Pour toutes les destinées
Chapitre 1 : Affrontement au sommet
4889 mots, Catégorie: T
Dernière mise à jour 22/10/2023 15:50
La Terre, XXIIIè siècle. Le monde était de nouveau en proie à la violence et aux infamies, la civilisation menacée d'effondrement et d'asservissement. L'évolution des technologies n'y avait rien changé, les esprits des humains restant incroyablement corruptibles et influençables face aux tentations divines. Les désirs des immortels trouvaient écho dans ceux des mortels avilis par leurs ambitions. L'un des dieux, en particulier, ne cessait de jeter son dévolu sur la Terre : Hadès. Immanquablement, la déesse Athéna, protectrice de la planète convoitée, prenait les armes avec ses chevaliers et une guerre sanglante se déclarait entre les armées des Enfers et celles du Sanctuaire. Un éternel recommencement depuis les temps mythologiques, une boucle indémêlable dans le fil du destin.
Deux-cent-cinquante ans après la Guerre Sainte qui avait opposé la chevalerie d'Athéna aux troupes d'Hadès, et qui s'était soldée par la victoire de Seiya, Shiryu, Shun, Ikki et Hyoga sur le dieu des morts, le Sanctuaire avait été de nouveau dévasté, champ de bataille ravagé par de multiples combats aussi implacables que meurtriers. Les cent-huit Spectres et les quatre-vingt-huit Saints avaient été anéantis.
Seuls deux combattants s'affrontaient encore, chacun représentant désespérément et férocement son camp. Entre eux, étaient étendues les dépouilles de l'incarnation d'Athéna et du réceptacle d'Hadès, les deux divinités s'étant défaites l'une l'autre. La déesse, transpercée par l'épée des Enfers, et le dieu, terrassé par le sceptre de la Victoire, baignaient dans une flaque de sang unique, analogie ironique d'une union qu'ils n'avaient jamais trouvée du vivant de leurs hôtes. Cette déroute mutuelle aurait dû aboutir au retour du statu quo, laissant la terre des vivants et le monde des morts dans un équilibre parfait de vaincus. Mais cette terrible et énième Guerre Sainte n'était pas encore finie.
C'est dans le palais d'Athéna, au sommet du Sanctuaire en ruine, aucune des douze maisons d'or ne tenant encore debout, l'horloge du Zodiaque s'étant effondrée, le Colisée ayant été réduit à l'état de poussière et Star Hill rasée, que le jeune homme et le vieillard se faisaient face. Ni le violent orage, ni la furieuse tempête, qui s'acharnaient sur ces lieux à la fois sacrés et maudits, ne paraissaient avoir de l'importance pour les deux adversaires. La jeunesse de l'un et l'âge avancé de l'autre semblaient personnifier le sempiternel combat contre le vieillissement auquel chacun est destiné. Le jeune homme, ses cheveux bruns aux reflets verts ondulant dans le vent qui agitait sa longue cape sombre, affrontait le regard du vieillard appuyé sur une canne séculaire et revêtu de la toge blanche traditionnelle du Grand Pope. Le casque emblématique de ce dernier gisait à ses pieds, clivé net par la seule volonté du premier.
L'abondante chevelure blanche du vieil homme cascadait dans son dos. Ses yeux, depuis longtemps fermés définitivement, ne l'empêchaient pas de contempler, par l'intermédiaire de son cosmos posé et déterminé, son opposant avec une sincère tristesse et une profonde nostalgie. Il avait pourtant espéré ne jamais connaître la peine ressentie par son propre maître, lors de la bataille du vingtième siècle. Mais les Moires, dans leur palais, devaient se jouer de lui. Cela n'entama pas pour autant sa résolution.
Ayant reçu le Misopethamenos de la part d'Athéna, il avait été nommé Grand Pope et il avait gouverné le Sanctuaire pendant deux-cent-cinquante ans. Privé du repos du trépas par sa propre déesse, l'ancien chevalier avait traversé les décennies et avait inéluctablement été témoin de la mort de ses êtres chers, son aimée et ses frères d'armes. Il les avait vus s'éteindre, emportés par le tourbillon de la vie, comme il avait assisté à l'avènement de nouveaux Saints et Saintias, eux-mêmes morts dorénavant. Par la force des choses, il avait appris depuis longtemps à maîtriser la souffrance résultant de ce statut et de cette mission qui lui étaient incombés.
