La Menace de Chronos

Chapitre 13 : Partie I ~ Remonter dans le temps – Chapitre XII –

11178 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 27/07/2023 13:50

– Chapitre XII –

 

« Le trop d’attention qu’on a pour le danger fait le plus souvent qu’on y tombe. » – Jean de La Fontaine.

 

Après le départ de Gwen, Raphaël demeura seul avec Marie. Il se rappelait d’elle : il s’agissait de la violoniste de l’autre soir, qui avait consolé la petite lorsqu’elle avait perdu son ballon. Jamais il n’aurait suspecté qu’elle vécût dans un couvent, et encore moins que son tuteur l’eût enlevée pour mener à bien ses projets fous. Napoléon ? Des jardins suspendus ? Quelle histoire loufoque ! Pour autant, il protègerait la jeune fille, envers et contre tout.

Il soupira. En le libérant, Isaac ne lui avait pas confié grand-chose, sinon qu’il avait ses raisons pour agir comme il le faisait, et que, quoi que son fils tentât, il ne réussirait pas à s’opposer à l’organisation. Il lui avait aussi expliqué que deux jeunes filles se présenteraient à sa porte, sans lui donner le moindre conseil, ordre ou même marche à suivre.

Et il était parti.

Comme un voleur.

Le rouquin aurait pourtant eu bien d’autres sujets à évoquer avec lui, mais cela attendrait. Le plus important, pour le moment consistait à veiller sur Marie.

Il rougit. Marie ! Il ne savait plus trop où il se situait, dans ses sentiments. La blonde en face de lui ne manquait pas de charme, mais, et Charlie, alors ? Il avait tissé une certaine complicité, avec elle, non ? Elle affichait un côté sympathique, débrouillard, intelligent, et elle se révélait pas mal dans son genre non plus, bien qu’elle se considérât comme son ennemie. Ils n’avaient pas eu l’occasion de… sortir ensemble ? Tout du moins se côtoyer, s’accorder une chance. Elle allait être folle, en apprenant la disparition de Fantôme R. Pourtant, il avait besoin de son aide. Paul n’écouterait pas le voleur, mais sa fille oui. Elle était persuadée que quelque chose se tramait, et elle avait raison. L’adolescent aurait besoin de son soutien, demain. D’ailleurs, il ignorait encore où cacher Marie, pour la protéger de Napoléon. Il ne connaissait pas d’endroit sûr, pour dissimuler une jeune fille en détresse de ses ravisseurs. Changer d’arrondissement, même de ville, ne résoudrait rien. Charlotte et la police devraient se dépêcher de coffrer tout le monde, demain. Sinon, tout serait perdu.

–       Alors, euh… tu n’as que Fondue, comme famille ?

Raphaël se retourna. Assise au bord du lit, Marie le regardait avec curiosité et appréhension. Elle semblait pourtant assez à son aise, dans cette chambre. Le rouquin acquiesça. Ils passeraient la nuit ensemble, alors, autant apprendre à se connaître.

–       Ma mère est morte quand j’étais petit, et mon père a disparu il y a trois ans.

La blonde baissa la tête, gênée. D’où se permettait-elle de poser des questions si personnelles, à un parfait inconnu, en plus de cela ? Juste… elle avait un bon feeling, avec lui.

L’adolescent passa la main dans ses cheveux. Il n’avait pas voulu plomber l’ambiance avec cette histoire, et puis, il ne voulait pas que l’on s’apitoyât sur son sort. Il se mordit la lèvre, anxieux. C’était le bon moment pour le lui dire. Il n’avait jamais partagé ce secret avec personne, et il avait l’intuition que Marie était assez digne de confiance pour garder des confidences. Une intuition qu’il n’avait qu’avec elle, malgré le peu de temps passé ensemble.

–       Je vais te montrer quelque chose. N’en parle à personne, d’accord ?

Elle hocha la tête, se demandant à quoi le rouquin faisait allusion. N’était-il pas encore un peu trop tôt pour qu’il partageât un secret avec elle, alors qu’ils se connaissaient à peine ? Mais la curiosité gagna la musicienne ; elle souhaitait savoir. Raphaël s’approcha de la bibliothèque, et tira l’un des livres – celui sans rien d’écrit sur la tranche, à la couverture verte – vers lui ; aussitôt, un ensemble de rouages s’actionna, pour dévoiler un passage secret qui s’enfonçait dans l’ombre.

Voilà, c’était fait. Il ne restait plus qu’à croiser les doigts, et à espérer qu’il ne faisait pas le mauvais choix. Il se tourna vers Marie, dont la stupeur marquait les traits de son si joli visage.

–       Je suis Fantôme R, annonça non sans une pointe de fierté Raphaël. Et ceci, est ma cave secrète.


***


–       Élisabeth !!! Élisabeth !!!

Je tapais comme une folle contre les grilles du portail d’entrée noir aux reflets dorés depuis de longues minutes déjà. Certains Parisiens, réveillés à cause du raffut que je provoquais, m’insultaient, mais je m’en contrefichais. Ils l’ignoraient, mais j’avais deux adolescents, et à plus forte raison une ville, à sauver. Et je n’ai pas l’intention de céder tant qu’on ne m’aura pas ouvert cette grille ! songeai-je, énervée, avant de la secouer de plus belle, tout en continuant d’hurler le nom de la duchesse. Les râleurs dormiraient mieux une autre fois, si les jardins ne détruisaient pas tout d’ici là…

D’accord, mon idée ne paraissait pas si géniale. Après tout, Raphaël protègerait Marie, donc même si Léonard ordonnait à ses Chevaliers diaboliques d’enlever la duchesse, aucune raison ne justifiait que les événements tournassent mal : la police serait prévenue, et avant que Jean-François ne comprît que je n’étais pas Marie et que les jardins ne sortaient pas pour cette raison, les gendarmes embarqueraient tout le monde, et hop, la duchesse expliquerait la vérité à sa fille.

Ça ne changeait donc rien que les Chevaliers enlevassent Élisabeth ou pas. Mais ma conscience m’indiquait de prévenir l’aristocrate. Je ne peux pas accepter que Bonar la brutalise.

Néanmoins, est-ce que Marie considèrerait Élisabeth comme sa mère, même si celle-ci ne recevait pas de balle pour la protéger ? Car, à mon goût, le sacrifice de sa maman pour la violoniste les avait rapprochées. Et si jamais Marie avait été à ce point dégoûtée par le mépris de l’aristocrate à son égard qu’elle décidait de la haïr jusqu’à la fin de ses jours et refusait de la revoir ? Nan, ce n’est pas du tout le genre de Marie. Qu’est-ce qu’elle avait dit, la dernière fois ? « Peu importe que tu sois ma mère, je ne veux pas que tu meures ». Elle tient à Élisabeth malgré tout. Un lien mère-fille aussi puissant, ça ne se détruit pas comme ça. Dans ces moments-là tout particulièrement, mes parents me manquaient.

Me manquer ?

Allons, ne dis pas de bêtises, Gwen.

Comment pouvais-je encore prétendre qu’ils me manquaient, alors qu’ils n’en avaient rien à faire, de moi ? J’avais passé dix-huit ans sans eux, et je m’en portais très bien. Je n’avais aucune envie de les revoir, mais j’aurais voulu savoir pourquoi ils avaient fait ça. Tout de même, ils devaient bien avoir une raison, non ?

J’eus un rire nerveux. Ce n’est pas comme si j’aurais pu leur pardonner, de toute façon.

