La Menace de Chronos

Chapitre 19 : Partie II ~ Hortensia – Chapitre XVII –

12852 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 12/12/2023 11:37

– Chapitre XVII –


« Un malheur ne vient jamais seul. » – François Rabelais.


Je me trouvais toujours dans l’enceinte de la cathédrale Notre-Dame, lorsque j’ouvrai les yeux. Une foule de touristes admirait les lieux, et certains récitaient une prière silencieuse devant un cierge allumé, tandis que d’autres, assis sur des bancs en bois, regardaient les vitraux avec admiration. En regardant autour de moi, je constatai l’absence d’Élisabeth, Marie et Raphaël, alors que je n’avais fermé les yeux que quelques secondes. Cela me procurait un drôle d’effet, de ne plus les voir. Allons, ce n’est pas le moment de se laisser abattre ! Je les reverrai bientôt. Désormais, il était temps d’envisager les choses sous un angle plus serein, et d’aller de l’avant. A priori, le bijou avait bien fonctionné, et j’éprouvais beaucoup de satisfaction. Je me retrouvais enfin à mon époque !

Je réfléchis. Bon, Élisabeth m’avait dit qu’elle s’occuperait de Clémence en attendant que je revinsse à mon époque. Ma petite sœur devait m’attendre devant la Tour Montparnasse. Alors, il n’y a pas une minute à perdre ! Je sortis en courant de l’édifice, et en profitai pour demander l’heure à un passant, qui se trouvait sur le parvis : dix heures. Bien, j’allais prendre le métro, et enfin revoir Clémence ! J’attendais ce moment depuis si longtemps… L’excitation bouillait en moi, et rien ne m’arrêterait. J’allais oublier l’organisation et reprendre ma vie à zéro !

Je mis six minutes à rejoindre la station Saint-Michel Notre-Dame, et tout autant pour rejoindre, en métro, la station de la gare Montparnasse. Des nuages entachaient le ciel bleu-gris, et en passant devant une boulangerie-pâtisserie à la devanture pleine de viennoiseries, je craquai devant des chouquettes dorées, à l’apparence plus délicieuse et au parfum plus sucré les unes que les autres. Avec assez d’argent pour en acheter un sachet, j’en commandai une bonne dizaine, d’autant que je savais que ces gourmandises comptaient parmi les préférées de ma sœurette. Et je n’avais qu’une envie, la combler de plaisir.

Je gagnai d’un pas tranquille la Tour Montparnasse. Sa hauteur dépassait les deux-cents mètres. L’ascenseur me transporta au plus haut étage, aménagé de façon moderne et confortable, et vitré. Je me dirigeai vers la terrasse en extérieur de l’Observatoire Panoramique. Aérienne et dotée d’un espace de promenade design et abrité, elle intégrait des espaces conçus pour réaliser les plus beaux clichés de Paris.

Dehors, l’air frais me fouetta le visage. Beaucoup de Parisiens profitaient de la vue, et des photographes amateurs ou professionnels sortaient leur appareil pour immortaliser le magnifique panorama de la ville. Ma main serra le sachet de chouquettes, et mon cœur battit avec fureur dans ma poitrine, alors que ma respiration s’accélérait. Et si elle n’est pas là ! Si Graf mentait et que Bonar l’avait vraiment… ! Cette angoisse ne me quittait pas. Si mes espoirs reposaient sur la moindre méprise, je ne m’en remettrais pas.

J’arrivais à peine à tenir debout, avec cette émotion en moi. Ce n’est qu’après quelques secondes à chercher avec espoir dans la foule, que mon regard se posa soudain sur des cheveux lisses et lumineux, dont la jeune fille, qui admirait le paysage, replaça une mèche derrière son oreille. Ils s’accordaient à merveille avec les yeux ambrés aux reflets de cannelle, de caramel, et de pain d’épice qu’elle possédait et que j’aperçus, lorsque, sentant une présence dans son dos, elle se retourna.

C’était elle.

C’était vraiment elle.

Clémence.

Le sachet de friandises me glissa des mains et tomba au sol dans un bruit sourd, tandis que ses lèvres s’étiraient en un « o » fin. Les larmes lui montèrent aux yeux, et elle recula de quelques pas, secouée et tremblante, si fragile comme du cristal. J’avalai ma salive, incapable de prononcer le moindre mot, alors que des larmes de joie me submergeaient, moi aussi. Oh, après tout ce temps… Tu es là, tu es enfin là !! Je n’étais même pas sûre de pouvoir bouger. Je tremblais, sans m’arrêter. J’ai l’impression… d’être dans un rêve… C’est incroyable… Je craignais que, d’un moment à l’autre, tout disparût autour de moi, tant cela me paraissait irréel. Après tout ce temps, la voilà qui se tenait juste devant moi, alors que je n’y croyais plus.

—    Gwen !!!

Elle se précipita dans mes bras ouverts en grand, ses pas claquant sur les lattes du plancher. Les gens autour nous regardèrent, sans comprendre ce qui se passait. Certains nous lancèrent des regards ennuyés. Mais peu importait.

—    Clémence…

Je la serrai très fort, décidée à profiter de ces retrouvailles le plus possible. J’éprouvai un immense bien-être à la sentir, là, bien vivante, sous mes doigts, après cette période interminable de séparation, d’entendre sa respiration, sa voix. J’humais aussi le doux parfum à la fleur d’oranger, niché au creux de son cou. Notre étreinte dura ainsi pendant de longues minutes, jusqu’à ce que je me détachasse quelque peu de son étreinte, pour pouvoir l’observer de plus près ; notre dernière entrevue remontait à si longtemps…

Elle n’avait pas changé, depuis la dernière fois, gardant des traits fins et une silhouette proportionnée avec harmonie. Ses longs cheveux soyeux, détachés, arborait un blond vénitien éclatant, et s’agitaient au gré du vent, tandis que ses yeux ambrés, rougis par les pleurs, conservaient un éclat pétillant. Elle portait un chemisier rouge en dentelle, accompagné d’un gilet et d’une jupe couleur corail avec des bottines. Ses joues avaient pris des couleurs, et elle avait bien grandi, même si en tant qu’aînée, je restais la plus grande.

—    Regarde ce que je te ramène, murmurai-je en dénouant son bijou de mon cou pour l’attacher autour du sien.

—    Mon collier !

—    Je ne te mentais pas quand je te disais qu’ils nous permettraient de toujours rester ensemble.

Pour ponctuer ma phrase, je lui adressai un clin d’œil malicieux, avant de ranger le pendentif de Sin dans ma sacoche – je ne risquais plus de devoir l’utiliser à nouveau.

Une fois nos larmes envolées, et nos émotions calmées, je ramassai le sachet de pâtisseries que j’avais laissé tomber quelques minutes plus tôt, avant de lui demander, d’une voix dans laquelle je laissai rayonner toute ma joie :

—    Tu veux une chouquette ?

Le large sourire qui étira ses lèvres et la lueur gourmande qui passa dans son regard suffit à me délivrer sa réponse. Chacune avec une friandise croquante dans la bouche, nous nous approchâmes de la coursive abritée, pour admirer la magnifique vue imprenable sur la capitale – beaucoup disaient que le charme du paysage venait du fait qu’on ne voyait pas la Tour Montparnasse elle-même, que peu de Parisiens appréciaient – tandis que les citoyens continuaient à discuter entre eux.

Nous avions beaucoup de temps perdu à rattraper, toutes les deux.


***


C’était la nuit – ou plutôt le matin, très très très tôt. Dans le ciel encore d’un noir d’encre profond ne subsistait plus aucune trace d’étoile. Seule restait la lune blanche, brillante, pleine et ronde. La ville était éteinte ; à cette heure, personne ou presque n’était debout. Le silence régnait dans les rues ; il était encore trop tôt pour se lever. Et puis même, qui aurait voulu quitter la chaleur de son foyer à une heure pareille ? Personne, à part un passant ou deux qui empruntaient la rue et quelques chiens qui aboyaient. Dans tous les cas, il fallait une excellente raison pour s’aventurer au-dehors et quitter son chaleureux chez-soi.

Pourtant, dans l’un des arrondissements du centre-ville, les lumières à la fenêtre s’allumèrent d’un coup et des ombres bougèrent, derrière les rideaux. Il s’agissait d’un couple, d’environ le même âge. La femme le dos collé contre le mur, retenait des gémissements de douleur, le front en sueur et les membres crispés. Son compagnon s’affairait autour d’elle avec rapidité mais sans affolement, sans même s’arrêter pour souffler ; il n’avait pas le temps.

Alertée par le bruit, la petite fille qui dormait non loin se réveilla. Inquiète, elle sauta aussitôt du lit, son pouce dans sa bouche et sa peluche favorite, un chaton au pelage argenté, sous son bras. Remarquant la porte entrouverte de la chambre de ses parents, et la lumière qui en sortait, elle se risqua à s’aventurer dans la pièce. Certes, peut-être la gronderait-on parce qu’elle était censée dormir, mais elle mourait d’envie de savoir ce qui se passait ! Ce raffut l’angoissait.

