La Menace de Chronos

Chapitre 6 : Partie I ~ Remonter dans le temps – Chapitre V –

10044 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 23/03/2023 23:52

– Chapitre V –

 

« Tu rencontres des centaines de personnes, et aucunes d’entre elles ne réussissent à te toucher. Tu en rencontres une seule, et ta vie change pour toujours. » – Anonyme.


–       Dis, tu veux bien me jouer du violon ?

–       Pas maintenant, c’est l’heure de se coucher.

–       Mais j’ai pas sommeil !


–       Tout le plaisir est pour moi, Marie. Moi, c’est Gwen.

À l’expression lumineuse qu’arborait son visage, j’en déduisis son bonheur de me connaître. Je venais de la « protéger » de Napoléon, si l’on pouvait qualifier cela ainsi, et elle supposait sans doute que je me trouvais de son côté – elle se berçait d’illusions. Mais tant mieux, cela signifiait que j’atteignais mon objectif : qu’elle me considérât comme une amie rassurante, toujours là pour elle en cas de danger. Dès demain, nous récupérerions la couronne du dragon, et pendant les prochains jours, je me chargerais de réunir le pendentif et la croix, et une fois le diadème complet, les jardins suspendus se révéleraient au grand jour.

Je replaçai une mèche de cheveux derrière mon oreille, et observai Marie. L’adolescente resserra sa main autour de la poignée de son étui, un souffle d’air balayant sa chevelure dorée, et la mienne par la même occasion. Nous nous tenions là, toutes les deux, un soir de juillet, avec un pont et la Seine qui coulait comme arrière-plan, et les voitures qui roulaient à vive allure non loin.

Bon… songeai-je en glissant ma main sur ma nuque, il serait peut-être temps qu’on retourne à Saint-Louré. Nous n’allions pas coucher à la belle étoile.

Je réprimai un bâillement, exténuée. En plus, le couvent ne se trouvait pas tout près. Quoi qu’il en soit, je suis contente : tout a fonctionné comme sur des roulettes, ce soir. Et comble du bonheur, pas de réapparition de Fantôme R ; il ne restait plus qu’à suivre le chemin du retour. Le mieux et le plus court : continuer notre route et passer derrière les Invalides. Plus aucun danger ne nous menaçait, même si je devinais la blonde hantée par le potentiel risque d’une nouvelle mauvaise rencontre. Eh oui, elle s’embarquait pour une grande aventure dont elle ignorait tout, et ses ennuis commençaient à peine. Mais d’ici là…

Je raclai le talon de ma bottine contre le sol, mains dans le dos, me décidant à lui poser une question dont je connaissais déjà la réponse, mais à l’intérêt capital. Encore une fois, tout reposait sur la subtilité.

–       Sans vouloir être indiscrète, où vas-tu, comme ça ?

–       Chez moi. Le plus vite possible. J’habite au couvent Saint-Louré, ajouta-t-elle en souriant.

Sans blague ! Tu m’en diras tant…

–       Ça alors ! Quelle coïncidence, c’est aussi là-bas que je vais ! répliquai-je en feignant la surprise.

Marie recula d’un pas, stupéfaite, écarquillant ses grands yeux bleus. Celle-là… Un rien la déstabilise. Le choc envolé, elle afficha de nouveau un sourire candide, et je manquai de lever les yeux au ciel. Dire que je devrais supporter son attitude si naïve pendant quatre jours ! Il faudrait que je parvinsse à prendre sur moi, et aussi à surveiller mes paroles lorsque je m’adresserais à cette petite blonde ; pas question je me trahisse en délivrant par inadvertance un indice sur ma provenance du futur. J’appartenais à cette époque le temps de ma mission. Y a pas moyen que je commette une gaffe. Même si, en vrai, j’ai tellement de choses à penser ! Ne pas m’embrouiller constituerait une grosse épreuve continue. Une mise en ordre dans mes idées s’imposait.

Bon, en attendant, l’heure de rentrer sonnait. Chose dingue, Léonard Bonar et sa troupe volatilisés, Marie n’y songeait plus. Alors que le désespoir l’envahissait au point d’imaginer qu’une fille seule fasse le poids face à une armée de Chevaliers et l’aide à peine quelques instants plus tôt, hein. Ça tourne plus carré que rond, chez elle. Sans doute se pensait-elle tirée d’affaire ; dans ce cas, elle se trompait.

À moins qu’elle n’éprouvât de la gaieté quant à sa rencontre avec une nouvelle amie – pardon, une nouvelle connaissance, depuis quand est-ce que j’appartenais à son cercle d’amis, moi ?! La joie de la petite minette m’écœurait. Enfin, faute de choix, je composerais avec. après tout, j’avais insisté pour m’occuper en personne de Marie, comme prévu par le plan, prévu et hors de question de ne pas le respecter ; le programme des réjouissances s’annonçait charmant. La violoniste effectua quelques pas légers vers moi, avant de me proposer :

–       Et si nous rentrions ensemble, dans ce cas ?

Pourquoi est-ce que je m’y attendais, à celle-là ? Du Marie tout craché, à vouloir sympathiser avec la Terre entière et à aider tout le monde. S’il vous plaît, où est le bouton pour arrêter sa naïveté ? Cette fâcheuse tendance à voir le bien en chacun lui jouerait de vilains tours et lui attirerait des soucis, comme l’an passé.

De façon incroyable, elle m’accordait sa confiance sans même se douter de rien : mon intention avait de toute manière été de rentrer avec elle ; elle prenait juste les devants, en me le proposant la première. Encore plus facile que prévu. Je bénéficiais de circonstances favorables.

En tout cas, tant mieux, la proposition tombait à pic : j’avais hâte d’arriver à Saint-Louré et de piquer un bon petit somme, histoire de recharger mes batteries pour la journée de demain. Bon, trêve de bavardages, bougeons d’ici maintenant ! Graf supportait très mal de patienter. Déjà qu’il avait voulu que l’enlèvement Marie se déroulât ce soir… Si on ne se pointait là-bas pas rapidos, il deviendrait insupportable. Et l’occasion me paraissait mal choisie pour l’énerver.

–       Avec plaisir, acquiesçai-je en croisant les bras. Il se fait tard, et je ne tiens pas à me retrouver face à Napoléon et à ses hommes.

–       Moi non plus, avoua Marie en frissonnant. Allons-y.

Nous quittâmes le pont Alexandre III, en direction du nord, où nous arrivâmes derrière le bâtiment au toit bleu et plein de cheminées des Invalides, celui-là même où on avait volé le tombeau de Napoléon trois ans auparavant. Quel endroit calme… À cette heure, seulement quelques touristes fréquentaient ce lieu.