Il ne restait maintenant plus que lui. Tout était de nouveau à reconstruire et, s'il ne brisait pas la technique sacrée d'Athéna, il connaîtrait encore ce kaléidoscope de naissances et de décès. Il y résisterait courageusement, autant de fois que nécessaire, car son dévouement allait jusque-là, à moins que cet ultime adversaire n'ait raison de lui, laissant alors la Terre sans le moindre défenseur.
- Nos dieux respectifs sont désincarnés, dit le vieillard au jeune homme. Pourquoi t'acharnes-tu ? Qu'as-tu à y gagner maintenant que tu n'as plus de… maître ?
Ce dernier mot eut du mal à franchir ses lèvres. Jamais il n'aurait cru le prononcer pour désigner la relation entre celui qui se dressait devant lui et Hadès.
- Mon maître est toujours présent en ce monde, Grand Pope, répondit son interlocuteur en tendant la main.
D'entre ses doigts se déploya une fine chaîne qui se terminait par un pendentif en forme d'étoile. Deux mots y étaient gravés.
- "Yours ever", lut le dernier soldat du dieu des Enfers en faisant osciller la chaîne devant lui. Te rappelles-tu… mon frère ?
Ce qui émanait du collier confirma l'identité de son propriétaire, que le représentant d'Athéna avait depuis longtemps devinée. Son cœur se serra et ses poings firent de même. Tout son être avait jusque-là refusé d'accepter l'évidence, mais ses perceptions, affûtées par la cécité et des années de maîtrise du cosmos, ne mentaient pas. Aussi douloureux fusse-t-il, il dut admettre qu'il ne se trompait pas et que l'antique malédiction de Dohko et Shion était maintenant la leur, à son frère et lui.
- Je ne t'aurais jamais cru capable de céder à la proposition d'Hadès, Shun, déplora Shiryu. Toi qui l'as déjà repoussé par le passé au contact du sang d'Athéna. Toi qui es ensuite devenu le plus saint d'entre les Saints et a mérité l'armure de la Vierge. Comment as-tu pu tomber aussi bas ?
- Tombé aussi bas, dis-tu ? Au contraire, en acceptant l'offre d'Hadès, j'ai pu m'élever et obtenir une nouvelle vie. Quant à ce que je compte en faire… et bien le seigneur des Enfers en décidera.
- Hadès ne pourra pas se réincarner avant deux bons siècles maintenant, Athéna y a veillé, renchérit Shiryu en pointant de sa canne les réceptacles divins.
Il aurait aimé y croire. Mais en prononçant ces mots, il perçut un malaise l'étreindre, comme si malgré lui, il avait proféré un horrible mensonge et que son inconscient était la proie d'une honte indicible. Une aura étrange enveloppa alors le corps de Shun, aussi jeune qu'à l'âge de son apogée. Ce n'était pas celle d'un Spectre et elle raviva de douloureux souvenirs, que Shiryu ne s'était plus remémorés depuis bien longtemps. La peur primale, qui enserre tout être mortel face à la dominance d'un immortel, le saisit. Seule son expérience lui permit de la dominer mais il ne put empêcher son corps de frissonner, glacé par la sueur mordante qui coulait, incontrôlable, le long de son dos et de son visage. L'ancien compagnon du Grand Pope passa le pendentif autour de son cou. Dehors, le tonnerre gronda.
- Le destin, chevalier, fit une voix sépulcrale sortant de la bouche de Shun. Ton frère est né il y a plus de deux siècles pour m'accueillir. Il a vécu, m'a combattu, m'a rejeté puis il est mort, revenant se jeter dans mes filets en franchissant les portes de l'Enfer comme tout défunt. Il est de loin le plus pur de tous les humains au travers des âges. Il m'était destiné, même encore aujourd'hui. Vous pensiez m'avoir terrassé, ta déesse et toi ? Mais aujourd'hui, je vous ai dupés. Pour la première fois, j'ai ressuscité un ancien réceptacle en plus. Et j'ai transféré mon âme dans son corps au moment où Niké a vaincu mon hôte.
