Une Dernière Bataille

Chapitre 11 : Les Terres du Nord - Seconde Partie

11967 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 06/04/2024 19:55

6 janvier 1995

Norvège, Asgard, Province Sud

 

Habitué à des environnements bien plus chauds, Fares frissonna à cause du froid mordant et serra les dents pour les empêcher de claquer. En dépit de l’épais manteau qu’il portait, à l’image de ses compagnons, le vent le transperçait en emportant sa chaleur corporelle, tel le hameçon du pêcheur tirant le poisson hors de l’eau. Il observa un à un ceux qui l’entouraient et ne remarqua aucun élément révélant une gêne particulière. Rien qui aurait pu trahir la même sensation de frilosité qu’il éprouvait à cet instant, et ce depuis qu’ils avaient entamé leur voyage dans le pays nordique.

L’avion privé de la fondation Graad les avait déposés, lui et les autres, au plus près de leur point de départ. En effet, une invisible barrière aux propriétés similaires à celle du Domaine Sacré les aurait repoussés sans ménagements s’ils étaient allés au-delà. Vêtus d’atours qui ne détonneraient pas avec la mode présumée des Asgardiens et porteurs de leurs Pandora Box recouvertes d’un tissu opaque, en plus de vivres et d’un nécessaire pour établir un campement, ils étaient partis. Cela faisait désormais une journée entière qu’ils progressaient dans ce décor auquel le climat menait une rude bataille. L’itinéraire qu’ils suivaient, issu de très vieilles cartes, avait été conçu de façon à éviter le plus possible les zones habitées, bien que ces dernières ne soient pas monnaie courante.


Le jeune Libyen observa le ciel qui commençait à se piqueter d’étoiles, indiquant que la nuit ne tarderait plus à tomber. Il pensa qu’ils continueraient encore un moment avant de s’arrêter, lorsqu’il entendit des cris plus loin sur sa droite. Avant qu’il ait pu y réfléchir plus avant, ou que ses camarades parviennent à le retenir, ses pas le portèrent dans leur direction. Il courut à travers bois, évitant parfois de justesse des racines qui auraient pu lui tordre la cheville. S’immobilisant à couvert derrière une rangée d’épicéas touffus, et bientôt rejoint par les autres, il aperçut une file de cinq chariots cernée par une escouade composée d’une vingtaine d’individus. Parés de cuir et de maille, et bardés de lames en tous genres, leurs mines patibulaires ne laissaient guère de doute sur leurs intentions. Et si cela ne suffisait pas, la tache écarlate qui florissait autour d’un corps étendu dans la neige confirmait la première impression. Les agresseurs brandissaient des torches dont les flammes vacillantes projetaient des ombres qui soulignaient les stigmates de la peur sur les visages des infortunées victimes. Le chef du convoi, un sexagénaire à la barbe fournie et au cheveu rare, semblait essayer de la masquer du mieux qu’il pouvait afin d’éviter que ses partenaires de route ne paniquent de trop. Il s’adressa à celui qui devait commander la troupe de brigands et ses paroles résonnèrent dans une langue tonique que les serviteurs d’Athéna ne purent saisir.

- Je ne comprends pas ce qu’ils se racontent, dit Gearóid à côté de lui, mais il est facile de deviner qui sont les méchants.

- Alors, on fait quoi ? demanda Raul. Je n’en ai pas pour plus de deux minutes pour tous les mettre à terre. Et puis, un peu de distraction ne me ferait pas de mal.

- Déjà que ton physique traduit ton côté bourrin, argua l’adolescent à la tignasse couleur de flammes, tu pourrais éviter de montrer que ton esprit est conçu de la même façon.

- Tu tiens vraiment à ce que j’illustre mon « côté bourrin » avec toi, nabot ? gronda-t-il, les narines frémissantes.

- Ha, tu ne risques pas d’arriver à m’attraper, même avec ton niveau, vu comme tu es lourdaud.

A ce moment-là, ils étaient si proches que leurs fronts étaient sur le point de se confronter – bien que l’un des deux aurait dû incliner la tête pour ça.

- Calmez-vous, intervint Oreste.

Le Mexicain tenta de garder un air stoïque, mais il finit par émettre un petit rire.

Encore une de leurs joutes puériles, pensa le Chevalier des Poissons.

- Ainsi que vient de le souligner Raul, nous devons établir un plan d’action, affirma Tristan.

L’Italien lui jeta un coup d’œil.

- Je suis d’accord avec le fait d’intervenir, convint-il, néanmoins, ne devions-nous pas rester discrets ? Si nous nous montrons, les rumeurs qui découleront de la présence de plusieurs étrangers à Asgard se répandront comme une traînée de poudre.

- Je … eh bien, oui, c’est un élément à ne pas négliger, avoua le Français. Cependant, peut-on laisser ces gens aux mains de tels hommes ?

Personne ne répondit et, pour Oreste, ce fut plus éloquent que n’importe quel mot qu’ils auraient pu prononcer.

- Bon. (Il prit une inspiration.) Il faut que l’on s’occupe rapidement de ces types pour éviter qu’ils aient l’occasion de prendre des otages, ou que l’un d’entre eux s’enfuit pour rameuter des renforts. Raul, tu te charges de détourner leur attention dès que nous nous serons suffisamment rapprochés. Mei Ling et Tristan, vous les contournez par la gauche. Gearóid, Fares, vous me suivez, on passera par la droite.

Ils déposèrent en silence leurs bagages. S'astreignant à penser que tout irait bien, que leur plan serait efficace et que ces innocents n’avaient rien à craindre, le Libyen faillit manquer le signal du départ.

- Allez, on y va ! lança l’Italien.


Agissant conjointement, les groupes formés prirent les directions qui leur avait été assignées. Hors du champ de vision de leurs adversaires, ils avancèrent courbés, mais avec célérité. Leurs manteaux chargés de neige leur permettaient de se confondre partiellement avec l’environnement. Ils étaient prêts à déclencher leur offensive – ne leur manquait plus que la diversion. Ils n’eurent pas à attendre très longtemps. Surgissant de sa cachette, le Chevalier du Taureau beugla un hurlement qui couvrit les pleurs des enfants terrorisés. Agresseurs et victimes tournèrent la tête simultanément vers lui. Aussitôt, cinq éclairs se dispersèrent et entrèrent en collision avec leurs cibles qui s’effondrèrent sous l’impact, à l’image de tiges de blé fauchées par la main du paysan. Autant furent encore estourbis, avant que leur chef crie un ordre. Les seuls cavaliers à sa disposition composèrent un trio armé de lances et galopèrent vers le Mexicain, tandis que ce qui restait de ses troupes – sept hommes au total – entreprit de s’occuper des autres Chevaliers.

Raul regarda ses bourreaux approcher à toute vitesse et sa bouche se plissa pour former un grand sourire. Evitant une pointe acérée, il saisit fermement la hampe et tira violemment dessus. Le malheureux guerrier fut arraché de sa selle. Il passa par-dessus la tête de sa monture et la surprise de cette situation aurait pu le gagner si la rencontre entre son dos et le sol ne l’avait pas promptement assommé. Ses comparses n’eurent guère l’occasion de s’en étonner, eux non plus, car une bonne longueur de bois vint cogner durement contre leurs côtes, leur faisant vider les étriers. En quelques battements de cœur, l’affaire était réglée. Esquivant, désarmant et frappant, ses compagnons obtinrent le même résultat en un court intervalle de temps. Il ne resta plus que le chef qui, constatant que ses troupes se faisaient vaincre en un clin d’oeil, prit la lâche décision de se retrancher derrière une fillette qui avait eu la malchance de se trouver là. La brandissant tel un bouclier hurlant, tout en reculant vers le couvert des arbres, il fit clairement passer le message qu’il désirait.