–       Tu vas au couvent pour une raison particulière ? Je ne t’ai jamais vue, là-bas, m’interrogea la blonde tandis que nous marchions.

Génial, voilà que mademoiselle veut papoter, maintenant. C’est dans sa nature, songeai-je d’un air désabusé. Bon, rien de surprenant : je ne pouvais pas débarquer de nulle part, prétendre me rendre à Saint-Louré sans raison apparente, et n’espérer aucune question en retour. Par chance, je savais comment justifier mon irruption soudaine. Merci le plan préparé avec soin, il me suffisait juste de le respecter à la lettre. Heureusement que ce détail avait été envisagé avant mon départ. Bonjour les problèmes, sinon.

–       En fait, je suis une nièce de Jean-François. Je profite des vacances d’été pour passer un peu de temps avec lui.

Cette excuse fausse – moi, de sa famille, avec le caractère bougon qu’il possédait ? –, je ne doutais pas que l’intéressé ne la supporterait pas – moi-même jugeais cette explication idiote, mais pas le choix, même si cela ne nous enchantait ni l’un, ni l’autre. Le principal restait que la violoniste crût ce que je lui racontais.

–       Tu es chanceuse de compter quelqu’un de si gentil parmi les tiens !

Oh, tu appartiens à sa lignée aussi, tu sais. Même si pour l’instant, tu l’ignores. Son visage affichait toujours une expression de profonde admiration, lorsqu’elle évoquait Jean-jean, cela m’effrayait. Elle ne le connaissait pas, et ne se doutait guère de ses véritables intentions. Jean-François, tu la manipules très bien. Et moi de même ; je l’exploitais à la perfection.

–       Par contre, comme vous êtes des proches, ça me surprend de ne pas t’avoir croisée une seule fois au couvent.

Ma parole, mais c’est un interrogatoire ou quoi ?!

–       Tu sais, les relations entre ma branche de la famille et la sienne ont toujours été… conflictuelles, jusqu’à peu. Et puis, nous préférons nous voir à l’extérieur, c’est plus agréable et ça lui évite de mélanger vie professionnelle et vie personnelle.

La blonde hocha la tête et se tut, sans doute satisfaite de ma réponse. Ou bien elle jugeait qu’insister relèverait de l’indécence. Au moins, ce prétexte d’ « histoire familiale compliquée » la dissuadera de fourrer son nez dans mes affaires.

… Du moins, je l’espère.

Je ne pouvais cependant pas rester silencieuse, et interrogeai à mon tour à contrecœur la blonde dans l’optique de poursuivre la conversation. Je ne voulais pas qu’elle me considérât comme quelqu’un d’antipathique ou de froid, sinon je perdrais sa confiance, ce qu’il fallait éviter.

–       Et toi ? Tu as de la famille ?

Un voile de tristesse recouvrit un bref instant son visage, avant de disparaître. Fut-ce une pointe de culpabilité qui me piqua le cœur ? Non, impossible…

–       Eh bien, il y a le personnel et les résidents de Saint-Louré. Mais à part ça… je ne connais pas mes parents.

Moi non plus, et je vis bien mieux sans eux.

–       C’est parce que tu penses à papa et maman que tu n’arrives pas à dormir ?

–       Ils me manquent beaucoup…

–       Je sais. Mais ne t’inquiète pas, je serai toujours là pour toi.

 

–        On m’a trouvée bébé dans un landau, avec seulement un violon et une partition intitulée « La princesse de la lune » comme possessions. Il doit exister une raison à ça, mais je la cherche encore…

Elle m’adressa son célèbre sourire à dix-mille watts. Une surprise qu’il ne soit pas encore breveté… J’emporterai mes lunettes de soleil avec moi la prochaine fois.

–       Je garde espoir ! Je retrouverai mes proches, un jour. Et puis, au moins, maintenant que j’ai le bac, je peux me concentrer sur autre chose.

–       Tu as passé l’examen ? m’étonnai-je. Je croyais que tu avais dix-sept ans… C’est ce que Jean-François m’a dit, m’empressai-je d’ajouter devant sa surprise.

–       Grâce à mes résultats scolaires, j’ai sauté une classe, expliqua-t-elle, tout en replaçant une mèche dorée derrière son oreille.

Par politesse, je la complimentai. Le diplôme en poche, et sans doute avec mention ! Ça me rappelle des souvenirs. Eh bien, voilà une blonde moins blonde que je ne le pensais, en fin de compte. Jamais je n’avais accordé d’importance à la vie personnelle de Marie, jusqu’ici, parce qu’elle ne m’intéressait pas. Les copinages, très peu pour moi. Vivement le retour au couvent.

Nous débarquâmes au musée Rodin ; d’après ce que j’en savais, le nom rendait hommage à Auguste Rodin, l’un des plus importants artistes français du dix-neuvième siècle. Le Penseur demeurait sans conteste l’une de ses créations les plus célèbres. La pelouse et les buissons conféraient au coin un aspect très « vert », et l’on distinguait, derrière de hauts cyprès, le toit jaune et pointu du musée.

Passant devant quelques statues, nous empruntâmes la direction de l’est. Pas si désagréable de se promener dans Paris, la nuit. Depuis mon arrivée, je n’avais pas prêté attention à l’environnement qui m’entourait – sans doute par excès de concentration sur ma mission – mais le bracelet et Marie à présent en ma possession, mon esprit tranquillisé me permettait de regarder le paysage nocturne de la capitale.

En poursuivant notre route, nous débouchâmes sur une intersection, très fréquentée malgré l’heure tardive. Des banderoles tricolores, attachées un peu partout, reliaient entre eux tantôt deux immeubles, tantôt deux lampadaires. Les auvents colorés des boutiques du quartier se succédaient, et de la lumière brillait derrière certaines fenêtres des immeubles.

Mon regard se porta sur le bâtiment où habitait Raphaël, et une sensation de malaise extrême s’empara de moi. Je n’aime pas ça, mieux vaut ne pas traîner ici. On ignorait ce qui pouvait se produire, et je n’avais aucune envie de tomber sur le rouquin, pour qu’il gâchât tout. Il fallait partir, et en vitesse.

Par chance, Marie ne remarqua pas mon état de gêne, et nous atteignîmes la place Henri-Mondor par la rue des Saints-Pères. Je salivai en sentant une odeur de macarons, et dus vraiment prendre sur moi pour ne pas en réclamer un.

Mon envie ne passa toutefois pas inaperçue auprès de Marie, qui réapparut avec deux friandises à la fraise faites maison, offertes par leur fabricante, une dénommée Nathalie. La violoniste rit lorsque je la remerciai, avouant qu’elle ne résistait pas devant des pâtisseries si appétissantes. Je ne savais pas Marie gourmande...

