Un lever de printemps

Chapitre 11 : Convergences

6642 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 07/10/2021 21:47

Convergences


– Il faut que nous bougions de là, où nous allons tous mourir congelés !

Alan émit pour la énième fois un petit geignement plaintif, les pans de ses vêtements raidis par le gel craquant à chaque mouvement de son corps tremblant.

– Non, si nous quittons cet endroit, Juàn ne sera pas en mesure de nous retrouver, contra immédiatement Saraya, toisant sévèrement l’aubergiste.

Contrarié de ce qu’il considérait probablement comme une bêtise insondable, l’intéressé lui rendit furieusement son regard, une lueur de défi pointant derrière ses iris ocres. Nerea ne lui apportant aucun soutien, collée contre sa mère dont un bras entourait ses épaules, plongée dans une profonde et sombre méditation, l’homme laissa échapper un grognement sonore, se levant brutalement afin d’entamer une ronde incessante, secouant ses mains et ses pieds de façon grotesque. Scrutant avec envie la peau nue des bras de l’escorte, il ralentit un instant son pas, avant de reprendre de plus belle, le palais piqué d’un goût d’amertume jalouse, sans pour autant que les reproches, excités par l’angoisse du spectre mortuaire approchant, ne franchissent la barrière de ses lèvres. Saraya s’en sentit intérieurement satisfaite : elle ne se sentait guère d’humeur à parlementer, et elle savait que rien ne poussait plus les êtres aux extrémités les plus stupides que la peur de la mort. Tout comme la guerre faisait ressortir ce qu’il y avait de plus immonde, de plus bas instincts chez les êtres vivants.

Sortant de sa torpeur, Nerea hoqueta, cognant dans un sursaut le menton de sa mère. Prise d’un haut-le-cœur, la lancière serra les dents, enfouissant son visage dans le col de sa cape le temps d’apaiser les crampes saisissant son estomac. Gentiment, Saraya frotta la peau rougie de la paume de la main, retenant difficilement son instinct de bombarder la jeune femme de questions. Ce n’était pas la première fois qu’un malaise similaire saisissait sa fille, et même si cela ne durait jamais très longtemps, l’escorte n’aimait pas sentir tout le poids de son impuissance peser sur ses épaules. Avoir conscience qu’elle faisait tout ce qui était en son pouvoir, et ne pourrait guère aider davantage, n’aidait pas les choses, bien au contraire.

D’autant que le manque de repères, associé à cette immobilité forcée, la troublait plus que nécessaire, bien qu’elle s’efforça de n’en rien laisser paraître. Peu douée en ce qui concernait le repérage dans le temps, Saraya ignorait combien de minutes, ou d’heures, s’étaient écoulées depuis le signal de détresse lancé par Nerea. Néanmoins, cela suffisait pour que les derniers relents de chaleur bienfaisants, provoqués par l’attaque de la lancière, se soient dissipés depuis belle lurette, laissant le trio définitivement seul au milieu des glaces. Pour autant, son corps ne s’était pas encore totalement engourdi, la régulation instinctive de sa température s’étant progressivement mise en place face à son immobilité, et aux températures loin d’être idéales.

Ne pouvant guère s’occuper davantage, Saraya ne put s’empêcher de scruter inlassablement les quelques parcelles de ciel, distinguées par intermittence, quand le voile de la brume perdait légèrement en épaisseur, mi-soulagée mi-nerveuse de l’absence actuelle de créatures de la Horde. Dans un sens, elle se sentait des plus ravies qu’une nuée de prédateurs affamés ne se soient pas précipitée sur trois pauvres bougres isolés – elle ne rêvait que de mourir tranquillement dans la chaleur de son lit de vieillarde, sans avoir à se soucier de savoir si elle finirait en nourriture pour les charognards de passage. De manière similaire, ironiquement, la présence de ces monstres semblait avoir repoussé bon nombre de prédateurs qui auraient pu tenter de les attaquer. Cependant, ignorer où se terrait son ennemi tendait à la rendre au moins aussi méfiante, voir plus, la poussant ainsi que sa fille à tendre l’oreille au moindre son suspect – sans évoquer les fréquentes hallucinations, autant visuelles qu’auditives, provoquées par leurs imaginations. Rien n’indiquait que Cape Rouge, ou quelque autre de ses sbires, ne soit pas dans les parages, dressant des embuscades dans l’attente du moment propice à les capturer, puisqu’elle ne semblait pas vouloir instantanément leur mort.

