Un lever de printemps

Chapitre 12 : Allégeances

8167 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 23/10/2021 20:50

Allégeances


– Est-ce que le Barran Yaär est encore loin ? marmonna Saraya, tandis que les muscles de Pendragon se mettaient en mouvement, poussés au plus grand trot possible dans la poudreuse.

– Pas tellement, mais ce n’est pas non plus la porte d’à-côté, répondit Juàn, la main en visière. Je dirais qu’il nous faudra encore une bonne heure avant de le rejoindre. Peut-être moins si le récent découpage des lieux est à notre avantage. Je ne peux rien te promettre.

Sans attendre de réponse, le brun pressa les mollets, se retenant de peu de talonner sa jument sous le regard perçant de Saraya. D’un sifflement bref, il donna le signal du départ, son corps disparaissant par fragments à mesure qu’il s’enfonçait dans la brume, dissipée partiellement à mesure que le soleil perçait la couverture nuageuse sans pour autant disparaître complètement.

Mal à l’aise devant la vision de sa silhouette morcelée, Saraya pressa le bras de Blàs, lui indiquant silencieusement qu’il était temps pour eux de partir à leur tour.

À peine eurent-ils parcourus quelques pas, qu’une créature, son apparence monstrueuse bien visible malgré la distance, jaillit de la brume, montant précipitamment en direction de l’uniformité neigeuse, poussant un cri à percer les tympans, avant de filer à tire-d’aile en direction du nord. Conscient qu’il était déjà trop tard pour l’empêcher de prévenir ses compagnons à l’aide d’une attaque, sans compter son énergie épuisée, Saraya poussa un juron acide. Il ne faudrait qu’un instant avant qu’une nuée de créatures ne leur fonde dessus à présent !

Soudain, l’éclaireur, après avoir parcouru quelques pas, se figea en plein vol, les griffes recroquevillées sur la pointe qui venait de le foudroyer, ressortant disgracieusement de sa poitrine. Il tomba en direction du sol comme une pierre, sans émettre le moindre son. Les yeux écarquillés, l’escorte tourna lentement le visage, fixant la haine pure brûlant dans le regard de Nerea, le bras ayant projeté sa lance encore tendu vers l’avant. Sans un mot de plus, la jeune femme se rassit, saisissant les rênes qu’Ainhoa lui avait depuis un moment abandonnés, les jambes fatiguées à force de devoir motiver sans arrêt Jimen. Ravie, la petite fit mine de battre des mains, sans pour autant les claquer l’une contre l’autre.

– Voilà qui va nous donner un peu de répit, déclara Juàn, pragmatique. Mais d’un autre côté, nos soupçons étaient fondés : nous sommes suivis, et nos poursuivants sont dans les parages. C’est à se demander comment nous ne nous sommes pas retrouvés entre leurs griffes plus tôt… Allons, du nerf ! Accélérez ! Ce n’est pas comme ça que nous allons réussir à les devancer !

– Les chevaux ne peuvent pas aller plus vite, ils sont trop chargés, marmonna Alan, hochant la tête d’un air appréciateur, hoquetant de surprise quand Uli se lança dans un petit galop prudent.

Imitant l’exemple de sa comparse, Pendragon s’élança à son tour, si brutalement que Saraya dut serrer à toutes forces les jambes pour ne pas chuter, jetant les bras autour de Blàs pour l’empêcher de tomber. Néanmoins, le garçonnet ne parut guère s’émouvoir, ralentissant juste assez l’étalon pour ne pas dépasser son père. Jimen, en dépit de son léger embonpoint, lutta contre sa nature, effrayé par la créature abattue de justesse, pour tomber dans un galop lourd, soufflant généreusement à chaque foulée.

– Vous voyez la montagne, juste devant nous ? fit Juàn, désignant un pic surélevé, à l’est du petit groupe. Si nous atteignons son pied, nous serons hors de danger !

À peine Saraya put-elle ouvrir la bouche, sur le point de répliquer une pique destinée à le taquiner, que se leva, loin à l’ouest, une épaisse forme noire se déformant hideusement à chaque virage, créant un épais brouillard si large que la brume naturelle ne parvenait guère à occulter ses contours distordus, impossible à déterminer avec précision tant la mouvance ondoyait furieusement. Elle n’eut qu’à observer le visage de Juàn pour déduire qu’il y avait là bien plus de créatures qu’il ne l’avait d’abord supposé.

Se dirigeant d’abord vers le nord, dans une formation serrée proche rappelant furieusement les entraînements militaires de son pays, l’essaim finit par éclater en une multitude de petits groupes, accompagnés de hurlements sinistres semblables à ceux d’un cheval que l’on égorge, voguant chacun dans une direction différente.

Couvrant une trop grande zone, bien trop rapidement.

Un gémissement monta de la masse compactée formée par Alan, rabattant le sommet de la couverture sur son crâne comme si cela suffisait à le dissimuler.

– Papa ? fit plaintivement Blàs. Est-ce qu’ils vont venir ?!

– Pas tout de suite, répondit Juàn, sans cesser de pousser Uli dans une course hâtée. S’ils nous avaient vus, nous aurions fini comme Alma. Continuez, nous arriverons bien au Barran Yaär !

Cependant, il se ravisa bientôt, plantant ses ongles dans la paume de sa main pour dissimuler sa nervosité aux plus jeunes. Les nuées de créatures, obéissant à un ordre mystérieux connu d’elles seules, sillonnaient méthodiquement la plaine, s’arrêtant de précieuses secondes quand la brume se révélait trop épaisse pour leur quadrillage, paraissant vouloir éviter malgré tout de pénétrer en son sein. De nombreuses fois, les cavaliers durent arrêter leur course en catastrophe, courant se réfugier à l’abri du flanc en partie effondré d’une colline de poudreuse quelques secondes avant qu’un vol de ces monstres n’obscurcisse le brouillard.

