La Menace de Chronos

Chapitre 14 : Partie I ~ Remonter dans le temps – Chapitre XIII –

9477 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 02/08/2023 15:53

– Chapitre XIII –

 

« Vouloir éviter l’inévitable, n’est-ce pas augmenter sa douleur ? » – Tchouang-Tseu.

 

 La musique résonnait dans la salle.

Quoique pas très grande, la pièce accueillait quelques meubles. En plus d’une décoration sobre, du papier peint clair recouvrait les murs, s’accordant avec le sol. Dans un coin reposaient plusieurs dizaines de pupitres noirs, ainsi qu’un piano à queue. Il s’agissait d’une salle insonorisée, où l’on venait répéter pour des évènements importants, ou des concerts de charité – il semblait, de ce que l’on disait, que tout le personnel agissait au mieux pour aider les plus démunis, ici.

Au centre se tenait une enfant aux cheveux blonds noués en un chignon basique – elle les attachait toujours ou presque – et vêtue d’un haut de couleur pêche et de leggings. Son instrument posé sur sa clavicule, elle jouait en respectant les notes et le rythme inscrits sur la partition sous ses yeux, et le plaisir qu’elle éprouvait à exécuter ce morceau se ressentait dans ses gestes. Il s’agissait d’une adaptation pour violon d’un air d’opéra connu, « Largo al Factotum » du Barbier de Séville de Rossini.

La porte s’ouvrit soudain, interrompant la musicienne dans sa prestation et dévoilant dans son encadrement une fillette plus jeune que la précédente de quelques années, et à bout de souffle ; elle referma la porte derrière elle et s’y adossa, respirant un coup et se calmant quelque peu. Ses cheveux, détachés, revêtaient la couleur du miel, une nuance entre un joli blond clair et un roux un brin prononcé, mais vif et lumineux. Ses yeux, d’un ambre de toute pureté, dans lesquels perçaient des notes de caramel, de pain d’épice et de cannelle aux reflets chocolatés, ne trahissaient, en cet instant, qu’une seule et même émotion.

La peur.

–       Ah, tu es là ! … Qu’est-ce qu’il y a ? Ça ne va pas ?

La violoniste s’avança de quelques pas légers, affolée, contournant le pupitre en fer pour se rapprocher d’elle. La fillette hoqueta, en pleurs, et se précipita vers elle, la serrant de toutes ses forces, à tel point qu’elle manqua de déstabiliser la plus âgée.

Cette dernière l’appela avec une infinie tendresse par son prénom, ce qui l’apaisa aussitôt. En fait, elle seule pouvait l’interpeller par son nom complet, sans diminutif. Il s’agissait de leur petit truc personnel, rien qu’à elles deux, alors que tout le monde, sinon, utilisait un surnom pour lui parler, plus pratique et simple à retenir. Elle refusait que quiconque s’adressât à elle par son prénom entier.

Mais elle, elle le pouvait.

Lorsque la musicienne remarqua que la petite, les yeux embués de larmes, se mordait les lèvres et l’enlaça ensuite plus fort qu’avant, elle répondit à cette puissante étreinte, jusqu’à ce que la fillette se détachât peu à peu d’elle, avant de planter ses iris ambrés éclatants dans les siens, bleu azur.

–       Il… Il va me tuer ! parvint-elle à articuler, la voix saccadée par les sanglots.

L’aînée écarquilla les yeux. Son interlocutrice ne paniquait que peu à ce point, mais connaissant le « il » que celle-ci mentionnait, elle comprenait très bien sa peur. Le principal pour le moment consistait à rassurer l’enfant.

–       Mais non ! répondit-elle pour la réconforter. Et puis d’abord – elle se pencha, glissant son archet dans la même main que son violon, et essuya d’un geste doux les larmes qui perlaient à la lisière des yeux de la petite –, pourquoi est-ce qu’il ferait ça ?

La fillette baissa la tête, honteuse, comme prise en faute.

–       J’ai… J’ai fouillé dans son bureau… avoua-t-elle à mi-voix.

–       Mais, pourquoi tu as fait ça ? Il nous avait demandé de rester bien tranquilles, répondit la violoniste, sans la quitter du regard.

–       Je voulais savoir s’il les connaissait… se justifia-t-elle.

Son interlocutrice sourit, d’un air à la fois triste et compréhensif. Elle dépassait l’autre petite de taille, mais rien d’étonnant, puisqu’elle la surpassait en âge. Cette très jeune fille recherchait des réponses à ses interrogations, mais de là à se permettre de fouiner dans des affaires qui ne lui appartenaient pas… Cela attisait en toute logique la colère.

Un soupir s’échappa de ses lèvres, tandis qu’elle posait son instrument sur un meuble proche. Élever un enfant représentait toutes sortes de difficultés. Elle ne pouvait lui en vouloir, la pauvre essayait juste de comprendre.

Elle s’agenouilla en douceur, pour atteindre la hauteur de la plus jeune. La gronder ne servirait à rien. La petite orpheline se trouvait dans un état émotionnel assez violent comme ça, sans en rajouter ; l’important était qu’elle n’eût rien de grave. Et puis, l’aînée connaissait le directeur du couvent et son caractère brutal ; il ne rencontrait aucune difficulté pour se faire obéir.

–       Tout va bien, murmura-t-elle en lui posant une main affectueuse sur l’épaule. Je suis là pour veiller sur toi. Mais de ton côté, tu dois respecter les grandes personnes et être sage, tu comprends ?

Pour toute réponse, l’intéressée hocha la tête, en reniflant. Elle paraissait se sentir mieux. Elle ne se risquerait sans doute plus à fouiller dans un bureau interdit d’accès, surtout pour ne rien découvrir au final. Même si cette histoire l’intriguait, mieux valait qu’elle tournât la page. En tous cas, la plus grande était toujours là lorsque la plus petite avait besoin d’elle.

Le doute marqua les traits de cette dernière, et son cœur battit plus fort. Ça serait comme ça pour la vie, pas vrai ? Rien ne changerait, entre elles ? Une bouffée d’angoisse la saisit, et elle tira avec insistance la manche de la musicienne, pour se rassurer.

–       Dis… Tu ne me laisseras jamais toute seule, hein ? Tu resteras toujours avec moi ?

