Aesragen
Chapitre 28 : Un pas jusqu'à moi
11274 mots, Catégorie: M
Dernière mise à jour 31/08/2021 12:52
Un pas, jusqu’à moi
L’immobilité des sept combattants ne dura que le temps d’un bref battement de cil, les derniers éternuements provoqués par l’effondrement du plancher (ou du plafond, selon le point de vue) s’estompant à mesure que chacun prenait conscience de l’énormité de la situation. Premier à réagir, Illian bondit vers la sortie la plus proche, si promptement que Zair eut un mal fou à suivre ses mouvements.
Pas question qu’il retourne prévenir ses petits camarades. Le boucan de leur chute avait déjà dû alerter la moitié de la forteresse, pas la peine d’indiquer précisément l’emplacement de l’affrontement aux petits soldats de Koz. Croisant les bras sur sa poitrine, comme si elle cherchait à protéger son cœur d’une offensive extérieur, l’adolescente concentra brièvement l’énergie nécessaire à son offensive.
– Éclat de kaïru ! invoqua-t-elle, la voix encore éraillée par la poussière.
Une pluie de minuscules météores, dont la forme rappelait vaguement celle d’une pointe de flèche, se précipita droit vers le soldat. Mû par un réflexe salvateur, l’homme se plaqua en sol sans attendre l’ordre angoissé de son prince, une fraction de seconde plus tard, protégeant sa nuque de ses mains. Continuant son chemin, l’attaque, aux fragments violacés si rapprochés qu’ils paraissaient constituer un seul faisceau dévastateur, s’écrasa contre l’imposant arche de métal, parée de l’éternelle lueur orangée, soutenant l’étroit tunnel menant à la paradoxale gigantesque salle. Un grondement sourd résonna, écho à l’effondrement l’ayant précédé, les murs tremblant violemment sous l’assaut. Grinçant pitoyablement de souffrance, les plaques gravées de lignes incompréhensibles se tordirent abominablement, ployant sous leur propre poids avant de se détacher en moraines brûlantes, heurtant le sol dans un fracas pénible.
Satisfaite de constater l’impossibilité pour les éventuels renforts de les rejoindre par cette voie, Zair frotta ses mains l’une contre l’autre, afin de les débarrasser de la couche sableuse les recouvrant. Certes, elle conservait quelques crampes et autres légers tiraillements de sa récente échappée sauvage, mais au moins eut-elle le plaisir de constater la déconfiture sur le visage des Stax, à défaut de fuir sur-le-champ.
Ses jambes se dérobèrent sous elle, alors qu’une tenaille rouillée, chauffée à blanc, se plantait droit dans son bas-ventre, fouaillant dans ses entrailles à la recherche du secret de la vie éternelle. Mordant sa lèvre inférieure, refusant de montrer à ses ennemis à quel point sa faiblesse passagère l’handicapait – finir sur les genoux en pleine bataille lui suffisait amplement, merci bien –, elle se força à inspirer profondément, bras serrés autour de son corps malmené. Par le satané Astre de Vie, qu’est-ce qui lui arrivait ?! Et pourquoi maintenant ? Ce n’était pourtant pas la première fois qu’elle tombait de pareille hauteur (au contraire), et encore moins lançait une attaque avec une plus grande force de frappe que ses habitudes (surtout que cela faisait presque deux jours qu’elle ne s’était presque pas battue), aussi l’épuisement ne la guettait pas…
Elle reconnut vaguement une onde de choc de Tekris, envoyant valser le vortex de feu de Maya se précipitant sur la Radikor, profitant de sa soudaine vulnérabilité. Bon sang, elle n’allait pas rester accroupie au milieu des débris alors que son coéquipier se trouvait seul, face à Koz, Illian et l’équipe des Stax réunis ! D’ailleurs, qu’est-ce que les humains fichaient dans la forteresse de Lokar ?!
Et surtout, combien de surprises leur réservait-on encore avant de les laisser accomplir leurs desseins en paix ?! Renonçant à chercher une réponse inaccessible, l’adolescente se redressa à demi, s’efforçant de rejeter l’information de sa souffrance dans un coin reculé de son esprit. Tekris, luttant tant bien que mal contre cinq ennemis à la fois, échoua lourdement à quelques pas d’elle, atteint par une hache blizzard particulièrement véloce de Boomer. Non, quatre ennemis, grinça intérieurement Zair. Apparemment encore trop handicapé par ses blessures pour pouvoir se battre correctement, Illian délaissait l’affrontement pour explorer prudemment les environs, à la recherche d’une sortie, autre que celle juste derrière les deux Radikor. Qu’il tente seulement de s’en approcher, et douleur ou non, elle l’enverrait promener à l’autre bout de la Galaxie. Enfin, essaierait en tout cas. Mais pour le moment, il lui fallait récupérer Tekris.
Zair leva les bras devant elle, à hauteur de poitrine, tentant d’ignorer l’appréhension rongeant ses veines.
– Vapeurs vertiges ! marmonna-t-elle, dents serrées en prévision du retour de flammes.
Répondant à son appel, un épais nuage opaque, constitué d’une multitude de volutes céruléennes nappées de blanc, s’échappa de ses paumes ouvertes, engloutissant l’espace réduit dans ses bras immatériels, tout en épargnant soigneusement les deux Radikor, enfermé au centre d’un vortex ondulant ne les effleurant guère. Quelque part sur la gauche, Koz appela son capitaine, sans que Zair ne capte sa réponse. Peut-être que le malaise provoqué par les embruns de l’attaque avait eu raison de sa résistance, après tout, et le pénible capitaine se retrouverait hors-jeu durant de longues et salvatrices minutes ! Maugréant allègrement contre ce qui, de ce qu’elle comprenait, se révélait une victoire bien moins facile que prévu, Boomer se rapprocha dangereusement de la lisière du cercle protecteur, refoulé par une vague brumeuse avant d’avoir pu tomber sur ses cibles. S’autorisant un gémissement difficilement audible, Zair se recroquevilla, son souffle tremblant agitant ses épaules de maigres soubresauts. Oh bon sang, allait-elle mettre trois jours à se remettre d’une bête lancée de pouvoir kaïru, ou réussirait-elle à honorer son titre de combattante kaïru sans pleurnicher ?! Ce n’est quand même pas une bête attaque qui aurait raison d’elle !
Un maigre sourire, à travers le voile sombre menaçant son regard, lui échappa. Décidément, même lorsqu’il ne se trouvait pas dans les parages, la voix de Zane ne cessait d’invectiver ses camarades.
La poigne puissante de Tekris enveloppa son épaule d’une chaude gaine rassurante. Lui, au moins, ne restait pas stupidement vautré par terre, les bras en étoile de mer. Sans attendre que l’interrogation muette, brûlant les lèvres du colosse, ne franchisse la barrière de ses lèvres, Zair parvint à se redresser en un soupir prudent, desserrant lentement la prise de ses bras. Un bon point, enfin, si elle pouvait l’appeler ainsi : cette fois, la vague de douleur reflua plus rapidement que sa consœur, la laissant moins démunie que précédemment.
Un lourd frisson remonta le long de son échine, alors qu’elle se souvenait enfin de l’endroit où elle avait éprouvé pareille sensation. Sauf que rien de ce qu’elle imaginait ne tournait à son avantage, pour changer…
– Il faut qu’on trouve un moyen de filer d’ici, et en vitesse, déclara Tekris, très vite. Est-ce que tu tiens le coup ? Tu pourras utiliser tes pouvoirs sans… sans… problèmes ?