Bientôt, ils surgirent de toute part, leur ronde méthodique se resserrant progressivement autour du petit groupe. Poussant les chevaux dans leurs derniers retranchements, les cavaliers contournèrent promptement une énième butte, les sabots glissant sur les plaque de verglas dissimulées sous la neige, alors qu’une dizaine de ces choses se penchait sur le sommet de celle qu’ils venaient de quitter, alertés par le claquement des fers. Elle suspendit un instant son vol, ne battant de sa multitude d’ailes que quand il cela fut absolument nécessaire, avant de progresser en leur direction, gagnant encore du terrain. Distinguant nettement – bien trop à son goût – les premiers membres du groupe hideux, Saraya posa ses mains sur celles de Blàs, le forçant à laisser un peu de mou à son animal, dépassant Juàn d’une bonne tête sans que celui-ci ne fit le moindre commentaire.

Le message était clair : si jamais, alors que le Barran Yaär n’était plus qu’à quelques pas, la nuée les rattrapait, elle devrait laisser Pendragon galoper aussi rapidement qu’il le pourrait, sans regarder en arrière. Le regret poignardant sa poitrine, l’escorte se tourna légèrement, observant les visages crispés de ses filles.

Non. Elle lancerait Pendragon au galop, avant de sauter et de s’assurer que ses filles ne connaissent pas la fin atroce que leur réservait ces monstruosités dépourvues de cœur, se promit-elle, la main sur sa masse.

Brusquement, tout cessa. Poussant un dernier concert de protestation dépitées, les créatures s’éloignèrent promptement. Une odeur familière, celle de sa terre natale, emplit les narines de l’escorte, alors que le ciel quittait sa couverture immaculée pour se colorer, par endroits, d’un vert sombre coloré de gris. Elle inspira profondément, éprouvant l’impression qu’une petite part d’elle venait de la quitter provisoirement, tout en sachant qu’elle reviendrait dès qu’elle quitterait l’influence du Barran Yaär.

Contre elle, Blàs frissonna violemment, portant une main à sa tempe, une moue dépitée se peignant sur son visage tandis qu’il se renfrognait significativement. Il tendit une main devant lui, la tournant vers son visage à regret. Il l’agita brièvement, sans que cela ne fasse rien apparaître contre son gant.

– J’ai l’impression d’avoir perdu quelque chose de vraiment très important, se plaignit-il doucement, se rencognant contre l’escorte. Je déteste quand ça fait ça !

– Ne t’inquiète pas, sourit Saraya, cela ne durera pas longtemps.

– Ils se sont arrêtés ? souffla Alan sans leur accorder d’attention, s’accrochant à la taille de Juàn comme si sa vie en dépendait, ce qui était en quelque sorte le cas. C’est un miracle divin ?!

– Non, il s’agit de la Coupole, expliqua le brun, ne pouvant retenir un soupir de soulagement.

Il relâcha les rênes, une fois revenu à un pas soutenu, quand Uli tira brutalement sur son mors, fâchée de la dureté de sa main.

– C’est une barrière destinée à repousser toute créature, qu’elle soit monstre kaïru ou simple loup des régions avoisinantes. De plus, toute magie est coupée à partir du moment où l’on pénètre en son sein. Et ce, jusqu’à ce que l’on sorte de ses frontières.

Saraya claqua sèchement sa langue, agacée. Ne pouvait-il pas retenir un peu mieux ses paroles ?! Entre dévoiler à un humain qu’ils n’appartenaient pas au même monde que l’aubergiste, cela était déjà certes problématique, néanmoins il ne pouvait guère leur nuire véritablement avec cette seule information – à supposer que ses éventuels congénères le croient. Par contre, révéler le fonctionnement et l’emplacement de l’un des systèmes de défense les plus répandus de son peuple, voilà qui découlait d’un sérieux manque de jugeote !

Tressaillant imperceptiblement en ressentant la tension de ses muscles, Blàs leva le nez afin de scruter attentivement les rides de tension autour des paupières de l’escorte, sans que celle-ci ne comprenne ce que cela pouvait bien lui apporter. Juàn se contenta de hausser les épaules, une petite moue peu concernée tordant ses lèvres alors qu’il croisait l’expression accusatrice de sa mentor. Son regard dévia rapidement sur son fils, et l’homme sourit largement, redressant instinctivement le buste en feignant de ne pas se formaliser plus que cela du reproche publique évident.

Abandonnant à son tour, Saraya leva les bras au ciel, Pendragon s’empressant d’effectuer un pas de côté aussi brutal que gracieux, testant l’assiette de la cavalière.

Si l’atmosphère conservait un froid mordant que les capes de voyage peinaient à contenir, la poudreuse, recouvrant jusque-là les glaciers d’une épaisse couche traîtresse, s’affina à mesure que les cavaliers progressaient le long d’un chemin équestre montant doucement, assez grand pour que quatre chevaux y passent de front. De petites bornes balisaient à intervalles réguliers la voie sur la droite, reliées les unes aux autres par une corde aussi épaisse que le poing, récemment remplacée, séparant le sol plat réservé aux bêtes et aux cavaliers d’un second sentier, composé de marches taillées à fleur de montagne, destiné aux piétons. Pour s’éclairer au sein de la luminosité décroissant significativement, des lanternes, solidement fixées par des anneaux de fer aux flancs de la montagne, diffusaient une lueur d’un bleu éclatant, la colorisation s’effaçant rapidement à mesure que l’on s’éloignait pour ne délivrer que de doux rayons transparents.