La concernée sourit, devant l’innocence de sa très jeune interlocutrice, qui recommença à pleurer sans se contrôler. Pour une enfant de six ans, tout cela créait bien trop d’émotions à encaisser d’un coup. Toutes les deux avaient été trouvées dans une des nombreuses rues parisiennes, et demeuraient inséparables. Trois ans d’écart existaient entre elles, et la plus petite des deux possédait le caractère le plus soucieux et le plus sensible. En tant que plus jeune, elle tentait de prendre modèle sur l’aînée, qu’elle trouvait si sûre d’elle et pleine de qualités. Cette dernière avait conscience de représenter pour elle la seule personne à laquelle se raccrocher, et ne voulait pas qu’elle imaginât un instant qu’elle avait pu la décevoir. Pourtant sa respiration se hacha de sanglots, tandis que les larmes laissaient des sillages sur ses joues rougies.

–       Mais oui, je serais toujours là pour toi, la rassura la musicienne en souriant. Et puis, il y a nos colliers.

Elle sortit du col de son haut une chaîne en argent, au bout de laquelle pendait un médaillon réalisé dans le même métal. Il représentait un fragment, plus précisément, la partie droite d’un cœur brisé en deux verticalement, en son milieu. Des lettres finement gravées en noir ressortaient en particulier sur la surface grise, et, vers le haut, quatre perles incrustées de couleurs différentes – rose, bleu, vert, jaune – formant un cœur scintillaient également, à l’instar du bijou.

Tremblante, la fillette attrapa avec maladresse le sien de ses deux mains. Il ressemblait à s’y méprendre à celui de sa grande sœur, puisqu’en argent lui aussi et symbolisant un morceau de cœur cassé, le gauche cette fois. Hormis les inscriptions et leur emplacement ainsi que celui des perles, tout se conservait à l’identique.

Elles approchèrent leurs pendentifs ; les fissures de la pièce droite s’emboîtèrent avec une précision parfaite dans les échancrures de la pièce gauche, et les deux bouts ainsi imbriqués se transformèrent en un superbe cœur complet, le temps d’un instant.

L’enfant se sentit rassurée. La plus grande lui avait offert ce présent pour son anniversaire. Un moyen de lui prouver qu’elles resteraient toujours ensemble, quoi qu’il arrivât.

–       Allez, c’est fini, souffla l’aînée. Tu me fais un sourire ?

La concernée réussit à courber ses lèvres, et son interlocutrice la serra avec douceur dans ses bras, la berçant, et soulagée que la situation s’arrangeât. La petite fille pouvait parfois avoir des crises d’angoisse, et la plus âgée faisait son maximum pour veiller sur elle. Et il lui faudrait redoubler d’efforts, car si sa protégée se retrouvait dans des situations problématiques, on risquait de ne pas l’envoyer à l’école, et l’école, c’était très important. Elles devaient se tenir à carreaux, on le leur avait ordonné en les recueillant. Sinon, elles subiraient des punitions. On ne plaisantait pas, avec les adultes. Surtout avec celui-là.

Des bruits de pas lourds résonnèrent, devenant de plus en plus forts. La plus petite se retourna et poussa un cri, effrayée. Il s’agissait de lui ! La violoniste recula et regarda autour d’elle, et une idée germa dans son esprit. Elle attrapa avec douceur l’autre par le bras, et désigna du doigt une armoire non loin.

–       Va te cacher là-dedans, et promets-moi de ne pas en sortir, d’accord ?

–       Non, je ne veux pas… ! S’il entre, il va… murmura-t-elle d’une petite voix, sans terminer sa phrase.

–       S’il te plaît. Je ne veux pas qu’il t’arrive quelque chose, insista-t-elle, en prenant ses petites mains dans les siennes, si chaudes.

Elle paraissait si mature, en se comportant ainsi. La petite fille ne protesta pas et fila se dissimuler dans l’armoire, entre quelques piles de papier et divers instruments de musique, avant de fermer – toutes deux savaient de quoi il retournait. Il était facile de la deviner recroquevillée sur elle-même le plus possible, silencieuse, essayant de garder son calme. Car si elle manquait de discrétion, tout cela ne servirait à rien. Il ne devait pas l’entendre, songea l’aînée. Tant qu’elle se concentrait pour ne pas éternuer à cause de la poussière ambiante et qu’elle respirait avec le moins de bruit possible, sa cachette la protégerait.

La porte s’ouvrit avec fracas. Il s’en était fallu de peu : une fraction de seconde plus tard, et la fillette n’aurait pas eu le temps de s’abriter. Il l’aurait trouvée et…

Non, la musicienne préférait ne pas y penser.

Son regard se posa sur le nouvel arrivant, qu’elle reconnut sans peine en raison de son apparence physique, de sa démarche pataude, de sa posture crispée et du ton sec et tranchant de sa voix lorsqu’il lui parla. Elle en frissonnait, tant la névrose constante de cet homme l’effrayait.

Il claqua dans un bruit assourdissant la porte derrière lui. Cela ne présageait rien d’heureux.

–       Elle est où ?

–       Qui ?

–       Te fous pas de moi ! Elle est où bon sang ?!

Malgré la force de sa voix qui lui vrillait les tympans, elle soutint son regard, par provocation peut-être, mais surtout parce que si elle le quittait des yeux, il lui hurlerait dessus encore plus fort. Oh, il ne se comportait pas ainsi devant d’autres personnes, bien sûr, mais une fois seul, il ne perdait jamais une seconde pour lui montrer qu’il la haïssait de tout son être. Comme cette fois-ci. Voilà pourquoi elle ne parvenait pas à l’apprécier.

–       Réponds lorsque je te parle ! vociféra-t-il.

Comment pouvait-il dire ça alors qu’il ne lui accordait pas le temps de s’exprimer ? Elle ravala tant bien que mal les larmes qui lui montaient aux yeux. Les siens à lui luisaient de fureur, et ses traits se déformaient ; un rictus immonde tordant ses lèvres lui octroyait un air encore plus effrayant que d’habitude.

–       Je suis désolée, je ne l’ai pas vue.

Cette réplique ne le satisfit pas, comme le prouva la violente et terrible claque qu’il lui assena et qui lui brûla dans un premier temps la joue, avant que la douleur ne se diffusât dans tout son visage. Ses lèvres tremblèrent, mais elle ne craqua pas, refusant même de caresser de sa main l’endroit où sa chair tendre et fraîche désormais rougie par l’agression subie plus tôt, la lançait. Elle ne comptait plus le nombre de fois où il l’avait frappée, tout ce qu’elle espérait était que cette marque s’estomperait vite – mais d’après son expérience, sa peau la lancinerait encore longtemps.