Le sombre dunamis du dieu emplit soudainement le temple d'Athéna.
- Il est temps pour Hadès de régner sur la Terre ! Sans assistance divine, tu ne pourras pas me vaincre, toi qui n'es même plus un chevalier.
Shiryu parvint à rester stoïque. Il émit un formidable cosmos doré, une énergie retenue durant trop d'années. Il n'avait plus le choix. Brisant le Misopethamenos, comme le Vieux Maître avant lui, il se défit de son enveloppe charnelle affaiblie par le temps et, tel un imago sortant de sa chrysalide, son corps de jeune homme se révéla. Il ouvrit ses yeux pers et guéris. Un dragon rugissant apparut dans son dos. L'emblème jaillissait des remous d'une cascade invisible, brandissant une perle dans une patte, et déployait ses ailes plumeuses, chaque plume étant en réalité une écaille reptilienne. Hadès, sous les traits de Shun, en resta un instant interdit.
- Cela ne changera rien, annonça le dieu des morts. Tu n'as plus le soutien d'Athéna et tu n'as pas d'armure. Apprête-toi à mourir !
- Certes Athéna n'est plus parmi nous, concéda Shiryu, mais les vrais Saints n'ont pas besoin de sa présence physique pour faire vivre sa volonté. Elle existe en chacun d'entre nous, Hadès. Notre déesse nous imprègne et nous inspire au lieu de nous posséder et nous asservir.
L'ancien chevalier du Dragon, puis de la Balance, frappa le sol de l'extrémité de sa canne. Le bâton du Vieux Maître rayonna d'une lumière dorée et le Sanctuaire émit une vibration sourde. Shiryu psalmodia.
- Même si ce n'est qu'une faible lueur, même si ce n'est que pour un court moment, même si ce n'est qu'une infime parcelle de votre pouvoir, me confierez-vous vos sentiments ? Je vous appelle, armures d'or de toutes les maisons ! Octroyez votre radiance au Saint qui combat seul pour Athéna ! Offrez votre lumière au dernier représentant de votre déesse !
Issus des ruines des douze temples du Zodiaque, provenant des vestiges des douze protections sacrées gardiennes du Sanctuaire, jaillirent autant de rayons lumineux. Tels des étoiles filantes convergentes, ces rais de lumière se rejoignirent devant Shiryu et un totem se constitua. Une ultime Cloth d'or, formée de fragments des douze originales, animés du cosmos de leurs propriétaires décédés, recouvrit le corps du Grand Pope. Il bénéficia automatiquement de l’anamnèse des armures, capacité qu'il avait acquise avec le Misopethamenos. Leur mémoire atavique, et les souvenirs de tous leurs porteurs, s'ouvrirent à lui et s'unirent à son cosmos qui se décupla au-delà du concevable. La trame des destins sembla se tisser dans son esprit. Les vies et les morts, les naissances et les trépas, les innés et les acquis… tous s'entremêlèrent comme autant de destinées faites une et indivisible.
- Une Synapse ? s'étonna Hadès, éberlué et impressionné à la fois. Tu possèdes un tel pouvoir ! Tu mérites ta réputation de Grand Pope, c'est indéniable. Mais si ce n'est que ça, je peux offrir une armure similaire à mon réceptacle.
Un tourbillon de noirceur enveloppa le corps de Shun et trois jets de ténèbres le transpercèrent. Sous sa cape apparut une Surplis constituée de morceaux provenant de celles des trois Juges des Enfers.
Les deux combattants se toisèrent, concentrés sur cet ultime affrontement qui déterminerait l'issue de cette Guerre Sainte. Shiryu, ultime chevalier d'or de cette ère, la toge traditionnelle et d'une blancheur immaculée du Grand Pope par dessus la Synapse Cloth du Zodiaque, face à Shun, investi par l'âme d'Hadès, dernier Spectre de ce siècle, la robe conventionnelle et nimbée d'ombre des Juges recouvrant la Synapse Surplis des Enfers. Tout les opposait à présent, après que tout les eut unis par le passé. Ironie du sort ou trahison des Moires ? Peu importait. L'un d'eux allait mourir de la main de l'autre. Les deux peut-être. Cosmos et dunamis flamboyèrent. Hadès fit prendre à Shun une posture que Shiryu reconnut immédiatement. Le Pope laissa libre cours à son ire.