Bientôt, il ne resta plus que quelques plaques immaculées par endroits, qu’évitèrent prudemment la petite troupe au cas où du verglas s’y dissimulerait. En prime de tout ce qui avait pu leur tomber sur le râble, il n’aurait plus manqué qu’un cheval se brise la patte, entraînant ses cavaliers dans le ravin, songea ironiquement Saraya, luttant contre l’envie de reléguer Blàs à l’arrière de la selle, afin de s’emparer personnellement des rênes.

Tournant légèrement la tête, afin de vérifier que nul n’était resté en arrière, l’escorte s’arrêta sur Jimen, transportant à grands renforts de déhanchements ses deux filles. Elle s’attarda un instant sur la haute silhouette de Nerea, tanguant régulièrement sur la selle, dents serrées. Au contraire, cela ne l’aurait guère dérangé qu’Ainhoa soit guide de cette monture, plutôt que de profiter allègrement de sa sœur.

– Quelque chose cloche, marmonna Juàn, posant la main sur la poignée de son épée.

– Justement, intervint Alan, je me disais, si ce truc est aussi important que vous le dites, il ne devrait pas y avoir un peu plus de gardes ?

– Si, confirma Saraya, ôtant sa masse de sa gaine protectrice.

Une forme sombre, immobile, attira tous les regards, alors qu’ils débouchaient face à un autel gigantesque, deux arcs de cercle gravés de runes antiques s’élevant du sol pour soutenir deux portes gigantesques, de marbre vert d’eau, ne s’activant qu’à l’aide de manipulations spécifiques, connues uniquement des gardiens des lieux et du souverain. Étendue dans une tourbe de sang et de neige, une femme, portant la lourde armure des siens, fixait le ciel sans le voir, le métal, orné d’une insigne signifiant son rang de cheffe de garnison, enfoncé jusqu’aux entrailles. Quelques pas plus loin gisait un second corps, étendu de tout son long, la gorge écrasée ou le visage déformé, d’autres corps encore et encore jusqu’à ce qu’il ne reste plus aucun garde survivant dans l’entièreté du poste-frontière. L’entrée réservée aux chevaux ne résidait plus qu’en un amas de pavés défoncés et de corde pendant désormais dans le vide. Les piliers, initialement placés à intervalles égaux sur les derniers pas de la sente s’étaient effondrés, certains encore entiers, tandis que pour d’autre ne subsistait que leur socle, parfois accompagné d’un fragment de marbre aux inscriptions désormais indéchiffrables.

Ainhoa poussa un cri d’angoisse, reflet audible de la terreur qui grimpa exponentiellement chez son petit compagnon de vie. Posant pied à terre, les enfants filèrent dans les bras l’un de l’autre, Juàn ne pouvant saisir son fils tandis qu’il aidait Alan à descendre de sa monture.

– C’est impensable, souffla le brun. Comment nos ennemis ont-ils bien pu savoir où se trouvait le Barran Yaär ?! Et comment ont-ils réussi à entrer sans attirer l’attention des gardes avant qu’il ne soit trop tard ?

– Ravenor, réalisa soudainement Nerea, frappant rageusement la paume de sa main. C’est sûrement lui qui a révélé son emplacement, et d’une manière ou d’une autre, qui a réussi à trouver une combine pour permettre à ses complices d’y pénétrer !

– Pardon ?! Explications, maintenant, parce que là je ne comprends rien !

Saraya grimaça, Blàs tendant immédiatement l’oreille sans lâcher la main d’Ainhoa, ne perdant pas une miette de la discussion des adultes. Elle aurait largement préféré attendre la sécurité des tours d’Hysmine avant d’évoquer ce fâcheux détail, mais puisqu’elle ne pouvait plus reculer…

– Le troisième homme, celui qui accompagnait Selmir et Cape Rouge, c’est Ravenor. Nous avons découvert que non seulement il ne s’était pas exilé volontairement de la capitale, mais qu’il a fini prisonnier de l’Infanticide (à cette évocation, Juàn se tendit, lorgnant du côté de Blàs comme s’il cherchait à déterminer s’il devait le récupérer sur-le-champ). J’ignore quel a été exactement son sort dans les geôles, excepté qu’il en a perdu l’usage de la parole, mais il s’est échappé, d’une manière ou d’une autre, plein de vengeance et de colère, avant de s’engager sous la bannière des Hildenerven. Je suis désolée, mais c’est désormais un de nos ennemis. C’est lui qui est à l’origine de ma blessure.

– D’accord, mais regarde les plaies ! souffla Juàn, tendant le doigt vers les cadavres. Les créatures ne sont pas censées pouvoir pénétrer ici !

– Et elles ne sont pas entrées, assura une voix féminine, résonnant désagréablement contre les parois des falaises, rebondissant contre la roche sombre comme si elle détenait le pouvoir de paralyser par sa seule existence.

Tous les membres du groupe se retournèrent d’un seul mouvement. Saraya vit la surprise se lire sur le visage de l’aubergiste, alors que son regard se posait sur la silhouette chaudement vêtue, l’écarlate du tissu de sa robe se détachant nettement dans le paysage, intruse revendiquant clairement de l’être. Il n’avait jusqu’alors pas encore rencontré celle que ses compagnons appelait Cape Rouge, mais la brève description, fournie par l’escorte un peu plus tôt, ne laissait aucun doute quant à l’identité de celle leur faisant face.

– Seigneur Juàn, je vous ai proposé de vous constituer prisonniers volontaires, de vous faire accéder à une connaissance dont vous n’auriez osé rêver, et au lieu de cela vous vous lancez dans une course vaine, tout cela pour vous jeter droit dans la gueule du loup, comme aiment à le dire les Humains.

– Qu’est-ce que vous nous voulez, sale meurtrière ?! cracha Nerea, animée d’une colère mauvaise.

