La Menace de Chronos

Chapitre 11 : Partie I ~ Remonter dans le temps – Chapitre X –

9154 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 21/06/2023 23:29

– Chapitre X –


« On n’a rien sans mal. » – Proverbe français.

 

I’ve been here before

But always hit the floor

Tout se déroula à la perfection.

Focalisée sur ma partition, je m’isolais du monde extérieur. Les notes défilaient devant mes yeux, et je prenais garde à suivre avec attention la mélodie, bien que quelques erreurs se glissassent à l’occasion dans ma prestation. Mais trop de perfection tue la perfection.

À côté de moi, je sentais Marie tout autant concentrée, mais sa joie de jouer transparaissait néanmoins à travers les notes que son instrument délivrait. Chaque coup d’archet gagnait en intensité par rapport au précédent, et un sourire étirait ses lèvres. Elle ne leva pas le nez de sa partition jusqu’à la mesure finale, où je constatai que ses mains tremblaient. Tu y as vraiment été à fond, pensai-je en l’observant rajuster une mèche de cheveux, alors que les danseurs nous applaudissaient.

Tout l’orchestre se leva, effectuant un salut harmonieux, puis quelques-uns d’entre nous quittèrent la Galerie, tandis que d’autres musiciens prenaient la relève. En nous dirigeant vers les escaliers, j’en profitai pour rendre le violon à Charles. Il nous remercia, joyeux, indiquant qu’il serait ravi d’aider Marie pour sa carrière future ; elle ne cacha pas son bonheur. Nous nous frayâmes ensuite un chemin jusqu’aux escaliers. J’ignorais encore comment agir. La gentille proposition du chef d’orchestre de rester profiter des festivités m’alléchait, mais savoir qu’Isaac et Jean-François rôdaient dans les parages ne me rassurait–

Isaac !

I’ve spent a lifetime running

And I always get away

Mon cœur cogna dans ma poitrine. Comment j’ai pu l’oublier ?! Je dois lui parler en urgence ! Il devait m’aider à libérer Raphaël, parce que l’adolescent représentait la seule personne fiable sur qui je pouvais compter pour protéger Marie. J’indiquai à cette dernière de me suivre dans la Galerie des Batailles, une vaste salle aux murs ornés de peintures et où un grand et somptueux banquet avait été organisé ; plusieurs gens s’attablaient déjà. Où es-tu ? Et bien sûr, mon portable reposait au fond de ma sacoche, aux vestiaires.

Quelle poisse !

–       J’aimerais bien danser, regretta Marie en observant la salle autour d’elle. Quel dommage de ne pas avoir de cavalier…

Je baissai la tête, honteuse. C’est de ma faute, je suis désolée… Comment lui expliquer qu’en réalité, elle aurait dû valser avec Raphaël ? J’avais vraiment tout fichu en l’air. Et maintenant ? Aucune chance de retrouver Isaac, dans cette foule. Génial, c’est vraiment génial, pensai-je, abattue.

Bon, ça aurait pu être pire.

But with you I’m feeling something

That makes me want to stay

–       Quelle est cette vision de beauté qui se tient devant moi ? La noble rose s’épanouit dans ces couloirs solennels !

D’accord, là c’était vraiment pire.

Je me retournai, ainsi que la blonde, pour savoir de qui provenait cette réplique. Non loin de nous, dans un complet mauve assorti à un nœud papillon noir, un jeune homme de dix-neuf ans environ, aux cheveux châtain délavé, nous fixait – enfin, surtout Marie – de ses yeux bleu ciel, un sourire en coin. Je rêve, ou il est en train de la draguer, là ?! Raphaël n’aurait pas été content, s’il avait assisté à ça.

Je croisai les bras, contrariée. Hors de question qu’on nous importunât dans notre recherche de la croix du Roi Soleil, et surtout pas ce charmeur sans cervelle ! Il n’y a qu’une personne qui a le droit d’obtenir le cœur de Marie, et c’est le rouquin. Mais, dans le fond, qu’est-ce qui me prouvait qu’il pouvait encore éprouver des sentiments pour elle ? Il ne l’avait jamais vue, il n’avait pas vécu toutes ces aventures qu’il aurait dû vivre avec elle et qui les auraient plus rapprochés encore, je ne pouvais pas les forcer à s’aimer, tout de même ! Non… Je suis sûre qu’ils sont faits l’un pour l’autre. Quand j’irai délivrer Marie tout à l’heure, je la ramènerai à l’appart de Raphie, et le coup de foudre se déclenchera aussitôt. Tout comme aux Champs-Élysées, si je n’avais pas mis mon grain de sel là-dedans. Sauf qu’il me restait encore à trouver Isaac, et ça, ça s’annonçait compliqué. Pourquoi ne le voyais-je nulle part ? Je secouai la tête. Déjà, il fallait s’éloigner de ce dragueur de pacotille, et en vitesse. J’attrapai Marie par le bras, mais elle ne bougea pas. Marie ! Ce n’est pas le moment de rêvasser, s’il te plaît !

–       Heu… Quoi ?

 

I’m prepared for this

I never shoot to miss

Ses joues rosissaient, et elle observait le jeune homme qui nous avait abordées d’un air conquis. Cette remarque paraissait la combler de plaisir. Je ne parvenais pas à le croire. Je tirai avec plus de force encore sur le bras de la violoniste, mais elle refusait d’effectuer le moindre geste. Il fallait dire qu’elle portait toujours sa robe de bal et qu’elle ne pouvait qu’attirer tous les regards, rayonnante comme elle l’était. Mais quand même… Je t’assure que Raphaël vaut cent fois mieux que lui. Sauf qu’elle ne le connaissait pas.

Évidemment.

–       Pardonnez-moi, mademoiselle, déclara notre interlocuteur dans une révérence. Votre beauté m’a tellement enchanté que j’en ai oublié mes bonnes manières.

Je grimaçai. Tu parles de bonnes manières ! Le mieux pour tout le monde, ce serait que tu déguerpisses, et en vitesse. Elle est déjà prise ! Même si son petit ami croupissait en prison par ma faute. L’adolescente, cependant, semblait aux anges, à mon grand désespoir.

