Et l’extraterrestre continuait d’attendre sa réponse avec naturel, sans paraître réaliser la brutalité de ses propos. Pire, il fronçait les sourcils de perplexité, sans doute pour comprendre la raison d’un si long silence de la part de l’autre.

A la fois vexé, et conscient de s’aventurer sur un terrain glissant, il resta volontairement muet, tripotant les bords de son peignoir en lorgnant avidement le pantalon et sweat à peine pliés dans un coin, lui étant destinés. Et dire que Zane refusa d’utiliser les serviettes avant de les avoir frictionnées et passées sous l’eau brûlante. Au cas où Ky Stax s’en serait précédemment servit, une idée le révulsant au plus haut point.

Il fallait maintenant oser demander au colosse de sortir de la pièce le temps qu’il se change. Mais il allait passer pour un idiot fini, c’était certain, ou un type à a pudeur déplacée. Sa crédibilité n’étant déjà pas au plus haut… Peut-être l’extraterrestre, lassé d’attendre en vain, irait de lui-même faire une ronde hors de la pièce ? Hélas, face à son mutisme, Tekris croisa résolument les bras, cherchant quelque chose pouvant le distraire en attendant le retour de ses camarades.

Son attention se reporta sur l’encolure entrouverte du peignoir du gamin. Pensif, celui-ci ne le remarqua pas immédiatement, seulement alerté par la fixité de l’adolescent, et le silence qui en découla.

Se décidant à tourner le visage vers lui, sa gorge s’assécha quand il remarque vers quoi se dirigeait le regard masqué du colosse. Baillant généreusement, le peignoir révélait en temps normal presque l’entièreté de son torse, au point qu’il doive le tenir sans cesse d’une main pour l’empêcher de découvrir sa peau à l’air libre. Sauf que, préoccupé par la précédente discussion, il mit ses paumes contre le rebord du meuble, légèrement penché en avant. Révélant ainsi son buste, ainsi que ses côtes toujours en partie marquées des maltraitances de Victoire. Tekris fixant justement les bleus, à divers stades de guérison, s’étalant le long de son sternum.

Peut-être cela aurait fini par passer inaperçu, si le garçon ne s’empressa, sitôt faite cette découverte, de saisir les pans du peignoir, le rabattant brutalement sur son corps.

– Il y a encore des traces de l’attaque de Koz, fit-il sur le ton de la plaisanterie.

Avant de se claquer mentalement. Aucune chance de mimer l’indifférence à présent, ou comme s’il n’avait rien remarqué du manège de l’adolescent.

Néanmoins, Tekris n’ajouta rien. Même en se détournant pour s’approcher du tas formé par ses futurs vêtements, Marc pouvait sentit la brûlure de son regard entre ses omoplates.

– Tu peux te retourner ? se hâta-t-il de prétexter pour ne pas lui laisser le temps de s’interroger plus avant. J’aimerais vraiment m’habiller sans être reluqué.

La seule excuse trouvée pour détourner l’attention. Grimaçant, Marc la trouva plus mauvaise encore que ce qu’il pensait. Hochant affirmativement la tête, Tekris se détourna tout de même, ne laissant que son dos de visible au collégien. Après une hésitation, celui-ci choisit de garder son imposante carrure dans son champ de vision, juste pour être certain qu’aucune déviation oculaire « accidentelle » ne vienne rajouter au malaise déjà largement présent.

– J’ai remarqué un truc bizarre, déclara-t-il, la voix étouffée quand il enfila ce qui se révélait être en réalité un T-shirt à manches longues. Vos attaques… kaïru, elles ont des couleurs différents à chaque fois.

– Avoue que c’est plus classe, ricana Tekris. Tu imagines ? Tout en noir, ou en blanc, selon si l’on est gentil ou méchant ?

– Gentil ou méchant ? répéta Marc, incrédule.

Soupirant, puis marmonnant nombre d’aménités à son propre égard, Tekris finit par reprendre piteusement.

– Zane va me tuer… Si tu ressors de cette pièce en en sachant bien plus qu’à son départ, le coupable sera tout trouvé. Mais bref, disons que j’utilisais ces termes pour, eh bien, illustrer mon propos. Parlons plutôt de camps opposés… D’ailleurs, qu’est-ce qui définit le bien, le mal, et toutes ces notions sibyllines terriennes ?

– Selon moi, ce sont plutôt des concepts universels, intervint Marc en enfilant un pantalon noir à la chaleur bienvenue. Mais sinon, je ne sais pas. Les actions de chacun, je suppose ? proposa-t-il finalement.

– Oui, sûrement. Mais les actions en question peuvent se révéler contradictoires. Du coup, qu’est-ce qui l’emporte ? Regarde le cinéma, combien de « méchants » obtiennent la rédemption en faisant ce que la société appelle le bien ? Sans avoir été, le reste de leur vie, un parangon de vertu.