Dépitée du manque d’improvisation solide du colosse, Zair leva les yeux au ciel. Et après, il s’étonnait d’hériter plus souvent de corvées diverses et variées que les autres ! Si encore il avait un peu de crédibilité…
– C’est comme hier… Ou avant-hier, je ne sais plus. Quand nous nous sommes téléportés hors de portée des soldats de Koz, et que nous avons atterri dans cette drôle de salle. Comme si des crochets me labouraient mon énergie ! Pourtant, nous sommes très loin de cette prison de malheur ! (posant les dents sur l’ongle de son pouce, Zair finit par hocher avec agacement la tête. Aucune solution plausible ne se présentait à son esprit : il faudrait régler ce détail gênant plus tard.) Je m’en sortirai, finit-elle par déclarer fermement, presque parvenue à se tenir droite. Enfin, j’essaierai de ne pas trop utiliser mon pouvoir, et…
Un sifflement brutal fouetta leurs oreilles, comme un colosse tentant d’aspirer le plus rapidement possible une quantité astronomique de boisson. Un sommet turquoise d’une circularité parfaite, dépassant de peu la hauteur atteinte par les vapeurs vertiges, tournoya, d’abord lentement, puis de plus en plus rapidement, sur lui-même, dévoilant progressivement la tornade engloutissant l’attaque de Zair en son sein, dissipant rapidement les effluves censées accorder un avantage aux Radikor acculés. Un tourbillon de vent de Ky, très certainement, si elle se fiait à sa couleur. Juste assez puissant pour éliminer son offensive, sans endommager la forteresse. Plus rapidement qu’il n’aurait fallu pour organiser leur résistance, les deux combattants se retrouvèrent dévoilés aux yeux de tous leurs ennemis, Illian certes mal en point, encore en train de cracher ses poumons, mais bien trop conscient encore à son goût.
Très content de pouvoir enfin attaquer en force sans risquer de frapper ses amis, Boomer lâcha un petit cri de victoire, claquant joyeusement dans la paume que lui tendait son chef d’équipe.
– Et un zéro pour les Stax ! Allons, ne faite pas cette tête, vous savez très bien que vous ne pourrez pas battre les Stax sans Zane pour vous aider !
– Heu, oui, surtout que je suis là pour vous soutenir, s’empressa d’ajouter Koz, levant un doigt timide.
Ignorant l’intervention du prince, Ky se concentra brièvement, la lueur familière du kaïru entourant ses mains, imité de Boomer. Seule, Maya jeta un bref regard d’excuse en direction du jeune homme, piteux.
– Boules de feu ! invoqua-t-il, les masses incandescentes se précipitant sur les Radikor.
Bon, pas de panique. Cette attaque-là est facile à éviter, songea Zair, esquivant sans trop de difficulté l’offensive, Tekris agissant de même. Mais avant qu’elle n’ait pu préparer sa propre réplique, oubliant sa décision d’agir prudemment aussi rapidement qu’elle était venue, Maya projeta une rage psychique, frappe brutale turquoise, presque aveuglante, concentrant la colère de l’assaillant pour augmenter sa propre force, droit vers l’endroit où l’attaque de son coéquipier avait repoussé les Radikor. De nouveau concentré sur le combat, Boomer l’épaula, usant d’une lumière prismatique, éblouissant momentanément Zair alors que ses triangles triples, d’un blanc pur entouré d’une aura carmin agressive, prenait de la hauteur pour projeter un rayon destructeur sur les adolescents. Certaine de ne pouvoir éviter toutes les attaques, Zair se plaqua contre le mur le plus proche, bras au-dessus de sa tête pour se protéger autant qu’il lui était possible. Impossible d’agir davantage dans sa situation, pas alors que trois combattants s’acharnaient sur eux !
Le choc ébranlant son corps, de la racine de ses cheveux à ses orteils, l’informa que l’attaque de Maya venait de la heurter de plein fouet. Compressée une poignée de seconde contre le métal, l’adolescente se rattrapa de justesse à une irrégularité dentelée, râpée par le récent déferlement de kaïru, de minces volutes de fumée s’échappant de ses vêtements, désormais usés jusqu’à la trame. Quand elle tannait Zane pour obtenir une nouvelle veste, ce n’était pas uniquement un bête caprice. Dire qu’elle s’était opposé à ce qu’il devienne leur ministre des finances personnel… Au moins restait-elle debout, comme elle l’espérait.
Tekris, moins chanceux que sa compagne, ne fut guère assez rapide pour esquiver l’une des deux dernières offensives combinées des Stax, cria de surprise, mêlée de douleur, quand l’éclat de la lumière prismatique s’allia à l’offensive de Maya, le foudroyant sur place. Tombant à genoux, l’adolescent porta une main à sa tempe, ne conservant sa dignité que grâce à un réflexe salvateur, l’ayant fait poser sa main au sol pour ne pas s’effondrer. En dépit de sa stature plus que massive, Zair comprit rapidement que le colosse ne supportait pas beaucoup plus de chocs avant de terminer totalement inconscient sur le sol. Les intentions des Stax étaient parfaitement claires : fatigués de jouer au chat et à la souris, ils mettaient tout en œuvre pour, cette fois, les neutraliser définitivement. Le pire étant que, à deux contre eux, Zair ne donnait pas cher de leurs chances.
S’éloignant, une fois assez remise de la collision, le plus loin possible, elle effectua une glissade contrôlée sur les plaques de métal martelées par les attaques, se retrouvant juste à côté de Tekris, offrant une proie bien trop idéale à leurs assaillants. Un instant trop tard. Alors qu’elle tendait la main vers son ami, trop rapide encore pour que les Stax aient eu le temps d’ajuster leurs tirs, une fine lanière claqua dans les airs, s’enroulant autour du poignet du colosse, se tendant symétriquement vers la paume de sa coéquipière.
Les Radikor eurent à peine le temps de tourner le regard qu’Illian, encore pourvu de plus de forces qu’elle ne le croyait, effectua un bref demi-tour sur lui-même, fouet en main, afin d’augmenter sa puissance d’impulsion. D’un geste sec du poignet, il leva la poignée de son arme, avant de la laisser retomber en un claquement sentencieux vers le sol. Entraîné malgré lui, Tekris glapit de surprise, traîné sur plusieurs mètres avant de parvenir à planter solidement ses pieds dans le sol, luttant contre la traction exercée par le capitaine.
Paraissant comprendre instinctivement les intentions de son soldat, Koz cessa de viser Zair, aux prises avec un broyage corrosif de Boomer accompagné d’un rayon explosif de Ky. Franchissant la distance le séparant du quadragénaire, son bras, tendu, se lança vers l’arrière, avant de repartir en avant, d’un mouvement ample.
– Mur de lames ! s’exclama le prince, ajustant exceptionnellement bien son tir malgré la précipitation.
Impuissante, Zair ne put qu’assister, pressée de toutes parts par les assauts des Stax, au choc de l’attaque rouge contre la silhouette de son coéquipier. Un bref instant, le corps entier du colosse se tendit, opposant une ultime résistance furieuse à l’assaut, crispés de tous ses muscles dans un refus de se soumettre aussi facilement. Avant de tomber lourdement, dos contre le sol, marionnette désarticulée dont on couperait un à un tous les fils. Un faible gémissement douloureux, en partie étouffé, monta de la poitrine de Tekris, seule preuve qu’il restait conscient malgré les coups répétés.
Zair écarquilla les yeux d’angoisse, à la fois pour l’état de son coéquipier, que pour sa propre résistance. Maintenant que Tekris, seul capable d’utiliser sans dommage ses attaques kaïru, venait d’être mis hors-jeu, comment remporter la victoire, seule contre tous ?! Même s’il n’était pas encore tombé dans les pommes, combattre relevait d’une vue de l’esprit pour le colosse, remuant péniblement ses membres pour seulement tourner sur le côté. Malheureusement, désormais, il n’était plus qu’un triste poids mort, incapable de courir plus de quelques pas sans finir le nez dans la poussière. En plus de l’absence totale de nouvelles de la part de Zane, en dépit de leurs jours d’errance. En somme, des trois Radikor, elle seule restait, de source sûre, encore libre de ses mouvements – enfin, autant que possible quand une attaque manquait la faucher toutes les trois secondes. Jamais elle n’avait autant mis à profit les leçons d’esquive et de parade enseignées par son Maître, et par Zane réunis ! Quant à espérer lancer une attaque, ce n’était qu’un vœu pieux irréalisable.
