La Menace de Chronos

Chapitre 18 : Partie II ~ Hortensia – Chapitre XVI –

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Dernière mise à jour 10/10/2023 23:43

– Partie II ~ Hortensia ~


« Le présent, c’est l’équilibre du passé et du futur. » – Charles de Leusse.


– Chapitre XVI –


« Le soleil se couche, mais le danger ne se couche jamais. » – Proverbe créole.


Les rayons du soleil qui filtraient à travers les rideaux en soie de la fenêtre me réveillèrent de manière agréable.

La journée avait commencé, mais j’ignorais l’heure. Mes yeux nécessitèrent un peu de temps pour s’habituer à la luminosité de la pièce. Je poussai les draps remontés jusqu’à mon visage et glissai sur le dos, avant de bâiller. Au-dessus de moi, un haut plafond d’un blanc éclatant, que je regardai d’un air hagard, cherchant à me rappeler les événements de la nuit dernière.

Et mes souvenirs se remirent vite en place.

La veille, j’avais voulu me faire passer pour Marie, afin que Raphaël la plaçât en sécurité, et, avec l’appui de la duchesse, prévînt la police. Sauf que ça avait mal tourné lorsque Jean-François s’était rendu compte de la supercherie. Une mystérieuse fille rousse – mais bon sang, qui était-elle ? – avait réussi à mettre hors d’état de nuire les deux adolescents, et à les remettre à Graf. Nous avions été emprisonnés, et cela aurait pu dégénérer. J’avais pris la balle à la place de Marie, et, par miracle, je m’en étais sortie.

Le rouquin et la violoniste avaient réussi à détruire les jardins, et, avec l’aide de Charlotte, j’avais rattrapé les deux jeunes gens, nous avions discuté, avant de quitter pour de bon cette affreuse structure. Raphaël et Marie s’étaient embrassés sous le feu d’artifice, et la Tour Eiffel s’était illuminée de couleurs dorées. L’ex-patron du couvent avait été écroué, et Bonar s’était suicidé, sans que l’on ne retrouvât son corps. Ce n’est pas très rassurant ; et s’il était encore en vie ? Mais cela paraissait impossible.

Suite à cela, la duchesse Élisabeth nous avait conviés, Raphie, Marie, moi, Paul et Charlotte, à un grand banquet dressé en notre honneur ; sa manière de nous remercier d’avoir sauvé la ville. La nourriture avait été excellente, avec des mets très luxueux et de grands crus en guise de vins. Jamais je n’avais assisté à une telle fête. C’était tout simplement génial !

Raphaël, ne souhaitant pas s’éterniser, était parti avant dix heures. Tandis que Paul reprochait avec gentillesse à Charlotte de s’être mêlée de ce qui ne la concernait pas, la duchesse s’était éclipsée dans son bureau avec sa fille, afin de s’entretenir en privé avec elle. Rien d’étonnant, elles avaient beaucoup à se dire. Les Vergier avaient quitté le manoir à la demie, et Marie et sa mère discutaient encore lorsqu’Alfred m’avait menée à l’étage pour me montrer ma chambre. Élisabeth avait, selon lui, tenu à ce que je passasse la nuit ici.

D’un côté, j’avais l’impression de profiter, mais cela dit… Je ne pouvais pas refuser, je n’avais nulle part où dormir. Je ne me serais jamais osée à demander l’asile à Raphaël, et crécher au couvent ne me semblait, désormais, plus légal, maintenant qu’un nouveau directeur remplaçait Jean-François. Je n’aurais pas pu m’y sentir à l’aise. Malgré tout, un seul fait m’avait traversé l’esprit, pendant la nuit.

Raphaël et Marie s’étaient embrassés.

Et ça, ça valait tous les trésors du monde.

Je me redressai dans mon lit, joyeuse. Ils s’étaient échangés un baiser, je n’avais pas rêvé ! Cela voulait dire, d’une certaine manière, que j’avais réussi à remettre les choses en ordre, et mieux encore ; ces deux tourtereaux s’étaient quittés l’an passé sans jamais s’avouer leurs sentiments. Et là, grâce à moi, ils étaient enfin parvenus à se montrer leur amour !

Bon, d’accord, j’avoue que le monde ne s’en serait pas plus mal porté si je n’avais pas tenu à tout chambouler dans le passé ; mais quand même ! J’espérais que ces deux-là resteraient ensemble. Leur fierté les empêchait, l’un comme l’autre, de réaliser le premier pas.

Mais moi, je leur avais permis d’avancer dans leur relation.

Je passai une main dans mes cheveux. Je me sentais satisfaite, malgré le fait qu’aucune raison ne justifiât ce sentiment. Je leur avais apporté beaucoup d’ennuis, et manqué de briser leur vie. Certes, j’avais pu réparer la plupart des dégâts, mais le rouquin ne vivrait pas pour autant toutes ces aventures qu’il aurait dû partager avec la blonde.

Et tout ça par ma faute. Est-ce qu’il m’en veut toujours autant ? Dans les cachots des jardins, il n’avait pas caché sa fureur à mon égard, et il avait de quoi ; ce genre de rancœur se conservait très longtemps. Et puis, cette fille rousse m’inquiétait. Je ne savais pas d’où elle sortait, mais j’avais cette impression empreinte de culpabilité qu’elle s’était attaquée aux deux adolescents à cause de moi. Bref, pas de quoi éprouver de la fierté.

Et moi ? Que vais-je devenir ? songeai-je en enfournant mes pieds dans les chaussons chauds prêtés par le personnel du manoir. La duchesse ne m’hébergerait pas toute la vie au manoir, je n’appartenais pas à sa famille, après tout.

