La Menace de Chronos

Chapitre 8 : Partie I ~ Remonter dans le temps – Chapitre VII –

8513 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 13/04/2023 23:45

– Chapitre VII –


« C’est dans l’effort que l’on trouve la satisfaction et non dans la réussite. Un plein effort est une pleine victoire. » – Gandhi.


Laissant Marie repartir pour le couvent, je patientai quelques minutes sur le Petit-Pont, afin de mettre de la distance entre nous, avant d’emprunter la même route qu’elle, direction le commissariat de Paris. Fantôme R s’y rendrait sous peu, et sa neutralisation me conférerait un bonus inégalable pour la suite des opérations.

Si jamais j’échouais, je savais que je ne m’en sortirais pas : si le voleur parvenait à accéder aux dossiers dans le bureau de Vergier, il découvrirait le vol du tombeau de Napoléon, il se rendrait aux Invalides, où il entendrait parler du pendentif et de la croix, il se trouverait au rendez-vous fixé à l’Opéra de Paris avec la duchesse, demain, et… Bref, la boucle de l’an passé se répéterait à l’identique, et hors de question de subir ça. Ma seule chance de me débarrasser de lui pour de bon reposait sur le fait de le coincer maintenant.

J’observai les alentours, et suivis un sentier dallé beige et orange, qui longeait le commissariat. De nombreuses fenêtres, très larges, en parsemaient la façade, et quelques drapeaux français qui ondulaient au gré du vent décoraient la surface tantôt lisse, tantôt rugueuse, tantôt en brique, tantôt en béton des murs.

Fantôme R ne tarderait pas à débarquer dans le coin, mais je débordais de confiance. Pour l’instant, c’est moi la première ; le coup d’avance me revient. À défaut de passer par le hall d’accueil, je me faufilai à pas de loup derrière les bosquets fleuris, à l’instar du rouquin l’an passé. La sécurité ne rigolait pas dans le coin, mais dès qu’un garde braquait sa torche dans ma direction, je me réfugiais derrière un des nombreux buissons touffus à ma disposition. Tâchant de me déplacer avec autant de discrétion que possible, je me repassai la marche à suivre dans ma tête avant d’atteindre la porte à l’arrière du commissariat.

Et quelle idée de génie : bloquer Raphaël dans l’office de Paul Vergier, jusqu’au retour de ce dernier.

L’homme fermait son bureau à clef ; il me suffirait d’y rentrer, de les récupérer, et une fois le maudit rouquin à l’intérieur, toc, de l’enfermer à double tour, sans aucune échappatoire. Un plan d’autant plus facile à appliquer que, malgré le fait que Paul confiât le bureau à son adjoint, l’inspecteur Loïc, celui-ci ne patrouillerait même pas dans le coin pour le surveiller. Je dois juste m’emparer de ce trousseau.

Après quelques minutes à me cacher derrière des arbrisseaux, j’atteignis une petite porte en fer, isolée, dans un secteur désert où plus aucun policier ne montait la garde ; une véritable aubaine pour un certain voleur à la chevelure de feu. Je jetai un rapide coup d’œil au commissariat. Ouah, le bâtiment est vraiment immense ! Mais je traînerais une autre fois. Quittant le chemin en dalles, je courus vers la porte, dont j’appuyai sur la clenche pour pouvoir entrer.

Heureusement, elle n’était pas fermée.

Et après, l’inspecteur Vergier s’étonne que le voleur lui glisse entre les doigts… Ben, il ne faut vraiment pas chercher loin pour savoir pourquoi…

Mais qu’il se rassurât, je lui livrerais aujourd’hui sur un plateau celui qui accaparait son attention depuis ces trois dernières années. Personne ne pouvait douter de mon rôle indispensable dans notre plan. Je ne déteste pas me lancer des fleurs, mais j’ai intérêt à me presser.

Poussant la porte que je refermai – j’aurais pu trouver un moyen d’en barrer l’accès à Raphaël, mais il serait passé par une fenêtre, le cas échéant – je débarquai dans un entrepôt très sombre, et me repérer me demanda une grande concentration. Aucune source de lumière, et pas d’interrupteur pour actionner une ampoule. Un peu à tâtons, j’avançais prudemment, un pied devant l’autre, et mes pas devenaient plus sûrs au fur et à mesure que mes yeux s’adaptaient à l’obscurité. La poussière m’arracha un éternuement. Allez, c’est pour la bonne cause, pensai-je en me frictionnant les bras.

Je continuai tout droit, jusqu’à me retrouver face à une cage d’escalier tout aussi humide et vétuste, que j’empruntai pour me rendre au premier étage du bâtiment, là où se trouvait le bureau de l’inspecteur. Arrivant face à une autre porte, je l’ouvris pour atterrir cette fois dans un lumineux couloir. De grandes fenêtres permettaient d’accueillir le jour, et des ampoules brillaient, au plafond. Les lattes du parquet ne grincèrent même pas sous mes pas, et la température de l’air, chauffé par les radiateurs installés le long des murs, procurait une sensation très agréable.

Je poursuivis ma route, n’éprouvant aucune envie que Raphaël ne me rattrapât. Je passai devant quelques affiches de portraits-robots ou des photos de délinquants placardées contre les cloisons, tous recherchés pour des délits plus ou moins graves. Je grimaçai. Berk, ils ne sont vraiment pas photogéniques. Au bout du couloir, je franchis une nouvelle porte.

De loin, j’entendis des bribes de conversation. Paul discutait avec son adjoint, Loïc. Je regardai derrière moi. Je ne pouvais pas rester là, le rouquin débarquerait d’ici cinq minutes avec son clebs, et si jamais il tombait sur moi… Ça la fichait mal. Manquerait plus que ça, tiens. Je longeai le couloir, essayant de me rapprocher le plus possible des deux hommes tout en continuant de me soustraire à leur regard… et à celui de R par la même occasion. Au bout du corridor, j’empruntai un virage en équerre, et entrai dans un bureau vide pour me cacher jusqu’au passage de l’inspecteur.