Lorsqu’elle pénétra dans la pièce, aucun de ses parents ne la remarqua. Sa mère se tordait sous la souffrance, alors que son père l’aidait comme il le pouvait à s’habiller ; lui-même avait revêtu un pull à col roulé marron et un long jean noir, avec plein de poches, retenu par une ceinture et qui retombait sur ses baskets. Ses cheveux en bataille et sa barbe datant de plusieurs jours au moins lui conféraient une apparence négligée.

La fillette écarquilla les yeux. Pourquoi est-ce que ses parents étaient habillés ? Et où allaient-ils ? Est-ce qu’ils allaient l’abandonner ?! Elle laissa échapper un maigre cri d’angoisse, suffisant pour attirer l’attention de son père ; il se retourna, et afficha un air surpris en voyant l’enfant qui se tenait sur le seuil et les regardait d’un air effrayé.

—    Ma puce, qu’est-ce que tu fais debout ? Retourne te coucher, il est tard.

—    Où… Où vous allez ? parvint-elle à articuler, secouée par la scène.

Son père se mordit la lèvre. Il n’avait pas prévu de lui expliquer la situation et le moment actuel ne s’y prêtait pas. Ce qu’elle avait besoin de savoir, c’était qu’elle devait aller au dodo. Le problème auquel ils se confrontaient était délicat. Mieux valait que leur fille n’assistât pas à la scène. Il s’abaissa à sa hauteur, avant de poser ses deux mains sur ses épaules et de la regarder dans les yeux.

—    Papa et maman vont revenir, d’accord ? Mais là où ils vont, tu ne peux pas les accompagner.

La fillette hoqueta et piqua une crise de larmes si intense que son père, déjà sous pression à cause des cris de souffrance de sa femme qui redoublaient d’intensité, n’eut ni le temps ni l’envie de débattre et céda à contrecœur. Il se pressa de trouver dans la chambre de la petite de quoi l’habiller et, tandis qu’il lui enfilait gants, écharpe et bonnet, il discutait avec quelqu’un, le téléphone coincé entre son oreille et son épaule. Sa fille était admirative du calme dont il faisait preuve, en de telles circonstances. Il ne s’énerva pas une seule fois, ni lorsque son interlocuteur à l’autre bout du fil peina à comprendre sa demande, ni même lorsque les clés de la voiture s’amusèrent à jouer à cache-cache – dans un tel moment, en plus ! Il soutint sa femme jusqu’à la porte d’entrée, puis la voiture, dans laquelle il l’aida avec peine à monter. Ce fut ensuite au tour de la fillette, qui, les ayant suivis en silence, se retrouva attachée et sanglée dans son siège siège auto.

Dans le GPS, son père programma une destination, mais elle ignorait laquelle. Le contact mis, la voiture roula à pleine vitesse à travers la nuit froide. Le stress gagnait trop la petite fille pour qu’elle s’endormît. Il n’était pas loin d’une heure du matin lorsqu’ils arrivèrent à destination.

Sans qu’elle ne comprît pourquoi, une personne qu’elle ne connaissait pas la sépara de ses parents et l’emmena dans une salle à part, qui contenait des jeux. Elle s’abstint de les toucher. Tant qu’elle ne saurait pas. Tant qu’elle ne comprendrait pas.

—    Ils sont où ? demanda-t-elle à un adulte qui lui souriait pour la tranquilliser.

—    Ils seront de retour sous peu, répondit-il. Il y a des cubes, là, si tu veux t’amuser avec, regarde.

Il s’agenouilla à sa hauteur et commença à sortir d’une boîte des Lego en plastique multicolores, parallélépipèdes et rectangulaires, mais elle refusa de l’accompagner et de se livrer à ce genre d’activités puériles – même si elle n’avait que trois ans –, préférant attendre le retour de ses parents, sa peluche serrée contre elle. Elle ne doutait pas que les jouets se trouvaient là pour permettre de ne pas s’ennuyer, pourquoi répétait-il ce qu’elle savait déjà ? Il n’apportait aucune réponse, aussi répéta-t-elle sa demande, en espérant qu’il la saisirait mieux, cette fois. Surpris, l’homme conserva son sourire et sa patience et lui proposa une nouvelle fois de l’imiter dans son activité peu engageante.

Contrariée, elle secoua la tête, refusant de l’écouter ou de lui répondre et lui tourna le dos, la mine boudeuse. On n’avait pas le droit de la séparer de ses parents comme ça, sans un mot d’explication ! Elle ne pouvait pleurer pour attirer attention, seuls les mauvais enfants piquaient des crises. Elle voulait juste rejoindre ses précieux parents et retrouver la chaleur de leurs bras, pourquoi s’obstinait-on à la maintenir éloignée d’eux ?

Personne ne tint compte de son indignation ou de ses protestations, et on lui prohibait sans exception de quitter la pièce, ce qui l’irritait et l’agaçait d’autant plus. Son manque de compréhension se transforma en une terrible angoisse, qui l’empêchait de respirer, et accélérait à une vitesse affolante ses battements cardiaques, qu’elle ne parvenait plus à maîtriser. Elle glissa son pouce dans sa bouche qu’elle suça puis mordit presque jusqu’au sang. Les larmes perlèrent et débordèrent de ses yeux, tant la terreur occupait son organisme, et ses jambes tremblaient, de fatigue et de stress, incapables de la soutenir.

Assise par terre, elle patienta. Elle patienta que cette violente crise d’effroi s’acheva. Elle patienta que ses parents réapparussent, puisqu’elle ne pouvait rien faire d’autre. Incapable de trouver la tranquillité, elle finit par sentir ses paupières qui s’alourdissaient et sombra dans le sommeil, allongée à même le sol de la salle, les genoux remontés, ses bras entourant son doudou. Le stress, l’émotion, la peur, l’angoisse, l’heure tardive, avaient fini par avoir raison d’elle, et son accompagnateur, assis sur un banc non loin, veilla avec attention sur son sommeil.

Une heure plus tard environ, il la réveilla. Ensommeillée, il ne lui fallut cependant pas longtemps pour se remémorer les événements. Lorsque l’homme lui annonça qu’elle allait revoir ses parents – elle nota sa gêne évidente lorsqu’il prononça ce nom – elle afficha un large sourire et l’autorisa à la prendre par la main. Il resta silencieux, se contentant de la guider, tandis qu’elle observait les alentours avec curiosité. De temps à autre, des gens passaient et l’homme les saluait d’un signe de tête. L’endroit avait pour elle un je-ne-sais-quoi de familier ; mais elle se contenta de suivre en silence son accompagnateur. Rien d’autre ne comptait pour elle que de revoir ses parents.

Enfin, après de longues minutes de marche qui lui parurent interminables, ils entrèrent dans une petite salle avec plein de chaises, où l’homme lui demanda de patienter, sachant que son père arriverait sous peu. Sur une table, tandis qu’elle restait seule, elle attrapa un journal, mais cela l’ennuya assez vite, puisqu’elle ne savait pas encore lire. Elle était en train de se ronger les ongles lorsque son géniteur arriva. Comblée, elle bondit de la chaise et courut vers lui, mais lorsqu’elle l’observa plus en détail, elle se stoppa.

Il avait changé.

Il ne souriait plus comme à son habitude.

Un regard terne, épuisé, vide.

Des cernes violettes sous des yeux rougis et bouffis, les traits tirés, et le nez qui coulait.

… Il avait pleuré.

… Pourquoi ?

—    On y va, ordonna-t-il.

Elle le regarda sans comprendre. Jamais elle ne l’avait vu dans cet état, auparavant. Ni lui, ni sa mère n’avaient versé la moindre larme depuis qu’elle les connaissait, ou alors sous la joie, mais rien dans son expression n’indiquait de la joie. Son père, cet être si fort, comment en était-il arrivé là ? Il ne l’avait même pas enlacée, ni ne lui avait dit aucun mot réconfortant. Il paraissait surtout sous le choc. Sous le choc et extenué. Elle hésita à lui poser la moindre question ; il n’était clairement pas d’humeur. Pour autant, il lui devait bien la vérité sur ce qui venait de se passer !

Elle recula de quelques pas, sans pouvoir bouger. Son père se massa les paupières, poussant un soupir, et répéta son ordre. Mais pas d’un ton aussi net que plus tôt. Cette fois, sa voix se brisa. En titubant, il s’assit sur un des sièges et regarda sa fille. Cette dernière ne s’était toujours pas décidée à émettre la moindre réflexion. Elle ne comprenait pas du tout la situation. Son père se trouvait dans un état second, submergé par les émotions ; tout ce qu’elle parvint à faire fut s’asseoir sur le siège en face de lui. Dans une tentative pour l’apaiser, elle posa sa main sur sa barbe piquante, esquissant un sourire. Cela le détendit ; comme il paraissait décidé à partir, elle se chargea de prendre son manteau, posé sur une chaise toute proche, manteau si grand pour elle qu’il traîna par terre.