Avant que Marc ne puisse réitérer son affirmation quant à son ignorance, Tekris lâcha un rire qu’il qualifia de nerveux, sans trop y croire cependant, avant de hausser les épaules. Sauf quand il se trouvait face à un Zane enragé (situation arrivant bien plus souvent qu’il n’y paraissait), un Radikors ne se montrait jamais désolé, et encore moins tourmenté par tout sentiment se rapportant à quelconque agitation.

– Bah, pourquoi se faire des nœuds au cerveau ? C’est sans importance. Surtout quand il faut assumer ses choix, reprit-il comme pour lui-même. L’important étant de faire ce en quoi l’on croit. Je n’ai jamais été doué pour réfléchir à des choses non-physiques. Tu vois ce que je veux dire ?

Ah, donc en fait, il lui parlait vraiment ? Pourtant, cela n’aida guère Marc, qui une fois encore se retrouva sans savoir quoi répondre tandis qu’il enfilait d’épaisses chaussettes grises à pois blancs. Aucune chaussure à sa taille ne se trouvant dans les recoins de la forteresse, il marcherait probablement sans plus d’ornements dans ses recoins. Une considération bien futile, songea-t-il.

Il sentait confusément que quelque chose se cachait derrière les paroles du colosse encore adolescent, sans pour autant réussir à en saisir sa nature exacte. Ni comprendre réellement l’enjeu finale de cette bien étrange conversation. Aussi se tut-il de nouveau, maudissant son incapacité à lire entre les lignes.

– Bien sûr que non, répondit à sa place Tekris. Laisse tomber, je crois que moi-même… Ah là là, je bavasse, mais en attendant rien n’avance ! Nous avons du travail, alors nous verrons tes questions au dîner, compris ? Tu as fini, minipuce ?

– Hum, ouais.

Bon sang, il ne comprenait rien à rien… Autant essayer de demander à la lune pourquoi elle ne se levait pas le jour. Quoique, parfois, elle se montrait même quand l’astre solaire montait dans le ciel…

Secouant vivement sa chevelure de droite à gauche, il abandonna ses vêpres là où elles étaient, saisissant avec reconnaissance la main tendue vers lui de Tekris.

C’était que la forteresse se révélait très grande aussi, et il n’avait aucune envie de se perdre bêtement.

Rien ne transparaissait sur les traits de l’extraterrestre, enfin, rien qui ne fut pas habituel. Aussi ravala-t-il ses questions, tandis qu’ils s’engageaient côte à côte dans le long couloir menant… eh bien, il ne savait pas où. Mais son guide connaissait le chemin, aussi ne s’inquiéta-t-il pas.

– Qu’est-ce qu’on va faire ?

– Trouver un coin où tu pourras piquer un somme. Encore un peu, et tu vas t’écrouler sur place. Connaissant Zane, il voudra nous trouver en pleine forme pour son retour.

Marc fit signe qu’il saisissait – très – bien la nuance. Intérieurement, il ne cessa de réfléchir sur les mystérieuses auras entourant les attaques lancées par les Radikors, et plus généralement, par les Stax. Car enfin, il n’avait pas rêvé, les mêmes couleurs revenaient régulièrement !


µµµ


– Tu as pensé à ce que dira Lokar, quand il verra le gamin avec nous ? demanda Zair comme si elle demandait des petits scônes fourrés dans un salon de thé. Il n’a aucun talent dans le kaïru, alors on ne pourra pas prétendre vouloir en faire un combattant…

En réponse, Zane grogna d’agacement. Comme s’il n’y avait pas pensé plus tôt ! Ou qu’il n’avait pas assez de problèmes à gérer pour le moment ! Si ce stupide humain osait poser ses sales pattes

– A ton avis ? Pourquoi voulais-je le renvoyer le plus vite possible là d’où il vient, peu importe sa véritable provenance ? Pour qu’il en sache le minimum sur nous ! Sauf qu’à cause de ces minables Stax, c’est trop tard à présent. Je préfère largement savoir où il traîne, et à qui il parle. Qui sait ? Sous ses airs benêts, c’est peut-être un agent double au service du monastère.

Marquant un temps d’arrêt suite à sa déclaration, Zair l’observa à la dérobée, plissant le front.

– Hum, sérieusement ? Il suffit que tu le regarde, pour le voir se liquéfier instantanément. Je suis même certaine que si tu dis « grenouille », il sautera jusqu’à ce que tu lui dise d’arrêter.

– Personne ne t’as appris à te méfier des apparences ? railla Zane.

– C’est une vraie question ? demanda Zair sur un ton analogue.