Mon cœur battait la chamade. Toute cette adrénaline m’excitait. Je crois que je comprends ce que ressent Raphaël, à chacun de ses vols. Ce petit crétin… Il ne savait pas ce qui l’attendait. Je le mettrais hors d’état de nuire une bonne fois pour toutes.

Dos collé contre le mur, je me laissai glisser le long de la paroi, les yeux fermés, et un soupir s’échappant de mes lèvres. Dans un sens, je lui rendais service. L’an passé, il avait vécu cette aventure avec sa « chérie », pour au final se volatiliser sans revenir la voir. Cela valait donc mieux pour elle qu’elle ne rencontrât pas ce goujat. Elle est si émotive, celle-là… Ça évitera que son cœur ne se brise, comme ça. Car la blonde fondait sans doute ses espoirs en une relation de couple avec Raphaël. Sauf que lui… Ce n’est pas le genre de mec avec qui tu peux envisager un avenir stable. Crois-moi Marie, tu te porteras mieux sans lui.

Une seconde… Mais en quoi le sort de ces deux-là me concernait-il ? J’étais juste là pour les jardins suspendus, moi. Pas pour autre chose.

–       Je vais aller parler au commissaire. C’est de ma faute si Fantôme R n’a pas été capturé au Louvre, entendis-je Vergier annoncer à son adjoint, au bout d’une minute d’attente. Il faut bien que quelqu’un soit là pour se faire gronder, tu sais ?

–       Je comprends… Tu crois pouvoir y arriver seul ? demanda d’une voix chaleureuse mais néanmoins inquiète son collègue. Tu n’es pas rentré chez toi depuis plusieurs jours, non ?

Ce commissaire paraissait vraiment effrayant. Les deux hommes craignaient sa réaction lorsqu’ils l’informeraient de la mauvaise nouvelle. Il s’agissait à coup sûr d’un patron très autoritaire.

–       Groumf. Le travail d’abord, grogna l’inspecteur.

–       Je vais être honnête, Paul. Tu travailles sur cette affaire sans arrêt depuis que ta femme est décédée. Tu ne crois pas que tu devrais passer du temps avec le reste de ta famille ? ajouta Loïc d’une voix plus hésitante.

Un silence pesant s’installa quelques secondes. Inspecteur, tu devrais écouter ton subordonné. Tu manques à Charlotte. Je ne voulais pas que le policier délaissât sa fille à cause de son travail. Pour cette raison… ma détermination à enfermer Fantôme R brûlait sans interruption. Vergier trouverait enfin le repos, et l’adolescent réaliserait ce que l’adulte endurait comme pressions.

–       C’est gentil de t’inquiéter. Moi aussi, ça me préoccupe. Mais il faut faire chaque chose en son temps. On doit d’abord résoudre cette affaire, insista l’inspecteur d’une voix grave. Le bureau t’appartient en mon absence.

Je me relevais sans bruit. Après le départ de Paul, je ne disposerais que d’une fraction de seconde pour récupérer les clefs. Avec Fantôme R à quelques centaines de mètres derrière moi seulement, je devais agir vite, pour le coincer. Le timing s’annonçait serré.

–       Comme tu veux, inspecteur.

Les bruits de pas de Paul Vergier résonnèrent ; il passa devant la porte du bureau où je me cachais, sans même y accorder la moindre attention. L’instant d’après, un policier recruté depuis peu demanda de l’aide à Loïc, qui disparut avec le bleu dans les couloirs du commissariat. Je profitai de l’occasion pour pousser la porte et quitter ma planque. Top chrono. Pas une minute à perde : je sentais la présence du rouquin dans mon dos, et ça m’incitait à me presser. Hors de question de tout louper maintenant.

Je courus, arrivant avec satisfaction dans le corridor qui m’intéressait, et ouvrai la deuxième porte à gauche.

Dépêche-toi, Gwen, l’autre imbécile va débarquer d’un instant à l’autre !

Les clefs pendaient sur la serrure ; Loïc ne les avait pas embarquées avec lui, pensant sans doute revenir sous peu. Je saisis le trousseau, et pénétrai avec rapidité dans le bureau. Il me restait un truc à gérer.

Ma parole, mais c’est un vrai capharnaüm !

Des étagères qui croulaient sous les livres cachaient les murs. Des cartons avec des feuilles traînaient un peu partout, et le secrétaire noir, ainsi que la chaise à roulettes placée derrière, disparaissaient sous des montagnes documents ; un ordinateur portable bleu posé sur le coin du bureau tournait à plein régime. On ne pouvait même pas placer un pied devant l’autre, tant la paperasse jonchait le sol. Et aucune fenêtre pour aérer un peu. On étouffait, dans cette pièce déjà très petite. Comment Paul peut-il bosser là-dedans ?!

Je jetai un regard au coffre-fort en acier renforcé, incrusté dans l’une des étagères. Il contenait les dossiers « compromettants » que Raphaël ne devait pas voir. Si je ne récupérais pas le code qui en permettait l’accès, cet idiot, même enfermé, risquait d’y accéder. Pour m’assurer qu’il n’ouvrît pas ce coffre, je devais retrouver cette combinaison tout de suite, écrite sur l’un des mémos posés sur le secrétaire. Allez, ma fille, accélère le mouvement… !

Je poussai sans ménagement plusieurs documents qui me gênaient, pour enfin dénicher le post-it jaune convoité que je fourrai dans ma poche. Ensuite, je quittai la pièce en quatrième vitesse, fermant la porte derrière moi sans la verrouiller. Le clebs et son proprio arrivaient juste dans le tournant. Mon cœur s’emballa. Sans réfléchir, je filai me cacher dans la pièce pile en face du bureau.