—    Où est-ce qu’on va ? questionna-t-elle d’une voix timide, en espérant ne pas ennuyer son père.

—    Pour ce soir on… va rester là, répondit-il avec hésitation, sans savoir quoi ajouter ni sur quel ton.

Alors que l’adulte s’apprêtait à se relever, elle se permit de lui poser la question qui lui brûlait les lèvres depuis un certain temps, déjà. Elle avait besoin de comprendre.

—    Elle est où, maman ?

Cette simple question provoqua un effet auquel la pauvre fillette ne s’attendait pas. Son père ne se leva pas, ses lèvres tremblèrent, ses muscles se tendirent, les larmes débordèrent de ses yeux, pour couler comme des torrents sur ses joues rouges, en même temps qu’il hoquetait et que les sanglots secouaient son corps. Son visage disparut entre ses mains, et il ne prononça plus le moindre mot.

Elle écarquilla les yeux, silencieuse elle aussi, et dans un élan d’amour, voulut s’approcher de lui pour l’embrasser, lui chuchoter des paroles réconfortantes, comme sa mère avec elle. Mais à ce moment, la personne qui l’avait accompagnée ici ne lui laissa pas le choix et la saisit par le poignet pour la forcer à la suivre. Son père disparut de son champ de vision et, après quelques minutes à longer des couloirs, on l’emmena dans une autre pièce, blanche et toute simple, dans laquelle l’homme lui demanda de rester.

Dans un premier temps, elle refusa de coopérer ; ce qu’on lui faisait subir était de la torture, à quoi rimait tout ceci ? Mais on ne lui expliqua rien d’autre, et, au bout d’un moment, elle renonça à jouer la fille capricieuse ; déjà parce que ça ne marchait pas, et en plus parce que ce n’était plus de son âge. On lui affirma qu’elle reverrait bientôt ses proches, qu’ils se portaient bien – mais alors, pourquoi cette réaction de son père face à sa malheureuse interrogation ? –, enfin qu’il était temps qu’elle dormît maintenant, car il se faisait très tard et que ce n’était pas raisonnable pour elle.

Et alors qu’elle acceptait et qu’on lui apportait des vêtements pour passer la nuit, elle était convaincue d’une seule et unique chose, désormais – elle était certes très jeune, mais pas idiote non plus, elle savait quand on lui mentait.

Elle ne reverrait plus jamais sa mère.

 

*

 

Elle avança remplie de joie dans la neige, un pied suivant avec aisance l’autre, conservant à la perfection son équilibre. Les nombreuses couches épaisses qu’elle revêtait contre le froid ne la dérangeaient guère. Son cache-oreilles blanc tout doux préservait ses organes auditifs contre le froid, et en plus ne glissait pas. Son épaisse écharpe en cachemire ainsi que ses gants la protégeaient aussi bien, même si le climat restait très doux, pour la saison. Elle adorait jouer dehors et ne souhaitait point rentrer, encore moins aujourd’hui.

Elle se retourna vers sa partenaire, assise sur une très fine couche de poudreuse, et couverte en conséquence elle aussi. Elle n’osa lui lancer une boule de neige, car elle était encore trop petite pour cela, mais quand elle atteindrait un âge supérieur, elles pourraient se livrer à des batailles sans fin. À la place, elle se rapprocha en douceur de la petite qui gesticulait, tentant dans des geste maladroits d’attraper de la matière blanche avec ses petits doigts que ses moufles recouvraient. Quelques cheveux dépassaient de sous son bonnet, et tressaillaient à chacun de ses mouvements.

La plus âgée sortit de la poche de son manteau un tube coloré, et le dévissa avec agilité, avant de souffler de toutes ses forces dessus. Ce geste créa un amas de bulles, dont la première, suivant la course du vent, se dirigea vers le nez de la plus jeune, éclatant à son contact. La fillette encore assise par terre, joyeuse, tapa de manière hasardeuse dans ses mains et gazouilla avec allégresse tandis qu’elle essayait de toucher les autres bulles, suivie aussitôt de sa partenaire de jeu ; leurs éclats de rire résonnèrent dans tout le quartier et même encore plus loin aux alentours.

La fille se laissa tomber avec un sourire illuminant son visage dans le manteau blanc, s’étendit sur le dos et agita vivement ses bras et ses jambes de haut en bas, écartant et resserrant ses jambes simultanément, pour créer ce qu’on appelait un ange de neige, une activité qu’elle pourrait effectuer avec l’autre fille aussi, plus tard. Celle-ci tapa de bonheur sur la neige, excitée, comme pour encourager sa camarade de jeu. Ceci terminé, la plus grande, recouverte de neige de la tête aux pieds, se releva et observa d’un œil fier son œuvre, la tête haute et les mains serrées contre sa poitrine.

Mais rester debout sans raison devenait vite ennuyeux, aussi décida-t-elle de se focaliser sur autre chose et de se lancer dans la réalisation d’un bonhomme de neige. Récoltant de la poudreuse à l’aide de ses mains gantées, elle s’attela à en réunir le plus possible pour confectionner une petite boule, qui augmentait au fur de la neige ajoutée et tassée, et qu’elle roula à travers tout le parc où les deux fillettes jouaient. La petite la regarda réaliser cette action avec de grands yeux attentifs et admiratifs, et entreprit de l’aider en collectant autour d’elle le plus de substance blanche possible, pour constituer un semblant de haut du corps. La plus âgée l’aida avec joie, s’occupant ensuite de hisser tant bien que mal la partie sur la base, la première boule formée par ses soins. Une fois cela terminé, les deux enfants entreprirent avec énergie la confection de la tête, la dernière partie manquante. La première fille partit ensuite vite à la recherche d’éléments comme des bâtons ou des cailloux, susceptibles de décorer leur bonhomme de neige.

Elle retrouva sa camarade sagement assise près de leur créature, guettant son retour pour qu’elle positionnât la tête sur le corps puisque trop petite pour réaliser elle-même cette action. La grande soupira, un sourire triste aux lèvres. Elle aurait tant voulu porter son « assistante » pour qu’elle plaçât le morceau elle-même, mais son père le lui avait interdit net en raison de son jeune âge. Elle hissa donc la dernière boule, ajoutant des cailloux pour les yeux et la bouche, son tube de bulles de savon pour le nez, des branches pour les bras, et même son écharpe avec laquelle elle entoura non sans difficultés le cou de l’homme de neige. Sa suppléante lui prêta même son bonnet.

—    Je pense que c’est terminé. Il est superbe ! s’enthousiasma la fille, dont la joie transparaissait dans ses éclats de voix.

Un immense sourire sur les lèvres, son acolyte approuva d’un vif hochement de tête et agita ses frêles bras. Leurs respirations provoquaient la naissance de volutes de fumée blanche tandis qu’elles respiraient. Les températures, bien qu’agréables, n’empêchaient pas un éventuel retour du froid. Dans une envie de jeu, la plus haute s’assit en souplesse en face de sa camarade et se prépara pour jouer à « Trois petits chats ». Celle-ci essaya de suivre ; elle tapa dans ses petites mains. Et se stoppa.

—    Il y a un problème ? demanda d’une voix timide la participante en face, en se penchant vers elle.

Le visage de son interlocutrice blêmit, ne laissant que le bout de son nez et ses joues rondes rougis par le froid. Elle parvenait avec difficulté à bouger, comme si une paralysie se propageait jusqu’à ses doigts.

—    Hé, il y a un problème ? répéta la petite fille, d’une voix pressée, terriblement inquiète.

Son amie parut vouloir lui répondre mais ne le pouvait. Seuls des sons sortaient de ses lèvres entrouvertes.

—    Dis-moi quelque chose, implora la première, en prenant son visage entre ses gants, terrorisée, qu’est-ce qui se passe ?

Pour toute réponse, elle bougea la tête pour lui indiquer de se retourner. L’enfant comprit et s’exécuta, ouvrant de grands yeux en reconnaissant le parent qui courait vers elle. Elle l’appela, ainsi que le nom de sa partenaire de jeu qu’elle répéta lorsqu’une crise de larmes incontrôlable s’empara de celle-ci et qu’elle menaça de basculer en arrière.

 

*

 

Depuis combien de temps cela durait-il ?

Elle leva les yeux vers son père, attablé devant des documents et la petite endormie sur les genoux. Il écrivait avec finesse, noircissait des pages et des pages à carreaux vierges qu’il remplissait d’annotations ; certains mots provoquèrent des frissons en elle. Pourvu qu’il ne s’agît que d’une méprise, que d’une mauvaise ! Elle priait pour cela.