En parlant de famille… Clémence…

Mes doigts fins attrapèrent son collier, attaché avec le mien autour de mon cou. Marie me l’avait rendu hier, avec le pendentif de Sin. On ne les discernait plus, puisque je les avais essuyées la veille, mais les taches de sang sur le métal demeuraient pourtant gravés dans ma mémoire. Clémence… Bonar t’a vraiment… ? songeai-je en approchant la chaîne de mon visage, des larmes perlant à la lisière de mes yeux clos. Jusqu’au moment de son suicide, il n’avait jamais rien confirmé ni réfuté à ce sujet. Si ça ne tenait qu’à moi, j’aurais commencé dès hier à la rechercher, mais j’ignorais sa localisation, dans la ville immense de Paris – pour peu qu’elle résidât toujours dans la capitale. Et je n’aurais pas pu quitter Marie, Raphaël et les autres comme ça…

Grâce à ma petite sœur qui m’avait protégée, la balle de Napoléon ne m’avait pas atteinte, et j’avais eu la vie sauve. Pour ça, je ne te remercierai jamais assez. Et si elle vivait encore– Non. Elle est en vie, j’en suis sûre. Dans tous les cas, je ne m’arrêterais pas avant de l’avoir retrouvée. Je devais penser ainsi, bien que cela me permît plus de me rassurer qu’autre chose. Même si je me retrouve perdue, avec toutes mes certitudes envolées, je ne peux pas baisser les bras. Tiens bon, Clémence, nous nous reverrons vite, je te le promets, songeai-je en resserrant mes mains autour de son médaillon.

On toqua à la porte, me tirant de mes pensées. Surprise, je sursautai, et, en essuyant quelques larmes, me retournai, demandant à la personne d’entrer ; j’avais ma petite idée sur son identité.

—    Gwen ! s’exclama une jeune fille aux cheveux blonds et aux yeux bleus en passant sa tête dans l’encadrement de la porte. Tu as bien dormi ?

Je hochai la tête, joyeuse. Sa présence réchauffait mon cœur de plaisir.

—    Oui, Marie. La literie est vraiment confortable.

Fait étonnant, aucun cauchemar, même à propos des jardins suspendus, n’avait perturbé ma nuit. Penser au sort de Clémence m’avait empêché de plonger tout de suite dans les bras de Morphée, mais ensuite, mon sommeil, agrémenté de doux rêves ressassant les meilleurs moments vécus avec ma cadette, avait persisté jusqu’à mon réveil.

L’adolescente m’adressa un grand sourire, et s’assit à côté de moi sur le lit. Elle avait revêtu un jean et une ample chemise rayée de couleur bleu marine. Hm, la duchesse n’aurait-elle pas préféré que sa fille s’habille avec une jolie robe sur-mesure ? J’étais certaine qu’Élisabeth avait déjà passé commande à la meilleure couturière de la ville.

Enfin, mademoiselle possédait assez de maturité pour choisir elle-même ses vêtements. Et moi, qu’allais-je bien pouvoir porter ? Grande question, même si les tenues chics ne manquaient pas, ici.

—    Et toi, avec toutes ces aventures, tu as pu trouver le sommeil ? Tu as beaucoup discuté avec ta mère, hier. Comment est-ce qu’on doit t’appeler ? Princesse ? Duchesse ? Mademoiselle ?

—    Hi hi, oh non. Marie, juste Marie, s’esclaffa-t-elle. On te doit tous beaucoup, tu sais. Moi, Charlotte, Raphaël…

Ses yeux s’arrondirent, et elle plaqua ses deux mains sur sa bouche, secouée, et les joues en feu. Elle me regarda, avant d’articuler :

—    Oh mon dieu, Raphaël. Mon Dieu, mon Dieu, ne me dis pas que j’ai osé embrasser Raphaël !

—    Ben si, répondis-je en glissant mon bras autour de ses épaules. Sous le feu d’artifice. Et c’était très mignon.

Je ne pus m’empêcher d’éclater de rire devant le visage écarlate de la violoniste. Elle détourna le regard et enfouit sa tête dans ses mains. Oh, Marie, je t’assure qu’il n’y avait pas plus romantique. Vous étiez super choux, tous les deux. Et ça ne m’étonnait pas. Personne ne me convaincrait qu’il existait un meilleur couple qu’eux.

Marie se laissa tomber sur le lit en gémissant, bras en croix, m’arrachant un nouveau sourire. Ce n’est pas très digne d’une jeune fille de sang royal, tout ça. Je me relevai, et décidai d’explorer l’armoire en quête d’une tenue à revêtir, tout en bavardant avec mon amie. Une robe dans les tons bleu turquoise et une paire de chaussures assortie attirèrent mon regard, même si je mettais très peu ce genre d’habits. Mais la célébration de notre victoire méritait que l’on se pomponnât.

Une servante me conduisit jusqu’à la salle de bain. Spacieuse, moderne et luxueuse, à l’instar des autres pièces du manoir, son sol carrelé s’accordait bien avec les murs clairs. Prendre un bain moussant me tenta, mais le moment ne s’y prêtait pas, d’autant que l’on m’avait demandé de descendre à neuf heures dans la grande salle pour le petit-déjeuner.

Habillée et maquillée, je rejoignis l’adolescente qui patientait devant un bol de chocolat fumant et une foule de viennoiseries appétissantes. Elle m’informa que nous ne devions pas traîner car la duchesse nous attendait à la cathédrale, sans toutefois me fournir plus d’explications. Je croquai dans un croustillant croissant, songeuse. Quelque chose me dit qu’elle ne sera pas seule.

—    Il n’y aurait pas aussi un certain garçon, à ce rendez-vous ?

—    Peut-être… Peut-être bien, répondit Marie d’une voix timide, les joues rouges.

Love was in the air.