N’y voyant aucun intérêt, il grogna en guise d’avertissement. D’accord, quelques mois auparavant, il avait promis de repartir sur un pied d’égalité avec le reste de son équipe, aussi les laissaient-ils contredire la plupart de ses ordres. Mais mieux valait ne pas pousser le bouchon trop loin ; la tolérance du jeune homme ne se trouvait guère réputée pour s’étendre à l’infini. Heureusement, naturellement, Tekris avait fini par retrouver, en quelque sorte, sa place de subordonné, quoiqu’il s’interposait toujours très régulièrement entre lui et les décisions qu’il jugeait dangereuses pour le trio. Mais Zair, par contre, semblait prendre un malin plaisir à débattre sans cesse de petits détails, là où elle devrait obéir à ses ordres sans discussion !

Marmonnant dans sa barbe inexistante, il secoua rudement sa caboche. Bon, d’accord, il avait commis quelques erreurs. Et la cohésion interne en ressortait affermie depuis que ses coéquipiers l’avait poussé à accepter cette condition. Ce qu’il ne parvenait pas à digérer, c’était qu’ils choisissent l’un de ses rares moments de faiblesse, abandonné dans la neige gelée par une autre équipe de combattants kaïru honnie, pour lui proposer un marché qu’il ne pouvait qu’accepter !

Une petite voix lui souffla que cette analyse restait très partiale, qu’il repoussa sans ménagement. Descendant les marches menant à l’entrée de la forteresse, tous ses sens aux aguets (un petit regard par-dessus son épaule montrant que Zair faisait de même, pianotant sur la pochette renfermant son X-Reader), il soupira de frustration. Oui, banni par Lokar en personne, soi-disant qu’il aurait usurpé le pouvoir de son Maître alors qu’il le croyait mort (en réalité, il désirait seulement continuer son œuvre ! La susceptibilité de l’homme n’avait pas de bornes – une pensée qui ne plairait pas à l’intéressé), dans le froid et la neige. Regagner son estime ne fut pas si difficile ; cacher sa rancœur et sa colère derrière une génuflexion publique. Ky, et ses Stax, faisant partie de l’assistance. Lokar connaissait, au moins en surface, son combattant déchu. Il ne pouvait ignorer que ce geste lui coûtait. Aussi, en dépit d’une correction aussi brutale qu’inattendue (sous la forme de « rochers ravageurs » pris de plein fouet, alors qu’il se trouvait encore à genoux ; un très mauvais souvenir, parvenant à lui réveiller des douleurs fantômes quand il y repensait trop souvent), pensa-t-il sa rédemption honnête et sincère. Dans un sens, l’homme avait raison, Zane souhaitait réellement retourner dans les rangs de ses E-Teens, les combattants kaïru de Lokar. D’un autre côté, ses raisons différaient peut-être un chouïa de ce qu’il croyait.

Bref, si l’adolescent était revenu à une position à peu près privilégiée, le moindre faux pas de sa part pourrait mener à de désastreuses conséquences. Il ne manquait pas d’en tirer profit, mais tout en gardant à l’esprit une certitude. Une fichue épée de Damoclès tournoyait au-dessus de son crâne, prête à s’abattre s’il tentait une fois encore de faire cavalier seul. S’il ne fournissait pas une raison valable afin de justifier la présence de l’enfant parmi eux, qui savait comment Lokar réagirait ? Pour regagner l’entièreté de son estime, et continuer à suivre son enseignement, Zane avait dû trop sacrifier pour faire marche arrière ! Et encore moins pour un gamin pleurnichard, accroché à Tekris comme une poule à son œuf !

C’est Lokar le numéro un, ne l’oublie jamais, lui dit un jour Zair. Un sage conseil qu’il s’efforçait de suivre. Sans pour autant renoncer à ses objectifs personnels, bien entendu.

Tu es vraiment prêt à tout pour atteindre tes buts, pas vrai ? Encore cette petite voix susurrant à ses oreilles.

Une vague nausée laissa un goût âcre sur son palais. Il l’avait déjà prouvé. Et dépassait depuis longtemps le stade des regrets inutiles. Il irait jusqu’au bout, quoiqu’il lui en coûte encore, en particulier pour conserver ce qu’il possédait aujourd’hui.

Il s’attarda sur la nuque de Zair, quelques mètres devant lui. Il savait avoir échoué depuis longtemps dans son rôle de grand frère (à chaque fois que sa pensée s’attardait sur ces mots, il ne parvenait à les associer à sa personne). Incapable de protéger comme il l’aurait dû la petite fille qu’elle était. Rien n’effacerait le passé, et, incapable de déterminer comment réagir, comment il devrait réagir eu égard de son « rôle », cela faisait un bon bout de temps qu’il renonça à entretenir une véritable relation filiale avec elle. Tout ce qu’il pouvait faire, était de veiller sur ses arrières, comme le ferait un chef d’équipe, et encore. Une situation qui convenait forcément à l’adolescente, sinon, elle aurait exprimé son désaccord plus d’une fois.