Son regard se posa sur les feuilles éparpillées sur la table. Parmi des blocs-notes et de nombreux manuels d’histoire, elle repéra un article de journal retraçant le vol d’anciens bijoux, mésopotamiens sans doute. La même marque familière se retrouvait gravée sur chacun d’eux. Elle l’avait déjà aperçue, y compris ailleurs que sur les notes rédigées par son père.

Chassant ces idées obscures de son esprit, elle demanda à ce dernier, hésitante, à porter la fillette, pour l’aider, ce qu’il refusa avec gentillesse ; à la place, elle lui ramena alors une tasse de chocolat chaud et une couverture qu’elle insista pour glisser elle-même autour de ses épaules. La bienveillance de sa fille le toucha et il la remercia d’un ton chaleureux.

Laissant son paternel travailler, elle se dirigea vers sa chambre, et s’étendit sur son lit. Allongée sur le dos, elle fixa le plafond orné d’une lune et d’étoiles brillant la nuit pour lui éviter la peur du noir, mais la lumière du jour les empêchait en ce moment de scintiller. Ses pensées oscillèrent entre son père et sa mère, et elle ne put s’empêcher de serrer contre son cœur la petite peluche de dauphin presque neuve qui sommeillait alors jusqu’ici sur le lit, à côté d’elle.

—    Tu penses qu’il faut mieux faire quoi ? demanda-t-elle d’une voix brisée.

La réponse qu’elle espérait ne lui parvint pas. Rien du tout.

Un soupir s’échappa de ses lèvres, et elle clôt ses yeux, s’attendant à ce que les bras de Morphée l’accueillissent.

Dans son esprit éclatèrent alors des scènes, comme des coups de tonnerre aveuglants, des scènes auxquelles elle ne souhaitait pas assister. Son père, étendu sur le sol, inanimé. Sa mère, réfugiée contre un mur, en pleurs. Elle-même, maigrelette et frissonnant sans s’arrêter. Lui, de même. Des centaines d’images, à peu près similaires, qu’elle apercevait sans en avoir jamais été témoin. Le sentiment d’effroi généré par certaines d’elles s’avérait si intense qu’elle essayait coûte que coûte de les chasser de sa tête, en modifiant ses pensées pour d’autres réflexions plus joyeuses, ou en chantant avec une justesse incroyable une chanson qu’il lui semblait connaître depuis sa naissance. Cela fonctionna : elle cessa de la regarder s’écrouler, elle cessa de le voir s’endormir pour ne jamais se réveiller. D’où provenaient ces scènes ? Rien de cela n’avait jamais eu lieu, il s’agissait d’un simple rêve. Mais ce côté si réaliste l’effrayait…

Elle ouvrit les yeux et cria, se redressant en sursaut.

Des larmes brûlantes coulaient sur ses joues. Son père, tout à fait et éveillé et attentif, présent et assis à côté d’elle sur le lit avec la petite dans ses bras, répondit aussitôt à cet appel à l’aide.

—    Tu as fais un mauvais rêve ? questionna-t-il avec douceur, en caressant dans un élan de tendresse la tête de sa fille, avec l’intention de la réconforter.

Elle acquiesça et s’empressa de se rapprocher de lui. Il glissa avec affection un bras autour de ses épaules et la berça tandis qu’elle se lovait contre lui, et que l’autre enfant tentait avec ses petits doigts d’essuyer ses pleurs qui marquaient des sillons sur ses pommettes. Cela amusa la plus grande, qui laissa échapper un rire entre deux sanglots. Le parfum de son père l’apaisa. Il ne s’agissait que d’un tour joué par son imagination, son paternel se tenait à ses côtés, en vie et en parfaite santé. Les dernières larmes cessèrent, tout s’améliorait.

—    Et si nous sortions nous promener ? demanda-t-il avec gentillesse, le ton de sa voix reflétant tout l’amour qu’il éprouvait pour sa fille.

En réponse, elle hocha la tête. Elle ne désirait plus dormir, par crainte que ces images ne réapparussent dès qu’elle fermerait les yeux. La présence rassurante de son géniteur près d’elle la tranquillisait. Elle attrapa sa main, se serra contre lui, et le groupe s’éclipsa de la maison ; ils marquèrent une pause dans une des ruelles de la ville, et elle s’assoupit, trouvant le sommeil dans les bras protecteurs de son père.

Lorsqu’elle se réveilla, sous un ciel sombre, elle remarqua le départ de l’adulte. Il avait disparu, elle se retrouvait seule avec la petite à ses côtés.

 

*

 

—    On m’a chargé, avec d’autres, de m’occuper de toi.

Une main adulte, amicale ponctua ces paroles. Elle refusa de la saisir.

—    Tes parents ne sont plus là, il faut que je prenne soin de toi.

Elle demeura muette. Elle souhaitait retrouver son père, personne d’autre, encore moins un parfait inconnu.

—    Tu es assez intelligente pour savoir que tu ne peux pas rester seule dans ton coin. Suis-moi, s’il te plaît, Gwen.

Suite à ces mots, elle se retourna face au mur et serra ses mains contre sa poitrine, pas le moins du monde désireuse de le suivre. Il se gratta la tête et quitta un instant la pièce, avant d’y revenir, transportant quelque chose dans ses bras. Il n’insistait d’ordinaire jamais, mais cette fois-ci constituait une exception.

—    Et pour elle, tu accepterais peut-être de venir ?

Il déposa avec douceur l’enfant au sol et s’éloigna de quelques pas. La réaction de la fillette s’avéra immédiate. Elle se précipita d’emblée vers la plus jeune et la serra aussi fort que possible dans ses bras, en veillant à ne pas la blesser ; la petite éclata de rire.

Plus l’aînée y réfléchissait, plus elle réalisait que cet homme, qu’elle avait suspecté d’être à l’origine de la disparition de son père, ne possédait aucune raison valable de mentir. Certes, elle ne doutait pas de ne l’avoir jamais aperçu aux côtés de ses parents, mais il promettait de veiller sur elle, de veiller sur toutes les deux. Alors elle se laissa amadouer et convaincre, telle une créature effrayée peu à peu apprivoisée, acceptant qu’il l’enlaçât. Lorsqu’elle se retrouva dans ses bras, une chaleur douce et agréable réchauffa son corps, à la manière d’un chocolat chaud dégusté un soir d’hiver. Elle songea aux journées merveilleuses passées avec sa mère si douce, celles avec son père si tendre, celles où ils étaient tous réunis ensemble et goûtaient au bonheur d’une vie heureuse. La nostalgie, mêlée de chagrin s’empara d’elle tandis qu’elle se remémorait ces souvenirs. Jamais elle ne retrouverait la joie et la chaleur de son foyer initial, mais pour la première fois depuis très longtemps, elle pouvait espérer goûter à quelque chose qui s’y apparentait.

Il devint l’un de ses tuteurs légaux, et s’occupa d’elle et de sa camarade comme s’il s’agissait de ses propres filles. Il leur enseigna ce que les enfants de leur âge devaient connaître, et représentait l’une des rares personnes à qui elle se fiait sans hésiter. Lorsqu’un autre gardien ordonna de se débarrasser d’elles en raison de leur inutilité, il s’interposa le premier. Bien que cela ne suffit pas à les préserver de la fureur et de la haine de l’homme qui les méprisait et les haïssait.

Le moment arriva où on lui révéla l’objectif de la mission pour laquelle entre autres on la préparait, et celle-ci la déstabilisa un peu. Elle s’entraîna pendant une année entière, en agissant à des moments clés de l’existence de sa cible. Cela la laissait perplexe. Mais on lui répétait que l’entière responsabilité de sa solitude revenait à ce Raphaël, et elle éprouvait cette rage intense qu’elle supportait au quotidien dans sa vie. Juste le voir lui rappelait sa famille. Le temps lui permettait de réaliser que leur décès ne devait rien à la fatalité, et que le coupable évoluait sous les traits de cet adolescent roux qui se voulait blanc comme neige, quoiqu’il semblât tout ignorer. Son but consistait à le surveiller, voire à le déconcerter au besoin, en agissant autant de fois que nécessaire mais sans abuser. À la fin, il douterait de lui-même, incapable de se fier à sa mémoire. Pour plus de succès, mieux valait qu’il ne reçût aucune aide de son entourage, mais excepté son idiot de cabot et sa blondasse pot de fleur, personne ne le secourrait en cas d’ennuis, ce qui facilitait le travail.

Et après ce temps d’entraînement, elle s’apprêtait à connaître le succès pour lequel elle avait tant lutté, sans l’assistance de personne.


***


—    Gwen ? Gwen ! Est-ce tout va bien ?