Un quart d’heure plus tard, ma sacoche sur l’épaule – une chance qu’elle n’eût pas été perdue durant l’incident des jardins – nous foncions vers Notre-Dame. Après tout, il aurait été très malvenu de faire attendre une personne aussi importante qu’Élisabeth. Il faisait beau temps dehors, et je profitais avec plaisir de l’agitation quotidienne de la ville. Mon avenir me paraissait si incertain… Je n’en ai pas parlé avec Marie. Je ne pouvais pas rester à jamais ici, mais retourner dans mon univers d’origine m’angoissait. Et puis, il y avait Raphaël. Je ne doutais pas qu’il m’en voulait toujours. Une fois en face de lui, j’ignorais ce que je lui dirais.

Après moins d’une dizaine de minutes, le grand bâtiment se dévoila à nos yeux, dans toute sa splendeur. Nerveuse, je m’arrêtai devant les portes de l’édifice, incapable de rassembler le courage pour entrer. Je n’aurai jamais la force d’affronter le regard de la duchesse et celui de Raphie. Marie se retourna vers moi, et, voyant que je ne parvenais pas à avancer d’un pas, m’attrapa avec chaleur par le poignet dans un sourire et nous pénétrâmes dans le grand bâtiment.

En me retrouvant dans la nef, je sentis la nostalgie s’emparer de moi. Ma dernière venue avait été pour récupérer la couronne du dragon. À l’époque, j’étais très différente de maintenant… Si on m’avait dit, quelques jours plus tôt, que je m’attacherais à ce point aux deux adolescents, et que Jean-François serait écroué et Bonar décédé, j’aurais éclaté de rire, tant ça m’aurait paru surréaliste.

Mais à présent… les choses avaient évolué. Le lieu était resté le même, depuis ma précédente visite ; la lumière qui passait à travers les vitraux apportait toujours autant de luminosité. Un silence presque inquiétant régnait, dû au sacré du lieu, et je m’étonnai que personne n’eût organisé de messe pour célébrer le quatorze juillet, puisque les festivités, censées se dérouler hier, avaient été reportées à aujourd’hui du fait de l’incident.

Au fond de l’allée, la duchesse et Fantôme R, avec Fondue à ses côtés, discutaient. Ils parlaient à voix basse, pour ne pas troubler le silence de l’église. Le rouquin paraissait déterminé à retrouver son père, du moins à découvrir la vérité – cette résolution en lui ne changerait jamais, hein ? Le fait qu’Isaac eût libéré son fils de prison tendait à prouver à ce dernier que son père tenait malgré tout à lui, même s’il lui restait à savoir pourquoi il travaillait pour l’organisation. Le bruit de nos pas interrompit leur discussion. La duchesse, à côté de laquelle se tenait Alfred, releva la tête en souriant, et le rouquin, de dos, se retourna lorsqu’il entendit Marie l’appeler.

—    Raphaël… souffla-t-elle.

Les larmes brillaient au coin de ses yeux. Tandis qu’elle s’avançait de quelques pas, je reculai, préférant rester à l’écart et m’asseoir sur un banc, levant la tête – l’impressionnante hauteur sous plafond m’en donna le vertige. Mieux valait pour le moment rester discrète. Le rouquin rajusta son chapeau, surpris, et la blonde baissa la tête.

—    Raphaël, merci encore. Si tu n’avais pas été là, je…

Les yeux de l’intéressé étincelèrent d’une manière particulière. Un large sourire s’afficha sur son visage, et il s’approcha de la violoniste, avant de planter son regard dans le sien. Waouh, l’intensité du moment était très profonde. Je ne savais plus du tout où me mettre. Si Alfred conservait une expression aussi neutre que possible, la duchesse étouffa un rire léger. Ces deux-là vous touchaient en plein cœur.

—    Ce n’est pas moi qui ai changé ton destin. Tu y es parvenue toute seule.

Du coin de l’œil, je le vis saisir avec délicatesse ses mains. Il ne la quitta pas des yeux, et soudain j’éprouvai la sensation très singulière que plus rien n’existait pour eux. Ils se trouvaient à ce point dans leur monde que leurs lèvres, déjà proches, se rapprochèrent d’un cran, leur yeux se fermèrent, et ils s’embrassèrent. Le rouquin posa ses mains sur les hanches fines de la jeune fille, qui passa en douceur ses bras autour du cou de l’adolescent. Leurs yeux se fermèrent ; le baiser qu’ils s’échangèrent débordait de tendresse. Je me demande s’ils sont sérieusement en train de fourrer leur langue dans la bouche de l’autre. On n’était peut-être pas obligé d’assister à toute la scène ? Je détournai le regard, les joues rouges. Je crois que je vais attendre un peu avant d’envisager d’avoir un petit copain. Les deux tourtereaux se détachèrent l’un de l’autre. L’étudiant entoura la violoniste de ses bras, et celle-ci posa sa tête sur l’épaule de l’étudiant.

Quelques secondes silencieuses s’écoulèrent. Et si j’en profitais pour m’éclipser ? Ils n’ont plus besoin de moi, maintenant. Avec discrétion, je me levai du banc et effectuai quelques pas sur la pointe des pieds en direction de la sortie. Maintenant, je devais repartir et réfléchir à la marche à suivre. Au moins, je ne dérangerais personne puisque personne ne me remarquerait partir, et tout rentrerait dans l’ordre lorsque chacun oublierait cette histoire.

—    Gwen ?

Je m’arrêtai d’un coup, prise par surprise. Oh oh. Pour un départ « fantomesque », c’était raté de chez raté.

—    Il faut qu’on parle, poursuivit Fantôme R. Tu ne comptes pas nous quitter avant la fin du spectacle, j’espère.

« Oh oh », en effet.

Je soupirai, résignée, et me retournai. Tout le monde me regardait, ce qui me gêna très fort. C’était officiel, ça allait être ma fête. J’aurais dû me douter que je ne pourrais pas m’éclipser d’un claquement de doigts. Je devais rendre des comptes, et je n’y échapperais pas.