–       Au fait, déclarai-je en croquant dans mon macaron tandis que nous approchions du commissariat de Paris, tu as déjà entendu parler de Fantôme R ?

–       Tu parles de celui qui vole des œuvres dans les musées pour les restituer plusieurs jours après ? Oui, il fait quotidiennement la une de la presse, et personne ne connaît ses motivations…

Je perçus une légère crainte de la blonde dans cette dernière réplique, ce qui ne me surprit pas. Elle ne connaissait pas les réelles intentions de Fantôme R, puisqu’elle ne savait pas son identité civile. Leur rencontre aurait dû se dérouler ce soir, mais mon intervention pour changer tout cela et empêcher qu’ils ne se connussent avait réussi avec brio. Quelle fierté pour moi !

Telle que je la voyais, elle ne paraissait pas appartenir au fan club du rouquin ; pourtant, elle lui avait fait d’emblée confiance, dans le scénario originel. Pauvre chou, une chance qu’elle puisse compter sur moi. Je veillerais bien sur elle. Du moins, jusqu’à ce que Léon la capturât. Une idée naquit dans mon esprit : puisque la petite blonde semblait si peu rassurée à l’évocation de Fantôme R, il m’apparut de bon goût de jouer sur cette peur : une telle opportunité ne se ratait pas, après tout.

–       Il paraît qu’il s’en prend aux jeunes filles comme toi, la nuit… C’est peut-être lui, qui a lancé tous ces chevaliers à tes trousses ?

L’adolescente ouvrit de grands yeux paniqués. Gagné ! Son imagination s’occuperait du reste. Je n’avais pas développé le fond de ma pensée, mais l’expression « s’en prendre aux jeunes filles » pouvait signifier plein de choses. Je gloussai : j’en connaissais une qui dormirait mal, ce soir.

–       Tu… Tu crois qu’il aurait pu faire une telle chose ? C’est vrai que d’après les médias, il prévoyait de dérober un bijou, ce soir…

–       Et rappelle-toi que Napoléon a parlé de son trésor, la couronne du dragon. Tout ça est sûrement lié. De toute façon, ce genre de gars n’est pas recommandable.

Je glissai mes mains dans mes poches d’un air détendu, tandis que Marie acquiesçait. Elle se rapprocha de moi alors que nous marchions côte à côte. Nos bras se touchaient presque, et je sentais de légers tremblements la parcourir. Le froid peut-être, mais la peur jouait aussi un rôle. Elle regarda autour d’elle, comme si elle s’apprêtait à voir Fantôme R débarquer d’un moment à l’autre pour nous attaquer ; elle se retournait au moindre bruit, et tous ses membres étaient tendus.

–       Je peux te prendre le bras, si ça ne te dérange pas ? demanda-t-elle au bout de quelques minutes. Ça me rassurerait.

Marie, s’il te plaît… Je manquai de protester, en lui ripostant d’arrêter d’agir comme une enfant et que personne ne l’attaquerait, mais repris mes esprits. Du calme, Gwen. Même si ça te coûte, tu dois jouer la fille gentille, douce et attentionnée, et non provoquer l’échec du plan.

Enfin bon, personne ne conseillait de traîner dans les rues, le soir. Quelle idée de se rendre sur les Champs-Élysées pour y jouer du violon ! Je hochai la tête, prisonnière de mon propre piège : j’avais voulu l’effrayer, et voilà qu’elle se comportait comme une gamine. Je reconnais que celle-là, je l’ai cherchée…

Je levai les yeux vers le ciel, pensive. Si je ne prenais pas garde, j’encourais le risque de jouer les nourrices pour une pauvre petite violoniste en détresse, ce que je ne supporterais pas très longtemps.

Marie toujours accrochée à mon bras, nous continuâmes vers la rue Livio, franchissant le carrefour, toujours en direction du nord. Une ambiance de fête régnait, et la violoniste s’amusait de voir de tout le quartier décoré aux couleurs de la France ; elle se détendit peu à peu.

Ce secteur représentait sans doute beaucoup pour elle : elle vivait là depuis son enfance, par opposition à moi et mes nombreux déménagements. La faute à une organisation très mouvante, qui ne tolérait pas que je demeurasse trop longtemps au même endroit. En conséquence pour moi, changement de domicile à chaque évolution de cycle scolaire : le primaire, le collège, puis le lycée.

Les façades des bâtiments et les auvents des boutiques apportaient de la couleur à une rue Rambuteau déserte. L’une des échoppes proposait en journée à la vente d’excellents fruits et légumes, garantis français et biologiques, et en plus de saison. Des voitures garées à cheval s’accumulaient le long du trottoir, et Marie constata avec surprise le manque de décorations. Ça ne contribue pas à une ambiance chaleureuse.

En prenant vers l’est, l’atmosphère redevint plus festive, et je souris en songeant à notre arrivée prochaine. Une petite brise agréable soufflait, et quelques boutiques restaient encore ouvertes. Le bruit de nos pas résonnait sur le sol dallé de pierre, et nous dûmes prendre soin que le flot de citoyens arrivant en sens inverse ne nous heurtât pas. Marie tenait son boîtier dont elle serrait la poignée, et s’attelait à rester derrière moi, et à ne pas me perdre de vue, dans cette foule dense.

–       Tu as l’air préoccupé. Tout va bien ? demandai-je, la sentant quelque peu tendue.

–       Oui, merci. Je pensais juste au personnel du couvent qui doit s’inquiéter de mon absence.

Par « personnel », mon intuition me souffla qu’elle désignait Jean-François plus que quiconque. Ma pauvre, ton tuteur est à des milliers de lieues de soucier de toi, tu sais… Eh bien, elle tomberait de haut, le jour où elle découvrirait la vérité. Voilà où ça menait, de trop se fier aux gens. Enfin bon, pour le moment, elle ignorait tout, et tant mieux : cela devait continuer ainsi. Moi, ce que je veux surtout, c’est rentrer et enfin me poser.

Nous poursuivîmes notre route sur encore plusieurs centaines de mètres, avant d’atteindre notre destination : le couvent Saint-Louré, dont l’environnement verdoyant et la façade un peu vétuste lui conféraient un charme certain.

En apercevant la silhouette de Jean-François, qui patientait les bras croisés, en tapant avec nervosité du pied, l’adolescente s’élança aussitôt vers lui en criant son nom, sous mon regard atterré. Il n’y a pas que l’amour qui rend aveugle. La confiance aussi. Inutile de préciser que le patron du couvent joua le tuteur faussement inquiet en la voyant débarquer : il ouvrit de grands yeux et étendit les bras.

–       Marie ! Où étais-tu passée ? Je me faisais tellement de mauvais sang !