Bien que tous purent voir son acte méprisable, seule Mei Ling observa l’étroit contact s’établir entre l’homme et l’enfant, leurs visages se touchant, les poils rêches d’une barbe raclant contre une peau lisse et douce. Par empathie, la terreur qui émanait de la frêle victime se fit sienne et ses yeux s’étrécirent pour ne plus former qu’une paire de fentes noires, rivée sur la forme honnie qui avait couvert quatre bon mètres ; plus qu’une quinzaine avant la forêt. La Chinoise fit un pas, puis un autre dans sa direction. Ne pas être pris au sérieux, renforça l’ire du brigand qui se mit à vociférer davantage. Oreste la regarda faire, impuissant.

- Mei Ling, essaya-t-il de la prévenir, att…

Trop tard – ou inutile aurait plus convenu. Une aura argentée nimba les jambes de la jeune femme et une brise légère parvint jusqu’à ceux qui l’accompagnaient lorsqu’elle disparut – du moins, aux yeux des simples humains. Un sillon se creusa dans la mince couche de neige qui recouvrait le sol, la matière poudreuse s’envolant sur son passage. Un bruit sourd retentit et elle réapparut dans le dos de l’homme. Ce dernier tomba à genoux et ses bras dépourvus de force libérèrent la fillette qui s’empressa de rejoindre ses parents. Un flot de sang provenant de sa gorge déchirée se déversa alors et il s’effondra face contre terre. Mei Ling contempla avec indifférence le liquide poisseux qui tachait les doigts de sa main droite.

Le gardien du Douzième Temple s’avança un peu et s’adressa à elle :

- Tu n’aurais pas dû agir aussi imprudemment ! Imagine que …

Le reste de sa phrase mourut sur ses lèvres quand elle lui lança un regard en coin. Celui-ci était plus dur et plus tranchant que la meilleure des lames et à ce titre, dangereux. Elle se détourna et s’essuya nonchalamment dans la neige. Son geste en avait figé plus d’un. Aucun des Chevaliers n’avait tué jusqu’ici et elle, elle avait franchi le pas aussi simplement que l’on chasse une mèche de cheveux rebelles.

Se redressant, elle revint vers eux. Diverses pensées tourbillonnaient dans sa tête. En un sens, elle était incertaine de savoir pourquoi elle avait agi de la sorte. Peut-être aurait-elle dû être effrayée par cet écho de son passé ; seulement, cela lui avait donné bien au contraire l’envie de prendre sa revanche. Pourtant, la mise à mort de cet individu ne lui avait procuré aucun sentiment de plaisir ou de joie. Rien. A moins qu’elle n’en ait pas assez fait et qu’elle aurait dû s’acharner davantage sur lui pour combler cette impression de vide. Son esprit vagabond revint alors se fixer sur l’instant présent.

Elle regarda une à une les paires d’yeux qui l’observaient et y lut de la défiance, de l’incompréhension, de la curiosité et de … la peine. Elle fronça les sourcils. Pourquoi être triste ? Pour l’homme qu’elle avait tué ? Si c’était le cas, cette personne était plus que stupide. Pour elle ? Elle secoua la tête. Non, ça n’aurait eu aucun sens. Parvenue à hauteur de ses compagnons, Mei Ling remarqua que pas un ne pipa mot.

Oreste se détourna en songeant qu’ils avaient eu de la chance que son plan se déroule sans plus d’accroc. Envahi par la tension de la bataille à venir, ses décisions lui étaient apparues clairement. Maintenant, néanmoins, il se mettait à éprouver des doutes sur ses choix et leurs possibles conséquences. La moindre complication aurait pu faire dégénérer l'assaut en une catastrophe. Reprenant pied dans la réalité, il alla s’entretenir avec le sexagénaire. Du moins, il essaya. Au bout de cinq minutes d’échange comportant plus de gestes que de paroles, le Chevalier d’Or retourna auprès de son groupe.

- Ils se dirigent vers la capitale, Völkengard, bien que je ne sache pas ce qu’ils vont y faire. En tout cas, ils sont prêts à nous y conduire en échange de l’aide qu’on leur a apporté.

- Tu es arrivé à comprendre ce qu’il a dit ? interrogea Gearóid.

- Non, sourit l’Italien, nous sommes seulement parvenus à nous mettre d’accord sur la destination. Pour le reste, c’était plus de l’intuition.

- Faire le chemin avec eux nous permettra de passer inaperçus, acquiesça Tristan, c’est une bonne idée.

- Ne devrait-on pas en finir avec eux ? s’enquit Raul. (Il désigna les corps étendus dans la poudreuse.) On risque peut-être d’avoir des problèmes s’ils nous poursuivent ou s’ils informent d’autres personnes.

- Non, je ne pense pas, reconnut Oreste. Ils étaient plus de vingt et nous seulement six. Impossible qu’ils se vantent d’une telle débâcle. Et puis, nous n’avons heureusement pas suffisamment utilisé notre cosmos pour être repérés. Ils ne vont pas raconter d’histoires saugrenues sur des êtres surnaturels.

- Il ne nous reste donc plus qu’à retrouver nos bagages et on se met en route, conclut le Mexicain.

Toutefois, avant qu’ils ne prennent le départ, ils durent attendre que les membres du convoi prennent le soin de récupérer le corps de celui qui avait été tué. Ils pourraient ainsi s’en occuper convenablement dès qu’ils seraient parvenus à quitter cet endroit.

 

Durant les dix-neuf jours qui suivirent, les jeunes envoyés du Sanctuaire partagèrent le quotidien des voyageurs qui se révélèrent être des artistes itinérants, vivant des grâces offertes par le public des cités qu’ils distrayaient. Et à la vue de leurs possessions, ils devaient être plutôt bons. Ne souhaitant pas que l’hospitalité de ces gens soit uniquement dûe à leur intervention, chacun des invités les aidait du mieux qu’il pouvait ; Raul, doté d’une grande force physique participait aux tâches qui en requéraient, tandis que Gearóid enseignait discrètement quelques tours aux plus petits. Oreste, secondé par Tristan, tenta quant à lui de composer une correspondance entre certains de leurs mots et ceux des Asgardiens, afin d’avoir un répertoire un minimum fourni pour pouvoir communiquer.

En dehors du lendemain de leur rencontre, leur parcours ne les mena pas plus vers les villes que les villages. Cette fois-là, ils tombèrent sur les restes calcinés de ce qui avait dû être une petite colonie minière et purent à nouveau constater que la vie en ces contrées était dure. Des flèches intactes ou brisées étaient fichées dans le sol et des pics et des haches étaient éparpillés ; une vaine tentative de défense contre une attaque féroce. Des corbeaux s’étant déjà repus des globes oculaires des cadavres à demi enfouis sous le blanc manteau, s’envolèrent à leur approche. De sombres murmures se mirent à couver parmi le groupe d’itinérants, même si pour les six étrangers, la barrière de la langue ne leur permit pas de comprendre le sens de leurs propos. Limité par cette dernière, ils ne purent parler qu’entre eux, ce qui leur donna l’occasion d’échanger leurs impressions et de renforcer leurs liens. Malgré tout, cette complicité naissante ne semblait pas inclure Mei Ling puisque l’adolescente préférait rester à l’écart dans le chariot de queue pendant la journée et s’isolait dès la nuit venue ; chose qu’elle faisait déjà au début de leur périple.