Une grimace indescriptible tordit ses traits. Lui laisser espérer un véritable lien frère-sœur, alors qu’il se savait pertinemment incapable de le mener à bien, serait affreusement cruel. Et qui voudrait de lui comme frangin, de toute façon ? Une réalité qu’il connaissait par coeur, sans, encore une fois, que cela l’atteigne. Pour quoi faire, hein ? A quoi bon se torturer l’esprit. Il se fichait bien de ce que pensait le commun des mortels ! Seules comptait son ambition, et sa vengeance. Contre Ky, Baoddaï, le Redakaï, tous !

Un mécanisme de pensée parfaitement huilé, devenu sien à force de répétition mentale. Qu’il croyait durer jusqu’à la fin des temps, exempt du moindre doute retardant l’échéance de son futur avènement.

Si un petit grain de sable, ô combien gênant, n’était venu troubler ses idées. Oh, pas en venant chambouler son être comme un chien dans un jeu de quilles, mais suffisamment pour lui faire tourner la tête pour des broutilles. Son corps changeant, quittant rapidement le domaine de l’enfance pour s’engager dans la post-adolescence, ne lui procurait aucune sensation particulière, excepté la satisfaction de dominer ses adversaires physiquement, un détail ayant étonnamment une grande importance quand il s’agissait d’influencer le camp adverse. Mais depuis son entrée dans les fameux dix-sept ans, alors qu’il pensait en avoir terminé avec les poussées de croissance et autres bêtises inhérentes à l’âge bête, d’autres sensations proprement inhabituelles vinrent s’ajouter au plaisir du combat et de la victoire. Si discrètement qu’il n’y prêta d’abord aucune attention. Avant que cela ne se transforme en une sorte de désir latent, incompréhensible, qui n’améliora guère son humeur naturellement orageuse.

Il se rendit totalement compte que quelque chose clochait quand, au cours d’un entraînement contre Zair, il se demanda subrepticement si Tekris aimait le voir gagner. Alors que ses préoccupations se ramenaient plutôt à comment écraser son adversaire le plus rapidement possible. Avant de commencer à retenir par moments ses coups contre l’autre adolescent. Pas à chaque fois, mais de manière suffisamment régulière pour l’interroger. Pensant que cela s’arrangerait, une brève passade adolescente parfaitement normale due aux hormones, il ignora encore ces signaux sans intérêts selon lui.

Sauf que rien ne s’arrangea, au contraire. Quand il réalisa, à force de s’accorder quelques instants de rêveries peu chastes le soir, s’être engagé trop loin sur le chemin de… de l’attirance ? Oui, ce devait être ça, il n’éprouvait plus l’envie de lutter contre cette étrangement douce langueur engourdissant son esprit quand Tekris venait à lui saisir le poignet (encore un geste qu’il aurait dû censurer au plus vite), ou simplement en pensant à ce dernier. Quelle mièvreries !

Hélas, et aussi incompréhensible cela lui paraissait-il, se séparer de ces sensations lui crevait presque le coeur, à son profond agacement, sans compter qu’il en revenait sans arrêt au même point. La seule chose qu’il ne parvenait à maîtriser se baladait en permanence sous ses yeux ! Pire, depuis peu, un humain s’accrochait sans cesse à ses bas !

Il n’y pouvait rien ; voir le petit glué au colosse lui faisait monter des envies de meurtres !

Un désir nébuleux, dont il se gorgeait secrètement tout en luttant aussi fort que possible contre. Et plis terrible encore, il lui arrivait de (il peinait encore à le croire, et moins encore à l’accepter) vouloir sentir les bras puissants du colosse se refermer autour de son corps. Comme une vulgaire oie blanche s’évanouissant au moindre choc émotionnel ! Zane était un dominant, celui qui commandait aux autres, et qui se trouvait obéi sans contestations excessives ! Pas une pauvre créature perdue comme le gosse récupéré dans la forêt cambodgienne ! Alors pourquoi ses joues chauffaient à cette seule idée ?

Vaguement, il eut conscience que Zair venait de lui adresser la parole, l’arrachant sans ménagement à ses ruminations. Pourquoi n’avait-il pas laissé la boue ensevelir ce gamin, au fait ?

Aucun rapport ! Simplement, retrouver un cadavre en plein marécage n’aurait pas été bon pour leurs affaires. Encore une chance qu’en règle générale, il ne se montrait pas trop pénible à gérer.

– Moi non plus, je ne crois pas à cette histoire d’orphelinat, répondit-il miraculeusement à répondre, empêchant Zair de deviner son petit moment d’égarement. D’où le fait qu’il puisse être un espion soit crédible ! Tu le dis toi-même. A-t-il dit quoi que ce soit de suspect, quand vous étiez prisonniers de Koz ?

Un souvenir qu’elle adorerait effacer de sa mémoire, clamait l’attitude soudainement renfrognée de Zair.

– Rien du tout. Il est resté dans les vapes presque tout le temps, et avait l’air de souffrir le martyr en se réveillant. Remarque, il ne paraît pas beaucoup mieux maintenant. Bref. Par contre, il semble avoir une haute estime de toi. Sais-tu qu’il a clamé que jamais Koz ne serait plus fort que toi ?