La tête baissée, je rejoignis le petit groupe, afin d’assumer une bonne fois pour toutes mes responsabilités.

—    Je suis désolée, commençai-je, mal assurée – mais il fallait bien débuter quelque part, non ? Je… J’ai commis des erreurs, et je vous ai tous blessés. Je n’ai aucune excuse pour ce que j’ai fait…

Ne sachant quoi dire d’autre, je gardai les yeux rivés au sol, tout en me mordant la lèvre. Que pouvais-je ajouter ? Tous les pardons du monde ne suffiraient pas à réparer les méfaits commis par ma faute, même si au final, j’avais arrangé la situation, et encore, pas toute seule. Il resterait des stigmates de cette histoire. Avec le pendentif de Sin, je pouvais retourner dans le passé et essayer d’empêcher mon moi de l’époque d’interférer avec les événements mais je craignais d’engendrer encore plus de problèmes en jouant avec le temps : surtout, l’organisation risquait de s’en prendre à Clémence, je devais la retrouver et la sauver avant tout, il s’agissait de ma principale priorité, comme toujours.

Un soupir me tira de mes pensées. Intriguée, je relevai la tête ; Fantôme R, ennuyé, passait une main dans sa tignasse rousse, Marie serrée contre lui.

—    Bon, écoute. J’admets que j’étais en colère contre toi. C’est quand même ma vie que tu as failli foutre en l’air et–

—    Ce que veut dire Raphaël, le coupa Marie en lui donnant un léger coup de coude, c’est que tu nous as aidés au bout du compte, et qu’il s’inquiétait pour toi, n’est-ce pas ?

Elle posa sur lui un regard insistant, qui enflamma ses joues, et il déglutit, gêné. Je haussai un sourcil, étonnée. Qu’est-ce qui se passe, ici ?

—    Disons que, oui, j’ai paniqué quand j’ai vu cette balle te foncer dessus. Qu’est-ce qui t’a pris de t’interposer et de la prendre comme ça ?! Tu aurais pu y passer !

Eh bien, c’était instinctif, en fait ; mon corps a bougé tout seul. Je n’aurais pas supporté de voir ma meilleure amie mourir sous mes yeux. Il y avait eu assez de tentatives de meurtre comme ça. J’avais eu ma dose. Il avait bien fallu que je prouvasse ma bonne foi au rouquin, et c’était le seul moyen que j’avais trouvé. Et puis, j’ai plutôt bien réagi. Mon collier m’a protégée. Sans intervention extérieure, Marie aurait rencontré son créateur plus vite que prévu. Je sais qu’elle est un ange, mais j’aime autant que le Paradis ne la récupère pas tout de suite.

Néanmoins, l’air grave et sérieux de l’adolescent m’étonnait et me touchait à la fois.

—    Au moins comme ça, tu ne me considéreras plus comme un autre Jean-François… ou un autre Bonar, expliquai-je, en osant à peine croiser son regard.

Son expression changea. Son semblant de colère se transforma en une autre émotion, et son chien couina. À ma grande surprise, il paraissait très offensé, ou plutôt… blessé. Marie affichait le même air incrédule mêlé de tristesse, et Élisabeth en personne paraissait éprouver de la compassion à mon égard. Alfred parvenait à garder un semblant de contenance, mais je le devinais ému par mes propos.

Toutes ces réactions, je ne les comprenais pas. Quoi, j’ai dit quelque chose qu’il ne fallait pas ?

—    Gwen, enfin… D’où as-tu pu croire que je… ?

—    Parce que c’est vrai ! avouai-je le cœur lourd. Je ne vaux pas mieux qu’eux, je suis pareille, à écraser les autres pour réussir mes objectifs–

—    Bien sûr que non !

La musicienne et le rouquin avaient prononcé la dernière phrase à l’unisson. Leur attention focalisée sur moi et cette détermination dans leurs traits me désarçonnèrent une nouvelle fois.

—    Je ne te cache pas qu’en apprenant que tu travaillais pour cette organisation, je te croyais comme eux, concéda le voleur. Mais tu n’as rien à voir avec ce groupe, trancha-t-il. Vos buts divergeaient : tu voulais juste retrouver ta petite sœur, alors qu’eux visaient à dominer le monde par égoïsme. Et puis, tu as tout arrangé. C’est bien la preuve que tu as des valeurs qu’eux ne connaîtront jamais.

Une vague d’émotions déferla dans mon corps, mêlant soulagement et joie. Vous… Vous pensez vraiment ça de moi ? Pourtant, je me sentais pas si différente d’eux, mais dans une certaine mesure, les deux Parisiens voyaient peut-être juste… Je n’étais plus sûre de rien, en ce moment.

—    Tout ça, c’est de ta faute, Raphaël, le taquina Marie en lui donnant un petit coup de coude. Tu l’as terrorisée, dans les jardins. D’ailleurs, tu devais lui dire quelque chose, il me semble.

Le ton affirmé employé par la jeune fille ne laissait pas de place au doute ou à une potentielle réponse. Elle lui lança un regard appuyé tandis que je penchais la tête, perplexe. Euh, à quoi vous pensez ? Encore des cachotteries ?

—    Ah, hmm, c’est vrai, déclara l’adolescent en passant une main dans ses cheveux flamboyants. Bon, ok. Quand faut y aller, hein…

Il inspira, avant de s’avancer vers moi.

Et de tendre le bras.

—    Gwen, je m’excuse.

Je regardai la main qu’il me présenta, incrédule, avant de relever les yeux vers lui. Pardon ?!

—    Je ne comprends pas.

—    Je… J’ai été brusque avec toi, ces derniers temps, et je n’aurais pas dû. J’avais peur, alors j’ai passé mes nerfs sur toi. Ce n’est pas une raison pour justifier mes actes.