Enfin bon, là n’était pas la question, alors inutile de s’épiloguer là-dessus. Il fallait avant tout avertir la duchesse des problèmes qu’elle encourait en restant ici. Et ça, ça n’était pas encore gagné. Je n’avais aucune idée sur la manière de m’y prendre pour la convaincre – je l’avais certes vue à l’Opéra de Paris, mais serait-ce suffisant pour qu’elle daignât m’accorder sa confiance ? Rien n’était moins sûr, mais je devais la voir ; aussi me remis-je donc à crier son prénom.

–       Du calme, je vous prie. Vous troublez la tranquillité de Sa Grâce.

Sorti de la résidence, dans son costume de garde du corps sombre et les cheveux coiffés à la perfection, Alfred me regardait d’un air sévère, mains dans le dos et l’air contrarié. Il est encore debout à cette heure ?! Je me demande s’il a le droit de se reposer, de temps en temps. Veiller sur la duchesse est vraiment un job à plein temps. En même temps, tous deux devaient être très proches, depuis le temps que le majordome servait sa patronne. Plus qu’un employé, elle le considérait certainement comme un confident, voire un ami.

–       Je vous demanderai de bien vouloir prendre rendez-vous. Dans le cas contraire, vous ne pourrez pas être reçue, je suis navré.

–       Écoutez-moi, c’est très important ! Je dois voir la duchesse, il en va de sa sécurité : elle sera enlevée demain ! m’énervai-je.

Alfred fronça les sourcils, piqué au vif par ma remarque. Il épousseta ses vêtements et s’éclaircit la gorge.

–       Sa Grâce n’a aucune raison de craindre pour sa vie. Je suis là pour la protéger en personne. Douteriez-vous de mes capacités, par hasard ?

Je soupirai. Ça n’était pas gagné. Ce qu’Alfred pouvait être agaçant ! Il ne s’agissait pas de remettre en cause ses talents de boxeur – même si l’envie me piqua de lui balancer que Fantôme R avait quand même réussi à le battre et que les Chevaliers avaient kidnappé la duchesse, l’an passé – mais là, la situation devenait urgente. Vraiment, je n’avais pas assez de problèmes sur le dos… Ce n’était pas une démonstration de force, il s’agissait de sauver deux adolescents, et la capitale !

–       Je vous le répète, pour la dernière fois : Sa Grâce n’est pas votre mère. Inutile d’insister, trancha Alfred.

Pas ma mère ? Mais que… Oh ! Alfred me prenait pour Marie ! C’était vrai, j’avais oublié que nous avions échangé nos vêtements, et la nuit sombre rendait la distinction encore plus difficile… Mais néanmoins, ma ruse fonctionnait : Alfred m’avait confondue avec elle ! Il ne restait plus qu’à espérer que ça marcherait demain aussi.

J’appuyai mon front contre le portail, désemparée. Que faire, à présent ? Passer par la dépendance par laquelle s’était infiltré le rouquin, l’été dernier ? Elle devait sûrement être fermée, à cette heure. Je sèche, là. Si le majordome refusait de me croire, je ne pouvais pas aller loin. Tant pis, il ne restait plus qu’à espérer que la duchesse était prête à vivre ce qui l’attendait demain. Je ferais en sorte qu’il ne lui arrivât rien. Ça s’annonçait décidément être très, très compliqué. Je me trouvais engagée dans une histoire bien tordue.

En dernier recours, je tentai d’expliquer au garde du corps que je n’étais pas Marie, et que c’était même moi qui était venue récupérer le pendentif de la reine, mais rien à faire, c’était peine perdue. À moins que… J’ôtai l’étui à violon de mon dos et sortis le bracelet de Tiamat de ma poche. Ça, c’est une preuve indéniable. Et si convaincante qu’elle troubla le majordome. Bon, maintenant que vous me croyez, on pourrait peut-être envisager de discuter ? Je n’avais pas que ça à faire, il me fallait être de retour aux Invalides avant que quiconque ne s’aperçût de ma disparition. Nous perdions du temps.

–       Alfred ? Que se passe-t-il ? demanda une voix légèrement ensommeillée.

Emmitouflée dans une longue chemise de nuit mauve, ses cheveux argentés détachés et retombant sur ses épaules – elle n’en restait pas moins très élégante – adoucissant ses traits, la duchesse nous rejoignit au niveau du portail tout en se frictionnant les bras, et eut un brusque mouvement de surprise en m’apercevant, demeurant interdite. Les cheveux libres comme ça, ça vous va bien, madame ! Sans doute me prenait-elle aussi pour sa fille, comme Alfred, aussi m’empressai-je de corriger cette erreur. J’avais besoin qu’elle m’accordât sa confiance : nous n’arriverions à rien, autrement.

–       Bonsoir, madame. Je suis la fille qui vous a rendu visite à l’Opéra, hier. Marie et moi avons échangé nos vêtements. Pardonnez-moi de vous déranger si tard, mais je devais vous parler. J’ai… de bonnes raisons de croire que demain, Napoléon va tenter de vous enlever et–

Un signe de tête qu’elle adressa à son majordome afin qu’il ouvrît les portes de la propriété me dissuada de poursuivre mes explications. J’imagine qu’il est plus agréable de parler sans deux grosses grilles noires au milieu pour nous séparer. Ces dernières déverrouillées, elle couvrit en quelques enjambées rapides la distance qui nous séparait.

–       Est-ce que Marie va bien ? demanda-t-elle aussitôt, sans chercher à dissimuler l’anxiété dans sa voix.

Cette demande me prit de court, et mes pensées s’organisèrent avec d’autant plus de difficultés que l’aristocrate se trouvait désormais à quelques centimètres de moi à peine ; je constatai qu’elle ne portait plus ses boucles d’oreilles. Ouah… Je ne m’attendais pas à ça. Elle tient vraiment à son enfant, hein ? songeai-je tandis que ses iris bleu glacé me fixaient sans ciller, emplis d’une certaine appréhension. J’aurais aimé qu’on se préoccupe autant de moi qu’Élisabeth avec sa fille.

Dommage que mes parents ne m’aient pas offert cette chance.

Mais inutile de m’attarder sur eux. Pour le moment, expliquer la situation à l’aristocrate constituait ma priorité. Elle ignorait encore tout du drame qui se jouerait demain, mais je ne pouvais pas lui cacher la vérité en prétendant que tout se déroulerait bien.

–       Oui. Je veille sur elle, comme je vous l’ai promis. Madame, ajoutai-je, le cœur gros et la gorge nouée, je suis venue vous prévenir… Vous ne pouvez pas rester ici ; Jean-François a réussi à obtenir la couronne complète…

Et je mentirais si je prétendais n’y être pour rien… La duchesse écarquilla les yeux et se mordit les lèvres, passant une main sous son menton. Aucun doute qu’elle appréhendait la suite des événements ; surtout, elle craignait pour la vie de sa fille – et qui pouvait le lui reprocher ?

Je baissai la tête, honteuse, m’attendant à ce que la duchesse me demandât des explications. Elle savait m’avoir confié le pendentif, l’un des trois éléments du diadème. S’il se trouvait désormais entre les mains de Graf, elle en déduirait – à raison – que c’était moi qui le lui avais remis, et donc que j’avais failli à ma parole en trahissant la violoniste et sa mère. Cette dernière m’avait demandé de prendre soin de sa fille, et, pour l’instant, j’avais réussi à mettre celle-ci à l’abri, mais pour combien de temps ? Un très mauvais pressentiment m’étreignait. Quelque chose m’empêchait d’être sereine, même si je n’arrivais pas à déterminer quoi avec précision.