Si elle arrêtait de tourner autour du pot, se morigéna-t-elle, criant plus de surprise que de douleur quand la lanière d’Illian frappa son avant-bras, alors qu’elle espérait une ouverture pour enfin se battre, il ne lui restait plus qu’une seule solution : abandonner Tekris en arrière, et fuir le plus vite et le plus loin possible, en revenant en arrière une fois rétablie dans l’espoir de récupérer son coéquipier.
– Déclare forfait. Tu ne peux pas gagner, et vous vous êtes soustraits assez longtemps comme ça à la justice du Redakaï, intervint Maya, levant le poing pour intimer à ses amis de cesser un instant les assauts.
Fronçant les sourcils de fierté blessé, Ky fixa un long moment Illian, le capitaine attendant un ordre direct de son prince pour se ranger à l’avis de la Stax, sans paraître se soucier des états d’âme du brun. Comprenant finalement que son reproche muet, bien que travaillé, ne mènerait qu’à une ignorance grossière, le chef d’équipe toisa Zair avec une aménité rentrée, les iris brillant de la ferveur d’obéissance à la loi du Redakaï.
Sans cesser de quitter sa position de défense, Zair profita de ce court moment de répit pour reprendre une respiration décente, les côtes douloureuses à force d’inspiration et expiration hasardeuses. Ben voyons, cette pauvre naïve lui proposait « généreusement » de cesser le massacre, sans pour autant cacher que ce ne serait que pour finir entre les griffes du monastère ? Autant choisir entre la peste et le choléra !
– Laissez-moi m’assurer de l’état de Tekris, tenta-t-elle, jouant le tout pour le tout en mimant une reddition imminente, paumes dirigées vers les Stax pour leur prouver qu’elle ne préparait aucune attaque.
Enfin, pas pour le moment. Pas alors que, contrairement à ce qu’elle crut d’abord, il restait une infime chance de se tirer du traquenard avec son coéquipier. Certes, l’adolescente était, et restait, partisane de tout mettre en œuvre pour faire le nécessaire, quel qu’il soit et peu importe de de voir se salir les mains, ou faire des choses difficiles à supporter. Mais si elle conservait un mince espoir de continuer sa route avec ses coéquipiers, au risque de risquer sa liberté, alors autant tout essayer. Au fond, l’idée de finir toute seule, sans autre compagnie que ses souvenirs et ses regrets, tendait à la terrifier, lui remémorant impitoyablement l’époque où autour d’elle ne gravitaient que des inconnus, alors que son frère se trouvait remplacé par un garçon maigre, mais costaud, et où les humains l’emmenait tous les matins pour ne la ramener que le soir.
Elle n’avait que ses coéquipiers dans l’Univers, et eux n’avait que l’équipe, quoi que puisse prétendre son frère. Et peu importe les moqueries auxquelles se serait adonné Zane, s’il savait la profondeur de l’attachement de l’adolescente à ses deux crétins de mâle pétris d’hormones. Ils faisaient partie d’elle, de la construction de son identité. Elle se sentait liée à ces andouilles, l’un trop mégalomaniaque pour se contenter d’un monde, et le second au final trop doux pour savoir s’imposer quand cela lui sauvait sa dignité. Et elle ne supportait pas de penser les perdre un jour, définitivement. C’était pour cela que pas une fois, alors que Tekris croupissait dans une inquiétude de plus en plus pesante à mesure que les jours s’écoulaient, qu’elle ne craignit pas un instant pour la vie de Zane. Zane représentait l’archétype même du garçon increvable, trop heureux de dégoûter ses ennemis par sa hargne tenace. Alors il ne pouvait pas lui être arrivé malheur. Impossible. Jamais Zair, depuis leur enfance (et une fièvre atroce à ses quatre ans, dont Zane niait farouchement l’existence), n’avait vu l’irascible extraterrestre à terre plus de quelques jours, au maximum. Et encore pestait-il si vigoureusement, que nul ne pouvait douter de son impatience à reprendre le combat.
Alors, si Zane allait bien et s’entêtait à les retrouver, Tekris suivrait le mouvement aussi longtemps que Zair pourrait s’en assurer. Il le fallait, ne serait-ce que pour l’équilibre instauré au sein de l’équipe !
Hélas, Ky balaya négligemment ses certitudes internes d’un geste nerveux de la main, la méfiance instaurée par les précédentes échappées inexplicables des Radikor, encore terriblement présente dans les mémoires.
– Certainement pas ! Tu vas encore en profiter pour mettre au point un stratagème sournois comme ton équipe en a l’habitude pour essayer de nous filer entre les doigts. Essaie de te montrer un peu plus raisonnable que Zane pour changer, ça ne pourra qu’aider votre cause !
Instantanément, Zair se renfrogna, délaissant la diplomatie pour toiser hautainement le chef des Stax. Si elle détestait quelque chose encore plus que sa petite taille, c’était bien que quelqu’un d’autre que Zane lui dise ce qu’elle devait faire. Et encore davantage sur ce ton méprisant, qu’elle détestât plus encore.
– Heu, Ky, intervint Koz, poussant l’audace jusqu’à poser la main sur l’épaule du brun, ce serait plus prudent d’éviter de lui donner un ordre direct. Enfin, pas comme ça en tout cas.
– Koz, écoute, ce n’est pas à toi que je parle, alors laisse-moi… commença l’intéressé, se dégageant sèchement de l’emprise du prince.
Échaudé par de précédentes expériences, Illian ceintura son seigneur de son bras le plus valide, reculant de quelques pas au moment même où Zair, ravie de cette ouverture unique, déplaçait son centre de gravité pour s’ancrer fermement avec ses pieds, rejetait ses deux bras vers l’arrière, formant un angle parfait.
– Étreinte mortelle ! invoqua-t-elle avec force en mimant l’ondulation d’un serpent, usant de sa plus puissante attaque pour l’occasion.
Fusant en un crissement rappelant un feulement strident, deux corps reptiliens, d’un écarlate agressif transparent, rampèrent à une vitesse surprenante pour une attaque rouge vers Ky, nimbés d’une aura sanglante. Trop lent à se retourner, le jeune homme poussa un cri tourmenté, alors que les anneaux l’enserraient méthodiquement, paralysant ses mains le long de son corps. Divisant son attaque en deux parts, Zair dirigea les jets de kaïru vers le reste de ses ennemis, privilégiant les moins véloces. Encore figé par l’incrédulité, Boomer se retrouva pris au piège, à l’instar de son ami, Koz évitant de peu l’emprisonnement grâce à un bond puissant, sa poigne autour du biceps d’Illian empêchant de peu ce dernier d’une fâcheuse rencontre avec l’énergie. Maya, plus rapide des cinq, sauta en avant, s’engouffrant dans le mince espace laissé libre juste avant que l’attaque reptilienne n’abatte ses anneaux, roulant sur le côté avant de s’aider d’un morceau de roche, planté en diagonale du sol, pour rebondir hors de portée de l’attaque.
Bon, pas mal. Deux combattants sur cinq, voilà qui restait honorable avec son handicap actuel.
Malgré tout plutôt fière de constater l’affliction de Ky, incapable de se libérer, Zair tâtonna sans se retourner, trop méfiante quant à la riposte des combattants. Allez, mine de rien, après deux ou trois assauts, la douleur paraissait diminuer chaque fois qu’elle usait de ses attaques. Toujours voir le positif…
– Fouet de feu ! clama Maya, laissant à Koz le soin de s’assurer que leurs proies ne s’échappent pas.
Deux lanières jumelles apparurent, lancées avec puissance sur les corps reptiliens réduisant à l’impuissance ses compagnons, Zair franchissant, titubant désagréablement, la distance la séparant de Tekris, à genoux sans parvenir à revenir totalement au présent. D’un geste assuré, Maya trancha les corps reptiliens– Illian, tenant à son titre de manieur de fouet, observant dubitativement le mouvement du poignet de la jeune fille –, domptés sans espoir de retour. D’accord, autant pour le positif. Encore une chance que la Stax était assez mignonne pour que Zair ne décide pas de se venger sur-le-champ, ou Tekris n’aurait eu qu’à se relever tout seul, tiens !