–       Je m’appelle Victor, pour vous servir. Que diriez-vous de rejoindre la Galerie des Glaces ? L’orchestre va bientôt commencer un nouveau morceau, et vous me feriez un grand honneur en m’accordant une danse.

–       Je crois que la jeune fille est un peu trop fatiguée pour vous accompagner, rétorquai-je en m’avançant, mains sur les hanches. Cette discussion est terminée.

But I feel like a storm is coming

If I’m gonna make it through the day

Marie posa une main douce sur mon épaule. Je me tournai vers elle, et aperçus ses yeux qui pétillaient, et le sourire sur ses lèvres, comme si elle voulait me rassurer. Je décroisai les bras, inquiète et gênée à la fois. La situation m’échappait. La violoniste irradiait tout simplement de bonheur et ça m’effrayait. Seul Raphaël aurait dû être en mesure de la combler de joie, pas ce Victor sans valeur qu’elle ne connaissait même pas. Et si… elle en tombait amoureuse ? La détresse me gagna, mais je n’y pouvais rien. Je ne vais quand même pas forcer Marie à refuser, elle rêvait de danser… Et il faut encore que je trouve Isaac…

Je reculai d’un pas, détournant le regard. Je ne pouvais pas supporter ça. Mais qu’est-ce que j’ai fait ? Je me sentais perdue ; mon piège se retournait une nouvelle fois contre moi. Très bien, je composerais avec.

–       Ça va aller, Gwen, ne t’inquiète pas pour moi. Veuillez excuser mon amie, Victor, elle veille simplement sur moi, un peu trop parfois. J’accepte votre invitation avec grand plaisir. On se retrouve plus tard au niveau des escaliers ! me lança-t-elle joyeusement, tandis qu’elle quittait la Galerie des Batailles en compagnie de son partenaire.

Ouais, à plus tard… songeai-je en soupirant.

Une terrible envie de m’affaler sur l’une des chaises qui entouraient l’immense table où se déroulerait le grand banquet s’empara de moi, mais ça n’aurait pas fait très chic. Sans réel but, je me dirigeai vers la salle de réception. Les murs de la pièce, décorés de quelques peintures d’artistes, affichaient des tons nacrés. Un lustre pendait du plafond, diffusant une chaude lumière dorée dans la pièce, et les occupants de la salle – des membres de la haute société, bien sûr – s’agglutinaient autour d’une petite table, sur laquelle trônaient des alcools plus luxueux les uns que les autres, ainsi que des amuse-gueules non moins raffinés. Ça parlait finance, ça parlait politique, bref, rien de très passionnant. Ils jacasseront moins demain, en voyant émerger les jardins suspendus. Je ne savais toujours pas comment je me débrouillerais pour les stopper.

Then there’s no more use in running

This is something I gotta face

Je m’installai sur le siège en velours rouge situé juste devant le grand piano noir, placé non loin de la table, dans un coin de la pièce. Jouer un petit air me détendrait. Je ne maîtrisais pas cet instrument sur le bout des doigts, mais ça ne m’empêchait pas de l’apprécier quand même. Les quelques notions que je possédais remontaient au primaire, un peu au secondaire aussi. Même si je n’en jouais plus aussi souvent qu’avant, côtoyer plusieurs instruments s’avérait enrichissant.

Des cahiers de musique traînaient sur le rebord du piano. J’en feuilletai un, curieuse. Que des grands compositeurs, bien sûr. Mon choix s’arrêta sur un morceau que je reconnaissais un peu, une étude de Heller. Je regardai les touches blanches et noires, songeuse. Il paraît que seule la noblesse avait le droit de jouer du piano, dans l’ancien temps… Désolée si mon rang social n’est pas suffisant pour toi, petit instrument. Comment aurais-je pu prévoir que Marie m’abandonnerait sans gêne pour danser dans les bras d’un dragueur inintéressant ? J’aurais dû profiter de l’occasion pour rechercher Isaac, mais le retrouver dans cet immense château s’apparentait à chercher une aiguille dans une botte de foin. Comment les rois de jadis se repéraient-ils, dans ce gigantesque palace ?

Bref, le moment ne se prêtait pas à m’attarder sur ce genre de questions. Pas d’altérations à la clé, mesures à quatre temps, rien d’insurmontable. Je me lançai, et les gens dans la salle se retournèrent et me regardèrent en chuchotant. Bon, d’accord, j’allais peut-être plus lentement que le tempo indiqué, et hésitait beaucoup sur certains passages, mais mon interprétation tenait la route, en dépit d’erreurs. Et plus j’avançais dans la mélodie, plus je gagnais en assurance ; mes doigts se souvenaient de leur position sur le clavier. C’est fou ce que jouer de la musique détend. Je ne quittais pas la partition des yeux, tâchant d’être la plus concentrée possible.

Le morceau terminé, quelques applaudissements timides s’élevèrent, pour disparaître aussitôt, et les conversations reprirent de plus belle pour les rares interrompues par ma prestation. On dirait que je n’ai pas fait sensation… Je posai mes bras sur le dessus du piano en poussant un profond soupir, ennuyée – une position peu altière qui me valut des regards outrés et des messes basses murmurées avec colère de la part des personnes présentes dans la pièce. Je ne savais pas quoi faire.

–       Tu devrais aller les rejoindre.

If I risk it all

Could you break my fall?

Je sursautai sur le tabouret et ôtai mes mains de l’instrument, pas tant en entendant la voix qu’en apercevant les traits de la personne qui s’adressait à moi.

C’était lui. Aucun doute possible, son visage ne trompait pas.

Il semblait toujours aussi fatigué, et ses cheveux perdaient leur éclat d’autrefois. Et depuis combien de temps ne s’était-il pas rasé ? Je me demande bien comment le vigile a pu le laisser entrer… Il m’avait fait peur, en plus ! Je me pinçai l’arrête du nez, avant de reposer mes mains sur mes genoux, en soupirant. Au moins, je l’avais trouvé. Ou plutôt l’inverse, en fait…

–       Marie et Victor. Tu devrais aller les rejoindre à la Galerie des Glaces. L’orchestre n’a pas encore commencé à jouer.