–       Je sais que cela n’aurait jamais dû arriver… commençai-je.

–       Si mon cousin possède la tiare complète, il doit sûrement déjà avoir lu le message et découvert que Marie est la clé du commencement, soupira mon interlocutrice. Nous ne disposons que de peu de temps pour agir.

À ces mots, je reportai mon attention sur elle, incrédule.

–       Attendez, vous acceptez la situation comme ça ? Je pensais que vous seriez au moins un peu contrariée…

–       Je suis inquiète, corrigea-t-elle. Connaissant Jean-François, je craignais que nous n’arrivions à cette situation un jour ou l’autre. Encore plus depuis l’incident du Mystère.

En y réfléchissant, je comprenais où elle voulait en venir. La panique avait dû l’envahir en se rendant compte que Graf touchait un peu plus son but de domination du monde. Surtout sachant le rôle que sa fille devait jouer dans son plan.

–       Pour commencer, est-ce que Marie est en sécurité ? demanda l’aristocrate.

Je lui expliquai l’enlèvement de l’adolescente à Versailles, et son sauvetage de sous les Invalides par mes soins, sans toutefois entrer trop dans les détails.

–       Elle se cache chez une de mes… relations, en qui j’ai toute confiance. Vous devriez la connaître aussi : il s’agit de Raphaël Durand, le fils d’Isaac, votre ami.

Je n’osai pas rajouter le terme « ancien », car j’avais le sentiment que la duchesse considérait toujours le père du rouquin comme un proche, même s’ils ne s’étaient plus vus depuis un moment. Je me demande ce qui a bien pu se passer… Isaac a refusé de s’étendre sur le sujet à Versailles, tout à l’heure. En fin de compte, dans l’histoire, j’ignorais beaucoup d’éléments. Mais le moment était mal choisi pour poser des questions.

–       Ce nom… Je ne l’avais pas entendu depuis bien longtemps, sourit Élisabeth. En tout cas, voilà qui me rassure.

Elle posa sa main sur sa poitrine, son expression redevenant sérieuse.

–       Cela n’explique pas qui tu es, ni comment tu en sais autant sur les jardins, ni pourquoi toi et Marie avez changé de vêtements.

C’est vrai que je ne lui ai même pas dit mon nom… Rien ne lui prouvait qu’elle pouvait m’accorder sa totale confiance. Quelle réponse lui fournir ? Impossible de lui avouer que je venais du futur, et que mon objectif initial avait été d’empêcher Fantôme R de stopper Napoléon dans sa tentative de coup d’État. Sinon, j’allais perdre toute son estime, du moins, le peu qu’elle avait pu nourrir à mon égard, et ça allait empirer. Même si je suis de son côté, à présent, c’est à cause de moi que Bonar et toute sa clique ont la couronne. Et j’étais certaine que la duchesse ne me le pardonnerait jamais, si elle apprenait la vérité.

Le pire était encore que je n’avais pas le temps de traîner : je devais retourner au plus vite sous les Invalides, avant qu’un des Chevaliers diaboliques ne s’aperçût de la disparition de la violoniste.

Je réfléchis. Jouer franc-jeu dans cette situation ne me serait d’aucune aide, mais cacher des éléments n’arrangerait pas mes affaires non plus. J’aurais dû me douter que le fait de savoir autant de choses éveillerait les soupçons. Mais ne pas dire toute la vérité n’était pas mentir, si ? J’avais besoin que la duchesse se fiât à moi. La sécurité de beaucoup de gens en dépendait.

–       Je m’appelle Gwen, madame. Et je vous promets que je vous expliquerai tout quand cette affreuse affaire sera terminée. En attendant, je compte remplacer votre fille pour éviter que les jardins suspendus ne sortent ; Raphaël ira prévenir la police.

Je marquai une pause, cherchant mes mots, avant de reprendre :

–       S’il vous plaît, vous ne devez pas rester au manoir, c’est trop dangereux. Les Chevaliers viendront vous enlever pour forcer Marie à jouer.

À dire vrai, je ne connaissais que très peu la duchesse : les gens de classes sociales différentes ne se mélangeaient pas. Pourtant, je préférais la savoir à l’abri de toutes ces histoires. Elle ne méritait pas cela. Voilà que je mets à vouloir sauver la Terre entière, maintenant. Comme Marie. Mais j’étais sûre de vouloir le faire. Je souhaitais nettoyer la pagaille que j’avais semée. Et il restait du travail, même si j’agissais au mieux de mes capacités. Je n’y parviendrais pas toute seule.

–       Je vois… souffla-t-elle. C’est donc votre plan.

Son regard bleu se posa sur moi.

–       Merci de m’avoir prévenue. Je partirai de chez moi avant l’arrivée des Chevaliers ; quant à toi… sois prudente, tu veux bien ?

Je clignai plusieurs fois des yeux, dubitative. C’était tout ? Pas de longs sermons indignés, de débats enflammés, juste « d’accord »? Je n’aurais pas imaginé cela de l’aristocrate. Nous n’avions pas eu l’occasion de discuter très longtemps, à l’Opéra, mais à présent que je la voyais dans un cadre plus « privé », elle délivrait une image d’elle… différente de mes expectations.

–       Vous… Vous êtes d’accord avec mon plan ? demandai-je, éberluée. Cette affaire vous touche quand même de très près, je pensais que vous souhaiteriez vous impliquer autant que possible.

–       Ta stratégie est astucieuse, et de plus, Marie ne craint rien et tu as le bracelet. Je préfère aller au commissariat et prévenir les autorités avec Raphaël. C’est à toi d’agir, conclut-elle, un léger sourire aux lèvres.

Je demeurai interdite, fixant Élisabeth du regard. Alors ça… ! S’agissait-il de sa manière à elle de m’encourager ? Elle me paraissait très agréable, ce soir. Son soutien me remontait le moral, et m’allégeait l’esprit. Savoir que l’organisation ne capturerait pas l’aristocrate me rassurait ; si je sauvais au moins quelqu’un du drame qui se préparait dans l’ombre, alors je gagnai au moins un peu, même si ça ne représentait pas grand-chose, comparé à tous les problèmes dont j’étais responsable.

Et puis, une certaine fierté à l’entente de ce compliment s’emparait de moi. D’une dame aussi noble et aussi intelligente qu’elle, ses propos me faisaient rougir, et gonflaient mon cœur d’espoir. Ça me conférait encore plus d’énergie pour aller jusqu’au bout, et mettre un terme définitif à cette folie. Je ne pouvais plus renoncer, à présent. Bien trop de gens comptaient sur moi. On ne me pardonnerait pas pour autant mes erreurs, mais au moins, j’aurais tenté d’arranger au mieux les choses. J’avais ce sentiment d’accomplir quelque chose de bien, un sentiment très agréable.

Je prévins la duchesse qu’il fallait qu’elle eût quitté sa résidence à midi au plus tard. J’espère juste que tout se déroulera bien… Je connaissais peut-être les événements des jardins suspendus par cœur, mais tout pouvait déraper à n’importe quel instant, et je le savais mieux que quiconque. Ne pas être convaincante en tant que Marie, surtout, m’effrayait : son tuteur avait passé tellement d’années à ses côtés, à Saint-Louré… Il risquait de s’apercevoir de la grossière supercherie, et ce, d’autant plus qu’il me connaissait aussi très bien. Et Jean-François n’est pas du genre à se laisser embobiner. Il y existait des dizaines de raisons pour lesquelles mon plan pouvait échouer. Raphaël devrait agir au plus vite, pour convaincre la police de se déplacer à la place de la Concorde. Je n’étais pas sûre de pouvoir tenir le coup très longtemps, lorsque je serais là-bas. Je dois lui faire confiance. Je sais que nous pouvons y arriver. Et je n’étais pas du genre à renoncer au premier coup dur.