Un silence. Des pas. Une serrure que l’on verrouille. Encore des pas.

Le ton de l’agresseur redevint d’un coup beaucoup plus mielleux, ce qui ne contribuait qu’à rendre la situation plus terrifiante encore. Il s’agenouilla devant elle.

–       Tu sais qu’elle m’a désobéi, n’est-ce pas ? Et les enfants désobéissants, on les châtie. Mais si elle n’est pas là…

Un sourire malsain et sadique ponctua cette phrase inachevée, alors qu’il attendait une réponse et qu’elle luttait pour ne pas craquer.

–       C’est moi qui recevrai la correction à sa place. Je sais.

Aussitôt, les coups commencèrent à pleuvoir, plus nombreux qu’avant. Les larmes, réaction naturelle face à ce déchaînement de haine, coulèrent sans qu’elle pût les contrôler ni les arrêter. Et même si elle essayait de ne pas sangloter, ni d’appeler son « tuteur », cela ne satisfaisait pas l’homme, qui lui criait dessus et abattit avec une puissance indescriptible sa main punitive sur son visage encore juvénile rougi par les mauvais traitements. Cette dernière attaque plus violente que les dernières, la déséquilibra. Elle chuta au sol, sans se replier sur elle-même.

Si elle tentait de se protéger ou de se défendre, cela ne contribuerait qu’à empirer les événements, et il risquait de s’en prendre à elle, alors elle essayait au maximum d’encaisser les coups ; mais son corps martyrisé la faisait souffrir.

–       Sale gosse de merde !! hurla-t-il, hors de lui.

Elle parvint à poser ses mains encore frêles sur ses oreilles pour les préserver du flot, du déferlement, du raz-de-marée voire du tsunami de haine et d’insultes qu’il éructait à son encontre. Tout ce qu’elle pouvait faire consistait à s’excuser et répéter à quel point elle était désolée, d’un ton aussi audible et clair que possible, en dépit des quelques sanglots qui troublaient son timbre vocal, lorsqu’elle ne se montrait pas assez vigilante.

–       Tu vas faire foirer tous nos projets ! Ça te plaît d’être une salope qui fait chier les autres ?! rugit-il si fort que les murs de la salle tremblèrent.

Les vibrations si fortes de ses deux cordes vocales résonnèrent jusqu’au plus profond de son être. Allongée sur le sol glacial, elle se recroquevilla sur elle-même, paralysée.

L’agression suivante partit sans prévenir. Un coup de pied asséné avec une énergie inouïe lui provoqua une douleur percutante dans tout son organisme. Son corps entier trembla sous l’effet d’un spasme, tandis qu’il s’amusait comme jamais à la frapper de manière répétée au ventre et ailleurs. Sa fierté à elle l’interdisait de lui demander– de le supplier d’arrêter. Il ne l’écoutait de toute façon pas, poursuivant de plus belle, toujours et encore, son sinistre jeu, alors qu’elle toussait quelques gouttelettes de sang qui tachèrent le sol.

–       Les morveuses comme toi, comme elle, méritent une bonne leçon, tu ne crois pas ?

Elle ne répondit pas – en avait-elle-même la force ? – s’évertuant à empêcher de nouvelles larmes de couler, avec l’espoir fou qu’ainsi il se calmerait, satisfait.

Peine perdue. Il l’empoigna avec violence par les cheveux, dénouant sa coiffure et arrachant de nombreux fils dorés qui s’éparpillèrent dans les airs ; il tira, l’obligeant à relever la tête, et dans le même temps à croiser son regard assassin et meurtrier.

–       Je t’ai dit de répondre quand je te cause ! ordonna-t-il, sans contenir sa colère.

Un tremblement la parcourut de la tête aux pieds. Des spasmes secouaient son corps ; quand il la souleva en la tirant par la chevelure, les douleurs revinrent, partout à la fois. Forcée de se relever et de se tenir sur ses jambes si douloureuses, elle ne put retenir une expression de douleur de marquer ses traits.

–       Espèce de fille de pute ! aboya-t-il en l’agrippant par les bras, jusqu’à la soulever à nouveau.

Ses petits pieds quittèrent le sol de quelques centimètres, et son épaule la lançait. Malgré tout, elle parvenait encore, avec beaucoup de difficultés, à réprimer ses sanglots, tout du moins à les maintenir à un niveau sonore faible.

Sans crier gare, il la plaqua – la cogna – contre le mur dans un bruit sourd, avec une telle célérité et une force si colossale qu’elle laissa échapper un hurlement de douleur aigu, et manqua de perdre connaissance face à la violence du choc. Mais l’autre ne s’arrêta pas, et, tandis que sa main gauche appuyait sur son poignet au point de presque le briser – elle craignit même de ne plus pouvoir jouer de violon –, son autre main appuya de manière brutale sur sa gorge, obstruant son larynx et sa trachée, ce qui l’empêcha de respirer. Il maintint cette position jusqu’au point où elle s’évanouit presque à cause du manque d’oxygène ; à ce moment-là, ne comptant pas la tuer, il relâcha peu à peu la pression, comme pour prolonger la torture. Elle inspira avec difficulté, essayant d’apprécier chaque bouffée d’air qui franchissait ses lèvres. Sa tête tournait, l’empêchant de prononcer le moindre mot.

Soudain, sans crier gare, la main de l’homme attrapa le bas de son tee-shirt à manches longues et le remonta d’un geste sec sur son buste.

Elle se raidit. Il n’avait jamais fait ça, avant.

Peut-être parce qu’avant, elle était encore trop jeune, pour lui.

Le haut désormais relevé laissait apparaître sa peau à nu ; seul son petit soutien-gorge blanc bordé de dentelle et orné d’un nœud en son milieu, recouvrait sa poitrine naissante et préservait son intimité.

–       Tu dois réparer ses conneries. Et ce qu’il y a là-dessous me paraît très intéressant… susurra-t-il à son oreille d’une voix mielleuse – elle sentait son haleine fétide contre son cou. Alors on va continuer, histoire que tu serves à quelque chose.

Il attrapa ses leggins avec bestialité, les descendant jusqu’aux chevilles, et révélant la deuxième partie de ses sous-vêtements : une culotte fine, elle aussi brodée et décorée, qui s’accordait avec sa brassière et suivait sans difficulté les courbes de son bassin.