La soirée précédant leur arrivée à la capitale, alors que des flocons de neige tourbillonnaient mollement dans les airs autour du feu de camp, un scalde de la troupe composa une geste en leur honneur. En guise de prologue, le chanteur conta l’histoire de six personnes ordinaires qui étaient destinées à devenir des héros luttant contre un obscur seigneur maléfique. Puis, il pinça les cordes de sa petite harpe afin d’y adjoindre une mélodie tout en enjolivant le récit pour renforcer le côté épique de l’aventure. Lorsqu’il eut terminé, beaucoup applaudirent son évident talent – à l’exception de Fares qui parut sourd à sa virtuosité. En fait, chaque note avait été comme un poignard plongeant dans son cœur, lui rappelant par trop ce qui avait motivé sa formation de Chevalier ; le meurtre de sa famille dont l’élément déclencheur avait été le bris de son propre instrument. Depuis lors, il n’en avait jamais retouché.

 

25 janvier 1995

Norvège, Asgard, Province Centrale, Völkengard

 

A l’aube, froide et grise, la petite compagnie s’arrêta au sommet d’une colline. De là, emmitouflés dans des fourrures et leurs souffles formant des nuages de vapeur, ils purent voir une pente douce qui les mènerait vers une grande plaine. Au milieu de cette vaste étendue les attendait une montagne des côtés de laquelle se déployaient, telles de longues ailes charbonneuses, de sombres forêts. Sur les pans de l’éminence géologique avait été construite la capitale, et même à cette distance, il leur était facile de mesurer combien elle était immense. Située dans la province Centrale, elle était le cœur de la nation asgardienne – qui en comptait cinq, une pour chaque point cardinal en plus du centre – et le siège de son pouvoir.

Composée de trois parties, cette dernière s’élevait par strates à la manière d’une pièce montée, dont la taille allait en décroisant jusqu’au sommet. La base était large et ceinte de robustes murailles de pierre ainsi que de hautes tours crénelées qui s’imposaient à intervalles réguliers. Le niveau suivant paraissait moins solide, mais ce n’était probablement qu’une illusion. Enfin, le troisième étage correspondait au château du dirigeant d’Asgard, véritable citadelle à lui seul, dominant par sa masse les habitations situées en contrebas. Et lorsqu’ils entamèrent la route pour s’en approcher, cette impression augmenta encore. Parvenus au pied des remparts, ils purent constater que ceux-ci faisaient bien trente mètres. La porte à double battant, haute comme quatre hommes, devait avoir été fabriquée à partir d’arbres aux troncs colossaux et était renforcée de lourdes barres de métal. Ouverte, elle laissait passer quidams et chariots, auxquels ils se mêlèrent pour traverser. Des gardes observaient le flux régulier de voyageurs, sans toutefois les inspecter. Néanmoins, les Chevaliers envoyés par le Sanctuaire gardèrent leurs visages au fond de leurs capuchons. Une fois de l’autre côté, ils aperçurent des chaînes dont la taille des maillons était proportionnelle à la force dont il fallait user pour actionner le portail. Fermées, ces dernières devaient pouvoir repousser tout assaut, renforçant l’image inexpugnable du lieu.

Les rues pavées résonnaient du son des sabots des chevaux et des roues cerclées qui, à force de passage, avait donné une affreuse teinte boueuse à la neige immaculée. Assurément, ils se trouvaient dans le quartier marchand. Animé, bruyant et empli d’enseignes colorées, il était tout ce que à quoi on pouvait s’attendre d’une cité médiévale – l’odeur en moins avec des températures aussi fraîches. Une ou deux avenues plus loin, ils pénétrèrent sur une place au centre de laquelle avait été érigée une statue de cavalier dont la monture se cabrait, comme juste avant de charger. Ils conduisirent les chariots jusqu'aux écuries attenantes à une auberge. Là, ils confièrent les animaux au palefrenier.

- Je crois qu'il est temps de dire au revoir à nos amis, déclara Oreste.

Certains des Chevaliers s'aperçurent qu'ils avaient le coeur lourd de devoir quitter aussi rapidement leurs nouveaux camarades. Ils n'avaient passé que quelques jours ensemble, mais leur présence avait égayé la petite communauté - nombre d'enfants d'ailleurs reniflèrent lorsqu'ils durent se détacher de Gearóid. Et de leur côté, cela avait permis au jeune groupe de se rapprocher d'une culture différente et d'en appréhender les us et coutumes. Des poignées de mains furent échangées et une bourse acceptée après seulement d'âpres négociations plus tard, ils prirent congé de la troupe d'itinérants.

- Comment va-t-on procéder ? demanda Fares en prenant garde de ne pas parler trop fort dans le but que l’on ne s'aperçoive pas qu'il dialoguait dans une langue étrangère.

Son index tapotant sa lèvre inférieure, Oreste annonça :

- En premier lieu, dissimulons nos Pandora Box dans les stalles de l’écurie. Ensuite, nous nous scinderons en deux groupes. Etant donné qu'en-dehors de moi, le seul qui maîtrise suffisamment l'asgardien pour formuler des phrases et les comprendre soit Tristan, il vaut mieux qu'il prenne la tête du second. Mei Ling et Gearóid partiront avec lui. Raul et Fares, vous serez avec moi.

- Où doit-on se retrouver ? l'interrogea le Français.

- Pourquoi pas ici, suggéra le Chevalier d'Orion.

- Très bien, conclut Oreste. Réunissons-nous dans trois heures pour faire le point. (Il commença à s'éloigner.) Prêtez l'oreille à tout ce qui peut être utile et soyez prudents.

Les Urnes contenant leurs Armures désormais ensevelies sous une bonne couche de paille, le trio du gardien du Dixième Temple regarda partir ses coéquipiers et prit la direction opposée. Jetant un coup d'oeil par-dessus son épaule, Tristan ne vit pas l’individu qui sortait de l'établissement juste devant lui. Il lui rentra dedans. Ce dernier tituba légèrement en arrière.

- Excusez-moi, s’enquit Tristan en tentant de reprendre au mieux l’accent tonique des habitants, vous allez bien ?

L'homme, sa stature le laissant supposé comme tel, hocha la tête.

- Oui, ça va.

Le Chevalier d'Or n'aperçut pas son visage, car celui-ci était caché par une large capuche, mais il lui sembla que son interlocuteur avait eu autant de mal que lui à prononcer les mots. Tous trois lui cédèrent le passage et il fut rapidement suivi par une femme, encore une fois d'après sa corpulence, qui ne leur accorda pas le moindre intérêt. Du moins, c'est ce qu'ils crurent. Les envoyés du Domaine Sacré reprirent ensuite leur chemin en s'enfonçant dans une ruelle adjacente.

 

Lorsqu’ils eurent disparu du champ de vision du couple, celui-ci marqua une halte dans l’espace étroit entre les bâtiments, restant dans l’ombre.

- Tu vois, dit l’homme, les Chevaliers d’Athéna sont bel et bien sur la même piste que nous. Tu n’avais pas besoin de me seriner là-dessus durant tout le voyage.

- Je reconnais ma défaite, fit sa compagne en levant les mains comme pour afficher sa reddition. (Elle reprit une posture neutre et lança :) Tu crois qu’il a remarqué quelque chose quand il t’a bousculé ?

Il réfléchit un instant.

- Non. A part qu’il a peut-être trouvé mon langage asgardien aussi peu naturel que le sien. En dehors de ça, rien d’autre qui puisse lui mettre la puce à l’oreille.