Sans compter toutes les autres questions que cela soulevait dans son esprit. À commencer par la nature même de la Horde : Selmir, malgré les caractéristiques inédites de son monstre signature, avait prouvé qu’il n’était qu’un combattant sous une forme ignominieuse. Mais dans la totalité des plans d’existence liés au kaïru, il n’existait pas autant de combattants réunis en une seule entité, voir de combattants tout simplement ! Alors, que pouvaient bien être ces monstres ? Et pourquoi s’aventurer dans ces terres où rien ne subsistait, n’était quelques villages fort peu intéressants pour qui n’était pas humain ? S’agissait-il d’une sorte de migration ? Mais pour aller où, et pourquoi ? Rien de bon, en tout cas, ne ressortait…

N’y tenant plus, Alan poussa un cri rageur, comme si cela pouvait lui permettre de se réchauffer, avant de désigner de son doigt Nerea, une mince teinte rosée colorant de nouveau ses joues.

– Au moins pour elle, vous devriez faire quelque chose !

– Et qu’est-ce que vous voulez que je fasse ? siffla l’escorte, frappant rageusement la colline de poudreuse du poing,

De quel droit cet Humain osait-il critiquer sa manière de s’occuper de sa fille ? Il pensait mieux faire, peut-être ?!

– Partir à pied dans la tempête, comptant sur notre bonne étoile pour s’en sortir ? Je ne peux certainement pas assumer une longue marche, telle que celle qui nous attendrait, et je ne laisserai pas Nerea courir à une mort certaine ! Nous n’aurons pas le temps marcher cent mètres sans nous condamner.

– Hors de question de t’abandonner ici, s’empressa d’assurer la lancière, le souffle figé de son expiration chatouillant le cou de sa mère. Et puis, même si ce n’est pas grand-chose, nous sommes en partie protégés du vent grâce aux collines.

Sa déclaration achevée, la jeune femme lui jeta un long regard, guettant une réaction que Saraya ne comprit guère. À défaut de savoir ce qu’elle attendait, l’escorte posa sa main sur celle de sa fille, la pressant avec force. Nerea n’eut pas besoin d’autre geste pour sourire à son tour. Inexplicablement rassurée, la lancière se tourna vers Alan, ce dernier marmonnant avec humeur contre les extraterrestres qui se liguaient par convenance arriérée contre les Humains.

– Je ne sais pas, quelque chose d’autre que de rester ici en attendant que nous tombions tous comme des mouches ! s’agaça l’aubergiste, ses mâchoires claquant si violemment l’une contre l’autre que les deux femmes eurent quelques difficultés à le comprendre. Et vous avez oublié ces monstres qui nous courent après ?! C’est un peu comme brandir une pancarte au-dessus de nos têtes, « hey, venez là, le repas est servi » ! Vous tenez tant que ça à servir d’amuse-gueules ?!

– Pas du tout, il me reste bien des choses à accomplir avant que Keres ne daigne s’attarder sur mon cas, fit sèchement Saraya, refusant de répondre à l’ironie moqueuse.

Tentant de calmer les velléités de l’Humain, Nerea lui adressa un sourire charmant, désarmant la plupart du temps les hommes de toute sorte de leur colère. Une technique que Saraya avait vu fonctionner plus d’une fois, y compris sur Izan. Cependant, l’aubergiste ne lui accorda guère plus qu’une brève attention, s’empressant de se détourner dès qu’il sentit ses joues s’empourprer, continuant sa danse étrange. Sa main se porta à son gilet, là où se trouvaient autrefois ses nombreuses flasques d’alcool, le regret creusant ses traits burinés.

– Les créatures de la Horde se dirigeaient vers le sud quand nous les avons croisées, sans nous prêter grande attention tant leur mission paraissait inscrit dans leurs gènes, expliqua calmement Nerea, vaguement vexée d’être ainsi ignorée. Le véritable danger, ce sont ceux qui dirigent cette nuée de mort. Selmir, Ravenor et les autres se sont noyés dans la chute d’Ilasidrel. Celle qui nous posera sûrement plus de problèmes, c’est une troisième femme ; nous n’avons aucune nouvelle d’elle, et nous ignorons totalement quels sont ses forces et ses pouvoirs. Vous… Tu la reconnaîtras aisément, elle porte une tenue principalement rouge, visible de loin.

– Et dans l’éventualité, très peu probable, que Selmir et Ravenor aient survécu, ils n’auront plus assez d’effectifs pour nous prendre vivant, rajouta Saraya, sans une once de doute dans la voix.

Évoquer son ancien partenaire d’armes, bien que ce fut seulement pendant quelques années, fit remonter un lourd frisson le long de sa colonne vertébrale, mêlé d’un second sentiment qu’elle ne parvint pas à identifier, tant il se dissimulait insidieusement dans les replis de sa conscience, ricanant allègrement tandis qu’elle le repoussait au loin.