Son cœur tambourina et une terreur sans nom s’empara d’elle tandis qu’il la déshabillait d’un regard lubrique, sa langue passant sur ses lèvres et les humidifiant dans le processus. Être ainsi dévoilée toute entière devant un parfait inconnu sans plus aucun vêtement pour la protéger la couvrait d’un dégoût et d’une honte sans noms qui se diffusèrent tels des électrochocs dans son corps.

L’adulte lui adressa un rictus malsain et dépravé, et elle gémit tandis qu’il approchait une main calleuse et poilue de l’une des bretelles de son soutien-gorge, s’amusant à jouer avec ; parfois il tirait dessus jusqu’au maximum, la relâchant avant qu’elle ne cassât. La bretelle revenait alors en place dans un claquement sourd, tapant contre la peau de la jeune fille et lui arrachant un cri de douleur ; les larmes coulaient sans interruption sur ses joues.

Son bourreau se délectait du charmant tableau qui s’offrait juste sous ses yeux, ne prêtant aucune attention aux sanglots parfois audibles. Il lui caressait autant qu’il lui pinçait la peau, et décida de passer à un niveau supérieur, en retirant la bretelle gauche de la brassière de sa victime. Celle-ci n’était désormais plus maintenue que du côté droit. Par jeu, il descendit cette dernière, toujours plus bas sur le bras de la fille, rien que pour constater son effroi à l’idée de se retrouver seins nus face à son agresseur.

L’expression de panique qu’elle afficha le satisfit ; il n’ôta pas le soutien-gorge. Mais il ne s’arrêta pas pour autant.

Maintenant toujours la proie par le poignet, il humidifia l’index de sa main libre, et l’appuya sur la poitrine de l’enfant, qui laissa échapper une exclamation de surprise, et bougea quelque peu, mais il ne s’en préoccupa guère, et descendit avec lenteur son index, qui laissait dans son sillage la trace de la salive dont il était imprégné. En arrivant au nombril, il y enfonça sans retenue son doigt, lui arrachant un cri de douleur ; il sourit de toutes ses dents, particulièrement satisfait, et continua sa route jusqu’au terminus.

La culotte, sous laquelle il glissa son index, prêt à la baisser sur ses hanches jusqu’au bas de ses jambes.

Devant l’horreur de la situation, la musicienne ne put étouffer ses pleurs plus longtemps, et s’agita, tentant avec l’énergie du désespoir de se dégager, effondrée.

–       Arrête, s’il te plaît, hoqueta-t-elle. Je ne veux pas…

Ses suppliques emplirent l’homme d’une fureur sans égal, qui transparut dans son regard. Il rugit avec sauvagerie, comme tout à l’heure, un rugissement interminable de rage, et lui proféra toutes les insultes répertoriées dans son vocabulaire, postillonnant, avant de conclure en lui crachant au visage. Ne s’arrêtant pas là, il lui arracha son pendentif en argent qu’il jeta à l’autre bout de la pièce, avant de la balancer contre un mur, sur lequel elle s’écrasa de plein fouet. Le choc lui coupa net la respiration, qu’elle ne récupéra que quelques longues secondes plus tard. Sans même chercher à se relever – elle ne voulait pas qu’il la brutalisât à nouveau – elle entendit un craquement quelque part, qu’elle tâcha d’ignorer, même si une douleur cuisante inondait sa poitrine et se propageait jusqu’au fond de ses os.

Lorsqu’il s’approcha à nouveau d’elle, il s’empara d’un des pupitres en fer demeurant dans la salle en attendant une prochaine répétition. Il la frappa avec sans aucune once d’hésitation sur tout son mince et fragile petit corps, en évitant avec soin de la viser à la tête – la tuer ne l’arrangeait sans doute pas, pas tout de suite.

Elle se replia sur elle-même, jusqu’à rouler en boule, et ne pouvait qu’espérer et prier que cela s’achevât le plus vite possible. Il la roua encore de dizaines et de dizaines de coups, avant de daigner mettre un terme à cette torture qu’il adorait lui administrer. Il lâcha son arme – l’objet utilisé pour la battre – qui tomba sur le sol dans un bruit de métal sourd, et s’abaissa une ultime fois à son niveau.

–       La prochaine fois, tu feras gaffe à ce que vous ne déconniez pas. Sinon je m’occuperai pour de bon de votre cas.

Il se releva avant de déverrouiller la porte et de quitter la pièce, abandonnant derrière lui la petite fille tremblotante, recroquevillée, et dont les pleurs se mélangeaient aux gémissements tandis qu’elle ne supportait plus la douleur aigüe qui la poignardait de part en part, dans la semi-clarté froide et silencieuse de la salle de répétition.

De longues minutes lui furent nécessaires pour pou0voir bouger le moindre muscle. Des sons secs résonnèrent – ses os qui craquaient, mais elle évita de s’occuper de ces bruits inquiétants, ou même du goût métallique de sang dans sa bouche, et, encore secouée de tremblements, tenta dans la mesure de ses forces de se rhabiller. Le tee-shirt revint vite en place, mais elle éprouva beaucoup plus de complications à remonter son bas jusqu’à son bassin ; le moindre mouvement provoquait chez elle comme des décharges électriques, et elle en souffrait.

Un grincement attira soudain son attention, et la porte de l’armoire en face d’elle s’ouvrit peu à peu. La plus petite, restée dissimulée tout ce temps dans le meuble, avait dû entendre ou du moins deviner le départ du directeur du couvent. Après un bref coup d’œil aux alentours pour s’assurer de l’absence de menace, elle s’extirpa en douceur de sa cachette, appelant avec désespoit le nom de l’autre personne, angoissée de la voir dans un état de santé si préoccupant. En la rejoignant, elle ramassa le pendentif tombé par terre, dans l’intention évidente de le lui restituer.

–       Est-ce que tu vas bien ? paniqua-t-elle en arrivant à sa hauteur. Je suis tellement désolée, tout est de ma faute…

Les larmes la submergeaient. Son interlocutrice posa une main affectueuse et rassurante sur son visage pour la consoler.

–       Bien sûr que non, tu n’as rien à te reprocher. Le plus important est qu’il ne te soit rien arrivé.