- Si l’on excepte ces six-là, constata-t-elle, j’en ai repéré trois de plus avec une force importante. Voire quatre, mais c’est très diffus pour ce dernier. En tout cas, ceux-là savent encore mieux masquer leurs cosmos, même si ce n’est pas suffisant pour moi.

Etant parfaitement au courant que la capacité de lecture des énergies était très développée chez sa sœur d’armes, il lui fit remarquer avec amusement :

- De toute façon, tu parviendrais à trouver une aiguille dans une botte de foin, Ayame.

- Ce n’est pas faux, convint-elle en lui rendant son sourire.

 Elle fronça les sourcils l’espace d’une seconde.

- Qu’y a-t-il ?

- Hum, je viens d’avoir l’impression de ressentir plusieurs légers cosmos, mais c’est étrange, on dirait des individus à peine éveillés, leur présence est si ténue que j’ai failli la manquer.

- Ce qui signifie donc que bon nombre d’acteurs sont réunis dans cette cité qui, bien que très grande, demeure une trop petite scène pour tout ce monde. Quelque chose se prépare, c’est évident.

- Et j’espère bien que nous serons aux premières loges pour y assister.

 

A plusieurs rues de là, Raul, avec sa taille haute et musculeuse, quoique fine, ne dépareillait pas au milieu de celle plus robuste de la population locale ; ses yeux charbonneux observaient son environnement. Les boutiques s’accumulaient le long des avenues, qu’elles soient d’apothicaires aux remèdes miracles ; de joailliers aux bijoux étincelants ; de tisserands aux produits multicolores ou des tailleurs de pierre aux œuvres finement ciselées. Au détour d’un carrefour, un forgeron frappait avec précision et habitude un morceau de métal rougi prenant progressivement la forme d’un fer à cheval. Lorsque celui-ci refroidit, il le plongea dans le foyer que maintenait incandescent un apprenti suant, à l’aide d’un soufflet qui propulsait des volutes de chaleur jusqu’auprès des badauds. Tout cela, le Mexicain le découvrit en suivant une unique allée centrale.

Dans l’air frais du matin, il huma une myriade d’odeurs. De la douce fragrance du pain cuit au four à la – bien qu’en partie estompée – puanteur des tanneries qui devait se situer non loin du cours d’eau qui sortait de la capitale par un canal. Il se rappela alors avoir entraperçu, avant de pénétrer dans la cité, la source qui jaillissait au sommet de la montagne. Toutefois, ce qui retenait son regard, à n’en point douter, c’était les corps aux poitrines fermes et aux hanches larges qu’il croisait. Blondes ou brunes, les femmes de cette nation étaient toutes plus désirables les unes que les autres. D’autant plus celles qui affichaient des corsages dont le laçage passait sous les seins, les rehaussant indécemment. Son bas-ventre et ses reins le brûlaient douloureusement, son pantalon lui semblant étroit par moment, et il fallut toute l’autorité d’Oreste pour l’empêcher d’aller courtiser l’une d’entre elle.


Fares, lui, portait un regard détaché sur toutes ces choses. Depuis ce jour fatidique où son existence avait basculé, il endurait sa charge d’une croix dont les stigmates lui faisait inconsciemment refouler ses émotions. La seule qui parvenait à s’imposer sur son visage était un masque de mélancolie. Avec du recul, il apparaissait que le Libyen avait du mal à s’attacher aux personnes qui l’entourait. Tout simplement, parce qu’il ressentait une terreur purement animale à l’idée de perdre à nouveau des êtres qui auraient compté pour lui ; d’autant plus si cela se produisait par sa faute. Il désirait ardemment sauver des vies, mais il redoutait d’en prendre. Pour lui, ce serait un échec dans la tâche rédemptrice qu’il s’était donnée. En cela, le geste de Mei Ling l’avait profondément ébranlé, car il pensait vraiment que l’on pouvait préserver l’agresseur et l’agressé. Pour lui, la Chinoise n’avait agi que comme une barbare. Malgré toutes ses noires pensées, l’attention du jeune Chevalier d’Argent fut soudainement attirée par un spectacle de marionnettes élégamment façonnées. Une petite foule s’était rassemblée pour écouter les artistes qui donnaient vie aux personnages de bois peint de leur voix et d’un mouvement souple du poignet ou des doigts. Le Libyen aimait beaucoup ce genre de mise en scène qui requérait une bonne dose d’adresse et une vivacité d’esprit pour mémoriser les paroles et captiver le public. Le bref temps qu’il passa à regarder les figurants oeuvrés suffit momentanément à faire taire ses démons intérieurs.

A mesure que le trio se rapprochait du second niveau de la capitale, les constructions gagnaient en beauté et étaient plus adroitement bâties. Longeant le rempart qui en faisait le tour, ils parvinrent à s’approcher de l’une des entrées – à supposer qu’il y en ait plusieurs. Des runes avaient été gravées sur les murs d’enceinte et celles-ci vibraient d’une énergie à peine contenue. Leur escapade s’interrompit au moment où ils constatèrent que le contrôle plutôt laxiste aux portes de la ville était suivi bien plus rigoureusement à ce poste-là. De ce qu’ils purent en voir par-delà le cordon de sécurité, le système de clôture était différent du premier puisqu’il ne comportait pas de portail. Il s’agissait plutôt de grilles en série dont le but était certainement de piéger les assaillants entre elles. De cette façon, les défenseurs pouvaient les cribler de flèches ou tout simplement les écraser sous des rochers. Toutefois, Oreste supposa que les écritures inscrites sur les pierres avaient également un rôle à y jouer. Etant donné qu’ils ne pourraient pas aller plus loin sans que les gardes les arrêtent, ils durent consentir à rebrousser chemin.

 

Toutes ces merveilles à portée de main et des yeux, pensa Gearóid que les habitudes du larcin n’avaient pas totalement déserté.

Son groupe s’était aventuré dans un quartier semblable à celui de leurs compagnons et il observait d’un œil prédateur les gens qui passaient dans son champ d’action. Au Sanctuaire, les portefeuilles n’étaient pas monnaie courante et, bien que Nachi lui ait interdit de voler, il lui était venu à l’idée de s’amuser à déterminer combien le détenteur d’une bourse possédait, par rapport à son poids apparent et sa grosseur. Il développa très vite un vrai talent pour cela et sans s’en rendre compte, il calculait machinalement la somme transportée par toutes les personnes qu’il croisait. Ses réflexes de pickpocket lui rappelèrent soudainement qu’il n’avait pas encore vu un seul de ses anciens semblables rôder au sein de la foule. Ce lieu était-il si dépourvu de pauvreté qu’il n’engendrait pas de loups avides de s’en prendre aux inoffensifs moutons de la populace ? Ses iris vert pailleté d’or se mirent à balayer chaque recoin des ruelles aux caniveaux, scrutant même les toits, il chercha un indice qu’il aurait manqué. Dans une allée sombre, l’Irlandais entrevit finalement des ombres se mouvoir. Un menu rayon de lumière lui révéla quelques corps décharnés. Celui d’une femme offrant un bien dont elle avait perdu les droits et un homme au regard brillant d’avidité qui en prenait possession pour l’heure. Une odeur rance de crasse et de sueur mêlées et des dents jaunies ou manquantes accompagnèrent sa vision. Et là où exerçaient les prostituées, il y avait des coupe-jarrets prêts à bondir sur une innocente victime ou leurs homologues moins expéditifs comme les tire-laines – son ancienne occupation. En grattant un peu sous le vernis reluisant des bien pourvus de toute société, se trouverait toujours une majorité d’êtres que le destin n’avait pas favorisés. Ou à tout le moins qui avaient choisi une voie différente – et souvent peu honorable – de ce que le commun des mortels aurait souhaité. Gearóid, pour sa part, ne reniait ni ses origines, ni sa vie antérieure, car celles-ci faisaient de lui quelqu’un d’apte à comprendre les deux faces d’une même pièce. De plus, il était fier du sang qui coulait dans ses veines et que son peuple lui avait transmis par-delà les générations.