La concernée baissa les yeux, honteuse, et cala son étui contre sa poitrine. Je secouai la tête, sourire en coin. Comme si tu ne le savais pas ! Franchement Jean-jean, on n’y croit pas une seule seconde.

Enfin, cela excluait bien sûr Marie, persuadée de l’irréprochabilité, de la bonté et de la justesse de celui qu’elle considérait comme un parent. Mais comment s’était-elle débrouillée pour ne rien remarquer pendant dix-sept années ? Elle ne se posait pas la moindre question, et pourtant, elle aurait dû ouvrir les yeux, parce qu’en y réfléchissant, certains signes ne trompaient point. Toute cette naïveté… Tu m’étonnes qu’il ait réussi à gagner sa confiance. Elle se méfiait si peu ! Un vrai jeu d’enfant.

–       Je suis désolée Jean-François. Je me suis fait attaquer ce soir en ville… Mais Gwen m’a secourue !

Jean-François réajusta ses lunettes, clignant des yeux. Bon sang, il feignait très mal la surprise – à moins que cette impression ne provînt du fait que je savais qu’il mentait. En tout cas, ça fonctionnait du tonnerre sur la blonde, qui y croyait à fond. On recommandait de ne pas se fier aux gens qu’on ne connaissait pas, mais à ceux qu’on connaissait non plus, pouvait-on ajouter.

Et puis, « attaquée » ?! Quelle exagération dramatique ! Du calme, Marie, ils t’ont juste fait courir un peu, tout va bien, tu vas survivre… Pauvre chou, quelle expérience traumatisante pour elle, et elle connaîtrait bientôt pire. Les prochains jours qui l’attendaient s’annonçaient très mouvementés.

–       Attaquer ? Par qui ?

–       Heu…

La question piège. Les joues de la jeune fille s’empourprèrent, et elle se retrouva incapable d’ajouter la moindre parole, paralysée. À mon avis, elle ne voyait surtout pas comment expliquer au directeur que son poursuivant s’appelait Napoléon. Pensez : un empereur mort depuis plus de deux siècles, ressuscité ! Ça relevait de la science-fiction. Sans doute Marie pensait-elle que Jean-François lui rirait au nez si elle lui avouait la vérité.

Pourtant, c’était lui l’organisateur de cette agression, dans les moindres détails. Il savait pour Bonar et ses sbires, puisqu’il les avait lui-même envoyés sur les traces de la fille de la duchesse. Et cette dernière toujours convaincue de la moralité de son tuteur… Ça  me déconcertait. Le pire ? Je pariais que si quelqu’un lui avait dévoilé sur-le-champ le véritable visage de Jean-François, elle aurait refusé de le croire. Il faut que jeunesse se passe, mais elle ne facilite pas du tout la tâche.

Cherchant des mots qu’elle ne trouvait pas, elle se retourna vers moi, saisie d’angoisse et attendant que je volasse à son secours. J’arrive, j’arrive, songeai-je sans pour autant accélérer le rythme de mes pas. T’inquiète, je ne te laisserai pas tomber. Elle se prenait le chou pour rien. Quelle petite nature ! Qu’est-ce que tu ferais sans moi… Comment pouvait-elle manquer d’assurance à ce point, alors qu’elle nourrissait pourtant une incroyable détermination, lorsqu’il s’agissait de retrouver sa mère !

J’adressai un léger signe de tête à Jean-François, qui fronça les sourcils. Un peu tendu. Bon, j’incarnais une lointaine nièce de sa famille, alors attention à ne pas raconter n’importe quoi.

Marie soupira de soulagement en constatant mon intention de gérer la situation. Elle pensait à coup sûr que, comme j’ « appartenais » à sa famille, il me croirait plus volontiers si je lui expliquais la vérité. Et puis, ce petit interrogatoire de Jean-jean ne rimait à rien.

–       On ne sait pas. Il faisait déjà nuit, et ils se sont enfuis dare-dare, tonton, lançai-je en le fixant droit dans les yeux, une infime esquisse de sourire aux lèvres.

Marie ne le remarqua pas ; elle sursauta, laissant échapper un petit cri, et ferma les yeux, encore très secouée par ce souvenir marquant.

Jean-jean, en revanche, me fusilla du regard ; peut-être percevait-il mon plaisir mal dissimulé à l’appeler tonton, ou bien jugeait-il que je manquais de tact face à sa petite protégée, mais j’en doutais : elle ne représentait qu’un moyen pour lui, la clé permettant d’accéder aux jardins. Ça ne me plaisait pas non plus, de me prétendre sa nièce, mais il fallait endosser nos rôles jusqu’au bout, sinon tout cela ne servirait à rien, et le doute gagnerait Marie.

Je m’éclaircis la gorge et le regardai. Ce n’était pas le moment qu’il prît la mouche juste parce que je l’appelais d’une manière qui ne lui convenait pas, on se crêperait le chignon à une autre occasion mais pas là. J’étais fatiguée, Marie était fatiguée, Jean-François était fatigué, bref on était tous fatigués, et demain, une longue journée nous attendait. Pitié, un peu de calme. Je veux juste un peu de calme. Je ne demande pas la lune ! Il me fixa d’un drôle d’air puis soupira, et se tourna vers Marie.

–       Ils s’en prennent toujours aux plus faibles, ces gens-là. Je suis content que vous alliez bien. Merci d’avoir secouru Marie, Gwen. J’ai toujours su qu’elle avait un ange gardien, mais que ce soit ma chère nièce

Jamais aucun remerciement ne me parut plus hypocrite, même de la part de Jean-François. Il affichait à mon intention un sourire inquiétant, qui dévoilait toutes ses dents. Vas-y mollo, quand même, Jean-jean. Et puis, je n’étais l’ange gardien de personne, moi ! J’accomplissais simplement ma mission, point barre. Une fois cela réglé, terminé le jeu de rôle. Me coltiner Marie s’avérait assez pénible comme ça, sans en plus que le patron du couvent n’en rajoutât. Sinon on ne s’en sortirait plus.

Jean-François se retourna et poussa avec force les deux lourdes portes en bois, nous invitant à entrer. Nous nous exécutâmes sans tarder, Marie passant devant moi, et le directeur du couvent me toisa du regard avant de refermer derrière nous.

Nous nous trouvions dans le cloître, dont nous traversâmes le jardin intérieur pour rentrer dans l’enceinte même du bâtiment. Nous marchâmes tous les trois silencieusement, croisant juste quelques Sœurs de temps en temps, dont la guimpe et la longue robe noire flottaient dans leur sillage ; certaines serraient un crucifix ou un chapelet dans leurs mains. Je constatai cependant avec soulagement la présence d’autres jeunes filles, du même âge que Marie. Jean-François leur demanda de regagner leurs chambres, puisque l’heure de se coucher approchait. Ça me rappelle… J’espère qu’il m’a prévu un lit…

–       Si je te joue un air, tu dormiras, après ?