La fillette acquiesça et avança son bras, permettant à sa propriétaire légitime de récupérer son bijou ; elle laissa pendre la chaîne entre ses doigts, avant de poser à nouveau un regard azur d’une tendresse infinie sur la plus jeune.

–       Nous resterons toujours ensemble, tu te rappelles ?

La concernée acquiesça et approcha une nouvelle fois son collier de celui de l’aînée, et les deux médaillons réunis formèrent à nouveau un splendide cœur, comme tout à l’heure, pour leur plus grande joie à toutes les deux.

Et, tandis qu’elles se trouvaient dans cette position, la plus âgée remarqua une tache rouge sur le poignet de l’enfant, qu’elle confondit dans un premier temps avec du sang… avant de réaliser son erreur en constatant que ladite tache bougeait. Ses yeux s’écarquillèrent ; elle les ferma, les rouvrit, mais non, elle ne rêvait pas.

–       Ça alors, c’est une coccinelle, sur ta peau !

–       Ah, oui ! confirma la petite en baissant sa main et en lâchant son collier pour observer à son tour la bête. Elle est entrée peu de temps après moi dans l’armoire, et elle ne me quitte plus depuis. Sans elle je ne sais pas si j’aurais supporté…

Sa voix se brisa, si bien qu’elle n’acheva pas sa phrase, mais elle sous-entendait sans équivoque : « de l’entendre s’en prendre à toi encore et encore ». Elle serra fort l’enfant dans ses bras, qui répondit sans attendre avec chaleur. La savoir saine et sauve… représentait un bonheur immense pour elle, et elle était prête à absolument tout sacrifier, pour admirer cette délicate âme devenir une grande et belle jeune femme. Délicate âme, qui, aujourd’hui, avait eu beaucoup de chance, comme en témoignait la petite bête porte-bonheur qui se déplaçait sur son bras.

Elle enlaça plus fort son amie. S’il existait en effet une bonne étoile, elle espérait que celle-ci brillerait pour l’éternité sur leurs vies.

 

***

 

J’ouvris les yeux, me redressant d’un coup.

Un cauchemar. Ça n’avait été qu’un cauchemar.

Que… Qu’est-ce qui s’est passé ? Je glissai ma main dans mes cheveux, tentant de reprendre mes esprits ; de la sueur perlait à mon front. Je me souvenais plus ou moins d’être allée sur la place de la Concorde, sous l’identité de Marie ; Napoléon m’avait rejointe, suivi de Jean-François et… les choses avaient dérapé. Il était parvenu à démasquer mon plan. Et à présent, nous nous trouvions au cœur de l’enfer.

Les jardins suspendus de Babylone.

Tout me revint de manière si brutale en mémoire que cela me provoqua un mal de tête foudroyant ; il ne daigna s’apaiser qu’après plusieurs longues minutes à me masser les tempes.  Je ne me trompais donc pas : Jean-François avait débarqué sur la place, avec des Chevaliers, et plus important, avec Marie et Raphaël.

Tout le problème provenait de là. Que s’était-il passé ? Nous avions convenu que Fantôme R trouverait une cachette sûre pour y mettre Marie en sécurité, et qu’il se chargerait, tout comme la duchesse, de prévenir et d’aider les autorités. Or, Graf avait réussi à les retrouver, et j’ignorais par quel hasard du sort il y était parvenu. Ensuite, Napoléon m’avait menacée avec son épée, sans oublier Fantôme R qui n’avait pas passé un meilleur quart d’heure. Nos vies en jeu avaient convaincu la blonde de jouer. Je trouvais cela incroyable : jamais je n’aurais soupçonné qu’elle tînt à ce point à moi. Qu’elle l’ait fait pour la duchesse ou même Raphaël, je peux le comprendre ; mais… pour moi aussi, vraiment ? Rien ne l’avait obligée à s’exécuter, pourtant. Et ça me touchait beaucoup.

Je regardai autour de moi. Sans conteste, je me trouvais dans un cachot, ceux des jardins. Des dalles recouvraient le sol, et l’humidité infestait chaque recoin de la geôle : des gouttes d’eau s’écrasaient à intervalles réguliers par terre. Les Chevaliers avaient dû m’amener ici après m’avoir neutralisée. J’ignorais ce qu’étaient devenus les autres, mais ils n’avaient pas dû recevoir un sort plus enviable que le mien, loin de là. La cellule – j’aurais passé la journée enfermée, aujourd’hui – était plutôt petite et étroite : moins d’une dizaine de mètres carrés, et à moitié plongée dans l’obscurité. La seule source de lumière résidait dans des cristaux qui produisaient un éclat vert translucide glauque et effrayant. Nous étions dans de beaux draps. Quelle stupidité d’avoir voulu berner l’organisation.

Ma faute. Tout était de ma faute.

Je me recroquevillai, désemparée. Qu’allais-je faire, désormais ? Jean-François avait découvert la supercherie, et Napoléon ne me pardonnerait jamais ma trahison, c’était une certitude – j’avais commis le pire des crimes possibles. Je n’ai plus aucune chance de la revoir, maintenant, songeai-je, abattue. Et pour lui dire quoi ? Que j’avais contribué à détruire le monde et à instaurer une nouvelle ère de terreur avec un empereur ressuscité comme chef ? Il n’y avait vraiment pas de quoi s’en vanter.

Comment ai-je pu être aussi aveugle ? J’aurais dû réaliser mes erreurs depuis longtemps. Bonar devait utiliser en ce moment son arme destructrice pour poser un ultimatum au gouvernement. Beau projet, pour un quatorze juillet. J’entendais les éclairs frapper et la neige tomber, tout cela se mêlant aux cris des Parisiens effrayés, et à un vent à coup sûr si violent qu’il arrachait tout sur son passage. Sans doute beaucoup de lieux et de personnes subissaient des dégâts, quand bien même l’inspecteur Vergier aurait donné l’ordre d’évacuer la ville – était-il au courant au moins ? Quelle question. Une arme de destruction massive qui flotte dans le ciel, ça ne passe pas inaperçu. Et puis, je suis certaine de l’avoir entendu. Par contreje me demandais bien où se trouvait la duchesse. Je m’en voulais de lui avoir demandé de quitter le manoir : j’aurais préféré la certitude de la savoir enfermée mais vivante, plutôt que l’incertitude de savoir où elle était en cet instant, à m’interroger sur son éventuel décès. Oh, non, pitié. Je ne m’en remettrais jamais. Tout est fichu.