 

Comme à l’écoute des réflexions du Chevalier d’Orion, leurs pas les menèrent dans une partie plus pauvre de la cité. L’architecture était toujours aussi harmonieuse, mais les bâtiments semblaient avoir prit plusieurs décennies en sus par rapport à leurs prédécesseurs. Les pierres s’effritaient, les pavés étaient défoncés par endroits, les couleurs s’estompaient et un voile malsain pesait telle une chape de plomb sur le quartier. Portes et volets étaient clos, rendant l’atmosphère encore plus lugubre. Même le soleil paraissait avoir abandonné ce lieu où les gens se méfiaient de tout.

Ils étaient sur le point de partir lorsque Tristan avisa un jeune couple recroquevillé au pied d’un mur. Ce dernier tentait de calmer les pleurs de sa progéniture. Il s’approcha doucement d’eux et remarqua les cheveux ternes striés de touche de givre avant l’âge, les ongles cassés et les regards éteints. Ils étaient couverts de haillons souillés qui étaient trop amples pour leurs silhouettes.

Non, ils sont adaptés, déduisit-il, mais ils sont bien trop maigres. Et leur fillette également.

Le tableau le toucha particulièrement puisqu’il y discerna un reflet de Shunrei et Shiryû, ainsi que leur enfant à naître. Bien qu’il sache pertinemment que cette scène ne verrait jamais le jour, le Français sentit son estomac se nouer en les contemplant. A tâtons, il chercha sa bourse sous sa pèlerine et en extirpa une partie des pièces qu’ils s’étaient partagées. Un étau se referma sur le poignet détenant l’argent et il sursauta. Il tourna brusquement la tête, ses courtes mèches brunes suivant le mouvement, ancra fermement ses pieds dans le sol et leva sa main libre prête à agir. Il reconnut alors les tresses rousses de Gearóid et se détendit – enfin presque.

- Qu’est-ce qui te prends ?

- Ce serait plutôt à moi de te poser cette question, répliqua l’Irlandais en lui intimant de reculer. Ce que tu es sur le point de faire ne servira à rien.

- Comment peux-tu en être certain ?

- Crois-moi, j’ai parfois vécu dans ce genre de taudis en Irlande. Tu es touché par cette image de pauvres hères, et tu veux leur témoigner ta compassion en leur offrant une pièce ou deux. Seulement, cinq minutes après ton départ, on viendra leur arracher à coups de griffes et de poings aussi sûrement que le feu brûle. Et même s’ils parviennent à garder ce trésor assez longtemps pour l’utiliser, ils n’en useront pas forcément en suivant à la lettre ce à quoi tu pensais en leur donnant.

Le Chevalier d’Or ouvrit la bouche pour répondre, puis la referma sans qu’aucun mot n’en sorte. Il aurait voulu dire à Gearóid qu’il se trompait, que ça ne se passerait pas comme il l’avait prédit. Pourtant, alors même que son cœur lui criait de s’insurger, il n’en fit rien, car il savait que son discours possédait le cruel accent de la vérité. Il se tourna vers Mei Ling afin de recevoir un hypothétique soutien de sa part, mais les lèvres de celle-ci demeurèrent hermétiquement scellées.

A l’inverse de sa bouche vide de paroles, l’esprit de l’adolescente bourdonnait de propos issus de la froide logique d’une personne désabusée.

Quelle stupidité, songea-t-elle, acerbe. Pense-t-il réellement qu’ils vont se servir de son cadeau pour nourrir leur rejeton ? A coup sûr, ils préféreront abandonner ce fardeau et utiliser cette somme pour leur propre compte. (Elle secoua la tête.) Non. C’est même moi qui me berce d’illusions à ce sujet. Dès que nous serons partis, l’homme ne pourra pas s’empêcher de s’en emparer par la force, c’est dans sa nature. C’est toujours de cette façon que ça se passe. Ensuite, la mère délaissera son enfant pour tenter elle-même de s’en sortir, l’instinct de survie primant avant tout. Enfin, la gamine deviendra une proie pour le reste de cette parodie de société comme l’a fait remarquer Gearóid qui, j’en suis sûre, sait de quoi il parle. Dans la misère, ils resteront soudés. Qu’il change une variable dans cette équation et il provoquera l’éclatement de cette famille, la condamnant à très brève échéance par son geste. Mais, je ne m’attends pas à ce qu’il le comprenne.

Par-delà ses yeux sombres, Tristan crut percevoir le fond des pensées de la Chinoise. Grinçant des dents, il lança :

- Allez au diable, tous les deux ! Peut-être suis-je naïf, c’est vrai. Néanmoins, je choisis de faire confiance au genre humain.

Quand il le vit approcher, le couple se tassa un peu plus contre le mur, du moins, jusqu’à ce que l’homme discerne mieux ce que le poing tendu du Français renfermait. Il avança alors sa propre main tremblante et accepta le don. Arborant un mince sourire, il le montra à sa compagne dont les traits parurent moins fatigués un bref instant. Avoir pu leur procurer cette petite lueur d’espoir lui fit l’effet d’un baume sur son esprit tourmenté, et il se persuada qu’il avait fait le bon choix en écoutant ce que lui dictait sa conscience.

Il se retourna avec une expression de défi sur le visage à l’adresse de ses deux partenaires, qui se contentèrent pour l’un de hausser les épaules et pour l’autre de lui renvoyer un regard noir et acéré. Il le soutint durant une longue minute, avant de préférer stopper cette confrontation inutile.

- Nous ferions mieux de rentrer à l’auberge, dit-il en les dépassant.

Ils lui emboîtèrent le pas sans décrocher un seul mot.

 

Aux côtés de la statue du cavalier, telles de silencieuses sentinelles, ils aperçurent leurs amis qui les attendaient. Sitôt qu’ils les eurent rejoints, ils mirent en commun ce qu’ils avaient appris au gré de leurs pérégrinations dans les rues de la capitale ; c’est-à-dire pas grand-chose.

- Non, nous n’avons rien noté de plus de notre côté, confirma Oreste. Tout au plus, nous savons que de nombreuses attaques de brigandages similaires à celle que nous avons pu empêché ont eu lieu ces derniers mois. Les populations des petits villages vivent clairement dans la peur d’après ce que j’ai compris.

- Magnifique, ironisa Raul. On vient se les geler dans ce foutu pays parce qu’un apprenti devin nous as dit qu’il y avait quelque chose d’important qui s’y passerait. Or, moi, je n’ai rien vu de tel. On n’a pas aperçu de corbeaux non plus, à part ceux qui becquetaient des cadavres l’autre jour. Et on est bloqués ici puisque le second niveau nous est interdit d’accès. Alors, on fait quoi maintenant ?

- Tu croyais sincèrement qu’on allait tout trouver d’un simple claquement de doigts, toi ? le railla Gearóid en laissant échapper un clappement sonore après avoir frotté son majeur contre son pouce.

- Ben oui, ça serait quand même plus pratique.

- Tu n’es vraiment qu’un …

- Taisez-vous ! les tança le Chevalier des Poissons. Ecoutez. (Au loin résonnait le tintement métallique d’un battant de cloche.) On dirait qu’il se passe quelque chose de spécial.