Ouf, c’était moins une, songeai-je en entendant Raphie et son chien débarquer dans le couloir. Je pourrais concurrencer les meilleurs agents secrets des films d’espionnage.

Et je n’exagérais pas.

–       Essaie de renifler où ça peut-être, Fondue !

J’observai avec discrétion l’adolescent par la porte entrouverte. Je pouvais respirer sans craintes, à présent : dès qu’il se trouverait dans le bureau, je verrouillerais la porte derrière lui, le coinçant pour de bon. À moi de jouer, désormais.

–       Grourrrf… s’excusa le chien en jetant un regard désolé à son maître.

–       Hmm, son odeur s’est dispersée ? devina ce dernier. Pas de soucis, on va fouiller salle par salle.

Ils arpentèrent le couloir plusieurs secondes, et je me recroquevillai dans un coin lorsqu’ils commencèrent à ouvrir chaque pièce pour retrouver le bureau de Vergier. Ni l’un ni l’autre ne me repérèrent, se contentant de jeter un simple coup d’œil et de refermer la porte en comprenant qu’il ne s’agissait pas du bon endroit.

Sans bruit, je retournai alors coller mon oreille contre la porte, attendant qu’ils trouvassent le lieu qu’ils cherchaient ; ils poussèrent un cri de victoire.

–       Alors voilà le bureau de l’inspecteur… Quel bazar ! s’esclaffa l’adolescent. Il y a des documents partout ! Certains travaillent vraiment trop, Fondue. Il y a peut-être un dossier quelque part… Bien sûr. Ce sera le seul truc qu’il prendrait la peine de cacher, termina-t-il avec ironie.

De toute façon, sans la combinaison, ne compte pas ouvrir le coffre, pauvre naïf. Et maintenant, un petit séjour en prison t’attend…

J’ouvris ma porte en évitant de générer trop de bruit, et, sur la pointe des pieds, franchis les quelques mètres qui me séparaient de celle de l’office de Vergier. Je passai ma langue sur mes lèvres, une vaine tentative pour réprimer l’adrénaline qui montait en moi ; quel stress de me savoir à deux doigts de me débarrasser une bonne fois pour toutes de ce vermisseau ! Jean-François et Léon éprouveraient une satisfaction sans nom en constatant la qualité de mon travail.

Bon, mieux valait ne pas traîner, au cas où Loïc ou Paul se pointaient de nouveau. Le duo, si occupé à fouiller le bureau, ne remarqua même pas ma présence.

–       Le coffre est fermé. Tirer très fort ne marchera pas. Il faut la combinaison, constata le rouquin, ennuyé, alors qu’il était accroupi et examinait ledit meuble.

Maintenant !!!

J’agrippai la poignée et refermait dans un claquement la porte sur eux.

–       Qu’est-ce que… ?!

Je donnai aussitôt un tour de clé, voire deux, laissant le trousseau sur la serrure, et un sourire béat aux lèvres. Fini. C’était fini, et j’avais réussi ! Si avec ça on me refusait du champagne, ce soir… J’aurais éclaté de joie, si c’eût été possible, mais je devais rester silencieuse, et ne surtout pas attirer l’attention sur moi. Mais quand même, là, j’avais assuré à fond.

–       Hé, mais qu’est-ce qui se passe ?! Qui êtes-vous ? Laissez-nous sortir ! cria de l’autre côté de la cloison le rouquin, tandis que Fondue aboyait comme un diable.

Dans tes rêves.

Il ne restait plus à l’inspecteur qu’à cueillir Fantôme R, une fois son entretien avec le commissaire terminé. Il allait être très surpris. Noël arrivait quelques mois en avance ; cadeau de ma part. Tout le plaisir est pour moi de vous aider, Paul.

Je laissai les deux compères s’exciter comme des malades sur la poignée, et rebroussai chemin, empruntant le même itinéraire qu’à l’aller. De toute façon, ces deux-là ne possédaient plus d’échappatoires, maltraiter cette pauvre porte ne leur servirait à rien, bien au contraire. Mais bon, ils se calmeraient… une fois la triste réalité acceptée : celle de rester un bon moment enfermés dans une cellule… Et au moins, ils ne traîneraient plus dans mes pattes.

Revenant sur mes pas, longeant les mêmes couloirs larges et lumineux que plus tôt, je retrouvai aisément la cage d’escalier, que j’utilisai pour redescendre au rez-de-chaussée, puis sortis, toujours avec prudence, par la même petite porte en fer que je fermai sans bruit. Les mains dans les poches, je marchai sur la chaussée pour m’éloigner du bâtiment.

Je regardai autour de moi. Très peu de monde se promenait à l’arrière du commissariat, hormis deux ou trois personnes. Le temps était doux et sans vent. Quelques travaux se déroulaient plus loin dans la rue, et les poubelles toutes vides aujourd’hui témoignaient du récent passage des éboueurs. À l’ombre de grands arbres, sur un parking tout proche, des voitures stationnaient.

J’empruntai le trottoir, séparé de la route par de petits poteaux noirs, songeuse mais tellement ravie. Bon, ça, c’est fait. Maintenant, le plus judicieux, c’est de retourner au couvent avant que Jean-François ou Marie ne se demandent ce que je fabrique. Et en milieu d’après-midi, j’irai présenter mon rapport à Léon aux Invalides. Ça me semble un bon plan.

Les bâtiments de la rue de Conti, au sud, possédaient des teintes ocres délavées, mais on ressentait une animation beaucoup plus importante : au carrefour, une dame courait sur un passage clouté, sacoche en bandoulière, croisant un autre piéton au téléphone. Plus loin, une autre dame patientait, valise à roulettes dans sa main, de pouvoir traverser. Un panneau interdisait de tourner à gauche, et une camionnette blanche déchargeait des marchandises sous un lampadaire décoré d’un drapeau tricolore.