–       Bonsoir à toi aussi, Isaac, répondis-je, désabusée. Jean-François n’est pas avec toi ? demandai-je en observant avec anxiété les alentours.

Pour toute réponse, il secoua la tête. Toujours aussi bavard, je vois. En tous les cas, il semblait effectivement seul pour l’instant. Tant mieux.

How do I live? How do I breathe?

When you’re not here I’m suffocating

–       Contente de te… revoir. Par contre, j’ai d’autres préoccupations que m’amuser, là.

Notre dernière rencontre remontait à cette entrevue sous les Invalides avec Bonar – sans doute en train de se préparer en ce moment pour nous rejoindre dans les jardins de Versailles. J’appréciais Isaac ; quoique très secret, il avait toujours été sympathique avec moi, depuis toutes ces années que je le côtoyais. Bon, fini de rêvasser. Maintenant qu’il est là, on va pouvoir passer aux choses sérieuses.

–       Il faut que je te parle, annonçai-je d’un ton grave.

Il demeura impassible, se contentant de me fixer du regard.

–       Soit. Mais avant, j’aimerais que tu m’accordes une danse.

I want to feel love run through my blood

Tell me is this where I give it all up?

Ces paroles me laissèrent muette, la bouche bée, une attitude encore une fois tout sauf royale. Sérieusement ?

–       C’est… C’est une blague ? demandai-je, mes joues s’empourprant sous l’émotion. D’une, je suis très mauvaise en valse, et de deux, tu as écouté ce que je t’ai dit ? J’ai des affaires urgentes à régler.

–       S’il te plaît. Je te promets qu’on discutera ensuite.

On sait ce que valent tes promesses… Je poussai un profond soupir. Si je refusais, il ne m’aiderait pas à secourir Raphaël, et sans ce dernier, je me retrouvais sans lieu pour cacher Marie. Déjà que je n’étais même pas sûre qu’Isaac accepterait même en dansant avec lui…

–       Puisqu’il le faut vraiment… Je te suis. Mais ne crois pas que tu te défileras ensuite.

Pourquoi je sens que je vais vraiment le regretter…

For you I have to risk it all

’Cause the writing’s on the wall

Je me serais bien passée d’aller danser. Surtout avec Isaac ! On se connaissait depuis longtemps, mais quand même ! Il ne doute vraiment de rien… songeai-je, énervée, tandis que nous gagnions la Galerie. Heureusement, Marie et son partenaire se tenaient à l’autre bout de la salle, et ne nous voyaient par conséquent pas, d’autant que beaucoup de couples se trouvaient sur la piste.

Isaac glissa sa main dans le creux de mes reins, sans être trop brusque, mais je ne pus m’empêcher de me sentir très mal à l’aise – je n’avais jamais valsé, après tout ! Je pris sur moi et posai, un peu hésitante, ma main gauche sur l’épaule de mon cavalier. Bien qu’il me dépassât en taille, cela ne me gênait pas outre mesure. Je regardai Isaac, très calme dans son smoking noir. Pourvu que je ne lui marche pas sur les pieds… Je ne voulais surtout pas me ridiculiser. L’orchestre non loin de nous, prêt à jouer, entonna une mélodie, issue de quelque opéra connu.

Par instinct, mon pied gauche recula, suivi du droit, et les deux se rejoignirent. Qu’est-ce que… Qu’est-ce qui se passe ? À ma grande surprise, j’arrivais très bien à suivre mon partenaire, sans le gêner. Mes pas se succédèrent les uns derrières les autres, avec aisance, alors que je me rappelait pas avoir valsé un jour. Mon corps exécutait avec fluidité les mouvements, comme s’il connaissait la danse depuis toujours. Je ne parvenais pas à m’expliquer un tel phénomène.

Soudain, une image de moi, petite, me revint en mémoire : je riais aux éclats, et je sentais la présence de quelqu’un qui me faisait tournoyer, et qui m’accompagnait. Je tressaillis. Pourquoi ce souvenir me revenait-il brusquement à l’esprit ? Je ne réussissais pas à discerner la personne à mes côtés, trop floue, comme l’environnement du reste. Et une migraine atroce menaçait de me vriller la tête.

–       Je croyais que tu ne savais pas valser ? s’étonna Isaac, amusé, tandis qu’il me guidait.

–       J’en suis la première surprise, avouai-je, déconcertée. Mais, depuis le début de la mission, j’ai été décontenancée plus d’une fois.

–       C’est de ça dont tu souhaites parler ? Du plan ?

A million shards of glass

That haunt me from my past

Je me mordis les lèvres. Je ne sais pas si tu vas aimer ce que je vais te dire. Mais autant se montrer franche.

–       Écoute, j’ai besoin de ton aide.

–       À quel propos ?

–       Pour libérer Raphaël.

Je sentis son corps se raidir d’un coup sous mes doigts.

–       Ce n’était pas ce qui était convenu.

–       Oui. Je l’ai emprisonné, l’autre jour, mais je réalise mes torts. Je veux corriger mes fautes, maintenant, et je n’y arriverai pas sans toi.

–       Tu sais que l’organisation va être folle que tu contraries ses projets ? s’enquit l’adulte sans me quitter du regard.

J’avalai ma salive, alors que nous tournions d’un quart de tour vers la droite. C’était une erreur de vouloir changer le cours du temps. Il fallait bien que je réparasse mes erreurs, et j’assumerais sans exception toutes les conséquences que cela impliquait. Et peu importait ce que pouvait en penser l’organisation.

As the stars begin to gather

And the light begins to fade

–       J’espère que tu sais ce que tu fais.

–       C’est… un oui ? demandai-je d’un ton hésitant teinté d’espoir.

–       Je… Je lui dois au moins ça, souffla-t-il en baissant les yeux. Même si je ne lui donne plus de nouvelles depuis des années, je tiens beaucoup à lui.

Un sourire éclaira mon visage.

–       Je le savais. Ce frisson, aux Invalides, je ne l’avais pas rêvé, n’est-ce pas ?