Dès qu’il obtempéra, le turbulent duo put, à l’image de ses compagnons, également constater que des bruits de pas précipités se faisaient entendre près de leur position. Ceux-ci allaient croissant en direction des portes menant à la partie suivante de la ville, simple murmure devenant grondement.

- Qu’est-ce que cela peut signifier ? s’interrogea l’Irlandais.

- Il n’y a qu’une seule façon de le savoir, répondit Raul.

A grandes enjambées, le Mexicain partit pour ce qui semblait être la destination des marcheurs, bientôt imité par ses amis. Ils manquèrent de se retrouver happés par le flux humain qui convergeait irrésistiblement vers le poste de garde. Pareil à la faux séparant le bon grain de l’ivraie, ce dernier réduisait considérablement la masse de gens qui le franchissait et beaucoup étaient écartés sans ménagement. Vraisemblablement, les seuls habilités à déborder la surveillance étaient, soit ceux qui pouvaient produire un sauf-conduit – un sceau, un statut particulier, … –, soit les possesseurs d’une généreuse bourse. Et nombre de resquilleurs souhaitaient se glisser dans leur sillage.

- On a beau être en pleine confusion, ils savent faire leur travail, remarqua Gearóid alors qu’ils étaient réunis sous les murailles, un peu à l’écart de l’action. Mais pourquoi un tel zèle ?

- Aucune idée, répondit Oreste. Si seulement on pouvait …

Il se mit à pointer du doigt un groupe qui s’apprêtait à dépasser le point de contrôle.

- Je crois que nous avons de la chance !

L’Italien fendit alors le flot d’individus aussi aisément que la proue d’un navire et interpella l’homme qui menait la troupe dont les envoyés du Sanctuaire avaient partagé les conditions de vie.

- Aidez nous, débuta-t-il en fouillant dans sa mémoire pour trouver le reste des bons mots. Besoin. Passer.

Le sexagénaire hocha vivement de la tête et prit les devants pour leur garantir un passage sans encombres. Il discuta quelques secondes avec l’un des cerbères qui contrôlaient la foule et celui-ci leur adressa un signe pour qu’ils s’approchent. En tout état de cause, la première impression des protecteurs d’Athéna sur l’importance de ces itinérants était bien fondée.

Puisqu’on leur assurait une route dégagée, autant qu’ils en profitent. Rapidement, ils se frayèrent un chemin jusqu'aux portes. De l’autre côté, ils découvrirent un espace bien plus dégagée et exempt de la moindre cohue comme c’était le cas vingt mètres auparavant. Apparemment, le nombre de privilégiés était plutôt réduit.

- Merci, dit Oreste en tendant la main.

Le vieil homme lui rendit son geste en souriant et les enjoignit à le suivre. Plus belles et plus larges, les avenues qu’ils parcoururent étaient également moins bruyantes comparées à celles du quartier inférieur, comme s’il y avait une sorte de retenue naturelle chez ses habitants. Nul besoin pour les marchands de vanter les mérites de leurs produits en s’époumonant plus fort que son voisin. Ici, chaque chose semblait avoir sa place et sa fonction, et donc aucune querelle n’éclatait. Vêtus d’étoffes plus fastueuses que celles des plus fortunés personnages du niveau précédent, les simples passants illustraient à quel point la richesse était bien plus évidente en ce lieu.

 Bien que de dimensions plus réduites que la première strate de la capitale, celle-ci n’en demeurait pas moins immense et ils se seraient certainement perdus s’ils n’avaient pas eu leur guide. Pointant vers l’est, leurs pas les firent déboucher sur une place circulaire à la circonférence démesurée, bordée par les demeures de quelques sommités nobles. Une multitude de gens s’était rassemblée autour du fabuleux bâtiment qui se dressait en son centre, formant un demi-cercle aux limites établies par un cordon de gardes ; seules leurs lances élevées vers le ciel permettaient d’indiquer leur présence parmi la foule. La grandiose structure devait être un temple dont les pierres de construction avaient été polies avec un soin extrême, reflétant avec intensité la terne lumière solaire. Rectangulaire et surmonté d’un toit en triangle, le monument aux formes habilement sculptées reposait sur un socle rocheux de trois mètres d’épaisseur et semblait capable d’accueillir plusieurs centaines d’invités. Une paire de vitraux aux teintes chatoyantes représentant des scènes mythologiques ornementait, à droite et à gauche, sa devanture. De cette façon, l’élément le plus extraordinaire, une colossale statue de marbre d’un blanc veiné de talc brillant, pouvait asseoir sa pesante présence sans masquer la beauté du temple. Elevée au milieu des escaliers menant à l’entrée de l’édifice, l’effigie figurait un homme borgne au front ceint d’une couronne dont chaque extrémité symbolisait un corbeau noir aux ailes déployées. Ses longs cheveux couleur de neige auxquels la rigidité de la rocaille ne parvenait pas à enlever l’apparente souplesse et sa barbe saupoudrée de glace lui conféraient à elles seules une allure farouche que ses possessions venaient confirmer. Sa main gauche reposait sur un bouclier rond à l’umbo en forme de soleil et sa dextre tenait une lourde épée par le pommeau, lame tournée vers le bas. Tout cela, les six Chevaliers purent le contempler depuis l’une des estrades, montées spécialement pour l’occasion, sur laquelle ils s’étaient assis. Cependant, le clou du spectacle se trouvait à l’entrée du temple.


Tandis que les derniers échos du métal se mouraient au cœur du clocher, une femme d’une trentaine d’années descendait les marches façonnées. Parée d’une cape de fourrure à la pureté absolue sur une simarre bleu cobalt, la reine Ylva saluait son peuple ; ce dernier le lui rendant sous la forme d’ovations, mais aussi de huées qui assombrirent l’atmosphère déjà étrangement pesante. D’un blond si intense qu’il lui donnait un aspect diaphane, sa chevelure légèrement ondulée cascadait jusqu’à la naissance de ses seins. A ses côtés se tenaient deux présences fières et silencieuses. La première, une quinquagénaire aux cheveux opalins tressés, revêtue d’une robe à l’éclat givré, était suivie par une poignée de jeunes femmes aux habits plus pâles. La seconde, un homme à la large carrure enveloppée dans une houppelande. Sa barbe était minutieusement taillée et de sa hanche dépassait la poignée d’une épée à la garde incrustée de joailleries ; bien que ce ne soit pas une arme d’apparat. A la suite de la Blanche Dame venait les hérauts porteurs de tabards aux armoiries diverses et variées qui encadraient les seigneurs qu’ils servaient, formant un cortège amalgamé de couleurs. Solennellement, les nobles marchaient sur les flancs de la souveraine, deux pas en arrière.

- Regardez, fit le jeune Chevalier d’Orion, la vieille femme à droite de la reine doit être une religieuse d’après ses vêtements. Et qui dit prêtrise dit dieu. On l’a notre lien !

- Doucement, Gearóid, le tempéra Oreste. Nous ne sommes sûrs de rien. Et puis, j’ai comme un mauvais pressentiment, ajouta-il en levant ses yeux vert d’eau vers le ciel morne et grisâtre.

- C’est pourtant évident que c’est elle, persista l’Irlandais. Qui de mieux placé qu’une prêtresse pour connaître un objet divin ? Il faut qu’on aille lui parler.