En dépit de sa loyauté indéfectible envers Juàn, associée au nouveau statut, incontestable, d’ennemi que Ravenor présentait désormais, une part d’elle-même ne pouvait s’empêcher de le plaindre sincèrement. Et de ressentir une légère pointe de culpabilité. S’appuyant sur la force de son pouvoir et l’emprise certaine de son rang, l’Infanticide ne s’était pas contenté de mener de violentes batailles contre les autres Familles, il avait ébranlé son propre empire jusqu’à ses fondations. Portée par la certitude que depuis des siècles, des millénaires même, seule l’instauration du pouvoir sous le joug d’une main de fer impitoyable était en mesure de conserver le pouvoir plus de quelques années, l’armée sous ses ordres ne s’était guère posée de questions quant aux méthodes peu loyales de leur ancien souverain. Au contraire, beaucoup avaient vu en lui le premier seigneur qui survivrait assez pour construire un véritable empire, sans que son successeur ne détruise la majeure partie de ce qui avait été conquis à force de sang. En dépit de la succession héréditaire, en vigueur depuis les débuts de l’existence des Mac Aznar, seule une poignée de membres de la Famille étaient parvenus à mettre cette loi en pratique, tant les renversements – et accidents – étaient fréquents.

Une véritable légende, un héros des anciens contes, disposant surprenamment de soutiens nombreux. Une position qu’il s’assura encore davantage à la naissance de Sylvia, sa fille aînée, et sa disposition aux mêmes talents que son géniteur. Et elle, Saraya, avait fait partie de ces braves brebis nonchalantes, trop occupée à se battre contre les Dangarwill, les Handroktasiaykins et, plus récemment, les Hildenerven menaçant son peuple, pour remettre en cause les agissements de son souverain. Après tout, n’importe qui pouvait périr dans une bataille, fauché sans autre distinction que les dés roulant dans la main de l’Infanticide. Pire encore, elle s’était sentie terriblement honorée quand ce dernier lui avait confié, à elle, l’éducation militaire de son deuxième fils. Même quand Juàn, commençant à poser trop de questions auxquelles elle ne détenait guère la réponse, mit sans s’en rendre d’abord compte au jour les failles d’un règne despotique, elle avait préféré se voiler la face, se contentant de surveiller un peu plus attentivement les camarades lui étant chers. Sans grands résultats, si elle se fiait à son absence de réaction face au départ précipité de Ravenor, acceptant sans davantage que des soupçons de plus en plus intenses les fréquents discours de l’Infanticide.

Il était beau, le résultat, songea-t-elle amèrement, resserrant sa prise sur le bras de Nerea. Mieux valait rentrer les volailles en pleine nuit, plutôt que de les laisser aux gorgyres, clamait un vieux proverbe. Sauf quand le poison du dard de ces prédateurs avaient déjà frappé.

Son instinct de mentor, et la part de son esprit qui désirait préserver autant que possible son protégé, lui souffla de lui dissimuler la vérité concernant le sort de Ravenor. Apprendre que l’un des compagnons favoris de Téléis ait succombé à la flamme de la vengeance, et soit déterminé à réduire tout ce qu’il construisait depuis des années maintenant à néant, lui apporterait inévitablement une peine qu’elle haïssait. Sans compter que, bien trop décidé à agir exactement à l’inverse de son père, le brun ne saurait pas le considérer comme un homme à abattre, tombant dans sa fâcheuse manie à parlementer, tenter à tout prix de trouver un compromis n’impliquant pas la violence.

Cependant, sa conscience repoussa impitoyablement cette idée, résignée. En supposant que Nerea tienne sa langue, concentrée sur sa tâche de préserver ses seigneurs dès qu’ils seront près d’elles, l’escorte n’avait pas le droit de cacher une telle menace à Juàn, ou même aux autres membres du Conseil à qui elle devrait faire son rapport. Jusque-là, les fuites en direction des Hildenerven ayant été relativement épargnées à son peuple, celui-ci tendait bien trop facilement à croire que la menace ne les concernait guère. Hors, cette fausse confiance, Saraya avait beau ne plus se sentir assez naïve pour s’y fier, elle avait bien failli finir au bout de la lame d’un de ces renégats. Mieux valait prendre que les siens prennent conscience de la menace, maintenant que nul ne pouvait la nier, et se préparer à l’affronter, plutôt que de chercher une solution une fois le pied au beau milieu d’un nid d’aiguillon. La douleur de cet insecte flavescent, pas plus gros qu’une main, mais à la morsure atroce, faisant perdre la tête à sa malheureuse victime, le résultat ne pouvait qu’être dramatique.

– Juàn ne va pas tarder, et nous pourrons dès ce soir retrouver le confort d’un véritable matelas. Il nous suffit de cultiver encore un peu la patience, et surtout, ne pas laisser la peur envahir nos esprits.