Je relevai soudain la tête. Une minute… Peut-être que… ! Peut-être que le pendentif de Sîn pouvait m’aider ! Il me permettait de voyager dans le temps. Mon dernier espoir reposait sur lui : remonter assez dans le temps pour empêcher le monde de basculer dans la terreur et que tout se déroulât comme c’était censé se dérouler. Je n’avais plus le choix, à présent. Voyons, où l’ai-je mis ? Il n’était peut-être pas encore trop tard pour sauver tout le monde. Il existait bien un moyen de se sortir de ce pétrin.

Du moins, c’était ce que je croyais.

Avec horreur, je réalisai que le collier reposait dans l’étui à violon, où je l’avais dissimulé avec le bracelet de Tiamat. Or, le boîtier ne se trouvait pas à mes côtés. Soit les sbires de l’empereur l’avaient récupéré et déposé quelque part, soit ce dernier lui-même avait décidé de le garder. Cette deuxième option suggérait que malgré mes précautions, il avait pu découvrir les deux artéfacts mésopotamiens et les conserver pour lui seul – personne ne pouvait l’en empêcher, après tout. Et dans ce cas…

Impossible de détruire les jardins suspendus.

Génial, j’ai perdu le seul espoir qui me restait pour arranger les choses. La dévastation me brûlait le bas-ventre, et essayer de me rassurer en pensant qu’un empereur ne perdrait pas son temps à s’intéresser à un vulgaire étui ne fonctionnait pas des masses. Jamais je n’aurais dû accepter de me lancer dans une telle entreprise pour changer le cours du temps. Qu’allait-on faire de moi ? Et plus préoccupant : où étaient les autres ? Je ne disposais plus d’aucune ressource pour les aider. Sans le collier, impossible de remonter le temps et de tout réarranger. De toute façon, j’avais déjà assez provoqué de chaos, inutile d’en ajouter.

Au moins, mon collier argenté se trouvait toujours dans mon soutien-gorge. Et maintenant que Bonar et Graf avaient percé notre plan à jour, je ne risquais plus grand-chose à le remettre, aussi le rattachai-je avec soin autour de mon cou, laissant le bout de mes doigts effleurer le fragment de cœur, symbole d’un temps autrefois heureux mais désormais révolu. Voilà bien la seule consolation qui me restait, au milieu de cette situation désespérée.

Un nœud se forma dans gorge, et j’étouffai quelques sanglots, essuyant mes yeux d’un revers de la main. Je m’apitoierais sur mon sort à un autre moment. Il existait un moyen de m’en sortir ; j’avais semé la pagaille dans ce monde, la responsabilité me revenait de trouver une solution pour m’échapper d’ici et récupérer les bijoux. Reste encore à sortir de ma cellule. Je ne possédais plus d’épingles à cheveux ; je les avais laissées chez Raphaël, hier, après ma transformation en Marie. Je poussai un soupir, agacée. La malchance avait décidé de s’acharner sur moi, ou quoi ? Ce n’était pas mon jour ; en même temps, ce n’était le jour de personne.

–       Il y a quelqu’un ? demanda une voix douce et fluette, mais néanmoins effrayée.

Je me raidis. Marie ?! Venais-je bien de l’entendre ? Elle avait dû percevoir mon soupir. Je m’approchai des barreaux en acier de la porte, hésitante.

Un couloir assez large, de plusieurs mètres, séparait les geôles. Des pierres à la surface rugueuse parfois couverte de mousse constituaient les murs, et je résidais dans la cellule la plus proche de la porte. Il devait y avoir une douzaine de geôles, six de chaque côté à peu près, plus si l’on considérait la possibilité que d’autres cachots existassent dans ces jardins. On pouvait voir l’occupant d’en face, un peu ceux des cellules adjacentes à ce dernier, mais pas nos propres voisins ; une vraie prison, en somme.

Mon cœur cognant contre ma poitrine, je me relevai et entourai les barreaux de mes doigts, cherchant l’origine du son. À la lueur verdâtre que produisaient les cristaux de la salle, j’aperçus tant bien que mal, en face de moi, un visage d’adolescente dont l’obscurité rendait les détails difficiles à discerner.

–       Marie ! Tu es là… Est-ce que ça va ?

Elle plissa les yeux, tentant elle aussi de me repérer dans la pénombre ambiante. D’un coup, je retrouvais un peu d’espoir. La violoniste vivait ! Bonar ne comptait pas nous massacrer tout de suite. Piètre réconfort, mais tout ce qui pouvait procurer du baume au cœur était bon à prendre.

–       Oh, mon Dieu, c’est bien toi, Gwen ? Oui, oui, je vais bien. J’ignore si c’est aussi le cas pour Fantôme R…

Entendre sa voix me procura un bien fou. Alors eux aussi, ils ont été emprisonnés… On avait dû les endormir comme moi, pour les transporter ici et les enfermer sans difficulté ; à moins que la cause de leur évanouissement n’eût été les secousses, ça s’envisageait aussi.

Je ressentais toute l’inquiétude de la jeune fille pour l’adolescent dans sa voix. Fantôme R, hein… Appendre qu’il avait partagé son secret avec Marie ne me surprenait qu’à moitié. Surtout en sachant qu’à l’origine, il lui avait dévoilé sa véritable identité le soir même de leur rencontre. Savoir que le nom du voleur n’effrayait plus la blonde car elle le connaissait maintenant me rassurait. Et moi qui avais voulu lui flanquer la frousse en lui disant qu’il kidnappait les jeunes filles… Bonjour l’idée insensée – quelle mouche m’avait piquée, pour raconter des idioties pareilles ?! Par chance, elle était passée au-dessus de ça. Vu l’inquiétude avec laquelle elle avait prononcé le nom du rouquin… elle tenait beaucoup à lui.

Le silence remplit la salle. Je secouai la tête. Marie réveillée, il fallait revenir aux priorités ; la première d’entre elles concernait le moyen de sortir d’ici. Et pour y parvenir, j’avais besoin de comprendre. Avec un peu de chance, le collier se trouvait peut-être encore quelque part dans les jardins, dissimulé dans l’étui. Il faut le retrouver avant que Napoléon ou Graf ne le récupèrent et ne suppriment tout espoir d’arranger les événements. Je devais trouver un plan, et la violoniste pourrait m’aider. À deux, nous irions plus vite. Nous ne disposions que de peu de temps avant que Bonar ne décidât de nous trancher la tête avec son épée, ou de nous tirer dessus, selon son humeur.