Bon, en voyant Fantôme R et la duchesse débarquer au poste, Paul Vergier serait obligé d’admettre que sa fille Charlotte avait raison. Les gendarmes accorderaient bien plus de crédit au témoignage de la duchesse qu’à celui du voleur, elle jouait bien son coup en décidant de l’accompagner.

En tout cas, j’avais mal apprécié l’aristocrate, et je m’en voulais beaucoup. Elle est une mère comme toutes les autres. Elle n’a pas que défauts, elle sait encourager les gens aussi, songeai-je, alors qu’elle me posait une main réconfortante sur l’épaule. Elle m’avait toujours paru froide et hautaine, d’extérieur, mais maintenant que je la connaissais mieux, je pouvais affirmer qu’il ne s’agissait que d’une façade, sans doute pour éloigner tous ces nobles qui l’ennuyaient en lui courant après.

–       Bonne chance. Le sort de la ville repose sur tes épaules, déclara la duchesse, une pointe de douceur dans la voix.

Je hochai la tête, déterminée.

–       Comptez sur moi, je ne vous décevrai pas. Parole d’honneur.

–       Bon courage, déclara Alfred, l’air altier et les mains dans le dos.   

Je me retins de rire. Merci, Alfred. Mais surveillez vos boutons de manchettes. On ne sait jamais. J’avais besoin de me détendre, en ce moment où la situation devenait plus que critique. C’était bête que j’ignorasse où vivait Charlie, sinon, je lui aurais bien rendu une petite visite, mais le rouquin et la duchesse se chargeraient tous deux de ça pour moi, demain et de toute façon, le temps me manquait. J’aurais de sérieux ennuis si on s’apercevait par malheur de la disparation de la blonde, dans les souterrains. Bon allez, il faut que j’y aille.

À peine quelques pas légers esquissés plus tard, j’entendis pourtant la voix de la duchesse m’interpeller, dans mon dos.

–       Une dernière chose…

Je ralentis jusqu’à m’arrêter, sans pour autant me retourner.

–       Cela fait déjà dix-sept ans. Dix-sept ans sans Marie. Après autant d’années et cette entrevue à l’Opéra… Éprouve-t-elle de la haine, envers moi ?

–       Peut-être qu’elle me hait, et qu’elle ne m’a pas pardonné, mais je souhaite seulement… Je souhaite seulement qu’elle aille bien. C’est tout ce que je désire pour elle…

Même sans la regarder, je pouvais ressentir la tristesse immense dans sa voix, et deviner son expression peinée et abattue, ses yeux brillants et ses lèvres qui tremblaient. Voilà une réaction que je n’avais pas escomptée. Élisabeth m’ouvre vraiment son cœur de mère, ce soir, hein ? Dans ce cas… je ne pouvais pas la laisser dans cet état.

–       Madame…

J’inspirai, avant de rajuster l’étui dans mon dos et de lui faire face, un léger sourire aux lèvres.

–       Votre fille ne vous déteste absolument pas. Elle vous espère depuis des années ; quelques paroles sévères ne viendront pas à bout des sentiments profonds qui vous lient toutes les deux.

Mes mots, à leur tour, parurent toucher l’aristocrate jusqu’au plus profond d’elle-même. Elle releva la tête, étonnée semblait-il par mes propos. Cette expression de surprise ne dura qu’un bref instant, car aussitôt après, elle se mordit la lèvre, et une certaine détresse – pour avoir tellement de fois ressenti cette émotion, je pouvais la reconnaître en une fraction de seconde chez les autres – ternissait son regard. Elle ne portait plus ses gants, et ses deux mains jointes devant elle me semblèrent si fragiles, mises à nues ainsi sous les rayons de la lune.

–       J’ai… terriblement peur d’avoir tout gâché…

En fait, la duchesse elle-même me sembla fragile, en cet instant.

–       Je vous comprends parfaitement. Vous savez…

Par instinct, je plaçai ma main sur ma poitrine, où se trouvait d’habitude mon pendentif argenté. Ne plus le sentir en cet instant sous mes doigts me procurait une drôle de sensation. Saisie par l’émotion, je détournai le regard.

–       … j’ai perdu quelqu’un de très précieux, moi aussi. Et je n’ai… rien pu y faire. Alors, s’il vous plaît, croyez-moi quand je vous promets que je vous réunirai pour de bon, vous et elle. Je vous en prie, laissez-moi vous aider !

Ah. Voilà que moi aussi je me mets à parler avec le cœur, maintenant.

Les poings serrés, je m’étais tournée vers l’adulte en plantant mes yeux emplis de détermination dans les siens. Je devais corriger mes erreurs, quitte à mourir en essayant. Ça m’arrangerait si l’on pouvait éviter cette extrémité, quand même… En tous les cas, je refusais de rester les bras croisés. J’ai trahi la confiance de la duchesse en donnant le pendentif à son cousin, alors je dois réparer cette erreur pour espérer remonter dans son estime. Si j’échouais, je ne me le pardonnerais jamais.

–       D’accord, déclara mon interlocutrice. Fais attention à toi. Faites attention à vous.

–       Promis.

Je m’éloignai et adressai un dernier signe de la main à Élisabeth et à son majordome, qui m’en firent un en retour, avant de les quitter pour de bon. Retournant sur mes pas, je passai de nouveau par le marché couvert de Saint-Germain et tandis que je me dirigeais vers les Invalides, je regardai le ciel ; la lune et les étoiles brillaient tout là-haut, mais toutes les lumières de la capitale altéraient leur éclat et empêchaient de distinguer les astres – ça ressemblait à un mauvais présage. Allons, il ne manquerait plus que je sois superstitieuse, maintenant ! pensai-je en esquissant un sourire inquiet.

Je ne me sentais pas calme, ni sereine. Absorbée dans mes pensées, je me cognai contre un touriste, qui, par chance, ne s’emporta pas et rigola même de ma maladresse. Pas sûr que ça aurait été le cas, s’il avait su ce qui se tramait dans son dos. Comment les gens pouvaient-ils sortir le soir, en sachant pourtant que des types en armure médiévale patrouillaient dans les rues ? Ça me dépassait.

Après plusieurs kilomètres, j’atteignis de nouveau les Invalides. Empruntant encore une fois le passage secret, pour retourner dans les catacombes, je n’eus aucun mal à ne pas me faire repérer par les sbires de Napoléon, et gagnai sans difficultés « ma » cellule – enfin, celle de Marie. Par bonheur, personne ne s’était rendu compte de rien. Ouf, la chance est avec moi. Mais mieux valait ne pas crier victoire trop vite. Tout restait encore à faire.

L’étui posé au sol, je m’allongeai habillée sur le lit sommaire fixé au mur par deux chaines en acier noir inoxydable, et soufflai un bon coup. Après quelques minutes à regarder le plafond, songeuse, je fermai enfin les yeux, gagnée par le sommeil, et me tournai dos au mur.

Demain promettait d’être une longue journée.