– Facile à dire pour vous, vous êtes dans le blizzard les bras nus, et ça ne vous fait pas plus d’effet qu’un glaçon dans la tempête ! Mais au cas où vous l’auriez oublié, je suis un homme, moi, un vrai homme de la planète Terre, et je vais crever comme un chien à cause de vos conneries ! Je ne peux déjà presque plus marcher !

D’un geste rageur, Alan désigna ses jambes arquées, esquissant quelques pas maladroits.

– Écoutez, nous souffrons tous du froid, même s’il est vrai que nous y sommes toutes les deux moins sensibles que vous. Et pourtant nous ne nous agitons pas comme des poulets sans tête !

– Sauf que si je reste immobile, c’est fini pour moi, pesta Alan, frottant vigoureusement ses membres inférieurs. Il me faut de la chaleur, vous comprenez ?! De la chaleur, et je n’en ai pas si je reste planté là comme un idiot !

– Vous n’avez pas de système de régulation naturel, chez vous ? s’étonna Nerea, inclinant la tête sur le côté.

– Je ne sais même pas de quoi vous parlez…

– Eh bien, pour nous, si nous restons sans bouger dans un endroit où les températures sont extrêmes, notre corps s’adapte naturellement à celles-ci, ce qui nous aide à les supporter. Ça reste léger, quelques degrés seulement, mais au moins nous survivons. Maman est l’une des plus douée pour s’adapter, croyez-moi ! Même si personne ne comprend comment elle fait. Et une fois que nous reprenons notre route, notre système de régulation cède la place à l’action de la marche, du travail, bref, l’inconscient cède la place.

– Ouais, bah sur Terre, si on ne bouge pas on meurt.

Profondément intriguée, Nerea décocha un regard interrogateur à sa mère, sa curiosité piquée.

– Je l’ignorais également, avoua l’escorte. Par le passé, notre peuple et les Humains se sont rencontrés à plusieurs reprises, mais il nous reste mutuellement beaucoup de lacunes à combler. Enfin, je veux dire par là que nous ignorons encore nombre de choses les uns des autres. Mieux vaut pour tous que chacun reste chez soi : ce que nous ignorons ne peut pas nous faire de mal, paraît-il…

Néanmoins, ce paramètre imprévu remettait dangereusement la stratégie qu’elle avait établie en catastrophe. Si effectivement Alan ne disposait, en-dehors de ses vêtements humides, rigidifiés par le gel, d’aucun moyen de lutter contre le froid, il risquait effectivement de trépasser avant l’arrivée de leurs compagnons. Pour autant, disposaient-ils réellement d’autres choix ? La seule chose envisageable serait, éventuellement, de se déplacer de quelques dizaines de mètres si cela aidait vraiment l’Humain à survivre, mais pour quitter leur maigre protection contre les rafales les plus violentes ? Risquer que Juàn, à leur recherche, passe quelques mètres près de leurs silhouettes dissimulées par la brume ? D’un autre côté, en dépit de ses qualités d’orientation, son protégé n’avait certainement pas pu repérer avec exactitude leur position, et cela ne changerait pas tant que cela la donne ?

Non, conclut-elle en son for intérieur. Impossible de prendre un tel risque, aussi dur cela soit-il à supporter pour l’Humain. Elle ne comptait pas laisser passer leur seule – et probablement dernière, si elle se fiait à la morsure s’insinuant, malgré les capacités de son corps, lentement au creux de ses os – chance de se tirer de ce traquenard. Aussi secoua-t-elle négativement la tête, fixant l’aubergiste droit dans les yeux.

– Nous restons. Cela ne sera plus très long, et le signal était visible de loin. Ayez confiance en Juàn…

– Des promesses, toujours des promesses depuis que nous avons échoué sur ce bout de glace ! En attendant, votre Juàn, il ne vient pas, et rien ne nous dit qu’il ne s’est pas fait dévorer par les monstres ! Dans ce cas, vous aurez l’air bien malignes à l’attendre, votre Juàn ! Sauf s’il a rejoint votre machin de frontière sans vous, et je suis certain qu’il est en train de bien se marrer, devant un bon verre de vin, en pensant à ces pauvres filles qui continuent de rêver son arrivée comme un foutu messie !

Les tremblements le secouant violemment, l’aubergiste ne put en ajouter davantage, ses jambes, incapables de le porter plus longtemps, se dérobant sous son poids.

– Comment osez-vous parler de notre seigneur de cette façon ! explosa Nerea, quittant le giron de sa mère pour saisir l’homme, pétrifié de stupeur, par le col. Jamais il ne nous abandonnera en arrière, jamais ! Il viendra, et nous irons ensemble au Barran Yaär ! Il faut qu’il vienne, ajouta-t-elle plus doucement, comme pour elle-même.