Poursuivant vers la Rue des Saints-Pères, je m’étonnai d’y retrouver Mathias, le joggeur ayant « géré » le cas de Saphir. Vêtu de son jogging vert, il buvait à sa gourde de grandes gorgées d’eau. Merci encore pour le coup de main, hier soir. Cela dit, mieux valait éviter qu’il ne m’aperçût.

Non loin d’un café-brasserie à l’auvent blanc rayé rouge, je tournai vers la place Henri-Mondor, où Nathalie vendait ses macarons faits maisons ; elle me salua de la main en me voyant. Par le Petit-Pont, et le commissariat de Paris, j’atteignis la rue Livio, puis la rue Rambuteau, et il ne me resta plus qu’à continuer vers l’est, direction la rue des Franc-bourgeois… et le couvent Saint-Louré. Partout, un air de fête ambiançait la ville, décorée de drapeaux à l’effigie de la France, et grouillant d’animation. Ça m’en donne presque le tournis, songeai-je, dégoûtée, en pénétrant dans le lumineux cloître du couvent.

Je m’assis sur le rebord des quelques marches qui permettaient de descendre dans la cour, et fermai les yeux, prenant une profonde inspiration. Il n’y a pas à dire, on se sent bien, ici. Il me sembla entendre de l’animation, à l’intérieur du bâtiment. Sans doute les Sœurs ne tarderaient-elles pas à se rendre à un office religieux – la Sexte se déroulait aux environs de la mi-journée, selon Marie, et nous approchions bientôt de midi, n’est-ce pas ?

De loin, j’aperçus Jean-François sortir par deux grandes portes en bois  dans la cour, et contourner le bassin d’eau encadré d’une haie pour venir, à grandes enjambées, à ma rencontre. Il paraissait plutôt tendu. J’espérais que ce n’était pas le fait d’avoir laissé Marie revenir seule qui le contrariait. On parlait d’une grande fille de dix-sept ans, quand même.

–       Où étais-tu ?

–       Ravie de te revoir aussi, Jean-François.

Il me fusilla du regard tandis que je sortais mon casque de ma sacoche. J’étais assise sur les marches, et lui debout ; il me dominait de toute sa hauteur. Pourquoi faut-il toujours qu’il soit sur les nerfs ? Il allait me gâcher l’exploit que j’avais accompli d’avoir mis hors d’état de nuire le morveux d’Isaac !

–        étais-tu ?

–       Du calme, le rassurai-je en me relevant. Je réglai juste un petit problème : Raphaël ne nous ennuiera plus, désormais, il est coincé au commissariat.

–       Tu en es sûre ?

Je hochai la tête, dans un grand sourire, avant de glisser mes écouteurs dans mes oreilles.

–       Certaine. Bon, c’est quand qu’on mange ? J’ai les crocs, moi.


***


Ça n’aurait jamais dû arriver.

Tu te répètes cette phrase en boucle depuis de longues minutes – combien, tu n’en sais rien –, depuis ton placement en garde en vue, depuis que tu subis un interrogatoire musclé, dont tu ne vois pas le bout.

Ça n’aurait jamais dû arriver.

En face de toi, les coudes posés sur la table en plastique et le regard sévère, un inspecteur qui te dévisage sans dire un mot. Celui qui tourne en bourrique par ta faute depuis trois ans environ. Il ne cesse de répéter ses questions, mais tu refuses d’y répondre. Elles te vrillent le crâne plus qu’autre chose, et puis, ce flic ne comprendrait pas tes raisons. Il ne faut pas qu’il sache, pour ton père. Il ne faut pas qu’il sache pour les œuvres que tu voles dans les musées, non plus. Il ne t’écouterait pas. Il ne te croirait pas. Toi-même, tu ne sais déjà plus trop où tu en es.

Ça n’aurait jamais dû arriver.

Tu repenses à la violoniste aux cheveux dorés aperçue sur l’avenue des Champs-Élysées, hier ; elle semblait gentille. Tu donnerais cher pour qu’elle soit là, avec toi. Tu aimerais bien avoir sa présence rassurante à tes côtés, la serrer dans tes bras, en clair tout simplement bénéficier de son soutien. Et un profond désespoir t’envahit en songeant que tu ne la reverras plus jamais.

Ça n’aurait jamais dû arriver.

Quand est-ce que tout a dérapé ? Déjà hier, il t’a semblé bizarre de ne pas réussir à mettre la main sur le bulldog. Mais, même avant cela, tu t’es rendu compte au Louvre que le bracelet que tu cherchais à dérober ne s’y trouvait plus. Et aujourd’hui, voilà qu’on t’enferme à clé dans le bureau de l’inspecteur – il a bien sûr sauté sur l’occasion pour enfin te passer les menottes –, et tu ignores l’identité du responsable. Tu ne comprends pas ce qui se passe. Et le pire, c’est que tu n’as même pas réussi à ouvrir le coffre-fort, à cause du code introuvable. Ces dossiers contenaient peut-être des indices importants sur cette mystérieuse marque, sur ton père, ou même sur cet incident déjà évoqué plusieurs fois par l’inspecteur, mais tu ne sauras jamais de quoi il retourne. Tu te sens seul, mais il est hors de question de révéler ta véritable identité à Vergier. Tu crains trop de passer ta vie en prison alors que tu n’as rien fait de mal, et surtout, tu veux protéger ton père, en dépit de son abandon trois ans plus tôt. Parce qu’il reste malgré tout ton père : tu l’aimes, et tu lui fais confiance.

Ça n’aurait jamais dû arriver.