–       Promis !

–       Bon, dans ce cas… Qu’est-ce qui te plairait, comme morceau ?

Après quelques minutes à avancer sans bruit dans les allées de l’édifice, l’adulte nous arrêta toutes les deux devant un escalier usé. Il se retourna vers nous, s’apprêtant à nous parler, tandis que je me frictionnais les bras à cause de la froideur ambiante du lieu.

Des bruits de pas précipités résonnèrent soudain, et je fronçai les sourcils en reconnaissant cette démarche familière. Jean-François soupira en levant les yeux au ciel, et la musicienne posa la boîte contenant son instrument par terre, ayant elle aussi deviné l’identité de la mystérieuse personne.

L’instant d’après, une Josette surexcitée dévala les marches, manquant de chuter, dans sa hâte. Sa tignasse brune frisée rebondissait sur ses épaules, et elle arriva vers nous en courant. Eh bien, si ce n’est pas de l’amitié, ça… Je jetai un coup d’œil au patron du couvent : il la dévisageait avec sévérité. Cette amitié entre les deux filles ne lui plaisait pas du tout, mais il ne pouvait se permettre de rembarrer la brune devant sa meilleure amie ; il devait maintenir une réputation de saint auprès de sa pensionnaire chérie.

–       Marie ! Mon Dieu, j’étais si inquiète pour toi, si tu savais ! Ça faisait des heures que – elle l’enlaça fort – je me demandais où tu étais passée ! Tu m’as fait peur, j’espère que tu n’as rien…

La violoniste posa sa tête contre l’épaule de son amie, et ferma les yeux dans un sourire triste.

–       Je suis vraiment désolée ! Je… Un tas de choses est arrivé.

–       J’en suis sûre. Pas besoin de m’expliquer. Tu avais tes propres raisons. Mais maintenant que tu es rentrée, on peut enfin papoter un peu ! Viens !

Sous la surprise, la blonde relâcha son étreinte ; elle voulut répondre, mais la brunette lui attrapa le poignet, l’obligeant à la suivre, avant que toutes deux ne remontassent à toute allure les escaliers en gloussant comme des dindes, leurs éclats de rire s’étouffant petit à petit tandis qu’elles s’éloignaient.

Je posai mes mains sur mes hanches, désabusée. Josette ne m’avait même pas prêté attention, malgré mon titre de sauveuse de sa précieuse amie des griffes de Bonar ! D’accord, c’est un bien grand mot, mais enfin… Elle aurait au moins pu relever ma présence, en dépit de ma position un peu retrait. Et puis, si une meilleure amie rendait quelqu’un aussi niais, alors je passais mon tour. Quel manque de sérieux ! Mais qu’est-ce qui clochait, ici ? Les pensionnaires du couvent me désespéraient autant que le patron. Tant qu’à subir ça, j’aurais peut-être mieux fait de réserver une chambre à l’hôtel, moi. Dommage que mon budget ne me le permît pas, surtout vu mes bas critères d’exigence ou de délicatesse, en matière de confort ; en tout cas, pour ce soir, je souhaitais juste me détendre.

Un toussotement me ramena à la réalité. Surprise, je tressaillis et me tournait vers l’origine de ce son. Jean-jean me fixait avec intensité. Je lui lançai un regard interrogateur, avant de me souvenir de quoi il retournait. Ah oui, nous devions encore discuter de détails pratiques. Ça m’était sorti de l’esprit.

J’arborai un air sérieux et tâchai de me concentrer à nouveau sur ma mission. Tout à fait moi, de me disperser et de ne pas parvenir à focaliser mon attention sur un sujet plus de trente secondes. Je m’excusai de l’avoir surnommé « tonton » – une occasion si belle ne se refusait pas – et promis de juste l’appeler Jean-François à l’avenir. Ce petit problème réglé, il restait encore à clarifier certains points.

–       Je ne t’ai pas préparé de chambre – j’ouvris de grands yeux ronds – parce que tu partageras celle de Marie. J’ai beaucoup de nouveaux clients qui arrivent, et presque aucune place restante ; il faut que je leur garde de l’espace. Puis, comme ça, vous pourrez sympathiser.

Non, mais je rêve, là, ou quoi ?! Un large sourire  déforma ses traits en voyant ma mine déconfite. Et ça l’amuse, en plus !

–       Attends une minute, protestai-je avec vigueur, moi je suis ici en mission, pas pour devenir l’amie de cette petite religieuse ! Je ne la supporte pas, et tu le sais !

Qu’elle s’amusât toute seule avec Josette, puisqu’elles s’entendaient si bien ! D’ailleurs, pourquoi ne partageaient-elles pas le même dortoir ? Je me mordis la lèvre, dépitée. Même le peu d’intimité que je demandais, on me le refusait. L’horreur absolue. Moi, cohabiter avec Marie, pendant quatre jours ! Impossible de chez impossible. Sauf que Jean-jean ne cédera pas…

J’inspirai à fond. Très bien, puisqu’il s’agissait du bien de Paris, puisqu’il s’agissait de ma mission, alors je me plierais aux ordres.

Poussée dans mes retranchements, je levai à contrecœur mon pouce à l’attention du patron du couvent, lui signalant mon accord. Il réajusta ses lunettes, et croisa les bras, satisfait ; il réussissait encore à imposer sa loi. Il n’empêchait que je trouvais les clauses de ce contrat très injustes : inutile de protester, sinon je me retrouverais à dormir dehors ! Dans un sens, je pouvais être contente, puisque Jean-François comprenait enfin ma logique : me rapprocher de Marie pour mieux gagner sa confiance. Oui, sauf que je n’imaginais pas que ça atteindrait des proportions aussi extrêmes, moi…

–       Il y a des douches à l’étage, tu tournes à droite et elles sont au fond du couloir. La chambre de Marie est presque en face de l’escalier, sur la gauche.

Oh oui, il me faut une bonne douche. Froide. Glacée, même. Et tant pis si elles étaient communes.

Je me massai les tempes, en réprimant un bâillement, tandis que Jean-François m’informait qu’on servait le petit-déjeuner à neuf heures précises, et d’autres indications sur le fonctionnement du couvent. J’en retins l’essentiel, et m’apprêtais à monter, lorsqu’un détail attira mon attention. Je me retournai et m’approchai de l’étui à violon laissé au sol et oublié par sa propriétaire dans sa précipitation. En tant que sa nouvelle colocataire, autant lui ramener son instrument ; ça ne coûtait rien. D’ailleurs, j’y pense… Puisqu’on doit se rendre à la cathédrale, demain, il faut que Marie prenne connaissance du message secret gravé sur l’instrument.