– Plus rien désormais. Ma maîtresse m’assure que si vous avez refusé de me suivre une fois, vous ne reviendrez pas sur votre décision. Je suis désolée, mais il est hors de question de vous laisser libre de vos mouvements. Et puisqu’une alliance avec Hysmine est vue de l’esprit tant que vous serez sur le trône, il est temps de proclamer un nouveau souverain, qui ne s’opposera pas à nos projets.

– Vous ne pouvez rien faire, seule contre nous tous, rétorqua sèchement Juàn. Si vous voulez réellement une alliance avec mon peuple, il serait préférable d’en discuter avant de me menacer d’assassinat.

– Ce serait inutile, c’est vous, en tant que personne, qui ne pourriez jamais se tenir à nos côtés. Votre fierté et votre orgueil ne vous permettrons pas de tirer un trait sur le passé. Une telle expérience ne peut mener qu’au désastre, hors, c’est exactement ce qui nous attend si vous continuez à régner.

– Mais pourquoi, enfin ?! Pourquoi faut-il toujours que l’affrontement soit la solution ? s’exclama Juàn, luttant pour ne pas dégainer son épée, et conserver une apparence de diplomatie. Répondez, ou nous emploierons la manière forte !

Le sang de Saraya se figea, alors que Cape Rouge tournait son regard glacé en direction des deux enfants qui reculèrent, effrayés, jusqu’à sursauter quand leurs dos se collèrent contre la roche glacée. L’Hildenerven se focalisa sur Blàs, sembla jauger le père, puis Ainhoa, placée maladroitement devant son camarade de vie. Une fraction de seconde à peine s’écoula, avant qu’elle n’ouvre de nouveau les lèvres.

– C’est déjà mon cas, répondit-elle, l’air s’alourdissant autour du petit groupe.

Avisant un morceau de pilier, rare encore partiellement debout, Cape Rouge posa nonchalamment la plante de son pied soigneusement chaussé contre sa surface rugueuse. D’une poussée brutale, le socle déjà malmené s’ébranla en un frisson, dernier sursaut du vestige érigé en vertu d’une gloire passée. Lourdement, la colonnade bascula vers l’avant, obscurcissant le champ de vision de l’escorte. Elle ne comprit qu’une chose : Juàn se trouvait directement sur la trajectoire de la chute.

Porté par un réflexe miraculeux, le brun bondit sur le côté, le choc de la collision soulevant le sol sur plusieurs pas, alors que la massive colonne frôlait son talon. La main de Nerea, plus proche de lui, attrapa l’avant-bras de l’homme, le tirant brutalement en arrière, avant de l’aider à se redresser, face à l’ennemie. Un nuage de poussière se souleva, s’enroulant autour de la taille des adultes. De l’autre côté du pilier, séparant désormais le groupe en deux parties, Saraya entendit les deux enfants tousser comme des perdus. Quand elle tourna brièvement la tête en leur direction, elle n’aperçut que les épaules de sa dernière fille, entourant d’un bras son jeune compagnon, dont seule la tête dépassait de l’obstacle.

L’escorte essuya rageusement ses yeux piquants, maudissant sa jambe traînarde. Son regard incrédule passa de l’Hildenerven, au rectangle de pierre placé devant elle. Du rectangle de pierre à l’Hildenerven. Une simple question de préparation, rien de plus : elle avait choisi un pilier ne tenant plus debout que par un miracle, et n’avait eu besoin que d’une pichenette pour qu’il s’effondre !

Sans attendre davantage, Cape Rouge se tourna doucement vers Juàn, Saraya se dressant entre elle et sa cible.

– Il est temps de vous arracher votre espoir, que vous compreniez une fois pour toutes que votre trône est usurpation, souffla-t-elle, la satisfaction rayonnant étrangement sur son visage.

Son bras se leva avant que quiconque n’ait pu réagir. D’un ample mouvement, presque théâtral, elle abattit son poing serré contre la roche, la concentration plissant hideusement la cicatrice barrant sa joue. Les pavés, rendus glissants par endroits par la tourbe sanglante, grondèrent sous les bottes du petit groupe, d’abord imperceptiblement, puis si violemment que Saraya manqua tomber face contre terre. Les yeux écarquillés, elle ne put qu’observer les larges fissures qui se mirent à courir le long de la paroi acérée, s’élançant en direction de son sommet comme si elles tentaient vainement de forcer l’entrée des portes du ciel. Droit vers les hauts sommets, encore recouverts de neige éternelle.

Nerea ouvrit la bouche, sans qu’aucun son ne parvienne jusqu’aux oreilles de Saraya, tant le hurlement de la montagne maltraitée vrilla ses tympans. Vomi des hauteurs, un flot tumultueux dévala la pente aride, déluge de poudreuse étroitement enlacée à une boue indéfinissable, courant autour de blocs de roches aiguisés. Vaguement, Saraya crut distinguer les contours d’une silhouette humanoïde, sans savoir s’il s’agissait là d’un tour de son imagination.

Alors que Juàn s’apprêtait à courir pour échapper au magma informe se précipitant vers eux, son corps se paralysa d’horreur, alors que l’avalanche se détournait dédaigneusement. Elle obliqua droit vers le pied de la montagne, exactement de l’autre côté du pilier couché de tout son long.

À travers le voile d’un cauchemar irréel, Saraya vit Juàn courir vers l’obstacle, s’appuyer de toutes ses forces sur l’une des nombreuses irrégularités rayant sa surface pour se hisser, imité de l’escorte. Nerea, légèrement en retrait, s’élança une fraction de seconde après eux. Alan, bien trop conscient de sa propre lenteur, fila le long du pilier afin de le contourner, sans aucune chance de rattraper ses compagnons de route.

Saraya déboucha de l’autre côté au moment même où l’amalgame de mort s’effondrait sur les deux enfants, Juàn la précédant de deux pas.