L’inspecteur tape du poing sur la table, mais tu ne sursautes pas. Tu as le droit de garder le silence, pas vrai ? Et tu ne comptes rien dire. Ils ne connaissent pas la véritable personne derrière le voleur, donc ils ne peuvent rien contre toi, et ça te rassure un peu. Mais t’enfermer dans ce mutisme ne changera pas grand-chose à ta situation. Tu ne pourras pas te taire éternellement. Paul soupire, et te tend de la paperasse à remplir. Aucune réaction de ta part. Nouveau soupir du policier, qui se lève, et fait les cents pas dans la petite pièce presque vide de tout meuble, où tu as été emmené pour ton interrogatoire. Il allume une cigarette.

Ça n’aurait jamais dû arriver.

–       Tu sais, j’ai une fille. Elle s’appelle Charlotte. Je vivais avec elle et ma femme Emma, qui est morte il y a quelques années. C’est pour elles deux que je me suis autant démené pour t’arrêter.

Tu relèves la tête, surpris. L’inspecteur, autrefois marié ? Et père d’un gosse ? Ce vieux grincheux possède une famille ? Tu fixes de nouveau le sol, honteux. Depuis trois ans que tu connais Vergier, tu apprends seulement maintenant qu’il a fondé un foyer. Tu avales ta salive. À présent que tu y penses, tu n’as jamais cherché à connaître Paul plus que ça, à cerner sa vie derrière son travail. Et la réalité te rattrape de plein fouet. L’inspecteur est sans arrêt sur ton dos, ça t’énerve même, des fois ; mais ça signifie que tout le temps qu’il passe à te poursuivre est du temps en moins passé avec sa fille. Tu frissonnes. Tu ne voulais pas ça. Tu sais l’importance d’un père dans une vie, sachant que le tien te manque énormément. Et toi, tu fous tout en l’air entre Charlotte et son paternel, à cause de tes vols. Et tu t’en veux. Un peu.

Ça n’aurait jamais dû arriver.

Le gendarme se rassoit. Il te reparle de ce fameux bracelet, bracelet que tu ne possèdes même pas. Mais tu refuses de craquer. Tu n’as rempli aucun des formulaires, et ne compte pas le faire. L’inspecteur te répète la lourde peine que tu encours en adoptant un tel comportement, mais tu campes sur tes positions. Tu tiendras bon. D’un geste de la main, Paul indique à deux de ses subordonnés de t’escorter en détention provisoire. Tu tournes la tête une dernière fois, pour le voir avaler une gorgée de café noir. Mais tu ne regrettes rien.

Parce que ça n’aurait jamais dû arriver.

 

***


Vers le début d’après-midi, je sortis pour me rendre aux Invalides grâce au métro, et visiter Léon, comme convenu. Juste histoire de l’informer des derniers développements. Profitant d’une discussion entre une Marie excitée et une Josette morose mais jouant au mieux l’amie comblée face au bonheur de la blonde, je m’éclipsai en les laissant toutes les deux, et prévins Jean-Jean que je sortais voir l’empereur.

Quelques nuages laiteux voguaient dans le ciel, et un vent frais soufflait, mais mes plans demeuraient inchangés. Situé dans le septième arrondissement, l’imposant bâtiment des Invalides, autrefois un hôtel accueillant les blessés des guerres à l’époque de la monarchie, se reconnaissait entre tous. Bon, dépêche-toi ma fille, Bonaparte n’aime pas attendre, songeai-je en contournant la grande pelouse verte et ses massifs fleuris pour m’introduire dans l’édifice.

J’atterris après quelques minutes de marche dans une vaste salle circulaire très lumineuse, superbement ornée et égayée par quelques chandeliers qui produisaient une lueur apaisante… ou inquiétante, d’autant que personne ne visitait l’endroit en ce moment. Tant mieux. Tout le monde n’a pas besoin de savoir ce que je fabrique ici. Au centre, reposant sur un tapis émeraude rond, un magnifique monument : le tombeau de Napoléon, conçu de telle façon qu’on devait presque s’incliner, d’en haut, pour le voir. Un reportage que j’avais vu une fois indiquait qu’Hitler, en visite à Paris pendant la deuxième guerre mondiale, s’était arrangé pour éviter de se pencher, ou quelque chose dans ce goût-là – un véritable manque de respect à l’empereur !

Je m’accroupis pour observer plus en détail le granite qui constituait le socle sur lequel reposait le sarcophage. Mes doigts effleurèrent une sorte de cadenas doré, qui nécessitait de jouer avec les boutons pour relier les deux N – comme Napoléon – de chaque côté, afin de le déverrouiller. Un jeu d’enfant. J’ai empêché la rencontre entre Marie et Raphaël et emprisonné ce dernier au commissariat, alors pitié, un vulgaire verrou ne m’arrêtera pas.

Après quelques secondes, je réussis à relier les deux lettres, qui s’éclairèrent d’une lumière vive. Cela activa un mécanisme qui me permit de déplacer par glissement ce tombeau qui, d’ordinaire, pesait pourtant des tonnes, le tout sans problème. Un passage souterrain se dévoila, et j’empruntai tranquillement les escaliers qui s’enfonçaient dans une lumière bleu turquoise.

Les marches débouchaient en réalité… dans les égouts de Paris. Une rivière d’eau sale pleine de déchets longeait une rive en béton. Des canalisations argentées couraient le long des murs en pierres, laissant fuir des gouttes d’eau par endroits, et quelques ampoules rondes à la lumière vacillante servaient de maigre éclairage, car le tunnel se prolongeait au loin dans l’obscurité. Je me pinçai le nez. Berk, c’est répugnant. Ils auraient pu choisir une autre cachette, franchement.