Sachant pertinemment que cela ne servait pas à grand-chose, l’adolescente ignora l’élancement douloureux de sa chair pour glisser une épaule sous l’aisselle du colosse, ce dernier portant une main peu assurée à ses tempes, son T-shirt maculé d’une auréole sanglante menaçante. Évidemment, il fallait que sa maudite blessure daigne se réveiller pile à cet instant ! C’était déjà un petit miracle en soi que Tekris ait tenu jusque-là. Si jamais elle rencontrait l’espèce de folle qui l’avait planté, elle s’en occuperait autrement qu’avec des techniques kaïru ! Pourtant, l’adolescente refusa de se rendre à l’évidence, forçant son coéquipier à se relever, en dépit des Stax encerclant prudemment les deux Radikor.
Furtivement, son regard pâle passa sur chacune des silhouettes se dressant face à elle. Contre son omoplate, Tekris, cédant à un reste d’orgueil, mobilisait ses forces pour tenter de se tenir debout seul.
Plongeant dans la poche intérieure de sa veste, ses doigts se refermèrent instinctivement sur la petite pièce d’or pur, recouvert d’une fine pellicule colorée, seul héritage de sa lignée maternelle.
Allait-elle devoir renoncer pour de bon au Code d’Honneur pour les emmener loin d’ici ?! S’il fallait cela pour écarter les Stax de son chemin, il n’y avait aucune hésitation à avoir. Pourtant, dévoiler son dernier atout pour, finalement, se heurter à une situation sans issue, risquait de la desservir davantage qu’autre chose.
Le ciel, étonnement tranquille depuis le début de matinée, s’assombrit brutalement, perçant ses nuances de pastel immaculé pour se parer d’un violet mauvais, empli d’une frustration et d’une agressivité prête à exploser, mais pourtant presque maladif. Au même instant, Maya vacilla, se rattrapant de justesse à ses coéquipiers pour ne pas s’effondrer, le visage déformé par une nausée intense. Comme devenus fous, les X-Readers se déclenchèrent de concert, une série de sonneries affolées remplaçant les violences du combat.
Papillonnant des paupières, et profitant du peu d’attention que ses prétendus alliés lui accordait, Koz tira son appareil de la poche de sa veste royale, évoquant désormais un vêtement de pèlerin usé jusqu’à la trame, malgré une propreté évidente. Les yeux ronds, le jeune homme interrogea muettement son capitaine du regard, l’homme ne pouvant qu’approuver, visiblement, ce que semblait lui indiquer son seigneur.
– Oh par mes aïeux, ça recommence, souffla doucement Koz, apeuré.
– Maya, qu’est-ce qu’il se passe ? l’interrogea Ky, soutenant sa coéquipière par la taille, ses iris turquoise voilés par l’inquiétude. Est-ce que ça va ?
Une concentration importante de kaïru obscur, reconnut Zair, reculant aussi discrètement que possible en direction de la seule sortie accessible, une dizaine de mètres derrière elle. Ou du moins, quelque chose de terriblement ressemblant, issu des éternelles manipulations de Lokar sur l’énergie, pure à l’origine. Peut-être son Maître avait-il ressenti la présence d’intrus dans sa forteresse, et gaspillait ses quelques forces encore valides pour lancer une offensive magistrale sur les Stax ? Très mauvaise idée de rester dans les parages, dans ce cas. Partageant l’avis de sa coéquipière, Tekris, assez remis pour marcher, dos voûté, échangea un regard pressant, désignant du menton la large fenêtre, en majeure partie fissurée, offrant une vue imprenable sur la voûte céleste, encombrée d’émanations de kaïru corrompu. À un degré encore inconnu pour sa mémoire pourtant infaillible, pressentit-elle néanmoins, mal à l’aise.
– Ce kaïru a un truc pas normal du tout, murmura Tekris, exprimant à haute voix ses propres pensées.
Proche d’une sorte de panique contenue, Koz tira frénétiquement sur la manche d’Illian, sans parvenir à se détacher de l’écran de son X-Reader. Fouet toujours en main, le capitaine posa une main affectueuse sur la tête du jeune prince, le rapprochant sans y paraître de son giron.
– C’est exactement le même signal qu’au Cambodge ! Comme du kaïru obscur, mais pas tout à fait !
– Bon sang, mais qu’est-ce que tu t’en vas raconter encore ?! s’agaça Boomer, visiblement perdu.
– Je veux dire que si l’histoire e répète, il faut trouver un abri, et vite, ou une horde de créatures va venir nous massacrer d’ici quelques minutes.
C’était le moment. L’ouverture durant laquelle l’attention des Stax se trouvait portée au minimum vers les Radikor. D’un coup de coude, Zair attira l’attention de son coéquipier, désignant du menton la porte, main au fond de sa poche, au cas où les choses tourneraient mal. D’un mouvement souple, ses talons se tournèrent, accompagnés du début de course de Tekris, prenant un peu d’avance car moins rapide qu’elle.
Un violent éclat de lumière frappa les combattants, frappant le milieu de la pièce dans laquelle il se trouvait. Rapidement, le rai d’énergie tourbillonna, ses contours nappés d’irréalité convergeant en son centre, créant un minuscule vortex. Presque identique aux portails holographiques employés par Lokar, quand il décidait de contacter les Radikor, à l’exception que celui-ci semblait on ne peut plus réel. Mais comment…
Une poigne brutale, impitoyable, broya le bras de Zair, attrapé en plein vol. Pourtant, aucun des Stax, ni de Koz ou d’Illian, n’avait esquissé le moindre geste en sa direction. Quant à Tekris, il venait de se figer, bouche entrouverte, une expression indéfinissable peinte sur le visage. Rien de bon, jugea Zair.
Dans un cri rageur – elle ne venait pas de s’échapper du guet-apens des Stax pour tomber dans une autre de leurs combines ! –, l’adolescente se retourna autant que possible, saisissant le poignet la maintenant prisonnière dans le but de le tordre, la jambe lancée en direction de ce qu’elle estimait être le genou.
Au dernier moment, elle s’arrêta net, paralysé aussi sûrement que Tekris.
Émergé du portail, vraisemblablement créé par ses soins, Lokar serra de plus belle sa prise, furieux du réflexe de sa E-Teens. Dominant l’adolescente de moitié, l’homme n’eut aucune peine à toiser froidement Tekris, encore mal assuré sur ses jambes, la nervosité agitant sa joue d’un tic nerveux. Un tic que Zair croyait disparu depuis l’enfance. Très rapidement, elle passa en revue les dernières actions de son équipe mentalement. Certes, les délais restaient serrés, comparés aux ordres de Lokar, mais le retard accumulé restait négligeable, d’autant que Zane était peut-être parvenu à assumer les entretiens durant l’absence de ses coéquipiers. Excepté cela, rien, de mémoire, ne lui évoqua quelconque acte répréhensible, susceptible de punition. Pourtant, son Maître ne se déplaçait jamais sans une bonne raison, rarement à leur avantage.
– Lokar, souffla Ky, s’interposant entre le Maître et ses coéquipiers.
Terrible, le regard de l’intéressé délaissa Tekris, se reportant instantanément sur la figure pâle de Koz, son ancien disciple, désormais à la solde du monastère depuis la libération de ses parents. Plus méfiant que jamais, Illian s’était porté en avant, faisant barrage de son corps pour empêcher un acte malheureux en direction de son seigneur, trop paralysé par la peur pour l’en empêcher. Viscéral, Lokar vrilla ses iris d’or dans ceux du prince, promesses de supplices pire que la mort pour sa trahison. Ce seul regard suffit à ébranler la détermination du jeune homme, tenant le contrôle de sa vessie bien plus longuement que Zair ne l’aurait d’abord imaginé. Pourtant, cette fois, remarqua-t-elle, Koz ne baissa pas instinctivement les yeux.