***

 

Les talons de la rouquine tapaient le sol dans un rythme régulier. Ils ne s’arrêtèrent que lorsque la serveuse lui apporta sa vodka. Cette dernière repartit ensuite vers le comptoir, sans aucun remerciement de la part de sa cliente malpolie, qui se contenta de remuer le stick coloré dans le liquide, appuyant sa joue contre son poing d’un air songeur. L’autre petite idiote changeait ses projets. Maintenant, elle voulait à tout prix éviter la sortie des jardins suspendus.

Cela ne la surprenait pas, elle connaissait la pétasse. Pester, rager ou encore hurler ne changerait rien à la situation, même si, dans ses yeux bleus, luisait cet éclat intense trahissant une envie de meurtre. Elle se retenait de tout envoyer foutre en l’air.

À la place, elle cessa d’agiter le bâtonnet en plastique et le cassa en deux d’une main, avalant d’une traite l’alcool contenu dans le récipient, qu’elle reposa ensuite devant elle sur la table. Une bouffée de chaleur la gagna, et elle détacha sa tresse, libérant ses cheveux roux, qui s’allumèrent comme un brasier ardent autour de son visage.

Il lui fallait un autre verre.

Elle claqua des doigts, forçant la serveuse à revenir près d’elle. La femme arrivée, l’adolescente glissa le contenant vers elle sans piper le moindre mot, comme si son interlocutrice devait comprendre d’instinct sa demande. Celle-ci observa le verre vide sans réaliser dans un premier temps, après quoi elle regarda la fille d’un air indigné.

–       Un problème ? demanda cette dernière d’un ton mauvais, en arquant un sourcil.

L’autre ne répondit pas, se contentant de soupirer, et s’éloigna agacée afin de s’acquitter de sa tâche.

Profitant de cette absence, l’adolescente farfouilla dans son sac, et y dégota un long poignard. Ce soir et demain représentaient les deux seuls jours restants où elle pouvait encore l’utiliser. C’était bien plus drôle à manier qu’une arme à feu : on pouvait sentir la dague transpercer avec lenteur la chair tendre de son adversaire, et quel délice de lécher le sang, sur la surface tranchante, après la lutte ! Pratique, rapide et efficace : rien ne rivalisait avec des armes blanches.

Elle dévisagea son reflet sur la lame étincelante et un intense dégoût traversa son être : ces taches de rousseurs, quelle horreur ! Tout comme ces horribles grains de beauté. Elle se répugnait elle-même. Rien ne lui plaisait, chez elle : ni ses yeux d’une couleur affreuse, ni ses lèvres trop minces, ni son nez volumineux. Ses cheveux, longs et flamboyants, constituaient la seule chose qu’elle appréciait.

Elle regarda la dague, pensive. Elle n’avait pas beaucoup à faire pour régler son compte à l’autre blondasse – leur régler leur compte à tous. Elle pouvait même s’en occuper maintenant, et tout s’achèverait. L’éclat argenté du couteau l’envoûtait…

Elle cligna des yeux. Non, pas maintenant. Demain, plutôt. Elle s’occuperait de gérer le contretemps. Rangeant son arme, elle tomba sur son iPad. Cela l’agaça de plus belle. C’était vrai, elle avait failli oublier. Il allait encore falloir le prévenir. Elle se foutait total de ce qu’il pouvait dire, mais de toute façon, là tout de suite, elle n’avait rien de mieux à faire. Elle lui avait dit qu’elle le rappellerait, en plus. Même si elle ne l’aimait pas du tout, il n’y avait pas le choix : un changement de stratégie s’imposait, ou les jardins suspendus de Babylone ne verraient jamais le jour.

Et ça, elle ne le tolérerait pas.

La situation actuelle la contraignait à agir. L’autre salope de blonde ne foirerait pas le projet si facilement.

Elle extirpa l’engin de son sac et lança une communication, congédiant dans la foulée et sans ménagement la fille qui lui apportait sa commande. Un visage aux traits tirés et aux cheveux décolorés apparut sur l’écran. Une lueur d’interrogation perçait dans ses yeux bleus – cette expression lui conférait un air si débile ! Elle se retint de lancer les hostilités. L’heure n’était pas au crêpage de chignon ; même si la tronche de l’autre était bien la dernière chose qu’elle souhaitât voir.

–       Je me doutais que tu me recontacterais, affirma-t-il en souriant.

–       Ouais, tu te doutes que c’est pas pour rien, rétorqua-t-elle, agacée. C’est juste pour te prévenir que je vais intervenir.

Son correspondant ne put s’empêcher de rire. Bon sang, elle allait sortir de ses gonds si ça continuait comme ça. Il voulait vraiment ça ?

–       Je le savais aussi. Tout ne s’est pas passé comme tu le souhaitais, n’est-ce pas ?

–       C’est bon, ferme-la. C’est moi qui me tape tout le boulot, je te signale. T’as qu’à le faire, si t’es si intelligent.

–       Eh, c’était ton idée. C’est pas toi qui as créé le programme, peut-être ?

Elle se renfrogna aussitôt – de quoi se mêlait-il, à la fin ?! Parler avec ce gros balourd l’insupportait au plus haut point ; mais elle devait garder son calme. Dans le fond, il n’avait pas tort, il s’agissait de son idée à elle, et d’ailleurs, elle ne comptait pas lâcher. La détermination brûlait en elle, et elle savait ce qu’elle voulait. Un trait de famille, semblait-il – ah, la belle affaire ! Il n’existait rien de plus inutile, de plus fragile et de plus éphémère que la famille.

Seul. On se retrouvait toujours seul.

–       Ouais, mais j’avais mes raisons, et tu le sais. Et puis, quelle casse-couille cette blondasse de mes deux, là… qui se découvre des états d’âme comme ça, sérieux…

Son interlocuteur haussa les épaules. Cela ne semblait pas le surprendre outre mesure ; s’il avait été à sa place… ! Elle serra les poings. Contrôler ses émotions n’était pas son point fort.

–       C’est sûrement la génétique. Sinon, tu comptes t’y prendre comment, pour corriger la situation ? Inutile de te rappeler…

–       Je dois éviter qu’on me voie, je sais, récita-t-elle en levant les yeux au ciel. Elle a l’intention de prendre sa place et de tromper tout le monde, mais je m’occuperai d’eux demain, et ils seront au rendez-vous, ça, je te le garantis.

–       Ok. Et…

Il hésita avant de poser la question. Il s’agissait d’un sujet délicat, et il savait qu’elle ne l’appréciait pas. Pourtant, il n’avait jamais eu l’impression d’être désagréable avec elle par le passé ; sévère parfois, peut-être, mais pas odieux. Enfin, il la connaissait assez pour savoir qu’elle ne possédait pas un si mauvais fond que ça. Elle était juste… un peu solitaire. La communication n’était juste pas son point fort. Il la côtoyait depuis petite, et malgré ça, elle était ingérable. Il ne la blâmait pas : quand on connaissait son passé… on comprenait d’où venait son caractère.

–       … tu as pu le voir ? L’occasion ne se représentera peut-être pas.

–       Vraiment ? J’étais pas au courant, ironisa-t-elle. Je l’ai aperçu que de loin, mais de toute façon, si je le recroise, ça sera pas ici.

Elle était catégorique sur ce point, même si elle ne niait pas qu’elle mourait d’envie de voir à quoi il ressemblait, à cette époque. Il ne devait pas avoir trop changé. Quelques fois, elle l’avait observé, de loin, mais sans lui parler, pour éviter de tout compromettre. Encore à présent, le risque existait toujours. En clair : mauvaise idée de lui rendre visite.