– Il faudrait être complètement aveugle pour ne pas le remarquer, rétorqua-t-il avec brutalité.

– Au lieu de rester braqué sur ton idée, aide-moi à trouver ce qu’il pourrait nous cacher, autre qu’un éventuel double-jeu. Essayons de ne rien négliger, puisque nous allons devoir vivre ensemble. D’accord ?

Zane soupira lourdement. Savoir que la jeune femme avait raison, dans un sens seulement, n’arrangeait en rien l’irritation croissante grandissant au creux de son ventre. Sans parler de sa nausée.

Oui, il en avait trop fait pour échouer.

– Admettons, finit-il par marmonner. Des suggestions ?

– Aucune, admit Zair, une constatation l’agaçant à son tour. Il faut aussi déterminer ce que nous pouvons dire, ou pas, devant le petit. En particulier concernant Lokar.

– Il fallait peut-être y penser avant de balancer l’histoire du kaïru, ricana-t-il. (il enchaîna de suite, coupant tout espoir de protestation) Le moins possible, je dirais. Par contre, si Lokar se présente à nous, là nous aurons un problème autrement plus dérangeant.

– C’est le moins que l’on puisse dire. Pourquoi ne pas le confier malgré tout à un orphelinat ? Puisqu’il prétend n’avoir aucune famille. Un ordre de ta part et il n’osera plus ouvrir la bouche jusqu’à la fin de sa vie.

– Tu plaisantes, rassure-moi ?

– Enfin, Zane, ce n’est pas une vie pour un gosse de son âge ! Et ne viens pas comparer avec nous, ce n’est pas pareil. Bref, il a déjà pris des mauvais coups, et ce ne sera pas la dernière fois s’il reste.

– Te voilà assistante sociale à présent, se moqua Zane, passant une main dans ses épais cheveux.

Ce devait être un cauchemar. Encore un effort, et les Stax débarqueront avec la cavalerie pour les mettre sous les verrous ! Ou tout autre châtiment décidé par le Redakaï, quelle qu’en soit la teneur, ce serait particulièrement désagréable.

– Pas du tout, rétorqua-t-elle avec véhémence. Simplement, autant pour lui que pour nous, ce serait mieux qu’il parte au plus vite. L’idéal aurait été de ne pas l’amener ici.

Cette fois, Zane dut inspirer profondément par mes narines, pour ne pas décider d’imposer son respect… à sa manière. Le pied d’égalité, ou la neige, se força-t-il à se rappeler.

– Qu’il rêve de quitter cet endroit sans nul doute glauque à ses yeux, siffla-t-il. Et regrette d’avoir un jour croisé notre route, en quoi cela m’importe ? Tout ce qui m’intéresse, c’est de mener à bien notre mission ! Et quitte à se trouver incapable de maîtriser le kaïru, je trouverai bien quelques corvées à lui donner pour se rendre utile. N’oublie pas ce que nous a ordonné Lokar, au Cambodge. Nous devons attendre son prochain contact. Entre autres. N’est-ce pas ?

– Je m’en souviens parfaitement, confirma Zair. Je me tenais à tes côtés.

Un instant, les iris pâles se voilèrent, comme pour souligner sa dernière phrase. Ou lui signifier quelque chose ? En toute vérité, Zane ne s’y attarda guère, préoccupé par bien d’autres sujets.

– A ce propos, tu sais ce que cela signifie, la présence des spectres de Lokar dans les environs ? continua-t-elle, comme si de rien n’était.

Arrivés à un croisement, ils durent prendre un instant de réflexion – les couloirs se ressemblaient tous, à un certain niveau de la forteresse, une précaution n’étonnant plus personne –, ils obliquèrent vers la droite, l’autre chemin menant à une autre grande salle particulière, réservée aux « réceptions » particulières des E-Teens. Dès qu’ils reprirent leur descente, les mots s’échappèrent naturellement des lèvres de l’adolescent.

– Eh bien, il les invoque chaque fois pour protéger son repaire des intrus. Normalement, ils sont issus de ses propres pouvoirs – normal, puisque c’est une de ses inventions dans le domaine du kaïru. Donc, c’est lui qui doit les activer. Mais le monastère a déjà visité les lieux de fond en comble, bien que je reste persuadé que nombre de sous-sols et autres pièces secrètes leur aient échappé. Et ses habitants sont censés avoir désactivé tous les pièges, enfin, ceux qu’ils ont trouvé. Sauf que celui de l’entrée s’est déclenché instantanément, et de si grossières mailles n’auraient pas pu être évitées. Un dispositif ingénieux, sans doute.

Soudainement, la lumière se fit dans son esprit. Choqué – bien qu’il ne sache pas exactement dans quel sens –, Zane scruta minutieusement les traits de sa compagne, guettant sa prochaine réaction.