Ses iris d’argent se verrouillèrent sur le visage d’Ainhoa, la peur pâlissant encore sa peau déjà laiteuse de l’enfance. Aussi fort pouvait-elle croire en l’avenir incarné par Blàs, rien d’autre n’eut d’importance que sa petite fille, son enfant qu’en tant que parent elle se devait de protéger, et qui pourtant, si proche d’elle, et pourtant hors de portée, qu’elle venait d’abandonner à son triste sort.

Quelque chose changea sur le visage de la fillette. Quelque chose de subtil, comme si en elle sa destinée venait de se sceller. Alors que la peur continuait d’étendre son emprise sur la fillette, une pure résignation déterminée brilla dans ses pupilles, levées en direction de la chute de pierres s’apprêtant à l’engloutir. Lâchant Blàs, qui cherchait désespérément son père sans réussir à l’appeler, Ainhoa le poussa de toutes ses forces, l’éloignant impitoyablement.

Puis, tout fut recouvert, la tourbe repoussant tout ce qui se trouvait sur son passage, avant d’immobiliser sa masse flasque, enfin repue.

Un silence de mort s’abattit sur le Barran Yaär. Les adultes, hébétés, restaient figés là où ils étaient, incertains de pourquoi ils se trouvaient ici, pourquoi un déluge de boue immonde s’étalait en une flaque monstrueuse à leurs pieds, pourquoi l’un des enfants les accompagnant toussait encore bruyamment, seulement à moitié englouti par l’éboulement.

Rejetée par la vague de boue et de roche, Ainhoa était étendue de tout son long, recouverte de miasmes répugnants, les membres pliés en des positions impossibles à reproduire pour le plus talentueux contorsionnistes de l’Univers. Saraya ne put détacher son regard, hypnotisée, elle qui n’avait jamais vu disparaître la moindre de ses enfants, entendant à peine les sanglots rageurs de Nerea, loin, si loin derrière elle. Du coin de l’œil, elle crut apercevoir Juàn, se mouvant à une lenteur hébété, ne parvenant pas à s’approcher de son propre fils, tendu comme si le moindre choc pouvait le faire s’effondrer.

Soudainement, Blàs gémit péniblement, de peur et de douleur, attirant instantanément le regard de la Cape Rouge, elle qui ne prêtait qu’une attention vague aux adultes. L’interrogation se peignit un instant sur son visage, avant qu’elle n’abandonne sa scrutation, bondissant sur le petit garçon, encore sonné. Trop rapide pour que cela soit naturel, tout comme sa force était démesurée, la distance disparut sous es foulées souples, ses semelles marquant à peine les quelques empreintes déposées sur le sol. Dès qu’il la vit, ce dernier poussa un faible cri de terreur, se recroquevillant sur lui-même sans bougé, paralysé, minuscule forme éparse déposée au milieu de la tourbe à laquelle il appartiendrait bientôt, sitôt son agresseur près de lui. Saraya abandonna sa contemplation horrifiée, sans parvenir à remettre immédiatement ses muscles en mouvement. Une exclamation désespérée mourut dans sa gorge, la bouche grande ouverte, terriblement consciente qu’elle ne pourrait jamais atteindre le garçon avant Cape Rouge, bien trop loin, bien trop enfoncé dans sa torpeur.

Son cœur s’enflamma douloureusement. Non, par Keres ! Trop de morts s’étaient déjà produites aujourd’hui ! Étouffant son instinct, sifflant son impuissance, l’escorte se précipita en avant, désireuse de protéger l’enfant, le dernier du groupe, incapable de se défendre. Affreusement lente, boitant bas, Cape Rouge restait beaucoup plus proche qu’elle. Quelques pas, et déjà Blàs disparaîtrait sous sa poigne.

Ruant de toute la force restant en lui, Juàn surgit brutalement de son champ de vision, l’épée au clair, s’interposant entre son fils et Cape Rouge. Forcée de reculer pour que sa gorge ne finisse pas ouverte d’une extrémité à l’autre, cette dernière recula, laissant au brun le temps de soulever Blàs par les épaules, le jetant plus qu’il ne le déposa dans les bras de Nerea. Le choc, quand le garçonnet heurta sa poitrine, la tira de son hébétude face au destin tragique de sa sœur, et ses bras se refermèrent instinctivement sur le petit corps.

– Protège-le ! hurla Juàn. Enclenche le portail et fuyez ! Nous allons la retenir !

– Mais maman ne peut… commença la jeune femme, Alan entourant ses épaules de son bras.

– Je la tuerai de mes mains, gronda Saraya, la souffrance émanant de sa blessure terriblement lointaine. Et personne ne m’en empêchera.

Qu’elle subisse les mêmes souffrances que sa dernière fille, qu’elle observe toute rébellion déserter son corps arrogant pour la réduire à une masse de chair tremblante, résignée, dépourvue d’espoir, comme Ainhoa quand elle avait choisi délibérément de protéger son ami !

Cape Rouge s’élança de nouveau, se baissant au dernier moment pour éviter la lame de Juàn, avant de frapper ses côtes du revers de la main. Un craquement sinistre retentit, repoussant l’homme comme s’il ne fut agit que d’un vulgaire fétu de paille alors que son visage se tordait en un rictus de souffrance.

Ce n’était pas normal… Même avec la faiblesse momentanée de Juàn, un coup de cette force n’était pas suffisant pour le blesser davantage !

– Votre chute est encore inscrite dans vos os, déclara Cape Rouge alors que Juàn se redressait, refusant de montrer que l’attaque l’avait atteint. Votre résistance est proche de celle d’un humain désormais.

– La tienne n’en sera que plus douloureuse, siffla Saraya.