Une voix douce, pure et claire me ramena à la réalité. Que–Qu’est-ce que c’était ? Je secouai la tête, désorientée. Pendant un instant, j’avais été déconnectée du monde extérieur, et mon esprit demeurait embrumé. Ça n’a vraiment pas duré longtemps, mais… J’avais rêvé de quelque chose, mais de quoi ? Ma mémoire n’en gardait que des images floues.

Perdue, je regardai autour de moi, et me repérai vite : les jardins du Trocadéro s’étendait devant nous, avec, plus loin en face, la Tour Eiffel. Le coin était verdoyant, et de l’eau claire jaillissait des fontaines. Un soleil couchant conférait une teinte mélange d’orange et de rose au ciel, tandis que des groupes de pigeons tournoyaient dans le ciel. Les événements de la journée me revinrent en mémoire. C’est vrai, la fin d’après-midi approche, et avant de rejoindre Marie et Raphie, je voulais conclure par ce petit détour pour faire plaisir à Clem… Elle ne se lassait pas d’admirer le célèbre monument et ses environs, et je voulais la surprendre. En cet instant, mes doigts fins cachaient ses yeux.

—    Oui, je… J’étais perdue dans mes pensées, pardon.

J’avais pensé à autre chose, mais je me sentais en forme. Juste, je ne m’étais pas attendue à un phénomène si intense. Pourquoi je n’arrive pas à m’en souvenir ? songeai-je, frustrée.

Dans le fond, cela importait-il à ce point ? Autant chasser ce rêve fugace de mon esprit et profiter de mon agréable journée de retrouvailles avec ma petite sœur. Nous ne nous étions revues que depuis ce matin, mais déjà eu l’occasion de rattraper le temps perdu en nous baladant dans la ville et en parlant de nos vies. C’est comme si on s’était quittées hier, songeai-je avec affection.

—    Je peux ouvrir les yeux, maintenant ?

—    Je vais compter jusqu’à trois, et après tu pourras regarder, d’accord ?

Elle hocha la tête, et je commençai le décompte.

—    Un… Deux… Trois. C’est bon.

J’ôtai mes mains, et elle ouvrit avec timidité les yeux. L’eau claire jaillissant des geysers se refléta dans ses sublimes iris ambrés aux notes de cannelle, de pain d’épice, et de caramel. Le « oh » qui arrondit ses lèvres laissa transparaître tout l’émerveillement qu’elle ressentait.

—    Gwen, c’est magnifique ! s’enthousiasma-t-elle. Surtout avec la Tour Eiffel toute proche…

Incapable de résister, elle tournoya sur elle-même en riant, ses longs et soyeux cheveux blond vénitien suivant le mouvement tandis qu’elle tapait dans ses mains. Moi je n’appréciais pas la capitale plus que cela, mais elle fascinait ma cadette qui en adorait chaque aspect.

—    Tu aimes bien ce genre de choses, pas vrai ? lui demandai-je, amusée, les bras croisés sur ma poitrine.

Elle s’arrêta face à moi et acquiesça, un sourire radieux illuminant son visage, et je ne pus m’empêcher de rougir, tant elle irradiait l’innocence et la pureté. Elle était tellement mignonne et adorable, comme ça…

—    Je suis si heureuse de pouvoir passer du temps avec toi… ! ajouta-t-elle en prenant mes mains dans les siennes.

—    Et encore, ce n’est que le début ! Tu n’imagines pas tout ce que nous allons pouvoir faire ensemble, maintenant ! m’exclamai-je, débordante de bonheur.

Une infinité de possibilités s’offrait à nous : reprendre une vie normale, habiter ensemble comme avant, voyager, faire du shopping… En résumé, toutes ces choses que l’organisation nous interdisait, avant. Rien ne nous empêcherait plus d’envisager notre avenir, autant sur le court terme que sur le long terme. La rentrée au lycée pour l’une et à la fac pour l’autre, la rencontre avec des amoureux, mariage – ou pas d’ailleurs –, vie professionnelle, et toutes ces multiples notions sur lesquelles les gens trouvaient normal de réfléchir, mais sur lesquels nous ne étions jamais attardés à cause de l’organisation.

C’est donc ça, la liberté ?

Soudain, je sentis les mains de mon interlocutrice relâcher leur pression sur les miennes. Curieuse, je la regardai, mais elle baissa la tête, ce qui m’inquiéta aussitôt.

—    Clémence ?

—    Nous ne serons plus jamais séparées, pas vrai ? Je ne veux plus être éloignée de toi…

—    Clémence…

Sa prise sur mes doigts se raffermit. Lorsqu’elle me regarda à nouveau, je retins une exclamation en remarquant ses yeux brillants.

—    Je ne veux plus être éloignée de toi, Gwen ! Je veux rester avec toi !

Et elle se jeta en larmes dans mes bras sans ajouter un mot, se calant contre ma poitrine.

Mes bras l’entourèrent avec toute la chaleur du monde tandis que je posai ma tête sur la sienne et que son parfum de fleur d’oranger chatouillait avec malice mon nez.

—    Je te promets que nous ne nous quitterons plus jamais, affirmai-je tandis que je me détachais d’elle. Je t’ai ramené ton pendentif, pas vrai ? ajoutai-je avec un clin d’œil complice. Et tu sais ce que ça signifie.

Ses grands iris ambrés me regardèrent avec intensité, avant qu’elle n’attrapât le collier autour de son cou, au bout duquel pendait un fragment de cœur en argent.

—    Que nous serons toujours ensemble, déclara-t-elle d’une voix emplie de tendresse. Mais ça ne marchera pas s’il n’y a pas le tien ! ajouta-t-elle avec angoisse.

—    D’accord, d’accord.

De mon col, je sortis ma propre chaîne et l’approchai de celle de Clem. Les deux morceaux que nous possédions chacune s’emboîtèrent l’un dans l’autre pour former un cœur complet. Nous avions tant l’habitude de faire cela…

Les pupilles de ma sœur brillèrent de joie, et je souris, heureuse de la voir aussi comblée.

—    Toujours ensemble, hein ? Que c’est mignon. Mais je ne parierais pas là-dessus.

Nous sursautâmes toutes les deux, en même temps ; j’étendis mon bras devant Clémence dans un réflexe pour la protéger ; elle le serra en poussant un petit cri.

En me retournant vers l’origine de cette voix plus que moqueuse, je me retrouvai face à une adolescente du même âge que moi, vêtue d’une tenue sombre ; son jean déchiré autant que sa veste en cuir sans oublier ses boucles d’oreilles en forme de tête de mort lui conféraient un style peu conventionnel. Dans tout ce noir, ses cheveux flamboyants, attachés en une queue-de-cheval, détonnaient le plus. Deux mèches reposaient sur son buste, et elle portait un sac à dos sur ses épaules. Ses yeux, de couleur bleue, contenaient des reflets noisette, et nous détaillaient avec un mélange d’amusement et de haine ; lorsque son haut descendit quelque peu, dévoilant son épaule gauche, j’aperçus une fleur d’hortensia tatouée sur cette dernière.

C’est elle ! Cette fille ressemblait en tous points à celle décrite par Raphaël : c’était elle qui l’avait livré, avec Marie, aux Chevaliers diaboliques pour qu’ils les emmenassent à Jean-François sur la place de la Concorde, c’était elle qui avait dit au rouquin que je venais du futur, et c’était aussi elle qui–

Une minute.

Cette fille…

Non, ce n’est pas vrai ?!

—    Je te connais ! m’exclamai-je, mes yeux s’agrandissant de surprise. C’est toi ! C’est toi qui as bousculé Émilie sur les Champs-Élysées et qui lui as fait perdre son ballon, toi qui m’observais dans le métro quand je suis revenue de Montmartre, toi qui m’as frôlée quand je suis allée voir Élisabeth… !

Depuis le début, je savais que quelque chose clochait : cette sensation d’être épiée était donc bel et bien fondée.

—    Eh oui. Et j’étais également à Versailles, tu sais. Partout où tu étais, je te surveillais. Tu ne pensais pas te débarrasser de l’organisation comme ça, j’espère ? Tu avais une mission à accomplir, et tu as échoué. Maintenant, tu vas devoir en payer le prix. Et pas que toi, ajouta-t-elle en regardant derrière moi avec mépris, tandis que son sourire dévoilait ses dents pointues.

Je sentis ma petite sœur agripper mon bras de toutes ses forces.

—    Gwen, j’ai peur !

—    Ne t’inquiète pas, Clémence, la réconfortai-je en lui adressant un sourire qui se voulait rassurant. Je ne la laisserai pas toucher un seul de tes cheveux.

Même si je dois y laisser ma vie.

Je reportai mon attention sur la fille. Mais depuis quand est-ce qu’elle m’observe ? Mes sourcils se froncèrent. À quoi jouait-elle ? Ça ne me plaît pas du tout. J’ignorais ce qu’elle cherchait, mais il ne s’agissait sans doute de rien de bon.