Il entama alors la descente pour essayer de rejoindre la procession, bousculant les autres spectateurs qui l’abreuvèrent copieusement d’injures, dont certaines qu’il nota mentalement pour la sonorité particulière qu’elles avaient. Raul le suivit cinq secondes plus tard. L’Italien poussa un soupir d’exaspération sonore. Il était sur le point de se lancer à leur poursuite afin d’étouffer dans l’oeuf leur bêtise, lorsque la foule sembla prise d’un mouvement de vague, telle une mer agitée par le vent peu avant une tempête. L’onde parut se répercuter également au sein du cortège qui frémit, pareil à une bête dont on aurait dérangé le sommeil.

- Je m’occupe d’arrêter les autres, dit-il à ses trois compagnons qui, un peu en retrait, s’étaient levés eux aussi. Rejoignez-moi en gardant un œil sur la prêtresse. Il y a quelque chose qui ne me plaît pas.

La longue procession arrivait aux pieds de l’impressionnant guerrier figé et il allait lui falloir se scinder afin de le franchir symboliquement. Pendant que la cinquantenaire et sa petite troupe féminine s’écartaient de la reine en passant sur l’un des côtés, cette dernière cheminait le long de l’étroit défilé ciselé entre les jambes de la statue. En temps normal, c’était au roi de suivre cet itinéraire et son épouse prenait alors celui à l’opposé du représentant terrestre d’Odin, mais pas ici. Le chef de sa garde s’était presque positionné derrière elle quand sa trajectoire fut déviée par l’un des nobles qui le devança. Le Chevalier du Capricorne, son attention rivée sur la prêtresse, qui s’était retrouvée isolée du groupe principal, prit soudainement conscience de plusieurs choses lorsqu’il s’en détourna une poignée de secondes. D’abord, que le diadème basaltique porté par la souveraine présentait deux corbeaux aux ailes largement étendues, identiques à ceux de la statue. Ensuite, que le blason qu’arborait le seigneur qui la précédait figurait un reptile sinueux dardant une langue fourchue.

Un couple d’oiseaux, un serpent, réfléchit-il à toute allure. Où est-ce que j’ai déjà …

Un masque d’horreur se peignit sur ses traits au moment où la compréhension se fit jour dans son esprit.

- Oreste ! cria-t-il. La reine ! C’est elle qui est menacée !

D’une impulsion, il s’élança et sauta de l’estrade en bois, talonné par Mei Ling et Fares, pour atterrir dans une trouée au milieu de la populace. Alerté, l’Italien se tourna vers le duo qui jouait des coudes pour s’offrir un chemin.

- Gearóid ! Raul ! Protégez la reine !

Une étincelle dans une poudrière ; voilà quel genre d’effet eurent leurs cris. La procession se figea l’espace d’un bref battement de cœur et le chaos se déchaîna, engendrant un tumulte sans précédent parmi la foule. Les habitants se mirent à se bousculer les uns les autres, submergeant irrésistiblement par leur nombre le cordon de lanciers qui céda. Le tandem d’interpellés entreprit d’écarter les obstacles affolés qui se ruaient sur eux. Toutefois, il leur apparut bien vite qu’ils étaient aussi bloqués que s’ils s’étaient englués dans de la mélasse.

- On n’arrivera pas à temps avec tous ces idiots ! ragea le Mexicain. On dirait des poules pourchassées par un renard.

- Impossible de faire appel à notre cosmos pour franchir le mur du son, reconnut Gearóid, dépité. Sans Armure pour nous protéger des frottements de l’air, on ne tiendra pas plus de dix secondes avant de s’enflammer, et de toute façon, on déchiquetterait ces gens au passage.

- Attends, j’ai une idée. (Raul entrecroisa ses doigts pour former un marchepied et ses mains s’auréolèrent d’or.) Vas-y !

Comprenant le principe, l’Irlandais prit appui sur ce tremplin improvisé et fut brusquement propulsé à plusieurs mètres de haut, par-dessus le "sol" mouvant.

- Fais gaffe à l’atterrissage ! entendit-il son compagnon le prévenir avec un rire tonitruant.

Salopard, pensa Gearóid, pendant qu’il rassemblait une partie de son énergie dans ses jambes, les renforçant.

L’impact atténué lui permit d’effectuer un roulé-boulé une seconde après avoir touché terre. Sitôt redressé, il se lança dans une folle course pour atteindre la reine. Véritable électron libre, il fut promptement repéré par les gardes qui voulurent l’empêcher d’aller plus loin, l’identifiant comme un agresseur. Leur tournant le dos, il ne put noter que certains individus sortaient eux aussi de la multitude afin de former des petits groupes de combat. Certains brandissaient des épées, d’autres n’avaient que des poings gantés de métal, mais aucun n’était masqué, indiquant qu’ils n’avaient que faire de l’idée d’être reconnus. Dans peu de temps, l’Irlandais serait pris en tenaille. Heureusement pour lui, les lanciers, occupés à contenir la foule hystérique, les avaient vus et réagirent en conséquence. Ils furent bientôt rejoints par une partie des nobles accompagnés de leurs hérauts. Des échauffourées éclatèrent en plusieurs endroits.

Amplifiant sa vitesse, le Chevalier d’Orion, tel un courant d’air, dépassa le mur défensif qu’on lui opposait pour filer en direction des escaliers. Les gravissant quatre à quatre, il était presque parvenu à destination quand Oreste et Raul parvinrent enfin à s’extraire de la kyrielle humaine. Ils se portèrent au devant de la bataille et interceptèrent une partie des assaillants. A leur stupéfaction, leurs adversaires savaient user du cosmos. Bien qu’il ne soit guère plus élevé que celui d’un apprenti Chevalier et paraisse fluctuant dans son intensité, ce problème leur causait bien du souci. En effet, une décharge incontrôlée pouvait tuer bon nombre de gens. Les protecteurs d’Athéna allaient donc devoir les neutraliser au plus tôt.

En proie à une profonde confusion, les membres de la population se dispersaient en tout sens. Fonçant droit sur le trio de Chevaliers qui n’était pas encore entré dans la lutte, ils les heurtèrent avec la force d’un troupeau affolé. Si Fares et Tristan soutinrent le choc sans trop de difficultés, il n’en fut pas de même avec Mei Ling. Confrontée à cette déferlante, l’adolescente ne sut que faire. Depuis sa libération par June, elle n’avait jamais plus entretenu de rapport étroit avec une personne, encore moins un homme. Harcelée, bousculée et malmenée de toutes parts en cet instant par une sauvage meute masculine, elle craqua. Des souvenirs remontèrent à la lisière de sa mémoire, démolissant le tombeau sous lequel elle les avait enfouis. Ses yeux noirs dilatés par la peur, elle eut l’impression de redevenir la petite fille vulnérable qu’elle était à l’époque. Prostrée sur le sol, la Chinoise se couvrit le visage de ses deux mains tremblantes et se mit à murmurer des propos incompréhensibles.

- Mei Ling ? appela Tristan, incertain.

- Qu’est-ce qu’elle a ? demanda le Libyen. Elle est blessée ?

- Non. Non, je ne crois pas. Va aider les autres, je m’occupe d’elle.

 

De son côté, Gearóid était parvenu jusque sous le tunnel creusé à la base de la statue. Il découvrit le corps inconscient de la cinquantenaire et la reine acculée par deux des nobles. Leurs emblèmes représentaient un serpent pour l’un et un loup bicéphale pour l’autre. L’une des dagues qu’ils agitaient était tachée de sang. Le liquide carmin salissait également les marches de pierre aux pieds de la souveraine. Son regard brûlant de défi, celle-ci tenait en écharpe l’un de ses bras, marqué d’une estafilade. Un morceau de sa robe tranché pendait mollement près de ses côtés, laissant entrevoir au-dessous un corset de maille qui lui avait probablement sauvé la vie jusqu’ici. Sa présence n’ayant pas encore été détectée, l’Irlandais empoigna l’épaule du premier seigneur et le tira sans délicatesse. Propulsé vers l’arrière, il s’écrasa lourdement en contrebas, à moitié assommé pour le compte. Son compagnon de traîtrise le regarda faire, ahuri.