Mon interlocuteur ne répondit rien, sinon de rester concentrée sur la danse. Malgré tout, un tas de questions défilait dans ma tête. Isaac pouvait-il en effet renouer le contact avec son fils ? Ça aurait été fabuleux, depuis le temps que l’adolescent attendait de revoir son père… C’est bizarre, qu’Isaac soit d’accord, sans même émettre d’objection. Et rien n’affirmait que Raphaël pardonnât à son père, qui l’avait abandonné depuis trois ans !

Je sentis tous les regards des couples sur la piste se poser sur nous ; cela ne m’empêcha pas de continuer à évoluer dans les bras d’Isaac : je me sentais bien, et je prenais beaucoup de plaisir à accompagner mon partenaire. Plus rien autour ne me déconcentrait. Et moi qui n’avais jamais valsé de ma vie… ! Voilà que j’attirais toute l’attention – même un peu trop.

When all hope begins to shatter

Know that I won’t be afraid

La chorégraphie se termina après plusieurs longues minutes, qui défilèrent vite. Je devais reconnaître un talent pour la danse au père de Raphaël ; valser avec lui me procurait un sentiment très agréable. Nous quittâmes la piste tous les deux, une échappatoire pour moi à tous ces danseurs qui ne cessaient de se focaliser sur le couple formé par Isaac et moi et sur notre soi-disant merveilleuse danse. C’est très embarrassant… Un serveur nous proposa une flûte, qu’Isaac refusa et moi de même, ayant besoin de garder les idées claires pour la suite des opérations. Il me restait deux ados à sauver.

–       Tu sais, tu ne te débrouillais pas trop mal, toi non plus. Tu vas me dire pourquoi tu tenais tant à danser ? demandai-je avec malice.

–       Ça me rappelle des souvenirs, avec ma femme. Et j’ai aussi valsé avec Élisabeth ici, autrefois.

Mes sourcils se haussèrent sous la surprise et je le scrutai tandis que nous marchions pour gagner les escaliers.

–       Tu as dansé avec la duchesse ? Toi ? J’ai du mal à le croire. Mais à ce sujet, justement…

Je reportai mon attention devant moi.

If I risk it all

Could you break my fall?

–       Tu ne m’as jamais parlé de ta relation avec elle. Vous vous connaissez, pourtant, non ?

–       Je ne comprends pas où tu veux en venir.

Comment lui expliquer ? J’ai peur de le froisser. Mais je dois quand même discuter de ça avec lui, il pourrait savoir quelque chose. Bon, autant me lancer.

–       Il y a… une question que je me suis toujours demandée. Comment Graf sait-il, pour la couronne du dragon ? Pour la mère de Marie et pour son rôle de « clé » des jardins suspendus ?

–       C’est un historien diplômé de la Sorbonne, répliqua-t-il d’une voix rauque en haussant les épaules. Les recherches, ça le connaît.

–       Certes. Mais je conçois mal qu’il ait pu tout découvrir tout seul. La duchesse savait que tu avais un fils, réciproquement, tu devais donc savoir qu’elle avait une fille.

–       Et alors ? Cela t’amène à quelles conclusions, exactement ?

Quand il faut y aller…

–       Isaac… Tu n’aurais pas trahi Élisabeth en révélant l’identité de sa fille ou bien l’endroit où elle l’a cachée à l’organisation… hein ?

How do I live? How do I breathe?

When you’re not here I’m suffocating

Un silence s’installa, sans aucune réponse de sa part, et je n’aimais pas ça. J’avais beau appartenir à l’organisation et connaître ses membres comme ses méthodes, je peinais à croire que Jean-François, même prêt à tout, pût amonceler les informations à lui seul. Sa cousine se battait encore en ce moment de toutes ses forces pour protéger sa fille de la perversité de son cousin et utilisait sûrement autant d’influence que possible dans ce but, alors comment avait-il tout découvert sur la violoniste ?

–       Ne me dis pas que tu as fait ça à ta meilleure amie ?!

–       Bien sûr que non, je n’ai rien dit. Elle ne m’a jamais confié où se trouvait sa fille. Et tu abuses de m’accuser ainsi. C’est toi qui as poignardé la duchesse dans le dos en suivant le plan pour exploiter Marie afin de remettre Napoléon sur le trône.

–       Oui, mais plus maintenant ! D’ailleurs c’est bien pour ça que je t’ai demandé de m’aider à sauver ton fils que tu as quitté depuis trois ans !

–       Et Élisabeth qui a délaissé sa fille pendant dix-sept ans, c’est mieux, peut-être ?

Je secouai la tête, hors de moi.

–       Sérieusement ? On est vraiment en train de faire un concours de qui a abandonné son gosse le plus longtemps ? Parce que dans ce cas, tu sais que tu peux ajouter à la liste mes parents qui se sont barrés depuis quinze ans !

Ma main dénoua avec rage mon chignon, et mes cheveux retombèrent en cascade dans mon dos. Le ton haussé de ma voix attira l’attention de plusieurs personnes sur nous. J’inspirai un grand coup pour me calmer. Ça n’aurait pas dû se dérouler comme ça. Mes géniteurs constituaient bien le dernier sujet de discussion dont je souhaitais parler maintenant – dont je souhaitais parler tout court, d’ailleurs. Pour l’instant, je ne possédais aucune preuve de la trahison d’Isaac envers Élisabeth ou même son époux, le père de Marie.

I want to feel love run through my blood

Tell me is this where I give it all up?

L’adulte me dévisagea tandis que je refaisais ma coiffure, avant de finalement s’exprimer :

–       Jean-François patiente quelque part dans un coin du château pour attraper Marie, et Léonard Bonar interviendra dès que vous arriverez dans les jardins.

Et toi, Isaac, songeai-je en plantant mes yeux dans les siens, pourquoi tu es à Versailles, ce soir ?

–       Je vais délivrer Raphaël. Au revoir, Gwen.

Sans ajouter d’autre mot, il tourna les talons et partit. Sidérée, je le regardai s’éloigner de moi et descendre les escaliers. Quoi ?!