De son côté, la rouquine avait sorti un paquet de la poche de son jean, ainsi qu’un briquet ; elle alluma sans se presser une Marlboro – je reconnus sans soucis la marque, Jean-François en fumant souvent lorsque j’étais plus petite – sans nous quitter du regard, rangeant ensuite les cigarettes. Je me pinçai le nez. Quelle insupportable odeur de tabac !

Et il n’y avait pas que ça. Mais… ma parole, elle sent le cognac à plein nez ! Ça me portait sur le cœur. Et puis, de quoi parlait-elle, quand elle disait que je devrais « en payer le prix » ? Mon cœur s’emballa de manière incontrôlable dans ma poitrine. J’avais bien ma petite théorie, à ce sujet, mais elle ne me satisfaisait guère. J’espère que ce n’est pas ce que je pense…

Peu importait tout cela, Clémence demeurait ma seule et unique priorité. Je n’accepterais pas que quiconque gâchât la joie de nos retrouvailles, ah ça non ! Personne ne perturberait ce moment. J’étais prête à me défendre, et à me battre, au besoin. Oh, Fantôme R n’aurait pas été de trop, sur ce coup-là. Nous aurions pu la neutraliser avec plus de facilité, ensemble.

—    T’as raison de craindre pour ta vie, morveuse, rétorqua l’autre, avant d’allumer sa cigarette et de l’enfourner dans sa bouche.

Je la foudroyai aussitôt du regard. Mes muscles tendus se crispèrent d’autant plus, mon bras resta instinctivement levé pour protéger ma cadette.

—    Ne t’approche pas de ma petite sœur, c’est clair ?! Et puis d’abord, tu es qui ?! Et qu’est-ce que tu veux ?!

Elle tira sur sa cigarette, libérant une fumée grisâtre, avant de nous regarder d’un air blasé. Mais pour qui elle se prend, à la fin ? Laissant échapper une quinte de toux, elle jeta son mégot à terre et l’écrasa sous le talon de sa bottine, avant de s’étirer, quelques os craquant dans le processus. Elle avança d’un pas vers nous, et je reculai d’autant, alors que ma frangine, derrière moi, tremblait de tout son corps. L’adolescente croisa les bras et partit dans un fou rire. Ma parole, mais elle est complètement à l’ouest ! Elle riait si fort qu’elle s’en tenait les côtes ; quel spectacle pathétique. Elle était ivre, totalement ivre, je ne voyais que ça comme explication. Il lui fallut plusieurs secondes pour stopper sa crise. Et soudain, ses yeux se rétrécirent jusqu’à devenir deux fentes noires, et son nez se retroussa.

—    Écoute-moi, sale petite blondasse. Qui je suis ne te concerne pas, ok ? cracha-t-elle en s’approchant de moi à grands pas. Tu n’as pas à me donner d’ordres ; quant à ce que je veux…

Elle passa son sac à dos devant elle et en sortit un iPad blanc, recouvert d’une protection décorée… d’un dessin d’hortensia. Eh bien, elle aime beaucoup cette fleur… songeai-je alors que je me tenais à bonne distance d’elle. Je ne savais rien de ses objectifs, je ne la connaissais pas, et elle me méprisait. Mais qu’est-ce qui cloche, chez elle ?

Tandis qu’elle pianotait avec vivacité sur sa tablette, la lumière blanche de l’écran éclairait son visage. Pour ma part, je commençais peu à peu me détendre. Que pouvait-elle bien faire de dangereux, avec un vulgaire iPad ? Il ne subsistait plus aucune raison de s’inquiéter, même si je ne manquais pas de questions à poser à cette fille. Elle connaissait l’organisation, et elle m’espionnait depuis tout ce temps. Mais dans quel but ? Elle buvait, elle fumait, et j’imaginais qu’elle se droguait aussi à l’occasion, par injection ou avec de l’herbe. Le combo fatal parfait pour une fille aussi barge et déjantée qu’elle.

—    … tu le sauras bien assez tôt, affirma-t-elle en relevant la tête. Adieu.

Elle éclata de rire, mais son insistance sur le dernier mot surtout retint mon attention. Adieu. Qu’est-ce que cela signifiait ? Sa chevelure rousse virevolta lorsqu’elle se retourna, et elle se dirigea vers ce qui me sembla être une zone trouble, de la dimension d’une porte, floutée et déformée. Et d’un coup, elle disparut sous nos yeux, comme si elle s’évaporait. Je lui courus après, mais impossible de retrouver cette « porte » créée par la rouquine qui se trouvait désormais hors de mon champ de vision.


***

 

Cachée derrière un arbre, elle attendait, patiente, le bon moment. Elle passa une main dans ses cheveux en soupirant. Elle aurait dû se douter que la blondasse se révèlerait incapable d’aller au bout de sa mission. C’était dans les gènes, après tout : il existait des choses contre lesquelles on ne pouvait pas lutter. Et ça la rendait folle. Par chance, elle s’occuperait d’arranger ça. C’était le dix juillet deux-mille-douze, vingt heures trente. Bientôt, elle passerait à l’action. L’endroit était désert, et tant mieux, car elle n’aimait pas les témoins. Ça aurait été dommage d’en buter un.

Des bruits de pas résonnèrent. Aussitôt, elle posa son sac à terre et en sortit deux couteaux aux longues lames tranchantes – trop volumineux pour les cacher sous une veste mais beaucoup plus jouissif qu’une simple balle d’arme à feu –, qui constituaient son arme favorite. Un grand sourire étira ses lèvres, et une lueur inquiétante brilla dans ses yeux bleus.

Elle n’eut pas à attendre longtemps ; une Gwen vêtue d’un pull crème, d’une jupe en velours, de collants et de bottes passa non loin d’elle, se rendant d’une démarche insouciante au couvent Saint-Louré, situé à moins d’une centaine de mètres de là, pour y voir Jean-François. La rouquine continua d’observer la scène, patiente. Très bien, elle était arrivée au bon endroit : Gwen n’avait pas commencé à changer les événements… et elle n’en aurait plus jamais l’occasion, la jeune femme le jurait. Resserrant ses mains sur les manches de ses couteaux, elle patienta que Gwen lui tournât le dos, afin d’être hors de sa vue, puis se jeta sur elle.

Avant même que la blonde ne se retournât en totalité, une lame lui transperça l’épaule. Étouffant un cri aigu, elle plaça par réflexe ses deux bras devant elle pour se protéger, mais sans la moindre efficacité. La rouquine s’attaqua avec violence à son abdomen, et un liquide rouge et chaud commença à tacher les vêtements de Gwen.

Secouée par un violent hoquet, cette dernière se tint les côtes en gémissant de douleur. Elle ne se trouvait plus en état de se défendre, ce qui n’empêcha pas la rousse de continuer son massacre, plantant à de multiples reprises ses dagues dans le dos de la malheureuse, dans ses côtes et ses cuisses. Le sang coulait en flots poisseux et ininterrompus, et la blonde poussait des hurlements de souffrance, bientôt remplacés par de sourds sanglots.

La moindre parcelle de son corps se recouvrit bientôt de rouge. Recroquevillée sur elle-même, à terre, sa respiration devint de plus en plus irrégulière. La rouquine s’accroupit à ses côtés, et écarta quelques mèches de ses cheveux. Le bleu de leurs yeux se mélangea.

—    T’aurais échoué de toute façon. J’espère que la mort te sera désagréable.

Et avec son couteau droit, elle lui trancha d’un coup sec la gorge, plantant l’autre dague dans son cœur. La maigre lueur de vie qui brillait encore dans les yeux bleus de Gwen s’éteignit tandis que le sang giclant de sa carotide éclaboussait le visage de son agresseuse. Celle-ci enleva ses couteaux de la chair de sa victime, qui tomba au sol dans un petit bruit sourd et ne tarda pas à baigner dans une mare de sang.

La meurtrière se releva et observa les deux armes, satisfaite : elle avait fait du bon travail. Une étincelle de gourmandise dans le regard ; elle se lécha les babines, et passa sa langue sur les lames recouvertes de sang. Miam, un vrai délice. Un peu plus d’assaisonnement, et ça aurait été parfait. Continuant d’un pas tranquille son chemin dans la rue, elle ne se soucia pas du cadavre laissé là. Ça ne l’inquiétait guère, aucun policier ne saurait l’identifier comme la coupable. Et même dans le cas contraire, qu’est-ce que ça changeait. Ce corps pouvait pourrir là, elle s’en foutait royal.