Elle vit Cape Rouge bondir en sa direction, si rapidement qu’elle manqua ne pas suivre son mouvement, et elle jeta sa masse en avant, frôlant l’épaule de la femme. Celle-ci se pencha en arrière, frappant le mollet blessé de l’escorte, la jetant sans douceur à terre. Projetée à son tour, Saraya atténua sa chute en une roulade, se redressant dans le même mouvement. De nouveau, Cape Rouge en fit sa cible, bras levé comme d’une arme. Elle se ramassa sur elle-même, la possibilité d’esquiver ne lui effleurant pas même l’esprit, se préparant à recevoir le choc, mais Juàn s’interposa avant que l’ennemie n’ait pu poser ne serait-ce qu’un ongle sur elle. Gêné par sa récente blessure aux côtes, le brun ne put que repousser Cape Rouge au lieu de lui asséner un coup fatal, comme il le désirait.

Profitant de cette ouverture, Saraya se décala légèrement afin de ne plus se trouver derrière Juàn, se jetant en avant, percutant de plein fouet le flanc de la meurtrière. Cédant à son instinct paternel, le brun jeta un œil en arrière, s’assurant que Blàs se trouvait bien près du portail, hors de portée momentanée de l’Hildenerven. Son fils lui rendit son regard, suppliant muettement l’homme de ne pas périr de la même manière que son amie.

Les deux femmes roulèrent dans la tourbe, la neige, piétinée par le sang et les combats, peignant leurs vêtements d’une couverture inhumaine. Un grand cri de douleur franchit la barrière de ses lèvres, alors que la masse, bien plus imposante qu’elle ne l’avait escompté, l’écrasait purement et simplement, confirmant ses soupçons. Trop forte, trop lourde, trop rapide… Cape Rouge ne pouvait pas atteindre un tel niveau physique seule. Alors que Saraya haletait, guettant l’ouverture qui lui permettrait de frapper à son tour, bras tremblants alors qu’elle opposait toute le résistance possible à la pression, ses iris d’argent accrochèrent une série de traits serrés, fermement fixés à la naissance des seins de son ennemie. Un tatouage, impossible pour qui ne se trouvait pas dans sa situation, arabesques élégamment tracées sur sa peau turquoise, la faible lueur qu’elles dégageaient masquée par l’épais tissu.

La sale petite peste !

Levant soudainement le nez, comme si l’on venait de lui souffler à l’oreille, Cape Rouge se redressa, ôtant l’agrafe de sa cape. Sautant en arrière, la lame de Juàn, ayant glissé volontairement sur la roche pour les rejoindre aussi vite que possible, creusant un accroc au-dessus de son épaule, elle jeta sur le brun le vêtement, l’aveuglant momentanément. Son épaule heurta sa poitrine, le projetant à terre tandis qu’il luttait pour se débarrasser du tissu écarlate, enchaînant en frappant du pied le corps de l’escorte.

En dépit de la rage qui la consumait lentement, l’angoisse pulsa sous son crâne, maudissant son manque de rapidité. Juàn était-il assez fort pour lutter contre cette femme, ou allait-elle assister une nouvelle fois à la perte d’un être qui lui était cher ?!

Un cri de terreur retentit de l’autel, Blàs hurlant le nom de son père, ceinturé avec peine par Alan, exhortant Nerea à presser le mouvement. L’Hildenerven suspendit une fraction de seconde son geste, juste ce qu’il fallut pour que Juàn, enfin libéré de l’étreinte étouffante de la cape, ne pare la prochaine salve de coups avec la tranche de son épée.

La lame rongeant toute matière s’enfonça d’un coup sec dans le talon de Cape Rouge, lui arrachant un grognement surpris. Enorgueillie par sa propre force, elle s’éloigna prudemment, considérant avec une stupeur révélatrice la trace sanglante qu’elle sema sur son passage.

Saraya se releva péniblement, portée par la violence des sentiments l’animant, le plus doucement possible pour ne pas attirer l’attention de Cape Rouge. Apercevant son manège, Juàn s’empressa de sauter sur ses pieds, enchaînant les figures d’escrime à une vitesse presque impossible à soutenir. Bien plus méfiante, Cape Rouge plissa le front sous la concentration, prenant garde à parer uniquement le plat de la lame.

D’un geste sec, Saraya s’empara du bras libre de son protégé, le forçant à reculer de plusieurs pas.

– Juàn, elle a un sort de communion imprimé sur sa poitrine, siffla-t-elle, prévenant les questions qui ne manqueraient pas de tomber. Quelqu’un lui communique sa force et son expérience à travers lui. Tranchons-le, et elle ne pourra plus compter que sur elle-même.

Un sourire cruel, avide d’anticipation, se grava sur ses lèvres, ne laissant aucune doute sur son opinion à ce sujet. Opinant du chef pour lui signifier son assentiment, Juàn n’ajouta rien, s’élançant de nouveau, totalement confiant envers sa mentor. Se déplaçant légèrement en retrait, Saraya effectua un arc de cercle aussi discrètement que possible, se concentrant sur les angles morts de Cape Rouge tandis qu’elle affrontait Juàn.

Estimant s’être suffisamment rapprochée, évitant de justesse de ne pas glisser sur une lanterne tombée au sol, elle jeta sa masse vers l’avant, droit vers le crâne de l’Hildenerven, celle-ci se décalant une fraction de seconde trop tard. Le choc des os rencontrant le métal de son arme l’ébranla du plus profond de son être, lui apportant une satisfaction noire, renouvelée quand Juàn planta son épée dans l’épaule de la meurtrière. Vacillant, trop peu au goût de Saraya, elle se retint de justesse de porter une main à sa tempe, seule une marque violacée révélant l’ampleur de l’attaque encaissée malgré la puissance de l’escorte.

Juàn pesant de tout son poids sur son arme, Saraya levant le bras pour frapper de nouveau, Cape Rouge rua avec violence, se concentrant tout d’abord sur le brun. Dents serrés, celui-ci referma plus fermement sa prise, la sueur coulant le long de son front, le regard brûlant de fureur et de honte mêlées.