–       Qu’est-ce qu’il s’est passé ? Raphaël était censé te mettre en sécurité…

Depuis tout à l’heure, je ne cessais de me poser cette question. J’avais besoin de savoir pourquoi nous avions échoué. De là viendrait peut-être une solution pour nous extirper d’ici… Je l’espérais. Pour l’instant, la chance ne nous accompagnait pas, et les événements tournaient en faveur de Napoléon. Était-il possible d’inverser la tendance ? Nos probabilités de gagner étaient infimes. Mais pas question d’abandonner.

–       Raphaël est Fantôme R, hoqueta Marie. Nous étions en train de chercher un endroit sûr, quand cette fille aux cheveux roux nous a attaqués…

Une fille aux cheveux roux ?! Quelque chose clochait. Et pourquoi cette attaque contre les deux adolescents ? Il manquait des informations. Jamais je n’avais croisé une telle fille, dans l’organisation, ou même aperçu quelqu’un correspondant à cette description. Travaillait-elle pour eux ? Ni Jean-François, ni Léonard ne m’en avaient parlé, pourtant. Et j’avais du mal à croire qu’ils eussent gardé pour eux cette information. Sauf que si elle n’agissait pas pour leur compte, alors pourquoi cette agression envers Marie et Raphaël ?

Même l’an passé, il n’y avait jamais eu de fille, encore moins rousse. Et cela m’effrayait. Peut-être qu’en interférant dans le temps, j’avais été à l’origine d’une chaîne d’événements qui m’échappait et qui se retournait contre moi ? Comme si je n’avais déjà pas assez de problèmes comme ça, il avait en plus fallu que j’en créasse. Super, je me retrouve dans de beaux draps, maintenant. C’était officiel, je ne savais pas comment me tirer d’affaire. Tout ce entrepris jusqu’à maintenant… me revenait avec violence en pleine figure. J’avais joué avec le feu, et je m’y brûlais. Mais qui diable cette fille pouvait-elle être ?!

–       Elle avait des yeux bleus, se remémora Marie. Elle avait environ dix-huit ans, et elle se débrouillait en arts martiaux ; elle nous a rapidement maîtrisés, Fantôme R et moi. Après, les Chevaliers sont arrivés, et–

Elle n’acheva pas son récit, car du bruit en provenance d’une cellule voisine interrompit la discussion. Qu’est-ce qui se passe ? Qui c’est ? Mes interrogations trouvèrent vite réponse lorsqu’une voix familière s’éleva.

–       Épargne-lui les détails, Marie, déclara une voix très sèche. Elle les connaît déjà, puisque c’est elle qui est derrière tout ça.

Fantôme R avait repris connaissance et l’avait aussitôt fait savoir. Il me sembla voir une ombre bouger, dans la cellule à côté de la musicienne, mais je ne distinguais personne derrière les barreaux. Le rouquin devait sans doute être prostré, les bras croisés sur son torse, dans le fond de son cachot, ça lui ressemblait bien.

Je souris, une chaleur se répandant dans tout mon corps. Raphaël se trouvait là, aussi ! Ça me soulageait beaucoup d’entendre sa voix. Mais d’après ses propos, il savait, pour mon implication dans cette histoire, malgré les soigneuses tentatives de dissimulation de ma part – même Marie ignorait encore la vérité. Il m’en veut. En même temps, je lui ai causé de sacrés ennuis. Sauf que tout leur révéler maintenant me remplissait de peur.

Ah. L’honnêteté, ça n’a pas été mon point fort, ces derniers temps.

–       Raphaël, Dieu merci tu es en vie ! s’exclama sa voisine, comblée de joie.

–       Je vais bien, oui. Je suis soulagé de savoir que tu es là aussi.

–       Dis-moi… Qu’est-ce que tu sous-entends par « c’est elle qui est derrière tout ça » ?

Un silence s’ensuivit, long, très long, qui me sembla durer une éternité, tandis que l’adolescente me regardait avec une certaine surprise mêlée d’incompréhension. Je me mordis la lèvre. La réponse à sa question, je la connaissais déjà. S’il explique tout à sa dulcinée… Je craignais les réactions que cela provoquerait. En plus de m’expliquer – les prochains moments s’annonçaient parmi les plus difficiles et pénibles à vivre de mon existence – je perdrais les seule véritables amis rencontrés depuis le début de ma mission.

Et ça, je ne le supporterai pas.

En d’autres termes, je commençais à réaliser l’ampleur du pétrin dans lequel je m’étais fourrée, et dont je n’étais pas prête de sortir.

–       Figure-toi que cette rouquine avait l’air de te connaître par cœur, Gwen. Elle m’a dit que tu venais du futur, et que ton but depuis le début, c’était de remettre Napoléon à la tête de la France. Ça va, ou faut que je développe ?

Un cri de protestation lui parvint en retour.

–       Gwen n’est pas comme ça, s’indigna Marie. C’est notre amie, elle nous a aidés ! Elle est digne de confiance !

–       … Tu pensais la même chose de Jean-François, non ? objecta avec douceur son interlocuteur. Et au bout du compte, il s’est servi de toi dans ses propres intérêts, ajouta-t-il avec une colère très mal contenue.

Grand blanc. Le jeune voleur touchait un point sensible.

–       Tu crois cette inconnue, alors ? Tu prétends que vous avez discuté, mais je ne l’ai jamais entendue parler de Gwen…

–       Rappelle-toi ce moment où nous attendions l’arrivée des Chevaliers. À un moment, elle m’a entraîné à l’écart et m’a tout raconté. Et elle ne mentait pas.

–       Il existe forcément une explication. Qui te dit qu’elle ne travaille pas pour Napoléon et–

–       Marie…

En entendre davantage m’aurait été insupportable, aussi l’avais-je interrompue, sans ajouter un mot de plus. La confiance de l’adolescente, je ne la méritais pas, et je refusais de la laisser ainsi me défendre envers et contre tout alors qu’elle ignorait la vérité. Ses grands yeux bleus interrogateurs m’observèrent, mais pour ma part, je ne pouvais la regarder en face.