 

***


Cette fille rousse n’était pas partie depuis une minute, que je sentis aussitôt que quelque chose clochait. J’ai froid. J’ai très, très froid, d’un coup… Pourtant, nous nous trouvions en plein cœur de l’été, et le vent ne soufflait pas si fort que cela. Malgré tout, je ne me sentais pas bien. Pas bien du tout. Mes oreilles bourdonnèrent de manière désagréable, et une nausée affreuse me souleva le cœur. Je n’entendais plus rien autour de moi, et l’air me manqua. Je tombai à genoux, en suffoquant. Voilà que la tête me tournait, à présent.

—    Gwen, ça va ? S’il te plaît, réponds-moi !

Mais je ne pouvais pas. Je parvins à peine à relever la tête pour croiser le regard de Clémence, agenouillée à mes côtés, et dont l’angoisse transparaissait dans ses iris ambrés.

Je lui souris. Pas question de flancher, au contraire. Je devais tenir bon encore un peu, pour ma petite sœur. Je le savais… C’était son intention depuis le début. Me supprimer. Comment avait-elle réussi à se débarrasser de moi sans me toucher ? La seule solution que je voyais impliquait un voyage dans le temps pour supprimer mon passé, ce qui affectait en conséquence mon futur, mais les implications d’une telle théorie m’effrayaient.

En tous les cas, à chaque seconde qui s’écoulait, respirer et bouger me demandait toujours plus d’efforts, et mon corps devenait de plus en plus transparent. Si je ne réagissais pas, alors…

Non. Je rassemblai mes dernières forces.

—    Enfuis-toi… Chercher de l’aide… Raphaël…

—    Mais je ne peux pas te laisser ! protesta-t-elle en ouvrant de grands yeux effrayés.

Je lui saisis avec douceur la main. Il ne s’agissait plus de discuter. Dans mon état, je ne pouvais pas la protéger ; cette idée m’insupportait, mais je devais l’accepter et prendre des précautions, car cette psychopathe reviendrait d’une seconde à l’autre, je n’en doutais pas, et je ne doutais pas non plus de ses intentions à l’égard de ma cadette si celle-ci s’attardait à cet endroit. Cette fille rousse, après s’en être prise à moi, n’hésiterait pas non plus à s’attaquer à elle, et ça, je ne le supporterais pas.

Cela me brisait le cœur, mais elle allait devoir se débrouiller toute seule, comme une grande.

—    Ne t’inquiète pas pour moi… Dépêche-toi… soufflai-je, en lui caressant la joue.

Ma vue se brouillait petit à petit, et je m’allongeai à terre, vide de toute énergie, et sans plus aucune force. La vie s’arrêtait là pour moi. À trop vouloir jouer avec le feu, je m’y brûlais. Après tout, n’était-ce pas un juste retour des choses, pour avoir sans honte modifié le cours du temps ? Je ne recevais que ce que je méritais, même si je n’aurais pas refusé une mort plus tardive. Et plus heureuse. Je souris.

Comme quoi, on ne pouvait pas toujours avoir ce qu’on voulait.

J’entendis la voix déchirante de ma cadette, qui me parut très lointaine, mais je devinais qu’elle appelait mon nom. J’aurais souhaité lui dire qu’elle ne devait pas pleurer, que je resterais à ses côtés quoi qu’il se passât, mais mes lèvres refusaient de bouger. Quelle poisse… Dire que nous venions à peine de nous retrouver et qu’il fallait déjà nous séparer…

Je fermai les yeux et respirais une dernière fois. Mes sens s’estompaient, mais je ne ressentais aucune peur : mes amis sauraient très bien gérer la suite.


***


Ça ne pouvait pas arriver.

Ça ne pouvait pas.

—    Gwen !!! Réveille-toi !!! Gwen !!!

Clémence laissa éclater toute sa douleur dans les cris qu’elle adressait à sa sœur. Elle secoua cette dernière de toutes ses forces, avec un acharnement aussi féroce que le permettait son jeune âge, la vue à chaque seconde plus entachée par les larmes. Elle ne distinguait plus rien, et de violents soubresauts qu’elle ne parvenait pas à calmer agitaient son corps entier. D’ailleurs elle ne cherchait pas à les apaiser. Elle ne comprenait pas ce qui se passait, et un immense désespoir l’engloutissait.

Sa grande sœur… Sa grande sœur représentait la seule personne au monde qui lui restait, et sur qui elle pouvait compter. Et elle venait de mourir juste sous ses yeux.

Une réalité insupportable et insoutenable.

—     … Ne me laisse pas toute seule, je t’en supplie…

Elle posa ses bras sur le corps encore chaud de l’adolescente, avant d’y enfouir sa tête et de fondre en larmes pendant plusieurs longues secondes.

Une envie profonde de renoncer s’empara d’elle. Un goût amer passa dans sa bouche, et ses sanglots autant que ses larmes redoublèrent d’intensité. Ses doigts agrippèrent la robe colorée de la blonde, et continua de pleurer, sans s’arrêter. Elle sentait encore le parfum à la lavande si particulier de son aînée, celui de ses vêtements, celui de ses cheveux, celui de son corps.

La faute revenait à cette fille rousse ; pourtant Clémence n’éprouvait aucune envie de vengeance contre elle. Elle ne méritait pas cette haine. C’était inutile, et ça ne ramènerait pas Gwen. Un jour, le sort lui rendrait la monnaie de sa pièce. En attendant, la jeune fille préférait ne pas bouger et rester ici, auprès de la personne qu’elle adorait. L’autre risquait de revenir et, telle la faucheuse, de l’envoyer rejoindre sa sœur, mais au moins, de cette façon, rien ne les séparerait plus jamais. Les gens autour d’elle ne lui prêtaient aucune attention. À quoi bon lutter envers et contre tout ?

Pourtant, elle crut sentir une main amicale sur son épaule.

Mais lorsqu’elle se redressa, elle constata que personne ne se trouvait près d’elle. Reposant les yeux sur Gwen, elle remarqua tant bien que mal, malgré ses hoquets et ses larmes que le corps de cette dernière disparaissait, ne laissant derrière lui qu’une pluie de paillettes scintillant sous les rayons du soleil couchant et que le vent emporta… Il ne restait rien d’autre.

Clémence.

Ses yeux humides, rougis et bouffis s’agrandirent de surprise. Comment… ? D’où venait cette présence qu’elle percevait ? De nouveau, elle sentit une chaleur très douce, au niveau du poignet, comme si quelqu’un cherchait à lui prendre la main pour l’aider à se relever. Qu’est-ce que cela signifiait ?

Elle se remit debout, chancelante, toujours ravagée par le désespoir. Encore une fois, elle ne remarqua rien qui justifiât qu’elle ressentît une telle sensation. Elle enfouit sa tête dans ses mains, désespérée et en larmes, ne sachant plus quoi faire. Elle voulait tout abandonner. Maintenant. C’était trop, elle craquait.

Pourtant, elle ne pouvait pas s’arrêter aussi facilement.

Gwen… Gwen s’était sacrifiée pour elle. Elle n’aurait jamais permis que Clémence renonçât à la moindre difficulté, minime ou énorme. Elle avait tout fait pour protéger sa petite sœur ; qu’aurait-elle dit si cette dernière avait laissé tomber sans même se battre ? Ça lui aurait été inacceptable : Clémence l’avait habituée à bien mieux après tout ! Elle devait faire face et se tenir prête à se battre. Son instinct lui soufflait que cette simple histoire de voyage dans le temps cachait beaucoup de secrets.

La jeune fille essuya ses pleurs d’un revers de main, tentant de reprendre ses esprits. La rouquine reviendrait d’un instant à l’autre, et Clémence était la prochaine sur sa liste. Ressaisis-toi. Elle sortit un élastique de sa poche, attacha ses cheveux en un chignon simpliste, et inspira un bon coup, pour se calmer. À la guerre comme à la guerre.

Alors que ses tremblements s’estompaient, elle jeta un coup d’œil inquiet autour d’elle. Bon sang, pourquoi avait-elle la sensation que le monde entier était contre elle ? Son pouls s’accéléra. Fuir, elle devait fuir, et le plus loin possible de préférence. Que lui avait dit sa sœur, déjà ? Ah oui, chercher de l’aide. Chez Raphaël. Lui seul l’aiderait.

Elle sortit son téléphone de sa poche – merci à la duchesse de lui en avoir acheté un –, tapa dans le moteur de recherche le prénom du rouquin, ainsi que son nom, et trouva son adresse. Rangeant son smartphone, elle courut.

Elle courut à toutes jambes vers la station de bus la plus proche, qui se trouvait à deux minutes, perdue et désorientée. Elle bouscula plusieurs personnes, sans s’arrêter. Toutes lui paraissaient à présent un potentiel ennemi – personne n’avait levé le moindre petit doigt à la mort de sa sœur, quand même ! Cette impression atroce que chaque individu la traquait l’étouffait, d’autant plus qu’on lui lançait des regards bizarres. Elle sauta dans l’autocar, payant un ticket et baissant la tête. Elle évita de croiser le regard de quiconque, et quitta son siège lorsqu’un usager lui demanda la permission de s’asseoir à côté d’elle ; elle sortit en hâte du car, effrayée. Il redémarra, non sans soulever un nuage de poussière dans son sillage, qui lui provoqua une quinte de toux.