Il ne discuta pas davantage, et ils convinrent qu’elle l’appellerait de nouveau en cas d’inconvénient de n’importe quelle sorte, ce qui, elle l’espérait, n’arriverait pas ; tout devait se dérouler sans accrocs.

Elle raccrocha, et regarda sur sa gauche. La pluie fouettait la devanture du bistrot à l’intérieur duquel elle siégeait, et personne ne circulait dans la rue, à cette heure. Le bruit de l’eau contre la vitre lui plaisait. Pour accentuer cette sensation de bien-être, elle sortit son paquet de cigarettes de son sac, et en alluma une à l’aide de son briquet, pensive. Quelle marche suivre, si malgré ses soins, les jardins suspendus parvenaient à être stoppés à temps, et qu’il se faisait encore arrêter ?

Ses poings se serrèrent sous la colère. La réponse apparaissait évidente : elle détruirait sa vie – elle entendait par là la vie de ce maudit rouquin qui se prenait pour un héros, avec son chien et sa meuf – pouvait-on même l’appeler comme ça ? Juste une catho sans intérêt. D’ailleurs, au passage, elle lui anéantirait sa vie à elle aussi. De toute façon, le Paradis lui était grand ouvert, non ?

Le deuxième verre de vodka, elle l’avala aussi sec que le premier, et avec lui remontèrent les souvenirs et la nostalgie. Autrefois, elle se plaisait à passer du bon temps avec l’une de ses connaissances – sa meilleure amie –, et elles savouraient des bonbons et des boissons, ou regardaient ensemble le ciel étoilé, même si les lumières de la ville empêchaient de bien discerner les astres. De cette époque désormais révolue ne demeuraient que les moments partagés ensemble. Elle lui manquait à chaque seconde.

Lorsqu’elle décida de se lever, la serveuse affairée ailleurs, ne la remarqua pas. La rouquine écrasa son mégot sous le talon de sa bottine, le laissant à même le sol tandis qu’elle quittait sa table sans payer. Avant de quitter le bar, elle rajusta un peu sa veste, bien plus pratique que la foutue robe enfilée à Versailles. Mais bon, elle n’avait pas eu le choix, sachant qu’elle devait surveiller que l’autre pétasse – Gwen, un nom si stupide – fît bien en sorte que Léonard prît le pouvoir grâce aux jardins. Et pour le moment, c’était très mal barré.

Elle s’étira ; en plus de ça, elle ne disposait d’aucun contact vers qui se tourner pour dormir, mais tant pis, elle dénicherait bien un abri de bus pour passer la nuit. De toute façon, elle s’était attendue à ce que cela se déroulât comme ça. Sa tablette aurait bien pu l’aider, mais elle préférait ne pas trop la solliciter. S’il tombait à court de batterie… c’était le drame assuré. Elle grimaça. Et Dieu savait combien elle tenait à sa tablette.

Une sonnette carillonna lorsqu’elle poussa la porte, et la pluie l’accueillit comme une vielle amie. Un sourire naquit sur ses lèvres, avant de s’élargir.

Demain promettait d’être une grande journée.

 

***


Le lendemain matin, l’un des Chevaliers se chargea de me réveiller, et pas en douceur. Inutile de préciser qu’il me secoua comme un prunier, en m’ordonnant d’une voix bourrue de me lever. Pas la peine de lui demander le petit-déjeuner… Plusieurs secondes de réflexion me furent nécessaires pour me remémorer les événements de la veille, et éviter de dire une bêtise qui pourrait me trahir. Le Diable se cache dans les détails. Par chance, mon geôlier ne paraissait pas avoir remarqué mon échange de place avec Marie, et, après m’avoir apporté du pain sec et de l’eau, se contenta de monter la garde devant ma cellule. Je jubilai au fond de moi. Tout n’est pas perdu ! Il y a encore de l’espoir ! Je restai seule dans ma cellule, mais cela ne me dérangea guère.

À midi, là où, en théorie, Fantôme R aurait dû rejoindre Marie et Bonar à la Tour Eiffel pour procéder à l’échange, le Chevalier diabolique qui surveillait mon cachot m’apporta mon déjeuner – le même repas que celui du matin. C’est trop gentil, il ne faudrait pas que je meure de faim. J’appréhendais néanmoins beaucoup la suite des événements. J’allais devoir tenir jusqu’au bout. Et ça risquait d’être compliqué. Il ne restait qu’à croiser les doigts et prier pour que tout se déroulât bien. Je m’en remets beaucoup à Dieu, depuis hier. Un peu trop à mon goût, songeai-je, mi amusée, mi inquiète.

Peu après, les sbires de Bonar débarquèrent en nombre et on me sortit des catacombes en me maintenant par les bras. Nous nous dirigions à coup sûr vers la place de la Concorde. Durant le trajet, j’entendis les Chevaliers parler à voix basse entre eux, au sujet d’un Graf furieux de l’absence de la duchesse Élisabeth à son domicile, et de celle de Gwen aussi. Dire que je suis juste sous leur nez… J’en rirais presque, en d’autres circonstances. Pour l’instant, ma ruse fonctionnait, mais je devais encore voir Napoléon et Jean-jean, et tout deviendrait délicat à ce moment-là. Raphaël, Marie, Élisabeth, agissez avec prudence… Et ne tardez pas à prévenir les autorités ! J’avouais ne pas être dans une situation des plus enviables, et je ne pouvais plus compter que sur eux désormais.

Bien sûr, notre déplacement attirait le regard des Parisiens curieux, mais aucun d’entre eux ne leva le petit doigt, sans doute parce qu’ils ne comprenaient pas la situation ni sa gravité. Ils imaginent qu’il s’agit d’un spectacle de rue ou un divertissement. La fête nationale approchait, ils considéraient que les Chevaliers effectuaient une reconstitution historique, un numéro pour amuser la galerie. Ils manquent quand même un peu de jugeote, soupirai-je. Cela dit, je doutai que leur intervention changeât grand-chose de toute façon, et je ne voulais surtout pas mêler des civils innocents à mes– à nos histoires.

Tandis que nous empruntions la rue de l’Université, je ne pus m’empêcher de penser à Raphaël, parce qu’il y résidait. Avait-il déniché un endroit sûr pour cacher Marie ? Se trouvait-il au commissariat ? Et si oui, parvenait-il à convaincre Paul du danger que courait la capitale ? L’appui d’Élisabeth s’annonçait décisif, j’espérais qu’elle avait comme convenu averti les forces de l’ordre. Dans le cas contraire…

Je préférais ne pas y penser.

Après quelques minutes à longer les quais d’Orsay, la Concorde et sa grande roue se dévoilèrent. Des Chevaliers se trouvaient déjà sur place, et affrontaient des agents de police. Les renforts sont là… La duchesse a réussi, alors ?! Cependant, en balayant la place du regard, je ne l’aperçus nulle part dans la foule, pas plus que Paul ou Fantôme R. Les gyrophares tournaient, et les bruits des luttes résonnaient à mes oreilles.

La lourdeur de l’atmosphère m’oppressait. Un grondement sourd, presque imperceptible, provenait de sous mes pieds, et, en levant la tête, je constatai avec angoisse que le ciel encore si bleu pendant notre trajet était devenu d’un gris menaçant, et que le soleil avait disparu ; à cela s’ajoutait un vent soufflant avec force. Le mauvais temps, Paris y était habituée, mais cette météo-ci... elle n’avait rien de normal.

Je m’en trouvais là dans mes réflexions, encerclée par les sbires de Napoléon, lorsqu’il arriva vers nous en grommelant, très contrarié.