- Je ne te laisserai pas ternir le souvenir de mon frère plus longtemps, Hadès ! Reçois toute la colère des chevaliers du Zodiaque ! Zodiac Clamation ! [L'exclamation du zodiaque]
Le dieu des Enfers esquissa un sourire sardonique.
- Jigoku Horīn ! [Les trésors des Enfers]
À ce moment-là, la réalité se déchira dans un un craquement retentissant. Le temps sembla s'arrêter, figeant les deux adversaires dans leurs postures d'attaque. Sur leurs visages se lisait toute la hargne qui les habitait, féroce volonté de vaincre à n'importe quel prix. De part et d'autre de cette ouverture jaillirent deux mains gantées d'or, sur lesquelles s'écrasèrent, impuissants, les deux arcanes ultimes. Le temps reprit soudainement son cours, permettant à Shiryu et Shun de prendre conscience de ce qui venait de se passer.
- Qu'est-ce que… ? s'exclama le Grand Pope.
Jamais il n'avait vu une pareille faille. Elle paraissait non seulement entailler l'espace-temps, mais aussi les dimensions. Rien à voir avec les techniques qu'il avait déjà vues et qui pouvaient franchir les frontières soit spatio-temporelles, soit inter-dimensionnelles. Mais jamais les deux en même temps !
- D'une seule main ! s'écria de son côté Hadès par la bouche de son hôte.
Le dieu avisait plutôt la capacité qu'avait eu le pourfendeur de la réalité à annuler deux des plus puissantes attaques de la chevalerie, d'un geste pour chacune d'elles. Même en tant qu'immortel, il aurait eu besoin de son épée divine pour se protéger de la technique de Shiryu, sans compter sa propre interprétation de celle de Shun. Toute déité qu'il était, il ne se sentait pas serein face à une telle irruption dans leur affrontement.
Sans crier gare, deux puissantes émanations de cosmo-énergie les repoussèrent alors violemment et ils allèrent s'écraser contre les colonnes du palais d'Athéna, à l'opposé l'un de l'autre. Les deux mains inconnues écartèrent les bords de la plaie dimensionnelle et un jeune homme, porteur d'une armure d'or sertie d'armes que Shiryu ne connaissait pas, sortit de la faille. Il se dégageait de lui une humanité sans pareille, un mélange rare de fierté, d'assurance, d'intrépidité et d'intelligence. Ses gestes, d'une mesure comme le Grand Pope n'en avait jamais connue, alliaient la puissance féline, l'endurance canine et l'élégance serpentine. Il avait toutes les qualités d'un dieu en chair et en os, dans un corps indéniablement humain qui, loin de les limiter, semblait les sublimer. Son regard intense se posa sur les deux antagonistes, allant de l'un vers l'autre posément, ce geste faisant ondoyer sa longue chevelure châtaine aux reflets blonds et roux.
- Toi ! s'écria le seigneur des Enfers en se relevant.
Le nouveau venu le fixa sans aménité.
- Hadès, fit-il simplement.
Le dieu se figea, soudainement prêt à un affrontement des plus sérieux.
- Comment ! s'enquit-il. Tu es mort et oublié. Les Olympiens y ont veillé.
- Telles n'étaient pas les volontés de Zeus et d'Abel.
Shiryu, ne comprenant pas de quoi il retournait, se remit debout sans mot dire. Il préféra rester discret tant qu'il ne saurait pas si ce guerrier paré d'une armure d'or, immanquablement une Cloth par ailleurs, s'avérerait hostile ou non. Même si son instinct lui criait qu'il s'agissait d'un allié, il adopta la prudence comme ligne de conduite. Mais, le jeune homme se tourna alors vers le Grand Pope et s'inclina respectueusement.
- Je suis venu chercher le dernier des Grands Popes et l'homme le plus pur.