Je grimpai les marches, main sur la rampe, pour accéder à l’étage, fatiguée, et passant devant Jean-François que j’ignorai, du moins jusqu’à ce que celui-ci ne m’interpellât d’en bas, me forçant à stopper ma progression. Je tournai la tête, et le regardai, sourcils froncés et l’air irrité. Je n’étais plus d’humeur à jouer, alors j’aimais autant qu’il me laissât en paix.

–       Une dernière chose : est-ce que je dois lui dire ce soir ? Tu sais, pour–

–       À propos du fait que tu as retrouvé sa mère ? Ça n’a pas d’importance – j’agitai une main ennuyée – puisque de toute façon, Élisabeth niera avoir un quelconque lien de parenté avec Marie. Bref, si tu veux lui en parler tout de suite, libre à toi. Maintenant, je voudrais être tranquille, alors bonne nuit.

Et je le plantai là, tandis qu’il m’observait grimper les marches, consterné, mais je m’en moquais. S’il y en a bien une à plaindre, ici, c’est moi. Arrivée en haut, je me dirigeai sans tarder vers les douches, et ouvris timidement la porte permettant d’y accéder.

La pièce, plutôt vaste, se divisait en une dizaine de cabines, fermées par des portes munies de verrous, et séparées par des cloisons grises ; il se trouvait aussi un nombre élevé de lavabos aux robinets chromés. Du carrelage clair recouvrait le sol, et une grande fenêtre dans le fond permettait une aération correcte du lieu.

J’appuyai sur l’interrupteur pour allumer la lumière, et repérai avec surprise, sur un petit meuble en bois calé dans un coin de la pièce, un pyjama et des chaussons qui m’attendaient. Eh bien, je ne dormirai pas toute nue ce soir. Je posai l’étui avant de me déshabiller, et d’entrer au hasard dans l’une des cabines. Ma main pressa le bouton argenté en face de moi, et de l’eau chaude se déversa aussitôt, glissant le long de ma peau. Hmm, ce que ça fait du bien ! Je pouvais même utiliser un distributeur de savon automatique – parfum à la lavande – et ne m’en privai pas, me frottant tout le corps, avant de me rincer.

En sortant, j’attrapai l’une des nombreuses serviettes qui s’entassaient sur l’étagère, juste à côté du meuble en bois, et m’essuyai. Impossible de nier l’effet bénéfique de cette douche sur moi : une sensation d’apaisement parcourait mon organisme. Et cette odeur de lavande était très agréable.

Je revêtis mon pyjama, constitué d’un haut blanc à manches longues et d’un pantalon foncé. Les chaussons quoique non moins simples, détenaient le mérite d’être confortables. Je rangeai le bracelet de Tiamat et le pendentif de Sîn, tous deux bien trop voyants, dans la poche de ma jupe. Je les avais ôtés en même temps que mes vêtements, avant de me laver : les effets de ces artéfacts demeuraient très mystérieux, et je ne voulais pas risquer de les abîmer sous l’eau. Je pliai mes habits de ville et les emportai sous mon bras, glissant une main dans mes cheveux blonds restés attachés depuis mon arrivée ici. Attrapant en passant l’étui de Marie, je déposai ma serviette dans le panier à linge, et quittai les douches d’une humeur joyeuse, une fois la lumière éteinte.

Bon, c’est l’heure d’aller retrouver le petit ange. Si je me souvenais bien, elle résidait près de l’escalier, pas tout à fait en face, mais à quelques mètres sur la gauche. Personne ne circulait dans les couloirs ; seules quelques Sœurs déambulaient parfois, et les pensionnaires les plus jeunes, ainsi qu’ordonné par le directeur de Saint-Louré, se trouvaient sans doute dans leurs lits. Je dépassai les escaliers, et m’arrêtai devant une porte à peine entrouverte en dessous de laquelle filtrait une lumière dorée. Est-ce que Marie est toujours avec Josette ? Je tapai à la porte, et sans attendre une réponse, la poussai.

–       Oh, c’est toi, Gwen ! Je t’en prie, entre.

Marie, assise sur le bord de son lit, feuilletait un livre dans ses mains, sans doute dans l’intention de lire ; une longue chemise de nuit bleu ciel l’habillait pour la nuit. Sa meilleure amie ne se trouvait pas là. La chambre s’avérait plutôt sympathique, bien que sobre. Elle comptait deux lits – le deuxième avait sûrement été rajouté pour moi –, une fenêtre donnant sur le cloître, et quelques meubles en bois : une commode et un bureau, entre autres. Du parquet couvrait le sol, et un radiateur fixé contre une cloison accordait un peu de chaleur au lieu, ce qui changeait de la fraîcheur des couloirs. C’est plutôt sympa. Pour quatre jours, je n’en demandais pas plus. Enfin, je disposais d’un peu de temps pour moi ! Après tous les efforts entrepris ce soir, j’avais eu plus que ma dose.

–       Jean-François m’a prévenue que nous partagerions la même chambre. Merci encore, de m’avoir aidée, face à Napoléon.

Elle pencha la tête et me sourit, comme à son habitude. Si Jean-jean lui a dit que je serais sa colocataire, il aurait aussi pu lui ramener son étui ! songeai-je, agacée. Puisqu’elle n’évoqua pas Élisabeth, j’en déduisis que son gardien réservait cette information pour demain. Sans doute jugeait-il que ça aurait fait trop d’émotions d’un coup pour cette fragile petite nature, et là-dessus, je le soutenais.

Je posai mes affaires sur la commode en bois, et, tandis que Marie retirait sa barrette argentée ornée d’un croissant de lune, ses cheveux retombant sur ses épaules, je m’avançai de quelques pas vers elle, tout en tenant l’étui dans ma main.

–       Je t’en prie. Tiens, je te rends ton violon, tu l’avais oublié lorsque Josette est venue te chercher, tout à l’heure.

–       Ah oui, c’est vrai. Heureusement que je peux compter sur toi !

C’est quand même la deuxième fois que je te le ramène. Il faut prendre plus soin de tes affaires que ça, princesse.

Elle tendit le bras pour le reprendre, mais je l’interrompis dans son geste.

–       Marie, est-ce que je peux regarder ton violon un instant ? Je crois avoir remarqué quelque chose d’étrange, tout à l’heure…

–       Bien sûr.

Elle m’observa, surprise. Je posai l’étui sur son lit, appuyant sur les deux boutons argentés pour l’ouvrir et en sortir l’instrument. La duchesse n’avait clairement pas lésiné sur la qualité en offrant un tel objet à sa fille : il était magnifique, et je me demandais bien où elle avait pu dégoter un instrument si précieux, et si spécial du fait de sa marque.