– Nerea, laisse-le, intervint Saraya, se redressant à demi tout en veillant à solliciter sa jambe blessée le moins possible. Ne te comporte pas comme une Koyaltine prépubère, tellement travaillée par ses hormones que la moindre provocation la fait bondir comme un lechi ! De toute manière, Juàn saura exactement ce que cet Humain a rapporté sur son compte.

Avec un peu de chance, la menace de la délation inquiéterait suffisamment l’aubergiste pour qu’il se tienne tranquille. Tant qu’il ignorait que ce genre de déclaration ne détenait pas grande valeur devant Juàn.

– Et s’il est si pressé de servir de repas bénévole aux créatures de la Horde, nous ne le retenons pas. Les steppes vous attendent, Alan, termina-t-elle, tirant doucement sur le poignet libre de sa fille.

Le désir de punir l’impudent ayant osé contrarier ses espoirs contracta violemment les traits de la lancière, sa poigne sur le col de laine figée tremblant sous l’action du froid. Expirant profondément, comme sortant d’une apnée abyssale, elle finit cependant par desserrer son emprise, Alan, en dépit de ses orteils ne touchant plus le sol que par effleurements hésitants, refusant de baisser le regard. Dès qu’il fut libre de respirer correctement, l’aubergiste avala une bonne goulée d’air frais, plaquant son poing contre sa bouche quand la piqûre du gel s’insinua dans ses poumons, provoquant une toux aussi rauque qu’audible à des centaines de pas à la ronde. Ou moins, si l’on tenait compte du mugissement des éléments – et sans supposer que les créatures de la Horde détenaient des sens plus aiguisés que la moyenne.

– Après, si le froid vous fait tant souffrir, ôtez vos vêtements une poignée de seconde avant de vous rhabiller. La glace se sera si douloureusement infiltré dans le moindre pore de votre peau que, même glacé, le tissu de votre chemise paraîtra digne du plus doux des paradis.

L’aubergiste la scruta un long moment, raclant aussi discrètement que possible sa trachée mise à mal, tentant de déterminer s’il s’agissait là d’une mauvaise plaisanterie, ou d’un véritable conseil. Ne tardant pas à comprendre que l’escorte ne plaisantait guère, il secoua lentement la tête, stupéfié.

– Vous êtes tous fous sur votre planète, tous autant que vous êtes, marmonna-t-il avec humeur.

– C’est une Dangarwill qui demande un collier à la lune, railla Nerea, un tic nerveux creusant sa joue.

– Pardon ?!

– Sur ton plan d’existence, les tiens sont dix fois plus fous que nous, traduisit aimablement la lancière, alors qu’une Dangarwill, qui considère que la lune lui est due, la réclame, paraît parfaitement logique à côté.

– Par pitié, vous avez fini de vous asticoter ?! grogna Saraya, sa patience et ses assurances internes sur la nécessité de ne pas exciter les passions menaçant de voler en éclat. Si vous ne vous calmez pas sur-le-champ, je vous mets le nez dans la neige jusqu’à ce que vous avaliez…

Un cri retentit soudain, surpassant une fraction de seconde le hurlement des rafales. Si elle s’était trouvé en train de crier sur les deux imbéciles l’accompagnant, comme elle en mourrait d’envie, l’escorte n’aurait pas même pu l’entendre, tant il paraissait éloigné de leur position. Cependant, impossible d’établir une véritable certitude, avec la tempête qui ne cessait de perturber ses sens. Au moins, cette intervention inattendue avait cloué le bec des deux gamins, sans qu’elle n’eut besoin de réitérer sa menace.

De longues minutes s’écoulèrent, aucune autre manifestation ne venant troubler les sifflements doucereux de l’autan. L’escorte sonda attentivement la poudreuse dans son dos, là où avait retenti le son incongru, quittant provisoirement l’abri relatif offert par le flanc du tertre en se penchant prudemment. Tout d’abord, rien ne vint se présenter à son regard, les silhouettes des quelques collines survivantes étant les seules à présenter quelconque particularité. Une cachette idéale pour tendre une embuscade, patientant que ses victimes naïves baissent leur vigilance pour briser leurs os de leurs mains monstrueuses !

Levant sa lance, Nerea avait abandonné ses velléités de confrontation, filant à l’opposé de sa mère tout en effectuant le même travail d’observation. L’aubergiste, aussi pâle que la neige recouvrant partiellement sa barbe mal entretenue, attendait anxieusement leur verdict. Si Saraya se fiait au dépit pur, accompagnant la panique, qui se grava sur ses traits quand il tâta machinalement ses jambes malmenées, il était conscient que celles-ci ne le porteraient guère très loin en cas de course-poursuite.