Je marchai dans les souterrains – le terme de  « catacombes » leur correspondait mieux –, en utilisant la lumière de mon smartphone pour m’éclairer. S’orienter là-dessous relevait du défi, tant les ténèbres et l’humidité envahissaient l’endroit. Par moments, la petite berge bétonnée que j’empruntais se dégradait à ce point qu’elle s’effondrait, en ne laissant que des petits blocs sur lesquels je devais sauter, au risque de trébucher et de me retrouver dans l’eau dégoûtante et croupie.

Bientôt, la lumière réapparut, grâce à des torches qui flamboyaient d’un éclat rougeoyant, et l’eau disparut. La hauteur sous plafond diminuait, et « l’ornement » des murs revêtait un aspect… mortel, au sens propre du terme : des crânes, qui s’alignaient les uns à côté des autres, recouvraient les parois, et provoquèrent en moi une intense sensation de malaise. Sympa, le décorateur d’intérieur, il faudra que je pense à demander son numéro, songeai-je en rangeant mon téléphone dans ma poche. Au loin, j’entendis des Chevaliers qui parlaient de Graf et de sa grande inquiétude, pour oser se déplacer jusqu’au repaire, mais ils convinrent de le respecter et de le mettre à l’aise. J’attendis leur départ pour reprendre ma route.

Après plusieurs centaines de mètres parcours dans la galerie, j’arrivai à destination. Il s’agissait d’une grande pièce très sombre, dont des échancrures en tous genres tapissaient les murs verdâtres, et au fond de laquelle se trouvait un grand trône en velours carmin, éclairé par un puits de lumière provenant du plafond, et de chaque côté de la pièce brûlaient des dizaines de hauts flambeaux à la puissante lumière rouge ; ils formaient comme un chemin qui menait au fauteuil, où siégeait actuellement Léonard… accompagné d’Isaac. Leurs silhouettes se précisaient au fur et à mesure que je m’approchais du petit temple – dont les colonnes dorées arboraient un N gravé en son honneur – où Napoléon avait installé sa chaise.

–       Tu as fait du bon travail, et tes efforts seront récompensés, affirma-t-il à l’attention du père de Raphaël, ses deux mains posées sur les accoudoirs de son siège.

–       Je ferais tout pour contribuer à la gloire de mon empereur.

–       Nous devons récupérer le plus vite possible ce que nous avons perdu, nuança toutefois son interlocuteur d’une voix ferme et inquiète. Il reste encore deux autres trésors pour compléter la couronne du dragon.

–       Le pendentif de la reine et la croix du Roi Soleil ! m’exclamai-je, en me rapprochant d’eux.

Ils relevèrent la tête, surpris l’un comme l’autre par mon arrivée inopinée. Isaac me fixa avec des yeux bleus fatigués, tandis que Napoléon fronçait les sourcils, réprimant un sourire narquois. Il posa sa tête dans sa main, amusé. Mes pas résonnèrent dans la salle, dont par ailleurs deux Chevaliers en gardaient l’entrée – peut-être les mêmes qui parlaient, tout à l’heure. Je m’arrêtai à quelques mètres des deux hommes, en croisant les bras.

–       Ma chère Gwen, quelles nouvelles nous apportes-tu ?

Mes joues rougirent.

–       Je souhaitais d’abord m’excuser, pour ce matin, à la cathédrale. Je ne voulais pas… vous faire léviter de cette manière, toi et les Chevaliers, admis-je en m’inclinant avec respect.

Léon rit et se releva, rajustant d’un mouvement de bras sa cape violette.

–       J’ai certes connu plus agréable comme situation. Mais j’ai eu tort également de demander à mes hommes de vous charger de manière si brusque. Inutile de s’appesantir là-dessus plus longtemps.

–       Je viens t’informer du succès de notre plan, pour l’instant. Je suis parvenue à empêcher la fille de rencontrer le nuisible, et ce dernier moisit en prison, il ne nous gênera plus.

En relevant la tête, j’aperçus Isaac frissonner, derrière Léon. Je fronçai les sourcils, et ce dernier, intrigué, se retourna pour regarder à son tour son acolyte avant de reporter son attention sur moi. Ce doit être mon imagination. Je m’agenouillai, en continuant de fixer l’empereur dans les yeux.

–       La couronne sera bientôt complète, mais, avec ta permission, j’aimerais attendre avant de t’amener la fille tout de suite. J’en ai besoin pour la suite de notre projet.

–       J’y consens, accepta l’empereur. Tu sais de toute manière comment vont se dérouler les prochains jours, je te fais confiance.

J’acquiesçai, et Léon m’invita à me relever d’un geste de la main, avant de retourner s’asseoir sur son siège. Je m’époussetai, et fixai de nouveau Isaac, qui se contentait de rester silencieux, la tête baissée. Je ne rêvais pas ; ce frisson, à propos de Raphaël… Non, je me trompe sûrement. Dans le futur, il m’a affirmé, avant mon départ, qu’il se moquait bien de son fils. J’effectuai une révérence, et m’apprêtais à tourner les talons pour sortir du souterrain, lorsque l’empereur m’interpella une dernière fois, d’une voix imposante mais dénuée de colère.

–       Ma foi, c’est du bon travail, Gwen, me complimenta-t-il, sa joue appuyant contre son poing fermé. Si tu continues ainsi – et jusqu’ici tu ne m’as jamais déçu –, j’accepterai sans doute de te laisser la revoir. C’était la récompense convenue, si nous réussissions, n’est-ce pas ? Tu peux disposer.

Je me figeai, mes joues se teintant de rose. Jamais des mots n’avaient provoqué un tel bonheur en moi ! Il s’agissait de la première vraie satisfaction que je ressentais, depuis mon arrivée dans ce monde. Je faillis hurler de joie.

La revoir ! Je pourrais la revoir !