Il planta ses yeux dans les miens. Ainsi donc, il s’en voulait pour notre « dispute », lors de notre emprisonnement dans les jardins suspendus ? Il n’y est pas allé de main morte avec moi, c’est vrai… Mais j’ai provoqué cette situation, il réagissait juste.

Je croisai les bras sur ma poitrine et regardai au loin, pensive. J’ai parfois tendance à oublier que Raphaël n’est qu’un adolescent de dix-huit ans, après tout. Et il doit déjà porter le poids du monde sur ses épaules, c’est normal qu’il ait été effrayé à ce moment-là. Mais tout s’arrangeait.

—    Tu veux bien me pardonner ?

Sa question me ramena à la réalité. Après une seconde ou deux, j’agrippai ses doigts avec un sourire timide.

—    Bien sûr ! Nous sommes quittes, alors ?

Fantôme R ferma les yeux, retenant un petit rire, mal-à-l’aise, tout en continuant de me serrer la main.

—    Tant que tu ne t’allies pas à un tyran décédé depuis des siècles, ça devrait aller. Je t’en prie, la prochaine fois, viens nous demander de l’aide si tu as des ennuis.

Fondue jappa, Marie s’esclaffa, et sa mère elle-même ainsi que son majordome esquissèrent un sourire franc, ce qui me plaça dans une position indélicate, mais vu la malice avec laquelle les prunelles du rouquin pétillaient, je devinais qu’il souhaitait juste me taquiner, histoire d’enterrer pour de bon la hache de guerre et de repartir sur de bonnes bases. Moi, amie avec le sauveur de Paris ! Ça semble incroyable, mais je sens que je vais très bien m’y faire.

—    Ah, ah, je ferai attention, c’est promis, répondis-je, gênée. Je vous dois beaucoup à tous, alors si je peux me rattraper… Dites-le-moi.

—    En fait, tu pourrais, déclara le rouquin en arrêtant de serrer mes doigts. Tu connais mon père, non ? Tu as une idée d'où il peut être ?

Mes sourcils s’affaissèrent, et je secouai la tête.

—    Je suis désolée, mais non, Raphaël. Je n’ai plus revu Isaac depuis notre entrevue à Versailles, et si même Élisabeth ignore sa localisation, tu te doutes bien que je n’en sais pas plus à ce sujet.

D’ailleurs, en parlant d’elle… Je me tournai vers la duchesse, et m’inclinai avec respect.

—    Excusez-moi, Madame. J’ai donné le pendentif à Graf, alors que vous me faisiez confiance… J’espère que vous me pardonnerez.

—    Redresse-toi, Gwen, et ne te blâme pas pour cela. Je te l’ai confié en connaissance de cause.

Mes yeux s’écarquillèrent, et je relevai la tête, interloquée. « En connaissance de cause ? » Est-ce ça signifie qu’elle savait lors de notre rencontre que je travaillais pour l’organisation ?!

—    Je m’en doutais, indiqua-t-elle devant mon air stupéfait. Les murs de l’Opéra ont des oreilles, tu sais, termina-t-elle avec un petit sourire mystérieux.

—    Mais, dans ce cas… Lorsque je suis venue vous prévenir au manoir et que vous m’avez écoutée… pourquoi ne pas m’avoir fermé la porte au nez ?

Suite à ma question, elle posa sur moi un regard mêlé de pitié affectueuse et de compassion que l’on ressent envers quelqu’un d’innocent à qui l’on explique les choses et qui ne comprend pourtant pas où l’on souhaite en arriver.

—    Parce que je voulais te donner une chance, soupira-t-elle. Une chance de réparer tes erreurs. Et au contraire de mon cousin, tu l’as saisie, au-delà de toute espérance.

Alors, elle avait cru en moi à ce point. Je ne comprenais pas pourquoi. Sans cette rencontre désastreuse entre la duchesse et sa fille à l’Opéra, j’aurais continué à suivre le plan comme prévu, et alors j’ignorais ce qui se serait passé dans ce cas-là. Aurais-je réussi ? Bonar aurait-il pris le pouvoir ? Et si oui, à quoi aurait ressemblé un tel monde ? Sans doute à rien de ce que j’avais imaginé, et rester dans l’ignorance à ce sujet me convenait très bien.

—    Je… Merci… articulai-je à l’attention de mon interlocutrice.

Autant de confiance de sa part m’honorait.

Mon attention se reporta sur Raphaël, ce qui me rappela la conversation précédente. C’est vrai, il parlait d’Isaac.

—    Bon… soupira-t-il, déçu et la mine boudeuse. Je vais devoir continuer à le chercher, alors. Mais je n’ai pas l’intention de renoncer, je finirai par le retrouver pour de bon !

Mes yeux s’arrondirent. Cette expression, cette détermination, c’est exactement…

Un rire léger s’échappa d’entre mes lèvres. Les quatre autres personnes et Fondue me regardèrent.

—    Que… Qu’est-ce qu’il y a de drôle ? demanda le rouquin, surpris, sa main posée sur le rebord de son chapeau.

—    Pardon. C’est juste, là tout de suite tu me rappelles énormément ma petite sœur. Elle aussi rêvait de retrouver nos parents…

Je baissai la tête, saisie de tristesse. C’était le plus grand rêve de Clémence… Un rêve qu’elle ne verra pas se réaliser. Je n’avais jamais compris ce désir de vouloir à tout prix revoir nos géniteurs après leur lâche abandon, jusqu’au point de fouiller dans le bureau de Jean-François et d’échapper de très peu à son courroux grâce à mon intervention. Je pensais qu’avec le temps, cette idée lui passerait, mais je crois que ça a été l’inverse.

—    Dites, Marie, Raphaël… Pourquoi est-ce vous vous obstinez à chercher votre mère ou votre père envers et contre tout ? Pourquoi autant d’acharnement pour des inconnus qui ne se soucient pas de vous ?