– Tu crois qu’il est revenu ici entre-temps ?

Elle saisit le bout de sa queue-de-cheval, pensive. Donc, elle ne savait pas quoi penser de ce qui s’offrait à elle. Un tic apparut quand elle décida de changer de coiffure, le chignon haut n’étant pas particulièrement adapté aux nombreuses expéditions menées ces derniers mois par l’équipe de combattants. Le désavantage, par contre, était de souligner la petite taille de l’adolescente. Les semelles de ses bottes lui faisaient gagner un ou deux centimètres, elle n’atteignait que la poitrine de son frère, provoquant de fait une forte susceptibilité quant aux plus petites réflexions s’y rapportant de près ou de loin. S’il existait un seul sujet sur lequel Zane se montrait excessivement prudent, il s’agissait bien de celui-là. Surpris de s’abandonner à de telles réflexions futiles (décidément, un peu de repos ne lui ferait pas de mal à lui non plus), il en revint à la situation présente.

Sans s’apercevoir que son hésitation fut trahie par son geste inconscient (et totalement hors de propos, rajouta-t-il mentalement, agacé de ne pas réussir à déduire les origines de ce comportement déplacé), Zair repoussa finalement ses cheveux derrière son épaule, pensive.

– Ca paraît logique. Ou il s’est débrouillé pour installer son système, quel qu’il fut.

Posant enfin le pied sur le palier de l’interminable escalier, Zane croisa les mains, craquant au passage ses doigts histoire de les détendre, et de bien faire remarquer son ennui à effectuer une si triviale tâche.

– Maintenant, il faut trouver ce qui a déclenché le piège, reprit Zair, fouillant les alentours du regard.

– On le sait déjà, c’est la gamin, maugréa son comparse. Il faut juste s’assurer qu’il ne revienne pas ici, et nous n’aurons plus besoin de jouer les rats de forteresse ! Qu’est-ce qui nous dit que la solution se trouve dans l’entrée ?

Lorgnant sa mauvaise volonté évidente, Zair retint de justesse un long soupir désabusé.

– Je te rappelle que c’est ta proposition.

– Oui, eh bien j’ai changé d’avis, marmonna-t-il.

Le gamin avait besoin de repos ? Mon œil ! Il voulait surtout arracher de précieux renseignements en profitant de la crédulité de Tekris ! Et en perdant leur temps à courir après des chimères, Zair et lui laissait tout le champ libre possible pour accomplir ses desseins !

Avait-il une chance de convaincre Zair de le laisser remonter, afin de vérifier le bon ordre des choses, tandis qu’elle se chargerait de fouiller inutilement les lieux ?

Comme lisant dans ses pensées, l’intéressée se retourna, bras croisés, une petite moue peinte sur ses traits. Implicitement, elle semblait le défier de la laisser faire les basses besognes sans vergogne. Une hérésie, à bien y réfléchir. N’avait-il pas accepté d’écoper de tours de vaisselle, de cuisine et autre arrangement du campement ? La répartition équitable des tâches ne lui étant jamais confiée, peu importait ses arguments, il aurait bien apporté quelques menues modifications à cet état de fait.

Tiens, gagner suffisamment d’argent pour racheter des tentes, à rajouter sur sa liste des choses à faire. En discuter avec Tekris avant, évidemment, comme le colosse se chargeait le plus souvent des rentrées d’argent.

Un pincement malvenu le déconcentra brièvement. D’accord, mais cela pouvait devenir dangereux pour le colosse. Intérieurement, il se promit de tout faire pour prendre la place de ce dernier, préparant d’ores et déjà quelques arguments parfaitement justifiés, de son avis.

– On dirait bien qu’une relique se trouve dans les environs, commenta Zair, ses yeux plissés posés sur le cadran de son X-Reader.

Imitant son initiative, Zane sortit son propre appareil de sa pochette, maugréant contre l’impossibilité de réfléchir en paix. Assez haut pour que Zair l’entende, au cas où elle en aurait douté.

Aussitôt, sur la lueur safran illuminant illuminant l’écran, une carte en deux dimensions simpliste des environs apparue au bout d’une fraction de seconde. Deux petits cercles, imbriqués l’un dans l’autre, pulsait lentement sur une zone de la carte ainsi affichée, tandis qu’un troisième surgit des bords de l’appareil, ciblant plus précisément l’endroit où se trouvait la relique en question. Pas pour la première fois, Zane regretta que les X-Readers n’indiquent l’emplacement de cette dernière que de manière générale, forçant les combattants à fouiller les environs pour la dénicher.

– Tu as raison. Et elle est si peu pourvue d’énergie, que mon X-Reader n’a pas daigné m’en informer.

Encore une fois, il allait falloir revoir les réglages. Bien que la sensibilité de l’appareil ait été réglée au plus haut degré la plupart du temps. Il devait bien y avoir un moyen pour le forcer à se montrer plus performant ! Au moins, plus il se rapprochait de la relique, plus le signal s’amplifiait.