Comprenant qu’elle ne parviendrait pas à se débarrasser d’eux de cette manière, Cape Rouge recula d’un bond, son dos rencontrant le torse de Saraya, et roula sur le sol défoncé, écrasant une nouvelle l’escorte, avant de se redresser vivement, l’arrogante assurance se mêlant, pour la première fois, au doute. Le souffle coupé, Saraya ne parvint à se relever immédiatement, le poing valide de l’Hildenerven frappa son estomac sans qu’elle ne put seulement suivre son mouvement des yeux, la saveur ferreuse du sang envahissant sa bouche.

Mais avant qu’elle n’ait pu s’acharner dans son attaque, Juàn glissa son bras autour de la taille de Cape Rouge, la ceinturant étroitement contre lui, une grimace douloureuse déformant ses traits quand elle se débattit de toute sa force contre ses côtes sensibles.

Usant de la même technique, l’Hildenerven se fit tomber au sol, entraînant son adversaire avec elle pour le forcer à la lâcher, enchaînant avec un coup de pied fouetté en direction de la poitrine du brun. Juàn l’évita, roulant sur le sol, levant de nouveau son épée devant lui avant de prévenir une autre attaque frontale.

Haletant péniblement, Saraya réussit à se mettre à genoux, usant de sa masse comme d’une canne un bref instant. Si elle n’était pas évanouie à terre, attendant le coup mortel qui mettrait fin à son combat, c’était uniquement parce que sa haine, son désir de vengeance la portait plus durement que n’importe quelle claque monumentale assénée par cette pauvre folle. Chaque impact porté par Cape Rouge la secouait encore davantage, mettant la puissance de ses émotions à rude épreuve, menaçant de la laisser sur le banc de touche avant de parvenir à ses desseins. Il fallait en finir, vite, avant qu’il ne soit trop tard…

Saraya se ramassa, masse levée, prête à bondir. Son regard s’arrêta sur la petite lanterne, sur laquelle elle avait manqué trébucher un instant plus tôt. Fixa intensément la petite flamme bleue, faible mais luttant toujours pour continuer de vivre, qui pulsait doucement en son sein, vacillant chaque fois que le souffle levé par le combat l’atteignait.

Une pauvre petite chose comme ça a le même droit de se nourrir que les êtres vivants, après tout…

Délaissant un bref instant sa masse, l’escorte s’empara de l’anse de la lanterne, décrochée à l’une de ses extrémités. Prenant juste le temps qu’il lui fallut pour ajuster son angle de tir, elle ôta les parois de verre, en grande parties détruites, recouvrant la douce flammèche, avant d’armer son bras, savourant d’avance la souffrance qu’elle imaginait de son ennemie. Avec un cri de rage pure, elle bondit, frappant sournoisement l’épaule blessée de Cape Rouge alors que Juàn esquivait aussi agilement que possible les attaques, harcelant impitoyablement l’Hildenerven, la fatigue ralentissant ses muscles. Aussitôt, le feu s’amplifia, rongeant allègrement le tissu recouvrant la chair maltraitée, grignotant la moindre parcelle de tissu à sa portée. Maîtrisant, trop efficacement à ses yeux, l’affolement de voir son être commencer à brûler, l’Hildenerven s’écarta promptement, roulant dans la neige pour éteindre le début d’incendie.

La colère noyant ses iris sombres, Cape Rouge se redressa en grognant, bien décidé à réduire au silence une bonne fois pour toutes l’insupportable vieillarde.

Juàn ne lui laissa pas le temps de mettre à exécution ses projets. Voyant là une ouverture inespérée, et probablement la dernière, il arma son bras, se plaquant contre la femme. D’un ample mouvement, la lame de Tranche-Course déchira la poitrine de Cape Rouge, tranchant en deux parties distinctes le tatouage courant jusqu’à ses aisselles, son aura protectrice mourant instantanément. Abandonnant son arme, il s’empara des poignets de la femme, les tordant douloureusement, avant de l’entraîner avec lui contre le sol. Posant ses jambes contre les bras de Cape Rouge, le brun la maintint au sol fermement, juste le temps qu’il fallut à Saraya pour sauter à son tour, atterrissant douloureusement sur le ventre de la meurtrière, ravie de voir ses yeux exorbités.

Tel était le problème de ce genre de sortilège : guère assez gorgé en magie pour éveiller les soupçons, permettant de se promener n’importe où sans craindre les représailles avant qu’il ne soit trop tard, mais bien trop aisé à neutraliser une fois son point de focalisation brisé.

Calant le métal de sa masse contre la gorge offerte à sa vue, l’escorte appuya, d’abord doucement, puis progressivement de plus en plus fort, luttant pour ne pas finir désarçonnée sous les ruades de Cape Rouge, dans une tentative brutale de se libérer.

Enfin, elle le vit. Cet infime moment où sa proie, en dépit de sa force impensable, comprit qu’elle ne gagnerait pas ce combat. Ce moment où l’arrogance et la concentration quitta les iris sombres, remplacé par un regard de peur pure quand elle réalisa que les enfers lui tendait ses bras glacés, le combat la désertant pour le désespoir véritable. Elle qui se croyait invulnérable, qui peut-être n’avait jamais frôlé d’aucune manière la mort, s’apercevait brutalement que elle aussi, loin d’appartenir à une élite surpuissante, pouvait périr, emmenée par un homme privé de ses pouvoirs, guère plus fort qu’un Humain, et une vieillarde à la patte boitillante. Suprême arrogance de la jeunesse, blessée au plus profond de son orgueil et de ses convictions !