–       Sans Élisabeth, nos plans tombent à l’eau… marmonna-t-il. Donnez-lui le violon, ordonna-t-il en me désignant d’un vulgaire mouvement de tête.

Un de ses hommes posa sans délicatesse l’étui noir à terre, avant de l’ouvrir et d’en sortir l’instrument qu’il me tendit, un des éléments essentiels pour l’émergence des jardins. Je l’attrapai et le serrait contre moi, heureuse de le savoir en bon état.

De son côté, Bonar faisait les cents pas, sans même m’accorder un regard ni me parler, et cela m’arrangeait. Moins il se focalisait sur moi, moins il risquait de repérer la supercherie. Il discuta avec l’un des Chevaliers, puis, impatient, sortit son téléphone portable afin d’appeler quelqu’un.

Si le faux empereur avait envoyé ses hommes de main chercher la duchesse, l’an passé, c’était parce qu’il savait que Marie refuserait de jouer la chanson, obstinée comme elle l’était. Il ne pouvait pas me tuer, sinon personne d’autre ne jouerait la princesse de la lune. Il ignore juste que je ne suis pas Marie, pensai-je en le regardant raccrocher, à la fois curieuse et tendue de savoir comment il comptait agir sans moyen de pression pour me forcer à jouer la chanson.

–       Gwen ne répond toujours pas – il rangea son mobile –… Mais où est-ce qu’elle peut bien être, bon sang ?! …

–       En fait, répliqua soudain une voix que je reconnaissais entre mille, je pense qu’elle est bien plus proche de nous que nous ne le pensons.

Tout le monde se retourna d’un coup. Jean-François, accompagné de Chevaliers en rangs derrière lui, se dirigeait vers nous à grandes enjambées. Je me mordis la lèvre. Il n’avait quand même pas pu tout découvrir en aussi peu de temps… si ? Jusque-là, tout s’était très bien passé, ça ne pouvait pas échouer maintenant ! Si près du but !

–       Explique-toi, Graf, répliqua Napoléon en levant un sourcil, intrigué.

–       Je pense que ces deux-là vont s’en occuper pour moi, déclara-t-il en s’écartant un peu. Si tu veux, tu peux te joindre à la conversation, Marie. Ou plutôt devrais-je dire… Gwen.

Mon teint blanchit d’un ton, et j’eus l’effroyable sensation de me liquéfier sur place en apercevant Fantôme R et Marie encerclés par les sous-fifres de Bonar. Le rouquin tentait de se dégager avec l’énergie du désespoir de leur étreinte, tandis que l’adolescente, vêtue de ma tenue, regardait devant elle sans s’agiter, la mine décomposée.

Encaissant le choc avec violence, je serrai le violon contre ma poitrine, tentant de dissimuler au mieux ma stupeur. Ce n’est pas possible ! Comment… Qu’est-ce qui s’est passé ?! Impossible de comprendre ce qui se tramait, et je ne pouvais pas discuter avec les deux adolescents pour tenter d’en savoir plus. J’étais pourtant persuadée que ça aurait marché !

Alors, ils ont gagné… ? On va devoir revivre un « jardins suspendus » bis ?

–       Je te le répète, Jean-François, tu te trompes ! Je suis Gwen !

L’instrument toujours calé dans mes bras, j’aperçus Marie me jeter un discret coup d’œil ; une fraction de seconde me suffit pour saisir ses intentions. Elle veut que nous continuions à jouer nos rôles jusqu’au bout… ! Compte sur moi ! Je chercherais la cause de nos ennuis plus tard. Pour l’instant, s’il existait encore un moyen de troubler Graf et l’organisation, autant en profiter. Il ne pourrait pas nous distinguer avec tant d’aisance. Ressaisis-toi, Gwen ! Je savais que Paul se trouvait sur la place avec sa fille, comme l’an passé. Accompagnés de Raphaël, ils pouvaient arrêter ces criminels avant que le drame n’arrivât !

–       Je te faisais confiance, Jean-François. Comment as-tu pu me trahir ainsi, après toutes ces années…?

Déterminée, je poursuivis notre comédie. Les larmes affluèrent à mes yeux plus vite que je ne l’aurais cru. Bonar, perdu, m’observa, ainsi que la fille d’Élisabeth, avant de croiser ses bras sur son torse dans un cliquetis métallique, dépassé et énervé par cette situation.

–       Elles campent toutes les deux sur leurs positions, et ma foi, rien ne permet d’affirmer qui est qui. Si tu as un moyen de les distinguer, alors utilise-le maintenant. Je m’impatiente.

–        Mais certainement. Je connais assez Gwen et Marie pour savoir un détail qui les différencie.

Quoi ?! Il claqua des doigts et un chevalier m’agrippa d’une poigne si bestiale et sauvage que le violon m’échappa des mains et tomba à terre dans un bruit sourd ; les griffes de la main droite du sbire déchirèrent mes vêtements, découvrant mon épaule droite. Je grimaçai en sentant une vive douleur irradier des quatre fins sillons rougeâtres qui zébraient ma peau. Aïe… ! Qu’est-ce qu’il compte prouver…

Je relevai avec pénibilité la tête. En face de moi, la fille de la duchesse connaissait le même sort peu enviable. Pardon, Marie… Des griffures aussi marquaient sa chair au niveau de son épaule, à peine dissimulées sous les lambeaux de ses vêtements.

–       Vous avez beau vous ressembler à s’y méprendre, vous ne pouvez pas modifier les détails de votre corps. Ta précieuse amie a des grains de beauté sur son épaule, alors que toi tu n’en possèdes aucun, Gwen.

Mes yeux s’écarquillèrent. Non… !

Comment j’ai pu… oublier… ce détail… ?

Abattue, je baissai les yeux ; mes épaules s’affaissèrent. Tout se terminait ici et maintenant. Le dernier rempart contre la folie de l’empereur et de sa clique s’effondrait, et aucune autre alternative ne me venait à l’esprit.

–       Félicitations, Jean-François. Vous avez gagné.

Jamais je n’aurais imaginé prononcer ces mots, qui signifiaient tant de choses.

–       Attends, souffla la fille d’Élisabeth dans un ultime geste de désespoir. C’est insensé, protesta-t-elle en se tournant vers son tuteur, tu vois bien que je suis ta nièce et–

–       Marie, s’il te plaît. Ça ne sert plus à rien. Ils ont compris.

Je peinai à réunir la force de relever mon visage pour la regarder, tant la culpabilité de la livrer sur un plateau à ses bourreaux me fendait le cœur. La dernière lueur d’espoir qui brillait encore dans ses iris azur s’éteignit à jamais lorsqu’elle réalisa, au-delà de la situation dramatique dans laquelle nous nous trouvions, qu’il n’existait plus d’échappatoire.

–       Que vous ayez pu croire que cette ridicule mascarade me bernerait m’humilie grandement, persifla Graf – le verre de ses lunettes devint opaque, m’empêchant de discerner son regard. Mais puisque ce problème est réglé…

Il avança de quelques pas vers Bonar, nous observant moi, Marie et Raphaël tour à tour avec un sourire satisfait – et effrayant.

–       … Revenons-en à nos affaires.

Cette dernière phrase ne nous était pas destinée, mais à Bonar, plutôt. Il approuva d’un signe de tête, non moins heureux que son acolyte, et ordonna à l’un de ses subalternes de ramasser le violon et l’archet tombés à mes pieds.

–       Ma chérie, il est temps pour toi de jouer la princesse de la lune, ordonna-t-il d’une voix bourrue en tendant son bras ganté en direction de la fille d’Élisabeth.