Son ton n'indiquait pas la moindre interrogation, ni même un ordre. Il exposait seulement sa mission. Shiryu allait répondre quand Hadès le devança.
- Tu arrives trop tard, se moqua-t-il en ricanant et en désignant le corps de son hôte. Le plus saint des Saints est déjà corrompu et il est entièrement mien !
- Je ne crois pas, non, répliqua mystérieusement le chevalier inconnu.
Le sourire narquois du dieu disparut brutalement et Shiryu ressentit une énergie qu'il n'avait plus perçue depuis une éternité. Malgré lui, des larmes d'émotion lui montèrent aux yeux.
- J'attendais cet instant, déclara la voix de Shun, résonnant dans le cosmos.
La main droite du réceptacle d'Hadès se leva et arracha le pendentif maudit qui se ternit et partit en poussière. Le dunamis ténébreux qui le nimbait se mua progressivement en cosmos d'or rose.
- Hadès, dit Shun de sa propre bouche, croyais-tu que j'avais cédé ? Pensais-tu m'avoir soumis ? Dans ta prétention toute divine, tu ne t'es même pas aperçu que c'est moi qui t'ai utilisé. Tu m'as même rendu mon corps, dont tu as eu la décence de ne pas te servir jusque-là, sûrement par vil orgueil de le conserver pour affronter mon frère.
Le cosmos de l'ancien chevalier d'Andromède et de la Vierge explosa soudainement. La Synapse Surplis prit alors la couleur de l'or le plus pur.
- Je t'ai déjà résisté il y a deux-cent-cinquante ans, et toutes ces années en Enfer, alors que j'étais éveillé à l'Arayashiki, n'ont fait que renforcer mon âme. Je te renie, je te rejette et je te bannis dans ton royaume souterrain !
Le ton de Shun, d'abord d'un calme olympien, était monté crescendo au fur et à mesure de sa tirade, l'hôte ressuscité se laissant aller à une violence dont il n'était pas coutumier. S'il était un être que l'ancien chevalier d'or abhorrait, c'était bien Hadès. D'ordinaire calme et réfléchi, porté davantage sur la défensive et la pitié que pouvaient lui inspirer ses adversaires, il se déchaîna contre l'âme du dieu. Se dégageant de l'improbable Synapse dorée du monde des morts, le cosmos tempétueux de Shun prit la forme d'un Bouddha tenant une galaxie entre ses paumes. Les bras de l'amas stellaire tourbillonnant se séparèrent en d'innombrables tentacules luminescents qui plongèrent dans le corps de l'hôte d'Hadès. Le Bouddha cosmique changea la configuration de ses mains qui s'orientèrent l'une vers le haut, l'autre vers le bas. Dans un hurlement d'outre-tombe qui se perdit dans le souffle de la tempête et le grondement de l'orage, l'esprit d'Hadès fut arraché de force du corps de Shun par les bras de lumière. L'âme sombre tenta de résister mais la résolution et la puissance du chevalier de la Vierge était telle que le dieu des Enfers ne parvint pas à maintenir son emprise.
Le chevalier inconnu brandit alors Niké et un sceau d'Athéna immatériel recouvrit l'âme divine. Ne pouvant maintenir sa tangibilité en ce monde, celle-ci disparut en vociférant, renvoyée dans l'inframonde d'où elle ne pourrait se libérer avant au moins deux siècles. Sans perdre le moindre instant, Shiryu sortit un parchemin sur lequel était écrit le nom de sa déesse. Il plaqua vivement le sceau, bien matériel cette fois, sur l'épée d'Hadès, encore plantée dans le cadavre de celle que le Sanctuaire avait servie durant cette Guerre Sainte. L'arme maudite se volatilisa, retournant, inutilisable, auprès de son maître.
- La Guerre est terminée, murmura Shiryu. Mais à un prix encore plus élevé que pour toute autre. Il ne reste plus personne. Aucun chevalier ne s'en est sorti. Pas un seul. Il n'y a plus que moi et le monde est en proie aux flammes. J'ai échoué.
Shun s'approcha.
- Je suis désolé de n'avoir pu me libérer plus tôt, Shiryu. J'avais besoin qu'Hadès me croit sien jusqu'au dernier moment pour le leurrer.