– Comment Lokar peut-il se servir d’aussi peu de kaïru pour mettre son piège en place ? s’étonna Zair en balayant les environs, autant visuellement, que par le biais de son X-Reader.

– Son fonctionnement doit être similaire à celui de celle utilisée pour nous contacter, au Cambodge.

Illustrant son propos, il plongea la main dans sa poche, en tirant un petit objet de la taille de sa paume. Semblant fait d’ambre, paré de reflets irisés transparents, un « L » stylisé était gravé sur ses deux faces. D’un ovale irrégulier, les bords de la plaque, plus minces que le reste, pouvait être suivis du bout du doigt sans risque de coupure, excepté à un endroit précis. Ne fonctionnant qu’en présence de personnes précises, elle permettait de projeter un hologramme du maître de la forteresse, et de parler par son biais, peu importe la distance. L’embarras, cependant, étant qu’elle devait être gorgée de kaïru pour fonctionner, se vidant graduellement au cours de son utilisation.

En l’état actuel, la plaque pouvait tout aussi bien être un bête objet d’ornement.

Zair approuva son hypothèse du chef. Remettant l’objet dans sa poche, Zane s’attela enfin à la tâche de mauvaise grâce. Au moins, si ce qu’ils cherchaient fonctionnait sur le même principe, le kaïru contenu devait être quasiment épuisé, ou pas suffisant pour une nouvelle offensive.

Localiser la relique en question leur prit une bonne demi-heure supplémentaires, dissimulée dans les ombres obliques à la jonction entre mur et plafond. Forcé de laisser Zair grimper sur ses épaules afin de la récupérer, Zane ne regretta pas d’avoir insisté pour nettoyer chaussures, corps et vêtements avant d’aller plus loin.

Au moment où l’adolescente tenta de décrocher l’objet, elle poussa un petit cri étranglé, ramenant vivement sa main contre sa poitrine.

– Fait gaffe ! Si tu t’agites comme ça, je vais finir par tomber ! pesta le chef du trio.

– Oh, ça va, j’ai juste été surprise. Ce machin a failli m’électrocuter ! Tu ne veux pas me passer un de tes gants, par hasard.

– Non. Et puis quoi encore ? Échanger les places, je vais sur tes épaules pendant que tu me portes ?

– Très drôle, vraiment. Bon, tu me le donne ?

Marmonnant une nouvelle fois, Zane finit par céder. Uniquement parce qu’il ne voulait pas laisser plus de temps en tête-à-tête entre Tekris et ce fichu môme !

Au moins, Zair pensa à le remercier, décrochant bien plus facilement la raison de ce désagréable jeu de chat perché extraterrestre. Descendant souplement de son perchoir, elle tendit immédiatement l’accessoire à l’adolescent, s’empressant de déposer sa trouvaille au sol. Arrachant presque son gant des mains, il la foudroya visuellement, remettant ce dernier à la place qu’il n’aurait jamais dû quitter. Attendant que l’attention de Zair se reporte sur la relique, il vérifia rapidement la bonne mise en place des bandes enserrant ses avant-bras, s’assurant que rien n’avait bougé durent l’opération.

Satisfait, il baissa à son tour le visage.

Cela ressemblait à un scarabée tout de gris paré, de la taille de l’index du jeune homme, la seule nuance colorée résidant en ses yeux incrustés de rubis minuscules. De l’extérieur, rien ne paraissait anormal.

– Bon, nous avons notre réponse, soupira Zair. Quelque chose me chiffonne, dans tout ça. Lokar comptait lancer une seule attaque de ses spectres contre les intrus, et puis basta  Un si petit objet ne peut pas contenir énormément de kaïru, alors il suffisait aux Stax de s’échapper une fois. Je n’arrive déjà pas à comprendre comment cette relique a pu nourrir toute l’offensive.

– J’ai peut-être une réponse, fit Zane, consultant de nouveau son X-Reader. Tu te souviens de la faible quantité d’énergie contenue, au départ ? Devine quoi ? (évidemment, il continua son raisonnement sans attendre sa réponse) Elle est remontée, depuis notre entrée.

– Pardon ? Et comment tu expliques ça ?

– Simple. La seule chose qui a changée, c’est que tu as touché ce… truc insecte. Je te parie mes tours de vaisselle du mois…

– Tu peux t’arrêter là, s’empressa de l’interrompre Zair, je refuse de parier quoi que ce soit !

Mobilisant toute sa volonté pour ne pas faire la tête – non, la moue, sinon cela ressemblait trop à la bouderie, un comportement qu’il ne supportait pas ! –, Zane roula des yeux avec ostentation. Visiblement, Zair abhorrait cette corvée au moins autant que lui.