For you I have to risk it all

’Cause the writing’s on the wall

–       Comment ça, « au revoir » ?! Nous n’avons pas terminé cette discussion ! protestai-je en étendant les bras.

Trop tard. Je ne pus que les baisser en constatant sa disparition parmi la foule de personnalités qui se déplaçaient dans le palace. Encore une fois, je me retrouve seule, songeai-je en croisant mes bras sur ma poitrine, désemparée et désabusée. J’avais peut-être dépassé les bornes, en accusant Isaac. Cette lueur aperçue dans ses yeux, je ne la connaissais que trop bien : il s’agissait de la souffrance éprouvée lorsque l’on était éloigné de gens chers à notre cœur. Élisabeth aussi a la même. Elle manque à Isaac, tout comme Raphaël.

–       Gwen !

Je me retournai, surprise. Marie, au comble de la joie, tenait sa robe blanche dans ses mains pour ne pas marcher dessus. Elle m’adressa un signe de main, évitant quelques invités qui arrivaient en sens inverse. Qu’est-ce qui a bien pu la mettre dans cet état ? Je ne l’avais pas vue danser sur la piste, à cause de la foule. J’espérais que son prétendu « cavalier » ne lui avait rien fait, au moins ! Elle devait rester concentrée sur notre mission.

–       Désolée de t’avoir fait attendre. C’est que… Victor a eu beaucoup de mal à me laisser partir. Tu sais comment il m’a appelée ? « La Rose de Versailles » ! me confia-t-elle en laissant tomber sa robe pour joindre ses mains, toute excitée. Il est un peu maladroit, mais vraiment charmant. Je crois qu’il me plaît bien…

The writing’s on the wall

J’ouvris de grands yeux, ahurie. Devais-je comprendre par là que la violoniste craquait pour ce charmeur bête comme ses pieds ? Et Raphaël, là-dedans ? Bon sang, il est urgent que je les réunisse, ces deux-là. Ça craint, je n’avais pas prévu que Marie tomberait amoureuse d’un autre !

–       Il m’a demandé mon numéro de téléphone… Comme je n’en avais pas, je lui ai laissé l’adresse du couvent, j’espère qu’on aura l’occasion de se revoir. Au fait, j’ai entendu qu’on te complimentait beaucoup sur ta valse. Tu as de la chance de savoir si bien danser, j’ai manqué de marcher plusieurs fois sur les pieds de Vic’ – pardon, Victor, corrigea-t-elle, écarlate, enfouissant sa tête dans ses mains gantées.

« Vic’ » ?! Ben dis donc, t’as pas perdu de temps ! De pire en pire ! Si Marie ne rencontrait pas Raphie en vitesse, bonjour le drame. Je posai mes deux mains sur ses épaules, dans une tentative que je savais en mon for intérieur vaine, pour la redescendre sur terre. Elle acquiesça, et promit de rester concentrée sur notre enquête. Je lui demandai de se changer dans les coulisses et de m’attendre devant la grande porte donnant sur les jardins, lui affirmant que je la retrouverais dans cinq minutes. Elle ne me questionna pas et suivit mes instructions, descendant avec grâce les escaliers.

Bon, il faut que je retrouve Olive pour accéder au salon d’Hercule et parler au guide, pour qu’il nous accorde l’accès aux jardins. La croix, dernier élément de la couronne, ne se dénicherait pas toute seule, après tout. Retournant dans la Galerie des Glaces, je repérai la jeune musicienne, en pleine tentative d’accordage de son violon ; je lui indiquai de me suivre à la salle de réception, où je jouais les trois notes, do, ré, mi au piano. Direction le salon d’Hercule, une petite discussion avec Renaud, le guide, et tout était réglé.

Enfin, presque.

How do I live? How do I breathe?

When you’re not here I’m suffocating

Pressée de rejoindre les coulisses, je quittai le salon un peu trop vite, et dans ma hâte, je me cognai à l’un des nombreux invités présents dans le château, alors que j’avais pourtant essayé de les esquiver.

–       D… Désolée, m’excusai-je en me frottant la tête. Vous n’avez ri–Jean-François ?!

Les yeux écarquillés, je manquai de m’étrangler. De toutes les personnes évoluant dans le château, évidemment, je devais le croiser.

–       Je ne t’avais pas vu… Pourtant, avec tes vêtements ringards, on te repère à des kilomètres à la ronde, gloussai-je, une main gantée couvrant ma bouche. T’aurais pu mettre un smoking, quand même.

–       Et toi, tu ressembles à une poupée, rétorqua Jean-François en me toisant avec mépris, avant de ricaner, sournois.

–       Je ne te permets pas !

Je me tournai vers lui, furieuse, et nous nous regardâmes tous les deux, yeux dans les yeux, pendant un long moment. Je croisai les bras, plus qu’exaspérée. Ce qu’il peut être pénible ! Les gens autour de nous nous observaient d’un air curieux, se demandant si une bagarre éclaterait. Je lui aurais bien flanqué une bonne gifle, mais j’ai déjà eu ma dose avec Isaac, et ce n’est pas le moment de m’exciter. Jean-jean n’attendait que ça. Et pire, si je ne me retenais pas, il risquait de suspecter mes véritables intentions : sauver Marie et empêcher que les jardins suspendus ne détruisissent la ville. Surtout, rester naturelle. Bon, concentration maximale sur le plan. Bonar déboulerait dans peu de temps.

I want to feel love run through my blood

Tell me is this where I give it all up?

–       Je t’ai déjà répété que ça ne m’amuse pas, mais je suis bien obligée de surveiller Marie. On sera dans les jardins du château dans quelques minutes, donc ne tarde pas à te rendre dans les escaliers, elle passera par là, et tu pourras l’attraper. Maintenant, tu m’excuseras, mais là, j’ai à faire.

Je le contournai et me dépêchai de rejoindre les coulisses, soulagée. Par chance, Jean-François ne chercha pas à me retenir. Sans doute l’empereur souhaitait-il une union totale pour mener à bien la mission ; pas question donc de nous chamailler. J’entendis tout juste Graf appeler Léon pour l’avertir que tout était prêt, avant que sa voix ne s’étiolât au fur et à mesure que je m’éloignais de lui.