Les deux frères se regardèrent intensément. Le Grand Pope pouvait lire toute la honte que son compagnon ressentait à tort. Celui qui avait été par deux fois l'hôte du seigneur d'outre-tombe avait été obligé d'assister de bout en bout à la Guerre Sainte qui avait coûté la vie à tous les chevaliers d'Athéna. Il avait dû accepter d'être le témoin de leurs combats et de leurs souffrances, se confinant au plus profond de son propre esprit possédé. S'il avait cédé à l'impulsion d'agir trop tôt, il aurait certes réussi à se débarrasser de la portion d'âme divine qui le hantait, mais cela aurait simplement permis au dieu des morts d'investir pleinement son autre réceptacle, lequel n'aurait jamais pu se rebeller. En attendant son heure, il avait pu empêcher une incarnation totale et amener la divinité maléfique sur son terrain. Un combat d'esprit à esprit dans un corps qui lui appartenait. Mais ce faisant, il avait l'impression d'avoir sacrifié la vie de tous les autres chevaliers. Il avait même failli tuer son seul frère survivant. Si leur affrontement n'avait pas été interrompu de la façon la plus déstabilisante qui soit, il n'aurait d'ailleurs probablement pas réussi.
Shiryu et Shun se tournèrent de concert vers le jeune homme inconnu qui rendait les derniers hommages à la dépouille d'Athéna. Ils le laissèrent terminer.
- Ce monde n'est pas en proie aux flammes, Grand Pope de cette ère, mais au désordre, déclara-t-il en se redressant. Ce qui est bien pire. Je l'ai combattu dans presque toutes les dimensions, aux côtés de Zeus et d'Abel, sous l'égide de Cosmos. Mais l'influence de Chaos est partout. Cette dimension est la dernière à n'être pas encore entièrement sous son joug. Toutes les autres sont tombées.
Il se tut, laissant l'effet de ses paroles s'installer.
- Cosmos et Chaos ? interrogea Shiryu.
- Oui. La Création est le champ de bataille de ces deux entités primordiales de l'Ordre et du Désordre. Elles précèdent l'origine des mondes et de n'importe quelle divinité. Elles se combattent depuis avant la nuit des temps, dans tous les mondes, tous les univers et toutes les dimensions, expliqua l'étranger.
- Et toi, qui es-tu, chevalier ? enchaîna l'ancien Saint de la Balance d'une voix qui ne souffrirait pas une réponse évasive. Bien que ne te connaissant pas, je n'arrive pas à douter de tes bonnes intentions, comme si mon instinct me dictait de te faire confiance.
Shun opina, signifiant par là qu'il ressentait la même absence de méfiance et qu'il en éprouvait la surprise idoine.
- Je m'appelle Erichthonios, fils d'Athéna et premier de ses Saints, déclara-t-il calmement. Le souvenir de mon existence a été effacé des mémoires humaines par les Olympiens. Ce fut le prix à payer pour les avoir affrontés tous les douze et les avoir blessés pour protéger la Terre et ma mère. Cela m'a également coûté la vie, mais Zeus, et son fils faussement banni Abel, m'ont ressuscité. Longtemps auparavant, le maître de l'Olympe et l'ancien dieu du Soleil avaient eux-mêmes été appelés par Cosmos pour combattre Chaos. Ils ont convaincu la déité de l'Ordre de ma valeur et elle m'a admis dans ses rangs.
Le fils d'Athéna. Ainsi, Shiryu comprenait mieux comment le nouveau venu avait pu user du pouvoir du sceptre d'or et pourquoi il s'était recueilli sur le cadavre de la réincarnation de leur déesse. De son côté, Shun saisissait pleinement le sentiment d'appartenance à une même famille qui s'était emparé de lui. Erichthonios était en quelques sorte l'ancêtre de tous les chevaliers d'Athéna.
- J'ai entendu la voix de Cosmos qui m'appelait, avoua l'ancien chevalier de la Vierge. C'est Elle qui m'a incité à accepter de redevenir le réceptacle d'Hadès pour ressusciter. Est-ce pour participer à cette confrontation ancestrale ?