Ca valait le coup d’essayer, se rassura-t-il intérieurement – non, se corrigea-t-il ! Depuis quand aurait-il eu besoin de se rassurer ?! Encore quelque chose d’inhabituel. Et comme à chaque fois, ses pensées se tournèrent vers Tekris, avant qu’il ne se reprenne brutalement. Enfin, toutes ses actions, physiques et internes, ne pouvaient être le fait d’un seul garçon ! Et encore le coéquipier avec qui il passa la majeure partie de son enfance ! C’était tout bonnement ridicule !

Afin de se calmer, il revint au présent, Zair attendant toujours la suite de son développement.

– C’est bon, laisse tomber le pari. Donc, je pense que cette relique absorbe l’énergie kaïru de la personne se trouvant en contact avec elle. Connaissant le caractère retors de Lokar (sans raison, à ces mots, Zair se mit à le scruter bizarrement. Ne trouvant aucune explication sur le coup, il prit le parti de l’ignorer), il a dû transmettre cette capacité à ses spectres.

– Ce qui expliquerait pourquoi ceux-ci continuaient à se battre, alors que l’énergie de la relique baissait, acheva Zair. Ils utilisaient notre force. Tu imagines, si nous n’avions pas eu « piège cyclonique » et « rochers ravageurs » ?

– Pourquoi faire ? grogna l’adolescent, ramassant le scarabée.

Zair secoua la tête, sans pour autant ajouter quoi que ce soit.

– Une manière imparfaite d’utiliser le kaïru noir, conclut Zane.

– Tu crois ? Dans ce cas, pourquoi n’avons-nous pas senti une baisse de notre kaïru intérieur ?

Il ne répondit pas tout de suite, fâché de devoir reconnaître son ignorance (décidément, bien trop de choses lui échappaient ces derniers temps). Le kaïru noir, une énergie créée par Lokar, restait extrêmement rare, disséminée dans quelques objets sur Terre, un seul ayant été retrouvé jusqu’ici. Et il possédait la fâcheuse manie d’absorber l’énergie de ses cibles. Sauf que l’hypothèse même de Zane comportait des failles. Aussi fort soit le kaïru noir, il n’agissait que sur les Maîtres kaïru, les plus puissants des combattants. Que Lokar ait réussi à le modifier suffisamment, pour que chaque personne douée de kaïru soit affectée, et s’en servir afin de redistribuer de l’énergie à ses spectres, prouvait bien son génie défensif !

S’il n’avait pas été victime des imperfections de ce système, Zane admirerait sans conteste l’ingéniosité de l’homme. D’un autre côté, si Lokar cherchait à empêcher les Stax, et le Redakaï (le Conseil constitué de l’élite des Maîtres kaïru, guidé par le Grand Maître… par l’enfer, que l’adolescent détestait celui-ci !), de pénétrer au sein de son fief, c’était qu’il devait y avoir d’autres secrets dissimulés dans ses recoins…

– Peu importe. Nous savons déjà qu’un contact direct est nécessaire, sinon mes gants ne serviraient à rien. Remontons montrer notre découverte à Tekris (et s’assurer que chacun se tenait tranquille, rajouta-t-il pour lui-même). Ensuite, nous nous reposerons, puis nous aviserons.

Hochant du chef, plus qu’empressé de quitter ces couloirs sordides, il prit la tête du duo, s’engageant sur la première des longues marches menant aux étages supérieurs. Les ordres de Lokar… Amasser le plus de kaïru possible, s’occuper de Koz, rester hors de portée du Redakaï… Il obéirait, bien sûr, mais ne comprenait pas où cela devait le mener. Ce n’était que des dispositions d’une banalité affligeante, au fond. Mais hors de question de prendre des initiatives, il avait bien vu où cela l’avait mené les précédentes fois.

Pourtant, il bouillait de passer pour de bon à l’action, quelle qu’elle fut !

Et le gamin, que devait-il en faire ? Avait-il vraiment eut raison de l’embarquer sous le bras ? De quoi devait-il l’informer, et quelles informations lui taire ? Zair parlait juste, quand elle disait que sur un ordre, il se tairait à jamais.

Un fin sourire vint étirer ses lèvres. Oui, il y avait moyen de tirer parti de la situation, et du gamin.

Une voix moqueuse résonna, une nouvelle fois, sous son crâne. Et concernant Tekris, qu’allait-il faire ?

Victime d’une attaque de chaleur impromptue, quand son imagination commença à s’emballer, il accéléra le pas, manquant distancer sa coéquipière qui finit par trottiner pour le rattraper.

Pourquoi donc, quand il pensait « Tekris », se mettait-il à y associer du cuir sombre ?!


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Bonjour, ou bonsoir, et merci d’avoir lu ! J’espère que ce chapitre vous aura plu, et donnera envie de lire la suite ! N’hésitez pas à commenter, ça fait toujours plaisir !


Sur ce, bonne journée/soirée, et à bientôt !


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