En toile de fond, sourdant du silence macabre s’étant abattu sur les combattants, une plainte lointaine résonna, trop assourdie pour que Zair puisse en saisir la teneur.
Intrigué, Tekris inclina la tête sur le côté pour mieux entendre, hésitant à ôter le bras de sa coéquipière de l’emprise de Lokar. Certes, il ne tuerait pas une combattante encore à sa solde, pas en ces temps de disette ;; pourtant elle détestait l’idée de se trouver aussi vulnérable, près de la haute stature de son Maître.
Contrairement à Zane, elle ne le sous-estimait jamais, gardant bien en mémoire sa supériorité évidente.
– Vous, vous partez, tonna brusquement Lokar, s’adressant uniquement à ses E-Teens. J’ai récupéré votre chef d’équipe, aussi incompétent que vous visiblement.
Encaissant l’insulte à peine voilée, Zair retint un soupir joyeux. Ainsi, Zane, comme elle l’espérait, était en vie, et surtout, en assez bonne santé pour que Lokar n’émette pas de remarques désagréables sur son état physique. Enfin libérée, elle se massa vigoureusement les muscles, cherchant Tekris du regard.
Elle s’attendait certes à trouver un reflet de sa propre joie sur le visage du colosse, à l’annonce de la seule bonne nouvelle de la journée. Mais pas au déferlement de soulagement, si intense qu’elle vit son regard briller derrière l’épaisse bande de métal cerclant ses tempes.
– Ne comptez pas là-dessus, Lokar ! s’écria Maya, suffisamment remise pour se mettre en position de combat. N’espérez pas vous en tirer comme ça, nous sommes cinq contre vous, vos élèves ne peuvent plus, ou presque, se battre, et vous êtes presque aussi faible qu’un humain.
– Erreur, ricana l’homme, fermant à demi les paupières comme pour apprécier un concerto secret, que lui seul pouvait apprécier à sa juste valeur, le bois sculpté et verni de sa canne tapotant contre le métal. Contrairement à vous, misérables habitants de cette planète, je suis prêt à tout sacrifier pour atteindre mes objectifs. Vous, vous n’êtes mus que par de pathétiques sentiments, et vous ne pouvez vous empêcher de vouloir sauver le plus de créatures possibles, quelles qu’elles soient.
– Ça n’a rien à voir avec les sentiments ! protesta Boomer, fixant haineusement le Maître, ainsi que ses élèves.
– Oh non… balbutia Koz, portant une main horrifiée à sa bouche, alors que chacun réalisait enfin d’où provenaient les gémissements, progressivement transformés en cris d’angoisse, montant à eux depuis les étages inférieurs. Qu’est-ce que vous avez fait !?
– Au lieu de m’interroger, tu devrais te dépêcher d’aller rejoindre les tiens, ricana Lokar, poussant sans ménagement ses E-Teens dans le portail. Qui sait, tu arriveras peut-être à temps pour en sauver quelques-uns ?
Le reste des exclamations du jeune homme se perdit dans un concerto ouaté, alors que Zair plongea la tête la première dans le portail.
Du coin de l’œil, elle aperçut, juste avant de disparaître entièrement, pressée par la poussée franche de Lokar, Maya et Ky armer une dernière attaque, tandis que Koz et Illian les dépassaient, empruntant en catastrophe la porte du fond, Boomer sur les talons. Probablement un ordre venant de ses coéquipiers, si elle se fiait à la vague déception haineuse se lisant sur son visage, furieux de constater, une nouvelle fois, l’échappée des Radikor. En tous les cas, cela ne pouvait certes pas être par bonté de cœur.
Le souffle d’une attaque frôla Zair, sa main serrant fermement celle de Tekris. Les ténèbres du kaïru obscur se refermèrent sur les adolescents, les emmenant là où la volonté de leur Maître les portait.
µµµ
Quittant sa voiture de fonction, David Aubryn, né Stax mais renonçant à cette appellation depuis longtemps déjà, émergea du sombre habitacle rempli de l’odeur de cigarettes sans filtre parfumées au caramel, une étrangeté appréciée pourtant sans faillir par sa collègue, Sarah Haïwey. Au contraire de l’homme, âgé de trente-et-un ans. Déjà. Comme la majorité des adultes atteignant ce seuil si particulier de la maturité (le mot vieillesse lui étant encore trop éloigné à ses yeux pour qu’il se l’associe, même en pensée), il commençait à réaliser que le temps passait à une vitesse ahurissante, trop pour qu’il puisse le saisir un instant, lui ordonnant de suspendre son cours. Sa vie, mouvementée dans son ensemble, ne l’aidait pas à se sentir posé quelque part, à sa place plus de quelques semaines. Huit mois, au grand maximum, corrigea-t-il mentalement, une vague de nostalgie douloureuse serrant son cœur aussi efficacement qu’un poignard alors qu’il observait la façade recouverte de crépi, afin de masquer les irrégularités trouant la structure comme autant de manifestations d’une petite vérole minérale. Pourtant, depuis quelques semaines, un vent nouveau de dynamisme coulait parfois dans les veines des quelques brigades parquées dans ce bâtiment, un changement bienvenu, quoique éphémère très probablement, incarné en la personne de Sarah. Sa jeune coéquipière, encore novice, affectée d’office à sa charge sans que son avis ne lui soit demandé. Au final, cela n’aurait pas changé grand-chose : il aurait accepté avec joie de la former, dans tous les cas, bien qu’il se désole de devoir ternie une autre existence. Pourtant, malgré ses deux mois de service, Sarah, petite femme aux cheveux châtain, et aux yeux verts, mêlés de marron, n’avait pas encore perdu sa joie de vivre et son désir de secouer un peu l’endormissement latent du commissariat. Vaguement, David s’était demandé s’il pourrait la séduire, oubliant sa préférence pour les hommes, attiré par l’éclat puissant de la jeune femme.
Avant d’y renoncer. Son cœur restait pris, et jamais, probablement, ne pourrait-il songer à autre chose.
Parfois, quand il se regardait dans le miroir, il songeait qu’il aurait pu être plutôt beau, dans une vie qui n’aurait pas été ravagé par la violence et le crime, qui ne l’aurait pas transformé en une ombre humaine, ne trouvant des sursauts d’énergie que dans le refus de céder à la facilité en n’effectuant que le minimum syndical derrière son bureau. Une taille plutôt raisonnable, des proportions équitables, et des traits relativement harmonieux composaient son corps sans cesse recouvert. Ses cheveux noir de jais, aux reflets bleutés, constituait le charme principal de sa personne, retombant sans cesse sur son front en un ersatz de frange indisciplinée. Plus que ses pommettes hautes et sa bouche pâle, aux lèvres presque décolorées, lui donnant en permanence un air timide. Ses yeux bleus, presque gris à force de pâlir, ne fixaient que rarement son interlocuteur en face, excepté lors des interrogatoires, soulignés de cernes monstrueuses qu’il dissimulaient à l’aide de crèmes et autres artifices. Rien de trop problématique. Le principal problème jugea-t-il, pour une fois soulagé de s’adonner à ces futilités, résidait en sa peau, ternie par des années passées à écumer les cloaques, dénotant une existence compliquée que seule une santé raisonnable permettait de maintenir.
Il étira longuement sa nuque, douloureuse à force de dormir sur les chaises du Palais de Justice. Pour le moment, l’identité de cette foutue bonne femme lui restait encore partiellement inconnue, pourtant, s’il en jugeait l’intérêt que lui portait ses supérieurs directs, elle devait valoir davantage qu’une mère de famille, à la recherche de son dernier gosse capturé. Des miséreuses dans ce genre, tendant les mains dans l’espoir de retrouver leur progéniture, David en croisant à presque tous les coins de rue. Au moins quotidiennement. Alors, comme chaque fois, il prenait la déposition, usait encore un peu plus son énergie dans l’espoir de dénicher une trace, un détail permettant de retrouver l’enfant disparu, malgré les soupirs soit ironiques, soir attristés de ses collègues, qui ne comprenaient pas qu’un garçon, déjà dans les forces de l’ordre depuis dix années, n’ait pas définitivement perdu toutes ses illusions à force de leçons de vie, aussi brutales qu’inutile. Mais parfois, David parvenait à déjouer les pronostics, réunissait quelques détails, de maigres indices attrapés au vol, et quelquefois, quelquefois, un miracle se produisait. Une affaire qui se résolvait sans coups de feu, meurtres de sang-froid ou autre abomination atroce auxquels il ne parvenait pas à s’habituer.