Un rire amer manqua fleurir sur ses lèvres. Comme si ses propres performances avaient une chance de dépasser celles de l’Humain, pour le moment, railla-t-elle intérieurement, une main posée sur son genou, au-dessus de la plaie barrant son mollet, la peau tiraillant impitoyablement les nerfs à vifs.

Soudainement, alors que la brume, moins épaisse depuis le matin tout en offrant sa complicité ravie aux tourbillons soulevés par les rafales, une première forme imprécise se dessina, accompagnée d’une traîne assez sombre pour contraster avec l’immaculé des alentours, engloutie presque immédiatement au sein d’une couverture immatérielle. Avant de réapparaître un peu plus loin, s’avançant de plus en plus de l’endroit où se tenait le trio. Un nouveau cri étouffé retentit, bien plus audible cette fois.

L’escorte se détourna un instant, échangeant un regard plein d’espoir avec Nerea. Elle sut instantanément que sa fille avait entendu la même chose qu’elle : l’exclamation, captée juste avant, appartenait à un être humanoïde, contrastant avec les hurlements de bêtes sauvages et les sons déformés émanant d’un monstre kaïru. D’un geste, Saraya fit signe à ses compagnons de se rapprocher, se hissant tant bien que mal sur sa jambe saine. Toisant d’abord sans comprendre le bras que lui tendait l’Humain, parallèle au sol, elle finit par s’y appuyer généreusement, remerciant muettement Alan.

Bien sûr, tout son être voulait croire qu’il s’agissait bien des secours tant attendus. Pour autant, la possibilité qu’il s’agisse de Cape Rouge, fouillant les environs à la recherche de ses acolytes, restait bien trop probable pour qu’elle se jette la tête la première devant la première apparition providentielle. Sans preuve absolue, se faufiler hors de leur abri lui paraissait bien la pire idée à ce jour.

Quand elle regarda de nouveau en direction du nord, elle vit que la forme avait ralenti le pas, comme hésitante, formant un seul bloc compact, trop épais pour appartenir à un seul homme, ou une seule femme. Alors qu’elle commençait à douter de la véracité de son espoir, une silhouette élancée se détacha brutalement du corps principal, se jetant de côté sur plusieurs pas avant de soulever son arrière-train sur deux bons pas, manquant de peu de désarçonner celle, plus fine, qui s’accrocha de toutes ses forces à ce qu’elle devinait à présent être un pommeau de selle. La voix retentit de nouveau, cette fois dirigée contre celui qui se tenait à ses côtés, lâchant un chapelet de jurons dont Saraya ne comprit que quelques mots, suffisants pour lui assurer qu’elle ne désirait guère en entendre davantage.

Un large sourire s’étira sur le visage de l’escorte, sans qu’elle ne tente de le retenir. Brave Pendragon, égal à lui-même, peu importait les conditions dans lesquelles se trouvaient ses compagnons, humanoïdes ou équidés.

– Ce sont eux ! s’exclama-t-elle, se tournant à demi. Nerea, vient m’aider à marcher !

De nouveau, un cri retentit alors que les formes sombres se rapprochaient davantage, sans savoir exactement quelle direction emprunter. Un appel, réalisa enfin l’escorte alors que Nerea glissait son épaule sous son aisselle, s’éloignant de la protection accordée par le tertre. S’il avait pu calculer approximativement la position du signal, Juàn ne pouvait pas déterminer plus précisément leur localisation. Et aurait pu tourner encore longtemps en rond, avant de se décider à rebrousser chemin.

Pesant le pour et le contre, hésitant à prendre un risque aussi grossier, Saraya finit par se décider à répondre à ses cris. Après tout, s’il braillait ainsi depuis plusieurs minutes, mieux valait le faire taire au plus vite. En espérant que les créatures de la Horde continuaient leur migration, et ne s’attardaient pas dans les glaces.

– Juàn, ici ! Nous sommes là !

Les secondes s’égrenèrent, bien trop lentement à son goût, l’escorte s’époumonant à deux reprises tandis qu’elles s’avançaient en direction des quatre autres cavaliers. L’idée que ceux-ci s’éloignent tout à coup, sans les avoir ni entendues, ni aperçues, piqua insidieusement sa poitrine, sans pour autant parvenir à souffler la flamme brûlant au sein de son espoir. Si près du but, cela ne pouvait pas se produire !

Comme répondant à sa prière muette, Juàn surgit brusquement devant le trio, juché sur sa monture, ses pupilles ébènes se braquant sur la silhouette mal assurée de sa mentor. Juste derrière lui, un cri joyeux retentit, alors qu’Ainhoa poussait de toutes ses forces Jimèn à accélérer, s’attirant un hennissement offusqué de sa monture, peu décidée à obéir.