Même si je ne partageais pas le souhait de ma frangine avec la même intensité, je voulais essayer de saisir pourquoi cela lui importait tant. Et désormais, j’avais deux « orphelins » devant moi pour m’apporter des éléments de réponse.

Bon, d’accord, en vrai la duchesse avait confié sa fille à un couvent pour la protéger, et tenait à elle plus que quiconque. Mais avant d’apprendre la vérité, Marie ignorait ce fait. Donc sa mère, une inconnue pour elle, aurait pu être n’importe qui, et l’abandonner pour n’importe quelle raison. Et malgré tout, l’espoir ne l’avait jamais quittée, ni elle ni son ami. Je me demandais comment ils se débrouillaient pour conserver autant d’énergie et d’optimisme à courir derrière des adultes qui ne se préoccupaient pas d’eux.

Les deux adolescents me regardèrent, surpris, avant d’échanger un regard perdu. Après quelques secondes le voleur prit la parole en premier ; nos regards se croisèrent.

—    J’imagine… que c’est parce que je cherche la vérité. Élisabeth m’a dit qu’elle était certaine que mon père a un plan ; je crois que je veux juste savoir ce qu’il fabrique et retrouver une vie normale avec lui… si c’est possible un jour, termina-t-il, abattu. Il reste mon père, tu comprends ?

La blonde se rapprocha de lui et posa une main compatissante sur son épaule.

—    Et c’est pareil pour moi, poursuivit-elle. Je cherchais des réponses à mes questions, comme « Pourquoi ce violon avec cette marque ? » ou encore « Que signifie cette partition intitulée la princesse de la lune ? ».

Elle marqua une pause, avant de reprendre, les yeux mi-clos et un large sourire illuminant son visage :

—    Et tu vois, ça s’est bien terminé.

De ce point de vue là… Je commençais à réaliser. C’est un mélange d’espoir et d’amour, un peu. Les deux jeunes gens avaient besoin de leurs parents, parce qu’ils les aimaient, et parce qu’ils avaient besoin de connaître leur histoire. Marie doit avoir été surprise de découvrir qu’elle descendait de la royauté de Babylone. Une culture si orientale ne se mêle pas tous les jours à la monarchie française. Je me demandais si elle comptait partir à la recherche de son père, mais cela restait un sujet privé entre sa mère et elle. Hors de question de m’immiscer dans leurs affaires.

—    En fait, à bien y réfléchir… je pense que ta sœur a une très bonne raison d’essayer de retrouver votre père et votre mère.

Je reportai mon attention sur le rouquin en pleine réflexion, stupéfaite. 

—    Vraiment ? Laquelle ?

—    Toi, Gwen, répondit Raphaël dans un doux sourire.

… Moi ?

—    Qu’est-ce que tu veux dire par là ?

—    Comme vous n’avez toujours été que toutes les deux, tu agis comme une maman, pour elle, en la protégeant et en veillant sur elle. Ça doit être épuisant, pour toi. Alors c’est possible qu’elle se dise que si elle retrouve vos parents, ça t’enlèvera un poids.

Mes yeux s’écarquillèrent, tandis que j’assimilais ce que le jeune homme venait de dire. Clémence… Est-ce que c’est vrai ? Je… Je ne pensais pas que…

Jusqu’à présent, j’avais toujours imaginé que ma cadette voulait retrouver nos parents pour elle-même, parce qu’elle manquait d’une figure adulte et chaleureuse, ce que j’avais essayé de combler au maximum en m’assurant de son bonheur et de sa sécurité. Mais alors, qu’elle voulût les retrouver pour m’ôter une charge de mes épaules, qu’elle voulût les retrouver juste pour moi

J’en perdais mes mots.

Ne crois jamais que tu aies été, sois ou seras un fardeau pour moi, sœurette.

Jamais.

—    Je crois que je comprends. Merci beaucoup pour votre soutien à tous les deux, déclarai-je avec un sourire.

—    Oh, et puisqu’on parle de ta petite sœur, poursuivit le rouquin, il faut qu’on la remercie pour son aide.

Mes sourcils se haussèrent de surprise. Son aide… ? Clémence n’avait jamais rencontré aucun des deux, je ne saisissais pas en quoi elle leur avait apporté du soutien, et le leur fit remarquer.

—    Pourtant, cette voix que j’ai entendue… elle ressemblait à celle d’une adolescente. Je sais bien que je ne sais pas le timbre sonore qu’a ta frangine. Mais je jure que ça lui correspondait.

—    Et elle a réussi à faire briller la marque sur mon violon. C’était incroyable…

Eh bien, j’allais de surprise en surprise, aujourd’hui. J’ignorais que ma sœur avait assisté les deux tourtereaux. En même temps, je l’ai bien aperçue en rêve… Mais alors, est-ce que ça voudrait dire… Bonar décédé, il ne pourrait jamais rien nier ou confirmer, mais…

J’approchai une main de ma bouche.

—    Vous pensez… Vous pensez que Clémence est en vie… ?

—    Je ne veux pas te donner de faux espoirs, tempéra le jeune homme, mais en tout cas, ça ne me semble pas impossible.

—    Il y a toujours de l’espoir, pas vrai ? Jusqu’à ce que le rideau se ferme ! renchérit sa voisine.

—    Si je peux me permettre…

Nous tournâmes tous les trois la tête en direction de la duchesse, qui venait de parler.

—    Paul a commencé à interroger Jean-François, hier et ce matin, et il semble avoir trouvé où ils pourraient retenir ta petite sœur.

Cette fois, les larmes affluèrent à mes yeux sans que je ne les retinsse. Si c’était vrai, oh mon Dieu, si c’était vrai ! Seule l’organisation savait où elle gardait ma cadette captive. Léonard six pieds sous terre et Isaac volatilisé, je ne connaissais personne en mesure de nous éclairer, alors si l’inspecteur avait réussi à tirer les vers du nez à Graf… je ne pouvais qu’être comblée.