Dans la cabine d’essayage, j’ôtai ma robe et mes talons hauts en velours. Je me sentis beaucoup mieux en tenue décontractée – comment Jean-François avait-il pu entrer sans costume ? Il possédait ses contacts, un constat effrayant. J’enlevai les créoles que je rangeai dans la boîte à bijoux, rattachai mes cheveux en une queue-de-cheval, récupérai ma sacoche et me hâtai de rejoindre Marie.

J’expliquai à la violoniste que la croix était sans doute cachée quelque part à l’extérieur. Le vigile nous autorisa à passer, et nous nous dirigeâmes vers le parterre de Latone, passant par les jardins. Construits par André Le Nôtre, près de quatre-cents œuvres d’art les enrichissaient, et Apollon occupait une place majeure.

L’herbe et l’eau abondaient, la lune pleine brillait, permettant d’admirer la magnificence de la fontaine toute illuminée. J’appuyai sur les grenouilles pour reproduire la comptine des Amaryllis, sous le regard de l'adolescente. Et voilà, songeai-je, tandis que tous les amphibiens s’éclairaient d’un vif éclat multicolore et que l’un d’eux ouvrait dans un crissement métallique sa gueule pour révéler la croix. La blonde s’approcha pour la regarder, un peu sceptique, mais je lui affirmai qu’il s’agissait du véritable artéfact. Elle s’apprêtait à ajouter quelque chose, mais une voix qui nous parvint, de loin, la stoppa.

How do I live? How do I breathe?

When you’re not here I’m suffocating

–       Muh, huh, huh. Tu l’as donc trouvée à ma place.

Léon ! Bon sang, pour un peu, je l’aurais presque oublié ! Marie poussa un cri et recula de quelques pas, sous le coup de la peur. Je me plaçai devant elle, sur mes gardes. Il fallait jouer mon rôle à fond, si je voulais empêcher que Bonar se doutât de quelque chose. L’homme s’approcha de nous, ses bottes épaisses foulant l’herbe humide du sol. Il m’adressa un grand sourire complice, auquel je répondis, afin qu’il continuât à croire que nous appartenions toujours au même camp. Pas le choix. Il nous proposa une partie de son trésor, que je refusai.

–       Marie, soufflai-je, le cœur serré en sachant d’avance ce qui lui arriverait, enfuis-toi dès qu’une opportunité se présentera.

Elle joignit ses mains, se mordant les lèvres. Je savais qu’elle s’inquiétait pour moi ; cependant, elle devait partir. Même si elle n’irait pas bien loin, vu que Graf l’attendait au tournant. Mais l’avertir du danger signifier nous placer toutes les deux dans une situation périlleuse.

Et ça, je ne le pouvais pas.

I want to feel love, run through my blood

Tell me is this where I give it all up?

–       Mais toi alors ?

–       Pas de soucis. Je m’en sortirai.

Je n’en étais même pas sûre moi-même.

Occupe-toi plutôt de toi… J’aurais tant voulu que tout se déroulât bien ! La blonde hocha la tête, et se dépêcha d’effectuer un demi-tour pour s’enfuir et échapper à Napoléon, sans demander son reste, ignorant ce qui l’attendait plus loin. Je la regardai s’en aller, au bord des larmes. Du calme, Gwen. C’est ainsi que les choses doivent se passer. Pas de panique, tu la sauveras après. Ça me fichait quand même un sacré coup au moral. Et si jamais je ne parvenais pas à la secourir ? Et si jamais je n’arrivais pas à empêcher l’empereur de semer la terreur, avec son arme destructrice ? Et  si un drame frappait Raphaël ? Malheur ! Je ne me le pardonnerais jamais.

Je ressortis quelques mèches de cheveux de ma coiffure, me sentant d’un coup très mal. Comment avait-on pu en arriver là ? J’avais l’impression d’avoir trahi la confiance de Marie, et ça me rendait malade.

–       Ah ah ! Elle est tombée tout droit dans le piège ! s’esclaffa avec force Bonar. Il n’y a plus qu’à laisser Graf s’occuper du reste.

Il me regarda, ravi, et s’avança vers moi dans un cliquetis métallique, avant de poser une main gantée sur mon épaule. Surprise par la gentillesse de son geste, je relevai la tête et remarquai – était-ce possible ? – de la fierté, dans son regard. Que le plan fonctionnât à la perfection le ravissait. Demain, il libérerait sa machine de guerre. Et je ne voulais plus du tout ça, à présent. Avant, peut-être ; mais plus maintenant.

–       C’est du bon travail, Gwen. Comme promis, je te laisserai la revoir, demain, ajouta-t-il en me prenant la croix. Nous comptons tous sur toi pour être présente, lors de l’avènement de mon trésor. Tu auras une place d’honneur, je te le garantis.

Je le remerciai en essayant d’avoir l’air le plus enthousiaste possible, mais ma joie sonnait faux. Je n’arrivais pas à être heureuse, et je m’inquiétais surtout pour la suite des événements. Une saveur désagréable tapait sur ma bouche. Ce soir, un goût amer teintait la victoire. Le goût de la défaite. Et la faute me revenait. Peut-être qu’il était même trop tard pour arranger les choses, à présent.

For you I have to risk it all

Pardonne-moi, Marie…

’Cause the writing’s on the wall

 

***

 

Marie se dépêcha de quitter en hâte le parterre de Latone. Elle regrettait déjà de tout son cœur d’avoir laissé Gwen toute seule face à Napoléon, mais elle ne disposait pas d’une foule d’options. Ça aurait été stupide de vouloir rester là-bas envers et contre tout. Si elle réussissait à quitter le château de Versailles, elle se rendrait à la police, peut-être se trouvait-il des gens à l’intérieur qui l’épauleraient ? Sa première préoccupation : trouver de l’aide, le plus vite possible. Ensuite, elle gèrerait le reste.

Quittant les Jardins, elle retourna à l’intérieur du château, où elle débarqua dans l’immensité de la Galerie des Anges. N’y trouver personne l’étonna ; il y avait encore du monde, pourtant, lorsqu’elle y avait attendu que Gwen la rejoignît. Tant pis, elle tomberait sur quelqu’un, non ? Elle passa à côté des tables bien dressées aux nappes ocre, et monta quelques marches pour rejoindre la cour du Prince.