– Maman, Nerea ! Comme je suis contente de vous revoir !

Ravie, la petite sauta sans attendre que l’animal se fut arrêté, se réceptionnant dans les bras de sa mère, retenue de justesse par la poigne de Nerea. Soulagée, Saraya huma avec plaisir son odeur fruitée, renonçant à taquiner son protégé quand celui-ci s’avança jusqu’à elle, l’examinant de haut en bas. Rapidement, son regard tomba sur son mollet, bandé sommairement, ses sourcils se fronçant avec inquiétude.

– Est-ce que c’est Selmir qui t’a fait ça ?!

– Non, même si nous l’avons malheureusement croisé. Pourquoi ? Tu as l’air d’avoir vu un revenant.

Juàn ne répondit guère, mordillant sa lèvre comme chaque fois qu’il ignorait comment annoncer une mauvaise nouvelle. À droite de Saraya, Nerea rit doucement, ébouriffant les cheveux de sa sœur tandis que celle-ci lui racontait à toute vitesse, et à voix basse, les nombreuses aventures vécues en son absence. Cependant, son sourire disparut rapidement, alors que la lancière parcourait du regard les trois montures leur faisant face, s’arrêtant longuement sur la cape, repliée d’Izan, fixée à l’arrière de la selle de Juàn.

Saraya la vit compter muettement, la couleur désertant rapidement son visage tandis qu’elle réalisait ce que cela signifiait.

– Où est Izan ? finit-elle par demander d’une voix blanche, tentant de conserver une apparence de calme.

Devant le silence, plus parlant que le plus long des discours, de son père, Blàs prit la parole, sautillant sur sa selle pour se placer correctement, la ruade de son étalon l’ayant déséquilibré.

– Il est parti devant, pour vérifier qu’il n’y a plus de monstres venus nous dévorer ! Papa dit qu’on va le retrouver au Barran Yaär, et que s’il n’y est pas, c’est qu’il est passé de l’autre côté pour prévenir tout le monde de notre retour ! Mais, reprit-il, plissant son nez sous l’incompréhension, qui c’est ce monsieur ?

Alan, resté en retrait jusque-là, sursauta violemment, comme s’il regrettait que l’on se soit souvenu de sa présence. Retardant sa réponse, Saraya observa un bref instant Juàn. Muettement, il hocha négativement la tête, une vague de culpabilité secouant ses traits déjà marqués par l’existence, se recomposant un visage neutre quand Blàs se pencha, avide de réponse. Comprenant la signification de son geste, Nerea se détourna brièvement, comme pour sonder le paysage, les poings crispés sur sa lance.

– C’est Alan Rupert, le tenancier du refuge, expliqua doucement Saraya, portant Ainhoa sur sa hanche, reportant tout le poids de son corps sur sa jambe valide.

Et que les Limbes viennent l’engloutir si une misérable blessure l’empêchant de câliner sa fille !

La fillette, ravie de ce traitement de faveur disparu depuis ses six ans, se cala plus étroitement encore, passant ses bras fins autour du cou de sa mère.

Ôtant les pieds de ses étriers, Juàn sauta à terre, contournant Uli pour détacher les ballots, maintenus serrés, fixés derrière la cape du soldat absent. En dénouant un rapidement, il déplia une couverture épaisse, la secouant vigoureusement afin de la débarrasser de la neige s’y étant accrochée, avant de la tendre à l’Humain.

– Tenez, ou vous allez finir par mourir d’hypothermie. Blàs, enlève ta couverture et celle d’Ainhoa, on va les donner à nos demoiselles rescapées. Je vous ai crues mortes, et vous me ramenez un Humain…

– Niveau hypothermie, c’est déjà bien avancé, souffla Alan, acceptant avec reconnaissance le long morceau de tissu offert. Je ne suis pas du tout un danger pour vous ou vos amis, au fait.

– Son domaine a été détruit par la Horde, et il nous a accompagné depuis notre séparation, reprit Saraya, satisfaite de cette source de chaleur bienvenue. Quant à notre survie, disons que nous avons eu la chance de ne pas passer toute la nuit à l’extérieur. C’est une longue histoire, et j’ai beaucoup de choses à te raconter…

– Plus tard, coupa Juàn, non sans scruter attentivement l’Humain, méfiant, plaçant sa jument devant son fils. Nous ne sommes pas les seuls à nous diriger vers vous : j’ai aperçu une nuée de créatures venues du nord, détachée du gros de la Horde, probablement des traînards. Cela fait déjà plusieurs fois qu’elle fait l’aller-retour entre ici et ce qui semble être leur point de ralliement. Je ne serai pas étonné si j’apprenais que Selmir, apprenant notre séparation, cherche à nous éliminer un par un. L’option « otage » ne lui plaisait guère.