- Cosmos a besoin de nouveaux guerriers, confirma le fils d'Athéna. Des armées de Chaos, il ne reste qu'Érèbe et Nyx, Ses enfants directs et parents des Moires elles-mêmes. Des troupes de Cosmos, il ne reste que moi. Je ne peux combattre seul les Ténèbres et la Nuit en plus de leur maître. Alors Cosmos m'a guidé vers vous, le dernier Grand Pope de la dernière dimension et le plus pur des humains de tous les mondes. Avec votre aide, nous pourrons vaincre le désordre et ramener l'harmonie dans tous les univers.
Sans relever la question sous-jacente, Shiryu rejoignit le promontoire du palais d'Athéna, duquel il avait une vue dégagée sur le Sanctuaire. La désolation était partout. Plus une once de vie n'était perceptible sur le domaine de la chevalerie sacrée. Plus un temple ne tenait encore érigé. Le sang, l'agonie, la détresse et l'affliction étaient partout. Leur monde était mourant.
Shun vint à ses côtés mais ne parla pas. Son armure résonna avec celle de son frère. Il ressentait encore une certaine gêne à la porter, non pas à cause de son origine spectrale, mais de l'harmonie qui l'enveloppait lorsqu'elle le recouvrait. Il ne pouvait pas s'empêcher de trouver cette sensation paradoxale. Les Surplis qui constituaient sa Synapse avaient été parmi les plus craintes de l'armée des Spectres. Il aurait dû s'en débarrasser de suite, une fois débarrassé du joug d'Hadès. Mais l'armure composite s'était laissée convertir. Était-ce à cause de son statut d'hôte du dieu des morts ou bien car elle s'était laissée convaincre par le cosmos emprunt de bonté de Shun ? Il n'était plus le chevalier de la Vierge depuis longtemps, cette position ayant été dévolue à d'autres. Il avait accepté ce fait, tout comme Shiryu avait transmis sa propre Cloth de la Balance à plus digne que lui en devenant Grand Pope. Et tous deux portaient dorénavant des Synapses d'or. Était-ce une coïncidence ? Était-ce une réponse au danger représenté par Chaos ?
- Me suivrez-vous, chevaliers ? insista Erichthonios humblement. La destinée de tous les mondes, de tous les univers et de toutes dimensions dépend de votre décision.
Toujours sans répondre, Shiryu s'éloigna vers l'autel d'Athéna. Il ouvrit un compartiment dissimulé et il en sortit deux objets. Ægis, le bouclier d'Athéna, et la dague de Chrysos. Deux trésors des plus sacrés. Il les ramena révérencieusement vers ses compagnons. Shun comprit aussitôt et tendit la main vers son frère. Ce dernier y déposa la lame tueuse de dieux avant de fixer le bouclier dans son propre dos.
- Le pouvoir des douze chevaliers d'or est mien, déclara le dernier Grand Pope en désignant la Synapse Cloth d'or le recouvrant. Avec Ægis, je pourrai invoquer la puissance de l'écliptique. Je me chargerai de Nyx, la fille de Chaos.
- J'ai dompté les ténèbres, annonça l'homme le plus pur en montrant la Synapse Surplis d'or qui le revêtait. Avec la dague de Chrysos, je tuerai Érèbe, le fils de Chaos.
Erichthonios hocha gravement de la tête.
- Je combattrai donc le désordre, proclama le fils d'Athéna. La Terre, que mon armure d'or représente, personnifie l'ordre et s'y oppose naturellement. Mes armes primales nous débarrasseront de Chaos lui-même.
D'un geste, il rouvrit la faille dimensionnelle qui les mènerait vers l'espace-temps dans lequel les attendait leur ultime combat. Juste avant qu'ils n'en franchissent le seuil, le tout premier Saint observa de nouveau les deux derniers chevaliers d’or de la Terre, sondant leurs regards. Il n’y découvrit que résolution et détermination, sans une once de doute ou d'hésitation. Une fois encore, une dernière fois peut-être, l'affrontement qui opposait Chaos et Cosmos emportait les héros dans son sillage : pour tous les mondes, tous les univers, toutes les dimensions… et pour toutes les destinées.