Vide.

Elle s’arrêta un moment, surprise. Comment était-ce possible ? Le château grouillait de monde à peine cinq minutes auparavant ! Où étaient-ils donc tous passés ? Elle ne comprenait pas la raison de la disparition de tous ces gens. De l’aide, elle avait besoin d’aide ! Elle ne parviendrait pas à s’en sortir, sinon.

Après une inspiration, elle se remit à sprinter, vers les escaliers. Ils étaient à coup sûr montés à l’étage pour assister à une réception ou à quelque chose de similaire. À vrai dire, elle espérait que ce fût cela, il s’agissait de sa dernière chance d’obtenir du secours. Et puis, elle approchait du hall d’entrée. Qu’est ce qui risquait de lui arriver ?

Dans sa précipitation, elle manqua de glisser et de tomber par terre, mais elle n’avait pas le droit de s’arrêter. Gwen ne réussirait pas à retenir Napoléon très longtemps, et plus elle s’éloignait de cet homme, plus elle serait en sécurité. Il ne possédait rien de l’image qu’elle se représentait de l’empereur étudié en cours d’histoire : il revêtait un costume bizarre, et semblait bien plus dangereux.

Enfin, elle atteignit aux escaliers. Dans l’idée, elle comptait d’abord se rendre à l’étage, voir si elle trouvait du monde. Dans le cas contraire, elle essaierait de trouver un téléphone pour prévenir quelqu’un, et s’enfuirait par le hall. Oui, dans l’idée, elle aurait agi ainsi.

Du moins, si elle n’était pas tombée, à sa grande surprise, sur une personne qu’elle connaissait fort bien.

–       Ah ? Tu ne pouvais pas mieux tomber. Gwen a des ennuis !

Elle ne chercha pas à comprendre ce que Jean-François fabriquait là, et pourtant, elle aurait dû. Elle ne chercha pas non plus à justifier sa propre présence dans ce château, où elle n’était pourtant pas censée être. Une seule pensée lui traversait l’esprit : sauvée, elle était sauvée. Son tuteur lui donnerait un coup de main, et viendrait en aide à Gwen – elle était bien sa nièce, non ? Marie se permit de reprendre son souffle. Elle ne risquait plus rien, à présent. Mais Napoléon se trouvait toujours dans les jardins, et il fallait le stopper !

Elle regarda Jean-François, espérant l’entendre dire quelque chose ; son absence de réaction lui apparaissait pour le moins… troublante. Pourquoi ne réagissait-il pas ? Elle venait tout de même de lui dire que sa nièce courait un grave danger !

–       Eh ?

Elle ne commença à s’inquiéter que lorsqu’un rictus effrayant difforma son visage. Jamais il ne grimaçait ainsi, avant. Il commença à s’approcher d’elle, et d’instinct elle recula ; quelque chose en elle lui soufflait de fuir, le plus vite possible, même si elle refusait de croire que Jean-François entretînt un quelconque lien avec Napoléon, ou la couronne. Elle avait passé dix-sept ans de sa vie, à ses côtés, et elle lui vouait une confiance aveugle. Il s’agissait de son tuteur, il veillait sur elle depuis des années, alors il ne pouvait pas être mêlé à tout ça !

Des larmes lui piquèrent sans crier gare les yeux. Alors pourquoi, pourquoi éprouvait-elle malgré tout ce sentiment de trahison qui lui brûlait le bas-ventre ? Un mélange intense de déception et de désespoir jamais ressenti auparavant.

Elle continua à reculer, mais, soudain, son dos se heurta à du métal. Ce même matériau qui composait l’armure des Chevaliers diaboliques. Marie n’eut même pas besoin de se retourner pour confirmer son intuition, que trois d’entre eux se jetèrent avec violence sur elle, deux lui agrippant chacun un bras, tandis que le dernier la ceinturait si fort qu’il l’empêchait presque de respirer. Devant elle, Jean-François la regardait avec un sourire satisfait, un sourire malsain qui glaçait le sang. Il sortit de la poche de sa veste un téléphone vieux modèle à touches, et composa un numéro avant de coller l’appareil à son oreille.

Marie se mordit la lèvre, ne cherchant même pas à crier – en quoi cela arrangerait-il son cas ? Elle espérait encore qu’il s’agît d’une terrible méprise. Elle ne pouvait pas admettre la vérité qui se présentait juste sous ses yeux. Il devait y avoir une explication.

Tout cela n’avait aucun sens.

–       Allô, Léonard ? J’ai bien attrapé Marie, comme prévu. Il ne reste plus qu’à reformer la couronne. Si nous respectons le plan, tout sera prêt demain après-midi.

L’adolescente ouvrit de grands yeux. Jean-François savait, pour la couronne du dragon ? Et qui était Léonard ? Elle eut l’impression d’être poignardée en plein cœur. Avec cette phrase, tous ses derniers espoirs s’envolaient. L’évidence la frappa de plein fouet. Il ne la secourrait pas. Un constat insupportable.

Elle chercha à comprendre. Pourquoi se comportait-il ainsi ? Elle n’imaginait pas qu’il eût joué la comédie durant ces nombreuses années. Elle lui avait fait confiance, elle aurait tout sacrifié, pour lui ! Qu’avait-elle bien pu faire pour mériter ça ? Ses lèvres tremblèrent, et ses forces défaillaient. Son cœur se souleva, la nausée la saisit à la gorge. Elle avait été aveugle, et elle ne s’en rendait compte que maintenant. Elle avait toujours cru son tuteur un modèle de vertu, et le voir chuter ainsi de ce piédestal où elle l’y avait installé lui donnait le vertige. Et que dirait Gwen, lorsqu’elle apprendrait que–

Gwen.