Celle-ci n’accorda même pas un regard à l’instrument que le Chevalier lui présentait et secoua la tête pour signaler son refus catégorique.

–       Jamais ! Je préfère mourir !

En une autre occasion, je l’aurais complimentée pour cette preuve d’héroïsme qui m’inspirait. Il ne fallait pas oublier que le but de Bonaparte – qui devait beaucoup s’amuser en observant sa « clé » s’obstiner – consistait à récupérer sa précieuse arme enfouie dans le sol. Plus nous gagnions de temps, plus les renforts avaient de chances d’arriver. Et sans la duchesse, plus aucun moyen de pression à disposition du despote pour contraindre Marie, n’est-ce pas ? Je pouvais peut-être agir moi aussi pour aider à nous tirer d’affaire–

Le cri sortit tout seul de ma gorge lorsque Napoléon dégaina avec une rapidité fulgurante la lame accrochée à sa ceinture et la plaqua contre mon cou. Et je pouvais le confirmer, il ne s’agissait pas d’une fausse en toc. Un geste bien placé, et son épée me trancherait la gorge.

Il comptait m’utiliser pour contraindre Marie.

J’avalai ma salive. Le bord aiguisé de l’arme pénétrait ma chair, et si cela continuait, bientôt mon sang coulerait et en abreuverait le métal. Une punition somme toute méritée, au vu de ma trahison.

–       Élisabeth n’est peut-être pas là, mais quelqu’un peut très bien la remplacer. Si tu ne joues pas la chanson, menaça-t-il d’une voix rauque à l’attention de la jeune fille, ton amie mourra sous tes yeux.

Bien sûr, je ne nourrissais aucune illusion par rapport aux desseins de Bonar me concernant, sachant mon changement de camp, mais l’entendre affirmer de vive voix qu’il me tuerait sans aucune pitié si personne ne se pliait à sa volonté m’effrayait encore plus. Et, dans une certaine mesure, me blessait. Toutes ces années passées à se côtoyer au sein de l’organisation ne signifiaient rien pour lui, alors que je l’avais presque considéré comme une figure paternelle. Et comme une idiote, je ne réalisais tout cela que maintenant, bien trop tard. Les larmes me picotaient les yeux.

–       Non ! Arrêtez, ne lui faites pas de mal !

La détresse de Marie amusa beaucoup Léonard Bonar, dont le sourire carnassier dévoila toutes ses dents. Et l’expression malsaine de Jean-François prouvait qu’il profitait aussi très bien du divertissement.

–       Si tu préfères, ce cher Fantôme R peut y passer le premier… Elle ou lui, tu sais ce qu’il te reste à faire si tu veux les sauver.

Il avait accentué ses propos en désignant le voleur d’un mouvement de tête. Depuis son arrivée sur la place, l’adolescent avait cessé de bouger dans tous les sens, comprenant que cela aggraverait son cas plus que de l’arranger. À la place, il se contentait de fixer avec férocité Napoléon et Graf du regard, mais pâlit sitôt que les griffes acérées des gants du Chevalier diabolique qui le maintenait en place remontèrent de ses épaules à son cou, prêtes à lui lacérer la peau jusqu’au sang… et à la mort. Aucun doute, sa vie se terminerait ici si rien ne changeait. Ce constat n’échappa pas à la violoniste, qui se tourna vers Bonaparte.

–       Si j’entonne la mélodie, tu me promets qu’aucun mal ne leur sera fait ?

–       Tu as ma parole de Français.

Pour accréditer ses propos, il ôta l’épée de ma gorge. Le sbire qui menaçait presque d’étrangler Raphaël relâcha aussi la pression autour du cou du jeune homme, ramenant ses mains sur les épaules de celui-ci. Rassurée par cette preuve de bonne foi, la fille de la duchesse attrapa son violon et son archet qu’on lui présentait à nouveau, avant de se positionner de manière correcte.

Une terreur sans nom déferla dans tout mon corps.

–       Ne la joue pas !

Fantôme R et moi avions prononcé cette phrase en même temps. Mon pur instinct me poussa à avancer en direction de la musicienne, aussi vite que possible. Dès que la princesse de la lune résonnerait ici, sur la place de la Concorde… plus rien n’arrêterait la catastrophe.

–       Marie, si jamais tu la joues, toute la ville–

Je n’achevai ma phrase. Dans ma précipitation, j’avais oublié le sous-fifre de Léonard qui me maintenait captive, et me ramena d’un mouvement brutal en arrière après juste un pas ou deux, m’en coupant le souffle. Son dirigeant ne perdit pas de temps pour appuyer de nouveau la pointe de sa lame contre ma gorge. Dans ces conditions, difficile de lui expliquer la toute vérité. Aurait-ce suffit à la faire changer d’avis, tant elle était pure et têtue ? Impossible à dire.

L’adolescente me regarda avec de grands yeux brillants, avant de m’adresser un sourire réconfortant.

–       La façon dont tu as prononcé mon nom était si douce…

Elle ferma les paupières, avant de reprendre :

–       En tous les cas, je ne veux pas que toi ou Fantôme R mourriez.

Ma gorge se noua. Raphaël, je comprenais, mais moi, je ne méritais pas qu’elle m’accordât autant d’importance.

Dans un tempo lent, sans dire un mot, elle joua les premières notes de la mélodie, mais s’arrêta quand le sol vibra sous nos pieds.

–       Marie était la clé de tout ! Je n’ai que trop attendu cet instant ! Alors élève-toi ! Sors, sors trésor antique ! s’esclaffa Napoléon, une main tendue.

Le ciel déjà gris s’assombrit encore jusqu’à devenir noir, et le vent souffla de plus en plus fort, avec une violence démesurée. Le sol se fissura petit à petit, traçant une forme circulaire dans le béton. Un gigantesque trou se creusa dans la place, tandis que la terre tremblait sans s’arrêter, comme sous l’emprise d’un séisme. Lentement mais sûrement, les jardins de Babylone émergèrent du sol : il s’agissait d’une construction gigantesque, autour de laquelle lévitaient plusieurs couronnes, et toute la structure effectuait un mouvement de rotation sur elle-même ; autour d’elles flottaient plusieurs décombres, qui ne semblaient pas être un réel danger, à première vue. Déjà, les cris de panique des Parisiens commençaient à se propager à travers la ville, et les gens s’affairaient pour échapper au drame qui s’annonçait.

Comment un tel système avait-il pu rester caché si longtemps sous terre ? Marie et Raphaël se regardaient d’un air incrédule, sans comprendre ce qui se passait, sonnés par la situation. Je voulus crier quelque chose à leur attention, au moins pour les prévenir et les rassurer, mais un vacarme assourdissant doublé d’une violente secousse manqua de me déséquilibrer. Plus aucune stabilité nulle part, et de la poussière s’élevait de terre. Un rictus immonde déformait la bouche de Jean-François, et au loin, il me sembla entendre les voix de l’inspecteur Vergier et de Charlotte. À plusieurs reprises, je manquai de m’étaler par terre de tout mon long, alors que les sbires de Napoléon me maintenaient, ainsi que la blonde et rouquin, l’un comme l’autre terrorisés. À peine remarquai-je l’immense cristal vert lumineux qui constituait le point le plus bas des jardins, qu’un mouchoir à l’odeur âcre plaqué contre ma bouche et mon nez par un des Chevaliers m’amenât à perdre connaissance.

Tout devint ténèbres autour de moi.

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