C’est ce qu’il avait d’abord cru, ce jour où un coup de fil anonyme brisa la monotonie acharnée de ses journées, l’informant que l’enfant, ce Marc, disparut depuis plusieurs mois déjà (autant dire : en sursis le temps de retrouver son corps), venait subitement de réapparaître. Plutôt en bon état, enfin, d’après les données que les médecins, dépêchés spécialement pour son cas par sa mère, acceptaient de lui transmettre. Un peu maigrichon – mais ça, pas besoin de longues études pour le remarquer –, mais pourtant en bonne santé. Enfin, à l’exception de bleus à divers degrés de guérison parsemant sa peau pâle, à intervalles réguliers. Pour le moment, on avait beau lui présenter les inspecteurs les plus subtils psychologiquement, le petit refusait d’avouer que ses geôliers le battaient, de comprendre qu’il n’était que la victime d’un concours de circonstances malheureux. Syndrome de Stockholm, évidemment, et ça David en voyait trop souvent.
Cependant, une petite part de lui rêvait que le gamin dise vrai, et qu’il soit possible de le prouver, de manière irréfutable. Pour sa propre sécurité, bien sûr, sa reconstruction psychique passait par un minimum de traumatismes possibles. Mais pas que. David ne pouvait se poser des œillères : malgré tout ce qu’ils avaient vécu, le départ brutal de Zane, l’année dernière, après un dernier petit mot qui brisa son cœur plus sûrement que toutes les lettres de rupture salées qu’il avait pu recevoir, apercevoir chez le jeune homme une once d’humanité, en opposition à ses collègues qui ne cessaient de lui conseiller de l’oublier, passer définitivement à autre chose, le rassurait profondément. D’un autre côté, la veille, il n’avait pu empêcher le soulagement de déferler violemment en lui, en constatant par lui-même que l’irascible extraterrestre se portait visiblement très bien. Toujours aussi fougueux, refusant plus que tout de se soumettre, d’abandonner, de quelque manière que ce soit, tellement plus adapté à la rudesse de l’existence qu’il ne l’aurait dû…
Voûtant faiblement le buste, David glissa une manche rageuse sur ses paupières humides, prenant de longues secondes d’immobilité pour reprendre un semblant de clame extérieur. Seul contre tous, il avait cru pouvoir changer les choses… Apporter un répit à l’adolescent dégoûté de l’existence, lui montrer que toute l’humanité n’était pas toute entière à rejeter, une assurance de la part d’un type rejeté par ses parents dès l’enfance, apprenant à se débrouiller seul dès ses douze ans. Excepté Connor, sa famille ne paraissait pas même se soucier de son existence. Et quelque part, David avait cru réussir. Que Zane se soit servi de lui, de ses sentiments, cela crevait les yeux. Qu’il ait souffert tout autant du drame les ayant séparé définitivement, David voulait y croire – tout en espérant, paradoxalement, que ce ne fut pas le cas, pour le repos de son esprit qu’il connaissait écorché.
Mais tout au fond de lui, David ne cessa de croire qu’au moins, durant quelques courts moments de bonheur, si intenses qu’ils lui apparaissaient irréels, une marque de peinture joyeuse dans ses souvenirs sombres, l’irascible extraterrestre ait été sincère. Enfin, il n’aurait pas accepté, même la comédie, de dormir dans le même lit que lui sinon ! Et tant de petits détails, que son équipe lui rabâchait inventés de toutes pièces, auxquels David ne voyait que la preuve d’un abaissement temporaire des pavillons de méfiance de l’adolescent. C’était aussi pourquoi cela faisait plus d’un an qu’il s’accrochait obstinément à ce poste, pourtant pesant de plus en plus sur son âme. L’espoir qu’un jour, en rentrant d’une journée particulièrement chargée, retrouver Zane assis sur son canapé, comme à son habitude d’autrefois, tournant un sourire mutin en sa direction indiquant qu’il avait une idée derrière la tête.
Ses yeux se posèrent vaguement sur l’enseigne obscène, peinturlurée grossièrement sur une plaque de bois pourtant accrochée avec le plus grand soin, sans réellement la voir, juste pour s’extirper péniblement de la torpeur de ses espérances déçues. De toute manière, ce n’était pas la première, ni la dernière qu’il retrouverait en se rendant sur son lieu de travail. En presque dix années de service policier, à écumer les commissariats des différentes villes hors des clous administratifs, dans l’espoir de changer le monde, le jeune homme était habitué à ce genre de manifestations provocantes, habitué à la misère sillonnant les pavés parcourues par une foule hétéroclite de prostituées, combattants de rue, dealers et autres joyeusetés contre lesquelles il s’efforçait de lutter avec les moyens qui lui étaient donnés. Suite à l’inflation de la présence extraterrestre sur la Terre, suite à l’ouverture de l’espace par les grandes agences spatiales, certaines de pouvoir commercer à leur aise en amenant un public nouveau, des centaines de clusters se formèrent partout sur la planète, à mesure que les aliens se voyaient forcés, pour la plupart, de s’installer, les douanes et autres entreprises s’arrangeant pour que les ressortissants de l’espace ne puissent rentrer chez eux aussi facilement, obligés d’acheter de quoi subvenir à leurs besoins sur place, le temps que les demandes soient traités.
Cette recrudescence de population n’avait certes pas aidé à améliorer l’état général de la planète. Au bout d’un siècle ou deux, les catastrophes climatiques s’étaient multipliées, encore et encore, alors que l’hiver, déjà bien rares, s’installaient durablement dans certaines régions du globe, pour disparaître complètement d’autres. Des milliers de morts, racontait l’histoire, bien que David ne soit pas encore nés à cette époque, ravageant les innombrables états peuplant la planète bleue jusqu’à réduire la population mondiale de plus de soixante-dix pourcents. Lui, depuis sa naissance, ne connaissait que les Camps Supérieurs. L’endroit où les humains survivants, les plus fortunés, s’étaient installés, laissant les rares villes encore debout devenir des cloaques de pourriture, où les moins chanceux de leur espèce se mêler à de nombreux aliens démunis, formant des immondices tels que Zingari. Bien trop nombreuses encore, au goût de David.
Outre ces deux possibilités, quelques tribus nomades étaient parvenues à s’adapter à ce nouveau climat, formant des communautés petites, souvent revenues à une certaine rusticité. Un exemple de calme apparent, mais toujours fermé aux extraterrestres, dont le nombre exact restait inconnu malgré de nombreuses tentatives de recensement. Apprendre aux gosses, dans les manuels des quelques écoles construites après les catastrophes, que les aliens restaient minoritaires car ayant quitté en précipitation la Terre, n’aidait probablement pas. Heureusement, la situation finissait par s’arranger, depuis une petite vingtaine d’années environ, maintenant que la pollution atteignait à peu près des taux acceptables.