Par chance, elle constata que peu de distance la séparait de la rue des Saints-Pères. Elle se remit à courir, prise d’angoisse, et les larmes recommencèrent à ruisseler en torrents ininterrompus sur ses joues creusées. Personne, elle ne pouvait se fier à personne, et c’était de loin le plus tragique. Qui lui disait que tel ou tel Parisien n’en voulait pas à sa peau ?

Exténuée, elle tomba à genoux, repliée sur elle-même. Elle ne parvenait plus à trouver la force pour avancer, désormais. Plus rien n’avait de raison d’être, et tous ces gens autour d’elle accentuaient son malaise. Ils pouvaient assister à un événement dramatique et ne même pas intervenir. Pourquoi lutter, quand vous saviez que la vie vous était comptée, et que le monde entier se liguait contre vous ? Elle pleura de nouveau, sans s’arrêter. Plus rien ne comptait, elle se retrouvait seule ; c’était presque comme si son cœur avait cessé de battre. Une légère brise balaya ses cheveux.

Et puis, soudain, ce souffle d’air à ses oreilles.

Allez viens, donne-moi la main.

Ses pupilles s’agrandirent lorsqu’elle reconnut la douce voix de Gwen, toujours là pour la réconforter dans les moments où sa petite sœur avait le plus besoin d’elle. Elle sentit, comme tout à l’heure, une chaleur au niveau de son poignet, comme si quelqu’un l’agrippait, et cela lui suffit pour se relever et s’atteler à reprendre sa marche, certes avec fébrilité, mais elle parvenait néanmoins à marcher. Sa destination ne se trouvait plus très loin, et elle devait y arriver – fuir cette agitation parisienne, pour un temps au moins.

Elle se sentait tant perdue, qu’elle faillit dépasser le carrefour où se trouvait l’immeuble du rouquin. Prenant son courage à deux mains, elle profita d’un résident qui sortait pour entrer dans le bâtiment, et, après vérification attentive du nom sur la boîte aux lettres, frappa à l’une des portes du rez-de-chaussée. Une tête rousse d’adolescent de dix-neuf ans apparut dans l’encadrement. Ses lunettes rondes aux verres brillants étaient vissées en équilibre instable sur son nez.

—    Raphaël ? demanda timidement Clémence.

Elle était à peu près certaine que c’était lui. Il la regarda sans comprendre, mais avec bienveillance, ouvrant un peu plus la porte. Un chien au poil court et au foulard rouge noué autour de son cou en profita pour sortir sa tête et sentir la nouvelle venue. Elle ne sourit pas, se contentant de renifler ; elle se sentait trop mal en ce moment pour éprouver une quelconque joie.

—    Oui, c’est bien moi, confirma le jeune homme, de plus en plus intrigué.

—    J’ai besoin de ton aide.


***


Léchant toujours ses deux lames argentées tachées de sang, la rouquine réapparut en deux-mille-treize, dans les jardins du Trocadéro, où s’étaient tenues Clémence et sa grande sœur quelques instants plus tôt. Elle sourit. La mort de Gwen… se ressentait dans l’air, une délicieuse odeur. Hop, déjà une de supprimée. Car quoi de mieux que de commettre un meurtre – sanglant de préférence – dans le passé, afin qu’il se répercutât en conséquence dans le futur ? Cette blonde ne se mettrait plus en travers de sa route, et il ne lui restait plus qu’à supprimer Clémence, et ce serait réglé.

Elle s’agenouilla au sol, et passa sa main frêle sur le bitume, en reniflant. Les traces étaient encore fraîches. Gwen avait peut-être imaginé être la plus maligne et pouvoir sauver sa sœur, mais la rouquine la retrouverait tôt ou tard, et alors elle la massacrerait. Elle en faisait le serment.

Elle posa ses mains sur ses hanches, pensive ; où se planquait la petite brebis ? Elle pencha la tête, amusée. Elle aurait parié que cette pauvre innocente était allée réclamer de l’aide quelque part. Elle ignorait à qui. Mais peu importait. Pour l’instant, elle avait un autre objectif en tête : il y avait un certain rouquin du nom de Raphaël, dont elle était bien déterminée à détruire la vie. La traque avait commencé, et une âme de chasseresse brûlait en elle.

Oh, elle allait bien s’amuser.

  

***


Raphaël se trouva surpris de voir débarquer chez lui une fille d’une quinzaine d’années en fin d’après-midi, surtout lorsque celle-ci lui réclama de l’aide, sans toutefois lui fournir plus d’informations. Son apparence attirait l’œil, en particulier ses longs et soyeux cheveux d’un blond vénitien lumineux, ses yeux ambrés pétillants, et sa peau claire et douce. Fondue l’appréciait déjà beaucoup, semblait-il, car il restait près d’elle en remuant avec joie la queue, bien qu’elle ne lui accordât aucune attention.

D’emblée, elle lui sembla très secouée. Aussi le rouquin l’invita-t-il à entrer dans le salon, et à s’asseoir sur le canapé avant de l’imiter, le chien couché à leurs pieds. Elle ne prononça pas le moindre mot, fait inquiétant, tout autant que ses traits tirés pour une raison qu’il ignorait. Afin de briser la glace, il se décida à entamer la conversation.

—    Tu m’as dit avoir des problèmes ? demanda-t-il d’une voix douce.

Un violent soubresaut l’agita. Ses yeux brillèrent, un nœud se forma dans sa gorge : elle était prête à éclater en sanglots.

—    C’est cette fille… Elle est revenue et elle a… elle a… tué Gwen !

Elle fondit en larmes sans crier gare. L’étudiant s’approcha d’elle, et lui passa un bras autour des épaules. Il se sentait mal-à-l’aise, d’autant qu’il ne comprenait rien du tout à ce qui se passait. Il se sentait désemparé, déstabilisé, et doutait d’être la personne idéale pour aider la jeune femme. De ce qu’il avait compris, il s’agissait d’un meurtre. La logique ne conseillait-elle pas d’aller voir la police ? Il n’appartenait pas aux forces de l’ordre, lui. Tout au plus pouvait-il la mettre en relation avec l’inspecteur Vergier… Mais se retrouver lié à une affaire criminelle, très peu pour lui. Il n’aspirait à rien d’autre qu’à une vie simple et tranquille.

Et surtout, une question lui brûlait les lèvres.

—    Excuse-moi, mais… qui est Gwen ?

La fille releva la tête, choquée, les lèvres tremblantes. Par réflexe, Raphaël s’écarta d’elle de quelques mètres. Il venait juste de lui poser une question, alors quel était le problème ? Elle lui paraissait déstabilisée, comme s’il aurait dû savoir l’identité cette fille. D’instinct, il sentit que la situation dépassait son imagination.

—    Ma sœur ! Ma grande sœur ! Tu sais bien, elle a empêché ta rencontre sur les Champs-Élysées avec Marie et t’a envoyé en prison. Tu lui en as voulu, mais elle a réussi à arranger les choses et…

Elle ne termina pas sa phrase, le regardant droit dans les yeux. Elle paraissait espérer quelque chose de sa part, mais quoi ? Et puis, un problème se posait : d’où cette fille connaissait-elle Marie, et surtout, comment savait-elle pour leur rencontre sur la plus belle avenue du monde ? De plus, pourquoi disait-elle que cette Gwen les avait empêchés de se connaître ? Il ne réalisait pas du tout ce qui se tramait, mais tous les deux ne vibraient pas sur la même longueur d’onde. Ce qu’elle lui racontait relevait du surréaliste. Lui ? En prison ? Il n’y avait jamais mis un seul pied ! Il était trop intelligent pour se faire attraper avec tant de facilité.

—    Je suis désolé, mais tu te trompes. Je ne connais aucune Gwen ; Marie et moi nous sommes rencontrés sur les Champs-Élysées. Depuis la destruction des jardins, nous ne sommes plus revus.

Que n’avait-il pas dit là ! Il regretta aussitôt ses paroles. La fille ouvrit de grands yeux désespérés, et les sanglots qui s’étaient apaisés jusque-là la reprirent avec une intensité effrayante, sans s’arrêter. Elle demeurait incapable de prononcer le moindre mot, et se trouvait dans un terrible état de choc. La moindre parcelle de son corps tremblait, prouvant la profondeur de sa détresse.

Raphaël passa une main dans ses cheveux, gêné. Tout ce qu’il avait fait était d’avoir ouvert la porte à une fille qui lui demandait de l’aide, et elle s’était mise à lui parler de choses… délirantes.

D’accord, là, ils avaient un très, très gros problème.

Laisser un commentaire ?