Mais je devais garder les idées claires et ne pas m’emballer. Rien ne garantissait que l’endroit mentionné par le cousin d’Élisabeth fût le bon, et je ne voulais pas me donner de faux espoirs, car si jamais la piste s’avérait fausse, ou si Léonard avait bel et bien exécuté ma sœur…

—    Ne t’inquiète pas, je suis certaine que Napoléon bluffait, affirma Élisabeth d’une voix rassurante. Lorsqu’elle sera libérée, elle viendra habiter au manoir en attendant de te retrouver. La Tour Montparnasse me paraît un bon endroit.

Je faillis refuser, incapable d’accepter un tel geste de générosité que je ne méritais pas, avant de me raviser. Une fois sauvée, Clémence aurait besoin d’un endroit sûr où se reposer en attendant mon retour, et mieux valait qu’elle vécût chez des gens de confiance comme Marie et sa mère, plutôt que de se retrouver placée de foyers en familles d’accueil, chez des inconnus aux intentions obscures.

—    Je ne sais pas comment vous remercier…

—    Ce n’est pas nécessaire. Je suis ravie de pouvoir t’aider. D’autant plus que j’ai le sentiment que quelque chose te tracasse. Tu veux nous en parler ?

Je baissai la tête, et avalai ma salive.

—    Ce n’est rien, seulement… J’espère de tout mon cœur qu’elle est encore vivante. Si elle décédait encore une fois, je…

Ma gorge nouée m’empêcha de terminer ma phrase. En face de moi, tout le monde me regardait d’un air surpris.

—    Qu’entends-tu par « encore une fois », Gwen ?

Je me mordis la lèvre. C’est vrai, je ne leur ai pas raconté cette histoire. Je n’étais pas sûre de le pouvoir, juste y repenser me mettait dans un état émotionnel terrible, mais Raphaël et les autres montraient tant de gentillesse à mon égard… Ils méritaient que je me montrasse amicale avec eux, même si cela réveillait des souvenirs douloureux.

Je fixai le sol, avant de fermer les paupières.

—    L’organisation… Ils ont assassiné Clémence sous mes yeux, par le passé… J’ai assisté à toute la scène.

Ils poussèrent un cri d’effroi. Marie se serra contre Raphaël qui l’enlaça plus fort encore ; la duchesse couvrit sa bouche de sa main gantée, et Alfred perdit son air altier, laissant ses bras retomber le long de son corps ; Fondue conclut par un gémissement plaintif.

—    Comment est-ce que… ? commença l’adolescent, sous le choc.

Mon cœur se serra dans ma poitrine, et mes yeux me piquèrent, tandis que j’essayais d’organiser mes mots en phrases cohérentes. Je me rappelais ce moment comme si c’était hier, mais l’émotion me rendait ardue la tâche de m’exprimer à l’oral, surtout pour raconter ce souvenir devant ces gens.

—    C’était le jour du solstice d’été… J’avais si hâte de la retrouver… En cachette, bien sûr ; l’organisation refusait de nous laisser nous voir…

Pour ne pas changer. Je marquai une brève pause, avant de reprendre.

—    Lorsque je suis rentrée chez moi, Jean-François et des membres de son groupe m’attendaient. Ils voulaient que j’utilise le pendentif de Sin pour me rendre dans le passé et effectuer des repérages pour se débarrasser de vous et remettre Bonar au pouvoir. Utiliser ce bijou ne me plaisait pas, et j’ai voulu refuser, mais…

… mais on ne refuse pas des ordres de l’organisation sans en subir les conséquences.

—    C’est à ce moment-là que Jean-François a fait amener Clémence. Je ne savais même pas qu’elle se trouvait dans l’appartement. Je l’ai supplié de ne rien faire, mais il a… il a sorti un révolver et il l’a posé sur sa tempe. Il y a eu une détonation, et puis…

Les larmes affluèrent à mes yeux et j’éclatai en sanglots, enfouissant ma tête dans mes mains.

—    Elle est morte !

Une tristesse immense déferla en moi, mais je ne la retins pas. Pleurer me soulageait, je ressentais ce besoin d’extérioriser ma peine, et cela me permettait aussi d’évacuer la pression accumulée ces dernies jours. D’ordinaire, j’associais le chagrin à la vulnérabilité, et j’évitai de me montrer sensible, surtout quand je travaillais pour l’organisation, qui ne tolérait pas ce genre de faiblesse. Mais maintenant, cela ne m’importait plus, puisque je savais que mes amis ne me jugeraient pas.

Le silence domina quelques secondes tandis que j’essayai de retrouver un peu de calme. Malgré ma vue brouillée par les larmes, je discernais les silhouettes de mes interlocuteurs, qui n’osaient pas prononcer un seul mot. Génial, voilà que je plombe l’ambiance maintenant, constatai-je dans un petit rire en essuyant d’un revers de manche mes joues humides. Lorsque le nœud dans ma gorge disparut un peu, je repris, en reniflant :

—    En remontant le temps avec le pendentif, j’ai pu la retrouver avant que le drame n’arrive et la sauver. Mais je me souviens encore de son sang éclaboussant mon visage, et du bruit sourd de son corps lorsqu’elle est tombée…

Je plaquai une main sur mes lèvres et fermai les yeux, saisie d’un haut-le-cœur à l’évocation de ces détails. Un seul mot de plus et je rendais mon petit-déjeuner.

—    … Je… Je n’ai pas de mots, Gwen, souffla Raphaël, livide. Je suis si désolé que tu aies dû subir tout ça…

—    On est tous désolés, affirma Marie, le regard empli de compassion. Je te promets que dès que nous retrouverons ta petite sœur, elle ne craindra plus rien. J’ai hâte de la rencontrer et de voir à quoi elle ressemble, conclut-elle, avec un léger sourire.