Suffisamment pour que, enfant, il rêvât de participer à la sécurité et l’aide aux citoyens de la Planète Bleue. D’abord chaudement encouragé par ses parents – après tout, agent de la sécurité lui assurait un certain confort, surtout que Connor, son aîné, ne cessait de vagabonder de par le monde, ne revenant que rarement à la maison familiale –, la situation changea du tout au tout quand ils découvrirent que David ne briguait pas un poste au sein du Camp. Au contraire : considérant que la sécurité se révélait parfaitement maîtrisée en ces endroits privilégiés, où il pouvait même se promener au sein de parcs artificiels (la nature était devenue dangereuse, il fallait s’en éloigner au plus vite, songea ironiquement l’homme désabusé, remplaçant le fringant nouveau promu), David choisit de s’engager dans la police externe. Au sein des Plèbes tant haïes (et où, pourtant, la majorité des jeunes rêvait de plonger le temps d’une dose, ou d’une partie de jambes en l’air, par goût de l’inconnu), qui, de son point de vue, avait bien plus besoin de soutien que les rutilants entrepôts formatant la jeunesse humaine. Encore heureux que Connor, progressivement, finit par couper les ponts, élevant son fils (tiens, cela faisait bien longtemps qu’il n’avait pas vu son neveu) loin des considérations brutales de l’élite. Quoi que soit exactement son métier, il avait bien fait de partir.
Lui n’avait pas vraiment eu le choix. Refusant de céder aux menaces de ses parents, David s’était quand même engagé. Jusqu’à recevoir, au beau milieu du trajet l’amenant à son premier poste de travail, une lettre de ses parents, le sommant de ne jamais remettre les pieds dans le foyer familial, puisqu’il n’y était plus le bienvenu. Une trahison, pour eux. Et malgré les tentatives, tous les ans, du brun pour tenter de renouer contact, il ne trouva qu’une porte close, sans pouvoir faire davantage que d’attendre des heures sur le seuil. Après la mort de ses parents, il renonça complètement à revenir dans ce qui fut son foyer. Là-bas, dans le Camp, il n’appartenait plus à l’élite. Souillé par des années passées à l’extérieur, il appartenait désormais à la Plèbe aussi sûrement que s’il y était né. Soit. De toute manière, il ne croyait déjà plus à grand-chose.
Pourquoi continuer à se voiler la face, et ne pas attraper son arme de service pour en finir ? Peut-être parce qu’admirer le visage si particulier de Zane, ne serait-ce qu’au travers d’une course-poursuite, avait ranimé la flamme de la vie, la véritable vie, et non pas cette existence mécanique qu’il menait jour après jour, l’espace de quelques instants. Peu importe les allégations portées à son encontre, David fut heureux de le retrouver, surtout en aussi bonne santé, malgré des vêtements moins qualitatifs que du temps de leur vie commune.
Un rire amer lui échappa. Et dire qu’en s’engageant de son plein gré, seul volontaire de sa promotion, il avait cru changer le monde ! Le transformer en quelque chose de plus vivable, en apprendre davantage sur les différents peuples le constituant, bêtement, parce qu’il croyait qu’une capacité, une seule (dépité, David baissa le regard sur sa main, recouverte d’un gant noir fin, épousant parfaitement les courbes de sa chair), pourrait apporter quelque chose de nouveau, l’air benêt et la bouche en cœur. Tout ça pour constater qu’au final, tout n’était qu’éternel recommencement, à tous les niveaux. La seule différence étant que cette fois, l’humanité parquait la criminalité et les miasmes pourris concentrés en plusieurs endroits plus ou moins choisis, en espérant que le tout ne craque pas un beau jour, et se contente de ce qui leur était offert. Remarque, peut-être était-ce là la solution : même humain, David ne songeait plus à la possibilité de s’échapper des jours gris et mornes jalonnant son existence.
Lentement, éprouvant l’impression que la porte de plexiglas, marquée par les impacts de balles et de lames, pesant une tonne, David franchit le seuil du commissariat. Aussitôt, patientant nerveusement sur la rangée de sièges de plastique rouge, Sarah se releva, filant à sa rencontre. La veille, en apprenant sue David était convoqué en urgence au Palais de Justice, afin de déterminer si la fuite du suspect – de Zane, il ne l’appellerait jamais autrement – avait été favorisée par ses soins, sa coéquipière avait failli remuer dans les brancards, retenue de justesse par Mogi, autre collègue de David bien plus opposé à ce que Zane continue à voler dans la nature. Mieux valait ne pas attirer l’attention, pas alors que tout cela puait bien trop à son goût.
– Comment vas-tu, grand chef ? Sauf votre respect, vous avez une gueule de déterré.
– Bonjour aussi, Sarah. J’ai pas pris de café, je voulais arriver avant ces charognards de magistrats. L’enquête est toujours à nous, rassure-moi ?
– Yep, mais ça risque de ne pas durer. J’ai emmené la femme, tu sais, la mère, dans un hôtel particulier dont le réceptionniste est un de mes copains, aussi elle ne devrait pas nous déranger. Mais de grandes pontes du Camp Supérieur canadien ne devraient pas tarder à nous rendre visite, alors qi tu pouvais te dépêcher…
David lui adressa un petit sourire d’excuse, haussant les épaules. Il admettait volontiers avoir eu une chance incroyable que la jeune femme, réveillée en pleine nuit par son appel, ait accepté de fouiner les maigres informations communiquées sur cette affaire, tout en lui assurant quelques heures de tête-à-tête. Ce n’était pas parce que l’existence le transformait lentement en zombie d’humanité, que David ne savait pas sentir une affaire louche quand il s’en présentait une. Et là, l’arrivée soudaine de la mère du gosse, quelques heures avant de recevoir l’appel anonyme, le peu de détails fournis, et, d’après Sarah le matin même, le rapatriement programmé du gamin dès le début d’après-midi ne pouvaient qu’éveiller ses soupçons.
– Je te revaudrai ça. Juste, fait gaffe à m’appeler dès que quelque chose ne tourne pas rond, d’accord ?
– J’y compte bien, genre, une promotion soudaine pour acte de bravoure ? proposa aimablement Sarah, rajustant sa casquette vert pomme sur le haut de son crâne. Promis, je reste dans le hall pour surveiller, de toute façon. Dépêche-toi, j’ai mis le petit dans la salle d’interrogatoire deux.
La plus éloignée du couloir, à l’exception de la numéro un, à l’odeur trop infecte pour que quiconque ne veuille l’occuper. Reconnaissant, David osa déposer une brève embrassade sur la joue de sa coéquipière.
– Tu es géniale. Occupe Mogi si jamais il vient par ici.
– Aucun problème, il veut coucher avec moi, alors il sera heureux que je lui accorde de l’importance.
Peu désireux d’explorer davantage les tréfonds des relations unissant ses collègues, David se contenta de grimacer, s’attirant un furtif coup d’œil du secrétaire. Redevenu soudainement sérieux, le brun salua la jeune femme, s’éloigna d’un pas rapide, sans se précipiter cependant, s’efforçant de ne pas paraître s’intéresser aux éventuels témoins. Il devait se montrer le plus naturel possible, plus encore maintenant qu’il se trouvait perché au-dessus du vide, retenu par un sournois fil rouge nommé « conflit d’intérêt » et « perturbations émotionnelles pouvant interférer avec l’enquête en cours ». Nombre de ses collègues seraient trop heureux de le voir tomber pour une broutille.
Dès qu’il fut certain de ne rencontrer personne avant un bon moment, David pressa le pas, entrant dans l’aile est, celle contenant les salles d’interrogatoire. Sans ralentir, il passa en revue les numéros, peints en une couleur noire s’effaçant par endroits – il n’y avait guère que les bureaux des supérieurs à entretenir soigneusement le mobilier, dans une ville aussi misérable que celle-ci.
Il cessa sa marche devant la porte indiquant le chiffre « deux ». Vérifiant l’heure sur sa montre de bois – sept heures trente, un peu trop tard à son avis pour espérer une tranquillité complète –, il poussa doucement la porte opaque, empêchant de distinguer quoi que ce fut de l’intérieur, passant la main dans ses cheveux emmêlés. Un sourire avenant de circonstance plaqué sur le visage, il balaya la petite pièce d’un regard circulaire, s’assurant que nulle caméra de sécurité ne s’était allumée durant son absence.
Un crissement de semelle attira son attention. Cessant son observation muette, David se tourna vers le jeune garçon, debout au milieu de la pièce, le fixant avec un mélange d’angoisse sourde, et d’une pointe de ce qui ressemblait, à défaut d’autres termes, à une colère triste.