Marie avait failli l’oublier. Elle affrontait toujours Napoléon ! Il fallait la prévenir. Elle gesticula, essayant de se dégager, mais peine perdue. Cela lui avait néanmoins redonné des forces. Elle ne pouvait pas abandonner son amie comme ça, elle devait tenter une action ! Elle s’agita une nouvelle fois, espérant se libérer, mais les Chevaliers la maintenaient toujours avec plus de puissance, et son énergie diminuait vite.

–       Non… Gwen… Cours ! cria-t-elle, puisant dans ses dernières ressources.

Elle n’y gagna qu’une violente claque de la part de son ravisseur, qui résonna à travers la pièce. Il raccrocha le téléphone, et ordonna d’un claquement de doigts sec que les Chevaliers escortassent la fille jusqu’à une voiture qui attendait à proximité du château. Elle comprit qu’ils comptaient l’enfermer quelque part sous terre dans Paris, mais elle n’aurait su dire où. De toute façon, elle ne disposait d’aucun moyen de prévenir les secours, et la terrifiante pensée de mourir seule dans une geôle insalubre s’insinua dans son esprit.

Et Jean-François était dans le coup depuis le début. Elle s’en voulait de n’avoir rien remarqué, il la brisait en agissant ainsi. Il avait bien rôdé son plan : les Chevaliers avaient dû effrayer les invités du château, et les confiner au premier étage, afin d’empêcher quiconque de l’aider. Et maintenant, tandis qu’ils l’empoignaient avec violence pour la forcer à les suivre, elle ignorait ce qu’elle deviendrait, et elle n’était d’ailleurs pas sûre de vouloir le savoir.

Ce soir, le petit ange avait perdu ses ailes.

 

***


La jeune fille posa sa coupe de champagne sur le muret contre lequel elle s’accoudait. Son regard se porta sur les environs, bien qu’elle ne prêtât pas trop d’attention à ce qui se déroulait autour d’elle. Des hommes en armure qui se prétendaient de la chevalerie et qui appelaient à la révolution avaient investi le château, forçant tous les membres du gala à monter à l’étage. Elle savait leurs motivations derrière ce geste : ils voulaient avoir le champ libre pour capturer la blonde. N’ayant pas la moindre intention de les gêner dans leur projet, mais ne souhaitant pas remonter à l’étage non plus, elle s’était cachée dans un recoin de la Cour du prince, en attendant la disparition des Chevaliers. Elle avait trouvé la coupe sur l’une des tables.

Un grand lustre en cristal qui pendait au plafond éclairait l’immense salle, et quelques tableaux agrémentaient le tout, mais elle n’avait jamais apprécié l’art. De là où elle se situait, par une fenêtre à carreaux, elle bénéficiait de la vue sur les jardins de Versailles, assez agréable, elle le reconnaissait.

Le poste d’observation s’avérait idéal : elle avait aperçu la fille revenir en courant dans le château, et même entendu son cri. Mais celle qui l’intéressait la plus, c’était l’autre, en train de discuter avec celui qui se prétendait Napoléon. Elle étouffa un rire léger, se couvrant la bouche de sa main. Il ne possédait aucune crédibilité. Mais le principal restait que la population y crût.

Elle savoura une autre gorgée de champagne, ne quittant pas les deux individus qui conversaient près du Parterre de Latone. La mythologie : un autre élément qu’elle n’avait jamais aimé non plus. Comme si des dieux existaient en vrai ! Remarque, Napoléon était bien « ressuscité », alors ça ouvrait le champ des possibles. « L’imagination gouverne le monde ». Et en toute honnêteté–

Une sonnerie la fit sursauter, à tel point qu’elle renversa du champagne sur sa robe rouge carmin à volants. Elle jura de manière très vulgaire, agacée. Bordel, pourquoi ce genre de choses n’arrivait-il qu’à elle ? Elle se dirigea vers l’une des tables nappées de blanc, où reposait son sac à main, en pestant ; elle avait toujours haï ces mondanités, mais c’était pour la bonne cause. Farfouillant dans son bagage en cuir, elle en ressortit une tablette blanche au design élégant, et glissa ses doigts sur l’écran tactile.

Elle avait un appel vidéo, et se raidit en voyant qu’il s’agissait de lui – combien de fois lui avait-elle répété de ne pas appeler à l’improviste, comme ça ? C’était quoi, son problème, il la prenait pour une incapable ou quoi ?! Elle décrocha néanmoins, à contrecœur et l’air plus qu’énervé. Le visage de son correspondant apparut à l’écran, et elle remarqua dans un coin le sien : de longs cheveux couleur de feu attachés en une tresse d’où s’échappaient quelques mèches, et des yeux bleus.

–       Bonsoir. Comment se déroule la soirée ?

En guise de réponse, elle haussa les épaules, exaspérée.

–       Comme prévu. Fallait vraiment que tu m’appelles pour ça ?

–       Étonnant. Je te croyais du genre à intervenir très rapidement, mais pour l’instant tu n’as pas encore véritablement agi.

–       C’est que tu me connais mal, rétorqua-t-elle, en crachant. Et puis, tu devrais savoir que j’ai tout mon temps

À ces propos mystérieux, son correspondant n’ajouta rien de plus. Elle leva les yeux au ciel : aucun doute, il restait le même faiblard insupportable qu’elle côtoyait à contrecœur. Il ne comprenait jamais rien. Pour se calmer, elle jeta un œil à l’extérieur, et lâcha une insulte : la conversation des deux abrutis touchait à sa fin.

L’autre, aveugle à sa réaction, poursuivit la conversation.

–       Qu’est-ce que tu comptes faire exactement–

–       Écoute, j’ai pas le temps, là. Elle est avec Napoléon et elle va pas tarder à se pointer ici. Je te rappelle.

Sans laisser le temps à son interlocuteur de protester, elle raccrocha, avant de se dissimuler au mieux dans un coin de la salle. De loin, elle aperçut Bonaparte rentrer le premier dans une démarche lourde et bruyante, puis quelques instants plus tard, la blondasse lui emboîta le pas pour quitter à son tour le château.

Elle soupira. Bon, mieux valait dégager avant que quelqu’un ne la remarquât. Et puis, elle devait encore se changer : sa robe la gênait, il ne s’agissait pas du meilleur vêtement pour accomplir sa mission.

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