L’information tournait en boucle dans mon esprit. Je ne tenais plus en place, et ça augmentait ma détermination d’un cran. Je m’inclinai une dernière fois face à Léon, le remerciant, et Isaac, puis quittai la pièce, rebroussant chemin, afin de gagner l’extérieur des catacombes de Paris. Fière de moi. Je suis fière de moi !

Lorsque je sortis des Invalides, en fredonnant avec gaieté une chanson, le vent soufflait encore et les nuages assombrissaient le ciel, mais ça ne m’importait plus. Joyeuse comme jamais, j’empruntai le métro le cœur léger pour regagner le couvent, mon casque sur les oreilles et un sourire radieux aux lèvres.

Il disparut à la seconde où Marie se précipita vers moi, mon pied à peine posé dans le cloître, et je regrettai d’être revenue aussi tôt au lieu de me promener en ville. J’ôtai mes écouteurs en masquant au mieux mon ennui tandis qu’elle me parlait avec excitation, un grand sourire aux lèvres.

–       Gwen ! Te voilà enfin ! Je te cherchais partout. Où étais-tu ? demanda-t-elle, les yeux remplis de curiosité.

En train de sceller ton sort avec Napoléon lui-même, pauvre petite chose, me retins-je de lui rétorquer. Quelle gamine collante ! Impossible de m’éclipser quelques minutes de son champ de vision sans qu’elle ne s’affolât de mon absence. Elle menaçait de me gâcher le plaisir que Léon venait juste de me procurer en me promettant que je la retrouverai !

Bon, du calme. Jouer les gentilles amies polies, comme d’habitude. Rien n’entacherait mon bonheur. Pas aujourd’hui.

–       J’étais sortie me balader, en fait. Ce quartier est si agréable ! Je voulais le visiter un peu, mentis-je en affichant mon expression la plus enjouée possible.

La réponse parut la satisfaire, puisqu’elle hocha la tête, sans chercher plus d’explications, et enchaîna sur un autre sujet.

–       Dis… Maintenant que tu es de retour, j’aimerais discuter, si tu as un peu de temps et que tu es d’accord.

Elle croisa les mains dans son dos, guettant ma réaction. Je haussai un sourcil, suspicieuse, mais acquiesçai néanmoins, car si je refusais, je fragiliserais ce lien de confiance entre nous que je me forçais à construire et entretenir. Quelle catastrophe me prépare encore cette blonde écervelée ?

–       Euh, oui ? À propos de quoi ?

–       Je pense que nous serons plus à l’aise dans la chambre.

Ravie de ma réponse affirmative, elle m’attrapa le poignet, me prenant par surprise, et m’entraîna à sa suite en courant dans les couloirs du couvent, son rire léger résonnant contre les murs tandis qu’elle irradiait de joie. Elle n’a aucune manière ! constatai-je, effarée et au bord du désespoir, tandis que je la suivais malgré moi alors que je ne demandais rien sinon que de m’installer dans un coin calme et écouter ma musique. Sauf que je suis obligée de la suivre pour savoir ce qu’elle veut, même si ça m’ennuie au plus haut point…

Peu après, nous empruntâmes l’escalier, avant d’arriver à destination, ne croisant que quelques Sœurs et pensionnaires en chemin. Je m’assis sur le lit, tâchant de retrouver une respiration normale, tandis que la violoniste cessait peu à peu de glousser. Bon, pensai-je en rajustant ma coiffure, je ne désire pas traîner donc autant entrer dans le vif du sujet.

–       Je t’écoute, qu’est-ce qui se passe ?

Mon interlocutrice se raidit et reprit une attitude sérieuse.

–       Eh bien, tu sais que demain, je rencontre ma mère, commença-t-elle. Et je me demandais… si tu avais des conseils à me donner.

Quoi ?!

J’entrouvris la bouche, choquée. La gamine me suppliait juste de l’aider parce que la trouille la ravageait par rapport à la réunion de demain ?! Manquait plus que ça ! Bon sang, pourquoi est-ce que ça me tombait dessus comme ça ?! Et toujours sur moi, en plus ! Je l’ai déjà dit, je ne suis pas là pour rassurer les petites violonistes en détresse, c’est au-dessus de mes forces !

Je pense qu’il est temps d’utiliser une pirouette, là. Genre, coup de fil à un ami. Sans rancune, Jean-jean.

–       Oh, je pensais que mon oncle se chargeait de te préparer pour l’entrevue de demain, il me l’avait dit. Appelle-le, il t’expliquera comment te comporter.

–       Jean-François est occupé tout cet après-midi, expliqua-t-elle en secouant la tête. Il a insisté pour que je m’adresse à toi en attendant.

Je fulminai intérieurement. Le traître ! Il sait que je déteste copiner avec cette petite religieuse ! Bon, je devais rester calme. Il gagnait cette manche, et j’imaginais qu’il se marrait beaucoup dans son coin, où qu’il se trouvât, mais j’obtiendrais ma revanche, d’une manière ou d’une autre. En tous les cas, pour l’instant, je n’ai pas le choix. Je suis coincée avec miss blonde pour un moment… Merci de me gâcher l’après-midi, tonton. Je te le revaudrai.

–       Je vois… soupirai-je. Eh bien, pourquoi ne jouerais-tu pas la princesse de la lune à la duchesse, par exemple ? Si jamais elle doutait de ton identité, ça la convaincrait.

Je m’esclaffai en silence. Ah ah, je rigole. Prépare-toi à remplir les océans avec tes larmes, cocotte.

–       Mais oui ! s’exclama Marie, avant de se diriger vers l’armoire pour y chercher son étui. Je vais la répéter pour m’assurer de bien la maîtriser, tu as raison ! Et comme tu es violoniste, toi aussi, tu pourrais me conseiller !

Mes yeux s’écarquillèrent d’effroi. Oh mon dieu, nan, nan, nan, c’était pas dans le contrat, ça !