Mais je m’occuperais de ça une autre fois. Je devais toucher les cordes dans l’ordre pour faire apparaître le message secret, et que Marie m’accompagnât sans se poser de questions. D’abord, la première chose consistait à dénicher ce bouton sur lequel Raphaël avait appuyé pour rigidifier les cordes de l’instrument. Sous le regard curieux de sa propriétaire, je palpai avec attention le bois du violon, et mes doigts se heurtèrent à ce que je cherchais. Suite à la pression exercée, les cordes se tendirent, et vibrèrent une première fois, dans un ordre très précis. Il ne restait plus qu’à le reproduire.

–       J’ai trouvé un bouton ! m’exclamai-je. Je savais bien que j’avais aperçu quelque chose de bizarre.

–       Les cordes… ! Elles brillent ? souffla Marie.

Merci, on l’avait remarqué… Du fait de notre proximité, je sentis la chaleur mentholée de son haleine contre ma joue froide, et frissonnai. Je ne supportais pas cette violation de mon espace privé, mais la violoniste devait voir l’inscription. Il fallait qu’elle jouât la princesse de la lune à la cathédrale, demain. Sinon, adieu la couronne. Et tous mes efforts n’auraient servi à rien.

–       Regarde… il y a un ordre ! Si je parviens à faire vibrer les cordes selon le même schéma, peut-être que quelque chose se produira.

La blonde acquiesça, me laissant manipuler le violon. Avec délicatesse, je pinçai d’un coup sec les cordes, une première puis une seconde fois, dans l’ordre indiqué, et ensuite, un brusque éclat de lumière blanche nous aveugla l’espace d’un instant, révélant sur le côté de l’instrument une inscription rédigée avec soin. Il ne restait plus qu’à faire prendre connaissance de la charade à la violoniste.

Je me relevai, saisissant l’instrument dans mes mains, pour le lui montrer de plus près. Son doigt glissa sur la gravure, et elle cligna plusieurs fois des yeux, perplexe. Ce bouton avait été bien dissimulé, pour qu’en dix-sept ans, Marie ne l’eût jamais repéré une seule fois.

–       Il s’agit de lettres, constatai-je en observant le côté du violon, pour les lire. « La couronne du dragon repose au pied de la Sainte Mère, bercée par la princesse de la lune. »

Un bref moment de pause. Quelques secondes de réflexion.

–       Si je me souviens bien, repris-je, la couronne était ce trésor perdu que l’empereur tenait tant à retrouver lorsqu’on l’a croisé tout à l’heure. Tu m’as aussi dit que la princesse de la lune…

–       … était une partition laissée à mes côtés en même temps que le violon, oui. Je suppose que la Sainte Mère doit faire allusion à la Vierge Marie, compléta l’adolescente.

Nous échangeâmes un regard entendu. Finement observé, ma petite chérie. Je reconnaissais qu’elle possédait un bon esprit de déduction, pour son âge, d’autant qu’elle ignorait le sens de cette énigme. Bon, ma contribution l’avait aidée, mais elle recelait plus de finesse d’esprit qu’elle ne le laissait paraître. Voilà pourquoi je devais en permanence maintenir mes sens en alerte.

–       Qui dit Vierge Marie, dit forcément Notre-Dame.

–       Alors nous devrions visiter la Cathédrale Notre-Dame demain matin, annonça Marie. Il ne faut pas que Napoléon s’empare de la couronne.

J’acquiesçai en souriant, mais au fond de moi, je n’en pensais pas moins. Tout doux, princesse. Tu ne fixes pas les règles, d’accord ? Crois-moi que, le moment venu, tu aideras l’organisation, et sans faire d’histoires. Comme si cette petite impertinente pouvait sauver la ville ! Sans son débile de rouquin à ses côtés, elle n’interviendrait pas dans les événements, je le garantissais : elle ne possédait pas l’étoffe d’une héroïne. Je ne l’avais néanmoins jamais vue si déterminée, mieux valait que je la surveillasse, de très, très près. Elle resterait dans les clous, et se plierait sans broncher à ce qu’on lui demanderait.

Je posai mon regard sur le violon, effleurant de l’index l’étrange symbole gravé dessus, et une irrésistible envie s’empara de moi. Ce désir continuait de grandir de manière démesurée, et je ne pouvais plus le contenir, tant il me tentait. Il s’agirait de mon petit plaisir avant de dormir, parce que, jusqu’à présent, je n’avais rien fait qui me procurât du bonheur.

–       Marie, je peux te l’emprunter quelques secondes ? Je te le redonne tout de suite après, promis.

–       Que vas-tu faire ? demanda la concernée, étonnée, au bord de son lit.

Tu vas bien voir.

–       Celui de d’habitude, tu sais, qui est joyeux, avec les notes qui vont très, très vite.

–       Encore ? Tu l’aimes vraiment bien, à ce que je vois. Tu es sûre que tu ne veux pas changer ? J’en connais d’autres, tu sais.

–       Oui, mais c’est celui-là que je préfère.

–       D’accord, d’accord. Va pour ce morceau, alors. Et après, extinction des feux !

Dans l’étui demeuré ouvert, j’attrapai l’archet, et plaçai ensuite le violon contre ma clavicule. Marie avait ôté le coussin, mais aucun souci, je me débrouillerais sans. Une fois assurée que je ne risquais pas de me cogner quelque part, je jouai pour commencer deux ou trois notes, afin de peaufiner les détails, et de m’échauffer. Les derniers éléments en place, j’inspirai, tandis que la blonde, qui réalisait de quoi il retournait, me regarda avec de grands yeux bleus stupéfaits.

Cohabiter avec cette pauvre naïve ne me ravissait pas, mais autant qu’elle profitât du spectacle. Elle représentait mon seul public, et un public cultivé, en plus, puisqu’elle appartenait au milieu. En réalité, je crois bien que… ça me fait plaisir, qu’elle soit là. Je secouai la tête. Mais dans quels délires partais-je, moi ? Je m’en fichais, de sa présence, cette petite gamine ne m’intéressait pas !

J’hésitai à commencer : ne risquait-on pas de réveiller les Sœurs et les autres pensionnaires du couvent, ou même de les importuner ? Oh, et puis zut, s’ils ne sont pas contents, ils n’ont qu’à se boucher les oreilles, et puis c’est tout ! Pourquoi a-t-on inventé les boules Quies, hein ? Je jetai un coup d’œil à la musicienne, puis fermai les yeux et entamai la mélodie.