Surpris de le constater droit sur ses jambes, seul un léger boitillement entravant sa marche, le brun ne réagit pas assez vite pour l’empêcher de se jeter sans ménagement sur une des deux chaises de part et d’autre de l’unique table, ses iris noisettes ne se détachant pas de l’adulte. Le petit ne s’était pas prit une balle, hier soir ?! La fatigue, sûrement, l’avait fait délirer, tenta-t-il de se convaincre.
L’intérêt soudainement bien plus éveillé, David s’avança jusqu’à la seconde chaise, prenant garde à ne pas montrer de mouvements brusque. Flottant dans sa tenue de soins, un T-shirt et un pantalon d’un vert citron fade, les cheveux coupés de près et débarbouillé en profondeur, le garçon paraissait bien plus entretenu que la dernière qu’il l’avait aperçu. Pourtant, sans pouvoir se l’expliquer, David le trouva… étrangement pas à sa place. Une conséquence de son attitude tendue peut-être, comme un animal sauvage capturé brutalement (pour le coup, il ne put qu’approuver son idée : après tout, sa mère venait de lui tirer une balle en pleine jambe pour l’empêcher de fuir) pour être enfermé dans une cage, prêt à mordre le premier glissant les doigts entre les barreaux.
S’il voulait espérer trouver une réponse, il fallait se montrer très doux, supposa le brun, s’asseyant en face du jeune fuyard.
– Bonjour, Marc. Comment vas-tu ?
Seul un lourd silence lui répondit, l’intéressé se contentant de lui envoyer un regard terrifié. Pourtant, au-delà de la peur de tout que lui prêtait sa mère, il lui sembla voir, de nouveau, le reflet d’autre chose, en contradiction avec son attitude de bête traquée. Sans parvenir à déterminer s’il s’agissait de détermination, ou de colère brute, David abandonna son examen visuel. Il n’avait pas beaucoup de temps à perdre.
– Je suis David Aubryn, de la DHIEM…
– La quoi ? demanda le gosse d’une petite voix, cédant à une curiosité soudaine.
Coupé en plein élan, David balbutia quelques mots incompréhensibles, surprit de le voir s’ouvrir si rapidement. Enfin, ce n’était pas une mauvaise chose en soi, songea-t-il, se raclant bruyamment la gorge.
– La Division d’Intervention pour les Humains et Extraterrestres dotés de Magie. En gros, des métisses ou humains détenteurs de capacités spéciales qui pourchassent ceux dotés de pouvoirs pour les contrer, là où de simples policiers ne pourraient, au final, pas faire grand-chose.
– Un peu comme les Avengers ?
– Les quoi ?
Gêné, le gosse baissa le nez sans rien répondre, entortillant autour de son doigt la corde de son sweat, murmurant un « rien » à peine audible.
– Ce n’est pas grave, lui sourit gentiment le brun. Comment va ta jambe ?
– Bien, je peux remarcher depuis ce matin.
– Pardon ? Tu peux répéter ?
– Pourquoi est-ce que vous m’interrogez ? rétorqua le petit, mimant un aplomb que démentait le tremblement de ses mains. Maman m’a dit que personne ne devait me parler avant d’être rentré à la maison.
– Tu as été enlevé, c’est normal que la police veuille te poser quelques questions…
– Je n’ai pas été enlevé ! cria instantanément le garçon, frappant furieusement la table de son poing.
Regrettant aussitôt son geste, Marc se recroquevilla sur lui-même, genoux contre sa poitrine, guettant la réaction de l’adulte, le défiant muettement d’oser affirmer le contraire. Optant pour l’apaisement, David leva les mains en coupe devant soi. Cependant, alors qu’il voulait tenter de le rassurer, le châtain reprit :
– C’est moi qui ai voulu partir, lors du voyage scolaire. Je n’avais pas le choix, je devais partir… Pour la protéger, vous comprenez ?! Et c’est moi qui ai voulu rester avec… Mes amis, alors que Zane, lui, il ne voulait pas !
– Ça ne m’étonne pas de lui, sourit tendrement David, opinant du chef.
Intrigué, Marc se tut, inclinant la tête sur le côté, comme pour le jauger.
– Vous connaissez Zane ?
– Un peu. La peau verte, de grande oreilles, peu aimable et des tendances mégalomaniaques.
Vaguement rassuré, Marc approuva, sortant très légèrement sa tête de son cou.
– Il ne m’a pas fait de mal, vous savez. Au contraire, il m’a protégé, et moi, je leur ai menti… continua Marc, les yeux brillants au fur et à mesure de son récit. J’ai mis longtemps à me faire accepter, à avoir, pour une fois, l’impression de faire partie d’un tout, d’une équipe, et maintenant…
Incapable de se retenir plus longtemps, le petit éclata en lourds sanglots, enfouissant son visage dans ses mains. Confus, David hésita à venir le réconforter, incertain de ses réactions. Ne prendrait-il pas son rapprochement comme une agression, contrairement à ses désirs ?
– Maintenant ils vont me détester, gémit de plus belle le garçon, le corps secoués de tremblements incontrôlés. Alors que moi, je les aime ! Et Zane, qu’est-ce qu’il va penser ?! Lui aussi je l’aime beaucoup ! C’est l’homme le plus puissant que j’ai jamais rencontré, et il voulait bien m’aider à me défendre, pour une fois ! Jamais j’ai voulu le décevoir ! Ni lui, ni les autres, acheva-t-il, grattant l’emblème cousu sur sa poitrine, une sorte de losange bordeaux aux lignes faites de tresses, une pierre rappelant un œil-de-tigre en son centre.
– Je te crois, petit. Mais pour le prouver, j’ai besoin de ton aide, d’accord ? Alors, pour commencer, est-ce que tu peux me dire qui sont ces autres dont…
La sonnerie de son téléphone, stridente, interrompit sèchement le policier. Reconnaissant le numéro de Sarah, affiché sur son écran, David fit signe au garçon de l’attendre, se redressant sensiblement.
– Où tu en es ? attaqua directement sa coéquipière, la nervosité perçant dans sa voix.
– Pas très loin, excepté que Zane ne l’a pas maltraité.
– D’après lui, ou d’après toi ? Oh, peu importe. Sors de là tout de suite, ramène le petit dans sa chambre. Sa mère est là, avec une escouade de gros bras tellement caricaturaux qu’on les croirait sortis d’un film de Stallone !
– Merde, c’est pas vrai ! Pourquoi est-ce qu’elle est là ? Le rapatriement n’aura lieu que…
Cédant à une impulsion, Marc, décomposé à mesure qu’il écoutait sans s’en cacher la conversation, se jeta par-dessus la table, empoignant la manche du policier. Surpris de la force de sa prise, contrastant avec son apparence maigrelette, David leva les yeux, dévisageant sans comprendre le garçon.
– Je ne veux pas rentrer, souffla-t-il, très vite. Pitié, laissez-moi retourner avec les autres !
Sa réaction première – lui annoncer que malheureusement, cela ne relevait guère de sa juridiction –, mourut sur ses lèvres, devant l’expression purement suppliante du petit. Rarement avait-il pu observer une telle détresse chez un être humain. Et plus rarement chez un enfant de son âge, tout juste adolescent. Un tel désespoir ne devrait jamais se lire sur un visage aussi enfantin. Mais pourquoi une telle supplique pour ne pas rentrer dans sa demeure ? Outre la présence, peu baisante de son avis, de la mère.
Doucement, David posa fermement sa main sur celle, terriblement froide, de Marc, la pressant pour tenter de lui transmettre un peu d’assurance.
– Ne t’inquiète pas, d’accord ? Personne ne te fera de mal, j’y veillerai.
De mémoire, son accréditation à entrer au sein des Camps Supérieurs entrait toujours en vigueur, qu’il s’agisse de son lieu de naissance ou non.
Peu convaincu, Marc finit néanmoins par hocher la tête, fixant avec angoisse la porte de la salle d’interrogatoire, quittant son siège pour venir se placer derrière le policier.