—    Merci, répondis-je, encore sous le coup de l’émotion. Je suis sûre que vous vous entendrez à merveille. J’ai… une photo d’elle, si tu veux savoir.

Mes joues rosirent tandis que la blonde acceptait avec empressement. Je sortis de mon sac mon porte-monnaie et l’ouvrait, fouillant dedans à la recherche de la photo que je cherchais, et que je tendis à la blonde.

Le cliché représentait le salon d’un appartement, aux grandes fenêtres et très lumineux. Ma cadette, âgée d’à peine quelques années et assise sur un tapis crème recouvrant le parquet, pleurait à chaudes larmes, frottant ses yeux avec ses mains, parce qu’elle venait de briser un récipient, qui se trouvait devant elle. Je me trouvai pieds nus comme elle, à ses cotés, près d’un balai, et un fragment dans les mains, essayant de réparer les dégâts. Nous portions une robe car nous devions rencontrer notre nouvelle tutrice le jour même… et elle nous surprit pile à ce moment-là, capturant une photo de nous deux qu’elle développa et m’offrit par la suite.

—    Oh, vous êtes adorables ! s’enthousiasma la violoniste. Vous vous ressemblez comme deux gouttes d’eau, s’esclaffa-t-elle, et le rouquin approuva.

Je la rangeai avec mon portefeuille dans mon sac. Puis, Élisabeth porta son attention sur moi, et je sus à son expression que le temps des séparations approchait.

—    Gwen, je te remercie encore d’avoir pris cette balle pour Marie à ma place. Je pense que le moment est venu pour toi de rentrer.

Ah, ce n’est rien. C’est plutôt moi qui vous suis reconnaissante à tous de m’avoir pardonnée. Je sortis d’une main tremblante le pendentif de Sin de ma besace, et l’accrochai à mon cou. Elle a raison, je ne peux pas rester ici. Il est temps de retourner à la maison, et de retrouver Clem.

—    Rentrer ? s’étonna Marie. Qu’est-ce que ça veut dire ?

—    Marie, Gwen vient du futur, lui rappela le rouquin, une main sur la hanche, en se tournant vers elle. Je crois que c’est légitime qu’elle retourne dans son univers d’origine.

—    Oh, c’est vrai, j’avais complètement oublié ce détail…

Je retins un gloussement. Quelqu’un qui vient du futur, je ne considèrerais pas ça comme un détail. Mais avec toute cette histoire de jardins suspendus, je comprenais que la blonde ne se rappelât pas que mon monde divergeait du sien.

—    Bon, eh bien… On dirait que c’est l’heure de se dire au revoir… constatai-je, le cœur lourd, en regardant les deux adolescents.

Fantôme R rabattit son chapeau sur son visage, et les yeux brillants de Marie, même si elle tâchait de sourire au mieux, ne trompaient personne. Elle parut soudain se souvenir de quelques chose, car elle farfouilla dans le sac qu’elle avait amené avec elle, et en ressortit une feuille de papier blanche entourée d’un joli ruban bleu qu’elle me tendit, radieuse.

—    Tiens, c’est ton cadeau ! Tu sais, la mélodie que je composais, l’autre jour !

—    Tu as eu le temps de la finir ? m’étonnai-je, en prenant le présent.

Entre notre dégustation de boissons près de l’Arc de Triomphe à attendre le bus et aujourd’hui, je ne voyais aucun moment pendant lequel la violoniste aurait pu achever la chanson, puisqu’elle avait été kidnappée à Versailles, pour se retrouver dans les jardins, et ne regagner un peu de tranquillité qu’après le dîner. Soit elle s’était couchée très tard hier soir, soit levée très tôt ce matin… Ça a dû représenter tant d’efforts…

—    Oh, ce n’est pas grand-chose. J’en avais déjà écrit une partie, le reste n’a pas été difficile à composer. Ça te fera un souvenir ! Un jour, j’adorerais jouer du violon avec toi.

Un nœud se forma dans ma gorge. Marie… Vous quitter c’est déjà compliqué… Si tu me dis des choses pareilles, je ne vais jamais y arriver !

—    Avec plaisir. On organisera ça, je te le promets.

—    Tu vas beaucoup me manquer, Gwen…

Et sans crier gare, elle se jeta dans mes bras. Je l’enlaçai avec affection, la laissant pleurer autant que nécessaire, et laissai mes doigts fins glisser dans ses longs et soyeux cheveux dorés. Comme à Montmartre, tu te souviens ? Elle resta ainsi de longues secondes serrées contre moi, avant de sécher ses larmes et de reprendre ses esprits. Courage. Une année, ça va passer vite, tu verras. Je tournai la tête vers son ami – à ce stade, autant dire amoureux et lui adressai un signe de la main, auquel il répondit.

—    Prends soin de toi, Raphaël. Et de Marie aussi pour moi, tu veux bien ?

—    Compte là-dessus, déclara-t-il en m’adressant un clin d’œil malicieux.

Bon, je pense qu’il est temps d’y aller pour de bon, alors, songeai-je en tournant les boutons du pendentif devant moi.

—    Vous direz aussi au revoir à Paul et à Charlotte de ma part, indiquai-je, en terminant de manipuler le bijou.

Tout le monde hocha la tête dans un geste unanime, tandis que je sentais les effets du collier se manifester : la sensation que tout devenait flou autour de moi, de ne plus sentir la terre sous mes pieds, bref, de me déplacer dans le temps.

—    Oh, et Marie…

Elle me regarda, m’invitant à parler. Je lui souris et levai le pouce à son attention.

—    Félicitations en avance pour ton admission au conservatoire.

En entendant ces mots, ses grands yeux bleus pétillèrent de pur bonheur. C’est mon cadeau d’au revoir, en quelque sorte. Il me sembla l’entendre me répondre, mais déjà, je ne percevais plus les sons, et le décor autour de moi s’estompa peu à peu.

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