L’archet frotta avec frénésie les cordes, et mes doigts se retrouvèrent contraints de s’adapter à la vitesse de mon rythme de jeu pour suivre le tempo et délivrer les bonnes notes. Du moment qu’aucun élément extérieur ne me distrayait, tout se déroulerait bien. L’important restait de jouer avec mon cœur. Je me souvenais de la partition dans ses moindres détails : les nuances, les doigtés, les rythmes, et tous ces éléments qui composaient la mélodie. Je voyais défiler les notes devant moi, comme si elles se matérialisaient.

Emportée par la musique, je ne prêtai même plus attention au monde qui m’entourait : je jouais juste pour m’amuser. Le talent représentait la base, bien sûr, mais sans sentiments, la partition perdait sa chaleur. Le plus étonnant ? Je me sentais en communion avec cet instrument, qui, pourtant, ne m’appartenait pas. Un peu comme si lui et moi ne formions qu’une seule entité. Son son pur emplissait toute la pièce, et je continuai à bouger l’archet dans un mélange de tendresse et de fermeté. Je me sens vraiment très bien. Ça fait longtemps que je n’avais pas eu le loisir de m’accorder un tel plaisir. La partition dans la tête, je m’appliquai de plus belle, afin d’obtenir la sonorité et le jeu les plus parfaits. La qualité restait de mise, lorsque l’on pratiquait un instrument. Oh, je ne rentrais pas dans la classe des grands musiciens, mais je me défendais.

Certains appelleront ça la perfection, sans doute. Et hop, une note piquée entre deux autres liées, quatre doubles croches suivies d’une noire… Quel enchaînement divertissant à jouer ! Un sourire joyeux s’échappa de mes lèvres tandis que j’achevais la musique dans un decrescendo maîtrisé, en harmonie avec les battements mon cœur résonnant dans ma poitrine. J’enlevai avec douceur l’instrument de mon épaule.

Partition terminée.

–       J’ignorais que tu étais une musicienne si talentueuse ! s’exclama Marie en se levant. Ce morceau… C’était un fragment de la Toccata et Fugue en Ré Mineur de Jean-Sébastien Bach, n’est-ce pas ? C’est l’un de mes musiciens préférés ! m’informa-t-elle en souriant. Mais as-tu appris à jouer comme ça ?!

Le violon. Ma seule lumière dans ce monde injuste. Je passai la main dans mes cheveux, anxieuse. Je n’imaginais pas attirer à ce point l’attention sur moi en jouant ; ça complique la tâche. Maintenant, Marie me posait plein de questions ! Et je ne savais pas quoi lui répondre. Je ne souhaitais guère évoquer mon enfance. Le violon représentait l’un des rares souvenirs heureux qui se rapportaient à une période complexe de ma vie.

Je tendis l’instrument et l’archet à sa propriétaire, gênée. Elle me contemplait toujours d’un air ahuri.

–       Oh, tu sais, ce n’est pas grand-chose. Je… le pratique depuis que je suis petite. J’ai juste… pris quelques cours, rien de plus.

–       En tout cas, bravo pour ta performance !

Marie m’applaudit, tout en riant ; cette bonne humeur me tapait sur le système. Je rougis. Pourquoi ça me fait cet effet-là qu’elle me complimente ? Je ne veux rien avoir à faire avec elle ! D’ailleurs, qu’elle ne s’imaginât pas sympathiser avec moi sous prétexte qu’on pratiquait toutes les deux le même instrument. Elle m’insupportait, elle comme sa mère.

En tout cas, je ne pouvais pas nier apprécier – mais rien qu’un peu – le soutien de cette candide petite catholique. Elle me fait pitié, songeai-je avec amertume tandis qu’elle reprenait son instrument de mes mains.

Bref, assez bavardé pour aujourd’hui, je n’avais maintenant qu’une seule envie : dormir. Cet interlude musical avait été agréable, mais je tombais de fatigue. Tandis que Marie rangeait son violon, je me dirigeai vers la fenêtre pour tirer les rideaux bleus, en songeant à demain.

Et si je laissais Bonar s’occuper d’elle, à la cathédrale, après avoir récupéré la couronne ? Comme ça, bon débarras. Mais je rejetai vite ce plan en envisageant la suite. Ça ne fonctionnerait pas. Élisabeth refusera de me céder le pendentif si elle ne voit pas Marie à l’Opéra ; elle sait que ce collier est un élément essentiel de la couronne, et elle protégera sa fille à n’importe quel prix. Intelligente comme l’était la duchesse – et de ma part, il ne s’agissait pas d’un compliment – elle comprendrait vite qu’il serait arrivé un malheur, si elle n’apercevait pas la violoniste. Rien ne me garantissait qu’elle me confierait le pendentif de la reine même après sa rencontre avec Marie, alors…

Et puis, je comptais enfermer Fantôme R, pour qu’il ne me cassât plus les pieds. Un intrépide comme lui, y compris sans croiser la route de Marie, tenterait tout pour stopper les jardins. En même temps, sans le soutien de sa chère blonde et de son instrument, et sans le bracelet de Tiamat, il n’ira pas bien loin. Argh, et dans tous ces événements, comment étais-je censée–

–       Gwen ? Tout va bien ?

Je soupirai. Encore elle. Pourquoi faut-il tout le temps qu’elle s’angoisse ? Ne pouvait-elle pas se mêler de ses oignons, à la fin ?

–       Oui, ne t’inquiète pas, Marie. Je réfléchissais juste à certaines choses.

–       Tu sais, je me disais…

J’aimerais autant ne pas le savoir.

–       Je te trouve spéciale. Je veux dire, ajouta-t-elle tandis que je me retournais dans sa direction, surprise, tu es vraiment quelqu’un de bien. Je ne pense pas que ce soit un hasard, si je t’ai rencontrée, et je suis heureuse d’avoir fait ta connaissance. Merci… Pour tout.

Je lui souris avec le plus de sincérité possible, sourire qu’elle me retourna, avant de se glisser au chaud sous les draps et de lire quelques pages de son bouquin. Si tu savais, Marie… Autant de gentillesse, ça me dégoûtait. Pourquoi se sentait-elle obligée de partager ses impressions avec moi ? Je secouai la tête, désabusée. Je pouvais passer au-dessus de tout ça. Ce que Marie pensait m’indifférait.

Je gagnai moi aussi mon lit, après que l’adolescente eût rangé son roman et que j’eusse éteint la lumière, me plongeant sous les couettes. J’enlevai ma pince et la posai sur la table de nuit à côté de moi. Le lit possédait un certain confort, même si le matelas paraissait un peu ferme. Dans mon esprit somnolant, il me sembla entendre ma colocataire me souhaiter bonne nuit d’une voix douce, mais je ne m’embêtai pas à lui répondre, autant parce par manque d’envie que parce que je croulais sous la fatigue, et le sommeil me gagna vite.

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