Un rictus féroce, presque animal, tordit ses lèvres abîmées. Cette femme lui avait pris sa fille, sa plus jeune enfant, elle devait mourir ! Son chagrin hurla dans toute sa fureur à ses oreilles, alors que l’escorte prenait appui sur ses genoux, s’apprêtant à retomber de tout son poids sur la gorge de sa victime.

L’horreur déforma les traits de Cape Rouge quand elle comprit les intentions de Saraya. Écarquilla encore davantage ses yeux en fixant les traits durs de Juàn, pourtant réputé pour sa trop grande clémence, et qui donnait pourtant tacitement son accord.

– Maîtresse ! hurla sa gorge éraillée, de toute la force encore contenue dans sa trachée comprimée, le visage tendu vers le ciel en un appel désespéré vers sa divinité.

Saraya abattit tout son poids sur le métal de son arme. D’une seule pression, un craquement atroce résonna à leurs oreilles tel un coup de tonnerre. Du moins, commença à retentir, les os de la femme crissant agréablement sous ses doigts.

À l’instant fatidique, la pression menaçant de faire éclater la nuque de Cape Rouge, une aura agressive entoura son corps crucifié, repoussant violemment ses deux agresseurs. Le dos de l’escorte heurta un pilier de pierre, la bile remontant dangereusement dans sa gorge. Sonnée, elle tenta de se hisser de nouveau sur ses jambes, mais la douleur combinée de son mollet blessé et du choc la fit tomber de nouveau, essoufflée et trempée, dardant sur Cape Rouge un regard mouillé, empli de haine et de fureur. La stupeur l’envahit alors, s’installant aux côtés de ses deux amères amies. Dansant, protectrice, autour de son ennemie, une énergie pure dans son origine l’entoura vivement, une fois séparée de ses bourreaux, soustrayant son visage émacié, pâli par la peur, du regard des mortels. D’un bleu sombre, veiné par endroits de pourpre là où les rayons blafards parvenaient à percer la couche nuageuse, elle disparut en un battement de paupière, emmenant avec elle la jeune femme qui avait imploré sa présence.

Du tanabris, souffla la part de son esprit encore lucide. De la plus pure essence, digne de celle de Juàn quand il possédait encore ses pouvoirs. Digne de celle que Blàs portait en lui, encore trop jeune pour émerger pleinement. Un Mac Aznar pouvait-il être à la tête des Hildenerven ? Non, cela paraissait complètement fou !

Ou une Mac Aznar ? Si Juàn avait vu la même chose, il devait penser comme elle, mais les Hildenerven existaient depuis bien plus longtemps que la disparition de cette femme… ? Non, même si leurs soupçons se trouvaient fondés, il était impossible d’utiliser quelconque forme de pouvoir sous la Coupole ! Même pour elle !

L’escorte chercha du regard son protégé, l’esprit empli de questions auquel elle ne parvenait, de toute manière, pas à réfléchir. Son épée récupérée, il luttait pour descendre sans perdre toute dignité de l’éclat de roche sur lequel l’aura l’avait repoussé. Mais sitôt les pieds posés contre le sol, il s’écroula dans un grognement, respirant bruyamment. Néanmoins, il ne paraissait pas tant blessé, du moins rien qui ne puisse se soigner suite à quelques jours de repos…

Un sanglot gonfla dans sa gorge, alors que le mot « repos » résonnait en elle, encore et encore, éternellement. Traînant sa jambe blessée, ignorant les vagues faisant vaciller sa conscience, elle rejoignit Ainhoa, admirant la douceur, la perfection de ses traits d’enfant. D’une main tremblante, elle colla son oreille contre sa petite poitrine, dans le vain espoir d’entendre quelque chose, peinant à distinguer le bruit de son propre cœur, de celui pour qui elle aurait donné sa vie pour l’écouter de nouveau.

De longues secondes s’écoulèrent. L’espoir était, ne servit qu’à creuser une rigole plus profonde dans ses os épuisés, le poids de toute son existence passée, des blessures subies et des guerres rencontrées au cours de sa trop longue existence s’écroulant sur ses épaules.

– Dis-moi que je l’ai tuée, souffla-t-elle à Juàn, dont elle entendait le pas mal assuré derrière elle, ne se souciant guère qu’il s’agisse de la vérité ou non.

– Oui, souffla-il simplement, car il n’y avait rien d’autre à répondre. Il faut rentrer. À nous tous, nous pourrons ouvrir le portail.

Tendrement, Saraya glissa la main sous la nuque légère, caressant avec douceur les mèches folles retombant en désordre autour de son visage, alors qu’elle ne pouvait plus retenir la souffrance qui martelait impitoyablement son être. Ses épaules se secouèrent convulsivement, alors qu’elle poussait le cri le plus déchirant, le plus douloureux que son être eut jamais connu, serrant dans ses bras le corps sans vie de la fillette.

Lentement, Juàn l’entoura de sa cape, s’agenouillant près d’elle, murmurant des paroles consolatrices qu’elle n’entendait guère, et que pourtant elle fut vaguement soulagée de trouver. Elle n’avait jamais perdu le contrôle de ses émotions d’une telle manière, et pourtant, elle eut beau tenter de retrouver la maîtrise de soi et le calme extérieur, digne d’une mentor devant son protégé, et d’une militaire, elle ne put que bercer son enfant disparue, enfouissant son visage dans sa chevelure éparse, appuyée contre la poitrine de Juàn.

– Il faut rentrer maintenant, entendit-elle vaguement la voix du brun, sentant qu’on la tirait vers le haut.

Dans un violent effort, Saraya serra les mâchoires, taisant ses cris sans que ses larmes ne se tarissent. Elle obéit machinalement, relevant ses jambes tremblantes. Nerea avait besoin d’elle, ses autres filles, se força-t-elle à songer, calant plus étroitement encore Ainhoa dans ses bras.

– Nous avons encore du travail, souffla-t-elle à son tour, d’un ton éraillé par la peine.

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