Profitant de cette pause, Raphaël développa ses explications, et j’en profitai pour saisir ce qu’il s’était passé en détail. En cherchant un lieu sûr pour abriter Marie, ils avaient rencontré cette mystérieuse fille rousse, dont nous ignorions le nom. Elle les avait mis hors-circuit, grâce à des prises d’arts martiaux réalisées à la perfection, après quoi elle s’était chargée de les ligoter tous les deux avec des cordes solides. Elle avait semblait-il prévenu Graf ainsi que les sbires de Bonar par message, car ses deux victimes l’avaient vu utiliser son smartphone, mais n’appeler personne. En attendant leur arrivée, elle avait pris le voleur à partie – tout en gardant la blonde dans son champ de vision –, et lui avait expliqué mon rôle dans toute cette affaire. Pour autant, dès l’arrivée de la cavalerie, elle s’était éclipsée en toute discrétion, sans que personne ne pût dialoguer avec elle de manière approfondie. Si je résumais, une fille rousse sortie de nulle part avait livré les deux jeunes gens à Jean-François et sa troupe avant de se volatiliser.

Maintenant, je comprenais mieux l’enchaînement des faits. Pas convaincue pour autant, Marie, tandis qu’elle cherchait la faille dans le récit de son camarade, me suppliait du regard de tout nier en bloc. La pression m’accablait.

Je baissai la tête, honteuse. J’aurais dû savoir qu’ils apprendraient la vérité. Mais j’aurais aimé la leur expliquer dans d’autres circonstances… Et plus curieux encore : d’ cette fille me connaissait-elle si bien ?! Car aucune femme à la chevelure de feu et aux yeux bleus n’avait jusqu’ici croisé ma route – pas que j’en m’en souvinsse, en tout cas. Savoir qu’elle était au courant que je provenais du futur n’avait rien de rassurant. Comment pouvait-elle connaître tout cela ? Elle ne viendrait pas… du futur, elle aussi ?! Non, on aurait vraiment nagé en plein délire. Et puis, seul le collier permettait de voyager dans le temps.

Quoi, alors ? Rousse aux yeux bleus… Et s’il s’agissait… de la sœur de Raphaël ? Lui avait toujours été persuadé d’être fils unique, mais peut-être bien que non, en fait ? Rien ne prouvait qu’Isaac n’eût pas eu un autre enfant. Ça soulevait un certain nombre de questions, bien plus que ça n’apportait de réponses.

Je m’assis par terre, dépitée. Tout ce que j’étais en train de faire, c’était d’échafauder des théories délirantes qui ne menaient nulle part, et surtout, ne nous aidaient pas le moins du monder à sortir d’ici. Expliquer la vérité à la blonde et à son partenaire m’effrayait. Pourtant, ils étaient mes compagnons d’infortune, et les seuls sur lesquels je pouvais me reposer. Ils vont refuser de me croire. Et Marie qui avait tant confiance en moi… Qu’est-ce que je peux bien lui dire ? Je l’avais entraînée dans cette situation alors qu’elle n’avait rien demandé, pas plus que le fils d’Isaac.

Les yeux fermés, je ramenai mes jambes contre moi et les entourai de mes bras avant d’y poser mon menton. Je ne pouvais pas continuer à laisser la violoniste se bercer d’illusions à mon sujet.

–       Raphaël a raison, avouai-je, d’un ton mal assuré. Je viens du futur, et je devais aider Bonaparte à réussir son coup d’état.

Derrière les barreaux, face à cette réponse brisant toutes ses espérances, je la vis s’adosser sans un mot contre le mur, d’un air sonné, et se laisser glisser avec lenteur jusqu’à terre, repliant ses genoux avant d’y enfouir sa tête et de pleurer à chaudes larmes, ses sanglots résonnant dans la grande salle, dont deux Chevaliers gardaient l’entrée. Il n’existait pas de mots pour exprimer à quel point je regrettais mes actions. Ma trahison envers Marie, avec qui j’avais passé tous ces jours, me brisait le cœur. Et je ne peux m’en prendre qu’à moi-même.

D’abord Jean-François, et maintenant moi. Elle devait se demander pourquoi tout le monde autour d’elle la manipulait de la sorte.

Je demeurai silencieuse, tandis que Fantôme R tentait d’apaiser, comme il le pouvait, la peine immense de la musicienne, en lui promettant que tout se déroulerait bien et qu’elle pouvait compter sur lui. Il respirait le calme et la sérénité, pour quelqu’un d’emprisonné et qui ignorait la suite des événements. Il faut dire, il a passé ces derniers jours en prison, il a dû s’habituer. Les sanglots de Marie s’étouffèrent peu à peu, mais je préférais de loin me taire. Hors de question de prononcer la moindre parole, ça ne contribuerait qu’à raviver la douleur. Et Dieu savait que personne ne voulait ça. Au fait… où est la duchesse, alors ? Vu que Raphaël n’avait pas pu se rendre avec elle au commissariat, à cause de l’attaque essuyée, qu’avait-elle fait ? Avait-elle tout de même prévenu la police ? Si Paul et sa fille parvenaient à grimper dans les jardins, il y avait une chance pour qu’ils nous délivrassent, que je retrouvasse le collier et que...

Non. Ça ne marcherait pas. Je devais bien admettre que ma confiance en moi s’évaporait. Le pire était que je commençais à me faire à l’idée que j’allais mourir ici, exécutée par Napoléon ou Jean-François, qui ne rêvaient que de cela. Tout est perdu. Plus aucune issue ne s’offrait à nous, sinon d’accepter le châtiment imposé par l’empereur, en espérant son indulgence. Ça, et prier, songeai-je avec amertume. Par-dessus le marché, je frissonnai à cause du froid, et la solitude me dévorait. J’avais perdu l’estime de toutes les personnes que j’avais connues, et c’était difficile à réaliser. La peur rôdait tout autour de moi, et le désespoir me consumait.

Je me pris la tête entre les mains. C’était sûr et certain, je n’allais plus jamais pouvoir me regarder dans une glace, dorénavant.

J’avais une très grosse envie de pleurer.

Comme si ça pouvait me soulager, ou changer les choses. J’étais responsable de tout ce qui était en train de se passer. Du coin de l’œil, j’aperçus Raphaël, en partie, s’approcher de la porte de sa cellule. Il posa son front contre les barreaux, fermant les yeux, et soupira. Rien que par son souffle, la tension retomba, du moins en apparence.

–       Je crois que tu nous dois une bonne explication, Gwen.

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