– Pour le moment, il semblerait qu’il ne soit plus un problème.

D’un geste, Saraya fit taire les interrogations se précipitant dans le regard de son protégé, lui indiquant qu’ils en parleraient plus tard. Loin des oreilles de l’Humain, si possible.

– Par contre, nous n’avons pas entendu ces monstres, et nous sommes là depuis un moment déjà.

– La brume a dû vous offrir une certaine protection, mais ça ne suffira pas éternellement. Rien que pour vous retrouver, il a fallu progresser en étapes fractionnées, et toujours en restant à couvert des collines. Nous n’avons plus de temps à perdre. Où sont vos chevaux ? Ne me dites pas qu’ils ont été tués eux aussi ?

– Aucune idée, nous avons été, comment dire, désarçonnées, et ils se sont enfuis avant que nous ayons pu les rattraper. Et à tout hasard, est-ce que je peux savoir pourquoi est-ce que, si le danger est tellement présent, tu t’es mis à brailler mon nom tout à l’heure ?

– Parce que ça fait près d’une demi-heure que je tourne en rond avec les enfants, sans pour autant retrouver votre trace, et que c’était une idée de Blàs au départ. Qui n’a pas attendu mon accord pour vous appeler au départ, ajouta-t-il, grondant d’un regard mécontent son fils. Devant le manque de réaction de nos poursuivants, je me suis décidé à l’imiter, quoiqu’à un degré de décibels moindre.

– Quel homme courageux, de se cacher derrière son fils, se moqua doucement Saraya, envoyant une bourrade sur l’épaule de son protégé.

– Je ne me cache pas derrière Blàs ! se défendit Juàn, levant les yeux au ciel, Saraya ne pouvant s’empêcher de ricaner quand le petit, intrigué, scruta l’étendue immaculée derrière lui sans comprendre.

Un bref instant, elle croisa le regard de Nerea, emmitouflée dans la couverture de sa sœur, un reproche muet brillant dans l’iris doré de la jeune femme, devant son amusement apparent. S’apercevant que son manège étai repéré, elle sursauta, prise de remords, s’empressant de se tourner en direction du paysage.

Lui confier le soin de veiller à la loyauté d’Izan avait été une erreur monumentale, confirma intérieurement l’escorte. Elle regretta de ne pas l’avoir compris plus tôt, totalement absorbée par leur voyage, et la nécessité de mener à bien leur expédition. De retour dans leur pays, elle devrait avoir une discussion sérieuse avec sa fille, avant que leur relation ne s’envenime encore davantage. Sans l’avoir vécu personnellement, elle savait quels effets pouvaient produire les sentiments, même brefs, contrariés, puis étouffés aussi brutalement dans l’œuf.

– Tant pis, nous ferons avec. Saraya, tu monteras avec Blàs, tu es la seule qui peut chevaucher Pendragon un moment sans finir le nez ensanglanté. Nerea, grimpe derrière ta sœur, quant à vous, sieur Rupert, vous voyagerez avec moi. Je crains de ne pas pouvoir vous relâcher dans la nature, autant pour votre propre sécurité que pour celle de mon peuple. Avez-vous de la famille, des proches ?

– Plus depuis vingt-quatre heures, répondit l’aubergiste, maussade.

– Je suis sincèrement désolé de ce qui vous arrive.

Sans rien ajouter, l’Humain haussa les épaules, se contentant de se hisser maladroitement sur la jument, manquant de peu retomber aussi rapidement quand Uli retroussa les lèvres, menaçante. Dès qu’il se trouva hissé sur la selle, il se colla contre le dos de son compagnon arbitraire de chevauchée, jetant son maintien, de toute manière tout juste existant, à la recherche de la moindre parcelle de chaleur à grappiller. Retenant un soupir ostensible, Juàn lorgna avec agacement sa mentor, demandant muettement ce qu’elle venait encore de lui ramener là.

Ignorant avec brio le blâme lui étant explicitement adressé, Saraya s’assit à son tour sur Pendragon, son cavalier retirant son pied de l’étrier pour lui permettre de grimper. Elle lui ébouriffa gentiment les cheveux de Blàs afin de le remercier, satisfaite de ne distinguer rien d’autre que quelques égratignures sur la peau de l’héritier de Juàn. Le perdre également aurait été catastrophique pour son peuple, et il fallait encore l’amener à bon port.

Encore quelques heures, et elle pourrait s’assurer personnellement, en toute sécurité, de la bonne santé de la descendance de son protégé.


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