–       N’exagère pas, tu es bien meilleure musicienne que moi, mon avis ne te servirait à rien, tempérai-je avec gentillesse en agitant les bras.

Et surtout, vu ce qui s’est passé ce matin à Notre-Dame, je ne supporterai pas d’entendre cette stupide musique encore une fois. C’était cette petite innocente qui devait pleurer demain, pas moi ! L’épisode de la cathédrale me restait sur le cœur, et écouter la chanson à nouveau me chamboulerait une nouvelle fois, ce que je refusais.

–       Bien sûr que si ! Ton regard apportera une nouvelle perspective sur ma prestation, j’en suis sûre !

Je me retins à grand peine de me lever du lit et de sortir d’ici tant que je le pouvais, quitte à inventer n’importe quel prétexte, mais Marie ne comprendrait pas ma réaction. Elle me mangeait dans la main, hors de question de tout compromette maintenant. J’avalai ma salive.

En d’autres mots, je suis condamnée, hein… ?

–       … Très bien. Si je peux t’aider, ça vaut le coup d’essayer.

Les yeux de la minette pétillèrent, et elle se prépara. Je la regardai s’activer, inquiète et résignée. Allez, courage, il ne s’agit que d’un – très – mauvais moment à passer. Tout ira mieux après. J’inspirai un coup, et me concentrai sur la blonde, en place. Nous échangeâmes un regard, et après un hochement de tête entendu, elle commença la mélodie.

Durant sa prestation, je me focalisai autant sur sa posture que sur la musique, pour pouvoir la conseiller au mieux ensuite. Je réprimai autant que possible mes émotions, pour éviter de pleurnicher encore, et j’y parvins, à mon grand soulagement, bien qu’avec difficultés. C’est déjà ça de gagné. Je ne parvenais pas à rester tout à fait insensible à la princesse de la lune non plus, mais inutile de me plaindre d’événements que je ne comprenais pas. Par contre, cette illusion des anges volant autour de Marie… je la percevais toujours, à mon grand agacement.

–        … Alors ? demanda celle-ci, anxieuse, une fois la dernière note jouée.

Elle ôta son violon de sous son menton. Pour ma part, je tâchai de vider mon esprit, et lui adressai un petit sourire.

–       C’était… vraiment bien. Extraordinaire. Ça… se voit, que tu l’as beaucoup travaillée et que tu la maîtrises sur le bout des doigts.

La joie illumina le visage de l’adolescente. Du calme princesse, t’emballe pas. J’ai pas dit que c’était parfait, non plus. Je me relevai du lit.

–       Par contre, n’hésite pas à bien marquer tes demi-soupirs. On risquerait de les manquer, sinon.

–       Oh, tu as raison ! approuva-t-elle. Je vais faire attention.

–       Autre chose…

Je m’approchai et lui indiquai de me prêter son instrument. Elle s’exécuta et je le plaçai sur ma clavicule.

–       Quand tu joues ce mi très aigu, tu n’es pas obligée d’utiliser la septième position, la sixième suffit, surtout si tu enchaînes avec un mi basique ensuite.

Je jouai les notes en frottant l’archet sur les cordes pour illustrer mon point. La fille acquiesça.

–       C’est vrai, je me complique la vie pour rien, s’amusa-t-elle. En tout cas, tu m’étonnes : tu savais que c’était des mi alors que tu n’as jamais vu la partition.

–       Juste un coup de chance, m’empressai-je de répondre en lui restituant son instrument. J’ai une bonne oreille.

–       D’accord… Bon, je réessaye, si ça ne te dérange pas !

Si, ça me dérange. Beaucoup, même. Mais c’est pas comme si je pouvais te le dire de toute façon.

Et ainsi, tout le reste de mon après-midi s’écoula à écouter une Marie au comble de l’excitation répéter sans relâche la princesse de la lune jusqu’à la perfection. À l’approche du dîner, tandis qu’elle l’entonnait une ultime fois, je ressentis toute l’émotion et la détermination qu’elle canalisait dans ses coups d’archet ; elle acheva la mélodie dans une trille decrescendo que je devinai résonner en rythme et en harmonie avec les battements de son cœur. Elle sépara ensuite les crins des cordes dans une très grande inspiration, ses doigts fins enroulés autour du manche du violon et de l’archet.

–       À mon avis, tu es plus que prête pour ton entrevue demain, déclarai-je en croisant les bras sur ma poitrine.

–       J’espère… soupira Marie en serrant son instrument contre elle, avant de me sourire. Merci beaucoup pour tes précieux conseils, Gwen.

Je m’abstins de lever les yeux au ciel tandis qu’elle rangeait l’objet dans son étui qu’elle referma.

–       Je ne parviens toujours pas à y croire, tu sais. J’espérais ce jour depuis tellement de temps ! Comme quoi, il ne faut jamais perdre espoir !

Demain elle déchanterait à coup sûr, mais je la laissai divaguer sur le rendez-vous et la meilleure manière de se comporter – je ne pouvais pas agir autrement de toute façon.

Marie rêvait et fantasmait encore sur sa vie future lorsqu’une Sœur frappa à la porte pour nous indiquer de rejoindre le réfectoire pour le repas du soir. Josette ne nous rejoignit pas à table, sans doute car elle ne digérait pas les séparations prochaines avec sa meilleure amie, malgré tous ses efforts en ce sens. Par chance, je profitai d’un souper en paix car Marie trouva une autre pensionnaire avec qui discuter. Sitôt nos assiettes terminées, nous remontâmes à l’étage, et, après une bonne douche avec un shampoing et mon visage démaquillé, je me glissai sous les draps, vite imitée par ma colocataire. Son excitation m’avait tellement épuisée que le sommeil me gagna sans tarder.

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