- Sale chienne ! rugit-il lorsqu’il eut recouvré ses esprits. Tu vas mourir !

Il secoua furieusement son arme pour appuyer ses paroles.

- Pourquoi, jarl Eirik ? demanda simplement la Blanche Dame.

- Tu n’aurais jamais dû accéder au pouvoir ! C’est un honneur qui revient naturellement à un homme. Être dirigé par une femelle dans ton genre est comme une souillure pour cette nation.

Bien entendu, Gearóid ne comprit pas un mot de leur échange, mais cela ne lui posa pas de problème outre mesure. Il franchit la distance qui le séparait du noble félon, puisa dans son cosmos et lui décocha un coup qui le souleva du sol, l’envoyant percuter la paroi de marbre. Les yeux vitreux, il s’écroula sans connaissance. Se frottant le poing, l’Irlandais invita la souveraine à le suivre à l’extérieur. Il parcourut environ deux mètres avant de réaliser que la reine ne l’avait pas imité. Se retournant, il découvrit une lame subrepticement posée sur sa gorge, le poussant à figer son mouvement. Il remonta le fil du métal et trouva la main qui le tenait ; le chef de la garde arborait une expression peu amène. Selon toute vraisemblance, celui-ci venait tout juste d’apparaître aux côtés de la Blanche Dame.

- Ce n’est pas très gentil, ça, lui fit remarquer Gearóid en affichant un air qui se voulait désinvolte.

 

Un Chevalier a beau posséder des pouvoirs hors du commun, il n’en demeure pas moins un homme au corps mortel, aussi Oreste préférait éviter d’être frappé par l’un de ses opposants alors qu’il ne portait pas son Armure. Les différences de puissance et de vitesse à l’état brut étaient peut-être claires dès le départ, mais ces ennemis savaient bien mieux se battre que ceux à qui, lui et ses frères d’armes, avaient été confrontés à leur arrivée à Asgard. Et apparemment, le peu que ces individus connaissaient sur l’utilisation du cosmos suffisait toutefois à les rendre dangereux. Surtout pour les simples lanciers qui se faisaient littéralement écharper par ceux contre lesquels ils luttaient ; entrailles et sang se mêlaient à la neige pour former une immonde fange morbide, nauséabonde. Impuissant à stopper ce massacre en règle, Oreste se concentra sur le fait d’en finir au plus vite afin de soigner les blessés. Il achevait d’étourdir un des assassins quand il entendit succinctement deux sifflements aigus. Ils provenaient d’une forme à moitié étendue sur les marches du grand escalier. Au milieu du chaos ambiant, un autre lui répondit. En déportant légèrement son attention plus en hauteur, l’Italien repéra Gearóid qui paraissait en mauvaise posture, en dépit du sauvetage réussi de la reine. A la périphérie de son champ de vision supérieur, l’Italien aperçut une volée de points lumineux dans le ciel grisâtre. Venues des toits des demeures adjacentes à la grande place, des flèches empennées de noir filaient droit sur le petit groupe. Décrivant une haute parabole, les traits porteurs de mort accrurent leur inertie. La population qui ne s’était pas encore dispersée, poussa des cris de panique à l’idée de se faire embrocher. Pour Oreste, il devenait urgent d’en terminer avec ceux qui leur barraient le passage. A l’instant où cette pensée l’effleura, le jeune Libyen était à ses côtés.

- Raul, dégage la voie pour Fares !

Le Mexicain afficha un sourire carnassier, tandis qu’il envoyait valser l’adversaire qu’il tenait. Il réunit une certaine quantité d’énergie dans son bras droit qui se mit à luire en conséquence.

La Palma del Gigante ! clama-t-il en frappant les pavés de sa main ouverte, comme s’il voulait les pousser vers l’avant.

L’attaque, bien que d’une puissance atténuée, provoqua une vibration dans le sol, le faisant trembler dans un périmètre donné et beaucoup furent précipités à terre par ce soudain déséquilibre. Puis, une langue de pierre d’une soixantaine de centimètres d’épaisseur émergea depuis les dalles, telle l’échine d’un être mythique ; une voie royale venait de faire son apparition au sein du tumulte.

 

Le frémissement du terrain parvint jusqu’à Tristan, même si celui-ci ne le remarqua pas, tant ses perceptions étaient focalisées sur Mei Ling. L’adolescente semblait être la proie d’un effroyable cauchemar qui la tétanisait. S’approchant à pas lents et mesurés, le Français tenta de la faire réagir en lui parlant.

- Mei Ling ? Qu’est-ce qui ne va pas ?

Pas de réponse. Le Chevalier du Capricorne doutait que sa terreur soit due à toute cette violence, vue la façon dont elle avait froidement abattu le chef des brigands quatre jours plus tôt. Il avança davantage, réduisant la distance entre leurs deux corps. Un réflexe purement instinctif lui évita de perdre un œil. Pareille à une bête traquée, la Chinoise venait de l’attaquer et sa posture suggérait qu’elle s’apprêtait à recommencer.

- Mei Ling ! C’est moi, Tristan, arrête !

Elle lança un poing aux doigts formant un bec vers son visage et il esquiva cette fois-ci sans difficultés, s’y étant préparé.

- Qu’est-ce qui t’effraie tant ?

Pour toute réponse, il essuya une nouvelle frappe. Il l’empoigna à bras le corps pour l’immobiliser. Sa peau était glacée. Prisonnière, elle mordit dans la chair de son épaule, faisant couler le sang, utilisant toutes les ressources à sa disposition pour se libérer, ses muscles tendus à craquer. Son "oppresseur" grogna face à la souffrance. Toutefois, ce fut le goût et l’odeur du fluide carmin ainsi que la chaleur de l’étreinte forcée du Français qui parvinrent, petit à petit, à se frayer un chemin jusqu’à son esprit perturbé. Inconsciemment rassurée par ce contact, elle commença à mollir dans ses bras, les yeux papillotants, pour au final se réveiller complètement.

- Lâche-moi ! lui ordonna-t-elle avec véhémence.

Il atténua la pression, s’empourprant subitement quand il prit la pleine mesure de leur proximité. Elle le repoussa brutalement, mettant une distance nette entre eux. L’adolescente n’eut pas un regard pour la plaie qu’elle avait suscité, pas plus qu’elle n’essuya le liquide qui maculait ses dents et ses lèvres.

 

Non loin de là, l’action continuait son cours, le Chevalier du Centaure bondissant sur l’appontement crée par celui du Taureau. Il courut tout le long pour se rapprocher de sa position de tir. Aucune raison ne le retenait de déployer son pouvoir puisque sa cible serait le ciel au-dessus de lui. D’un coup rapide amplifié par son cosmos, il engendra une friction dans l’air froid et une étincelle naquit à sa suite. Grossissant, elle prit la forme d’un intense barrage de flammes qui carbonisa le bois des flèches et fit fondre leurs pointes, laissant des larmes de métal brûlant s’écraser sur les pavés. Le Libyen était prêt à essuyer une seconde volée, mais celle-ci ne vint jamais.

Sur les pentes d’ardoises, des corps sans vie finissaient de se vider de leur fluide vital, leurs arcs brisés. Un duo de silhouettes se dressait au-dessus d’eux. Leurs armes, un sabre à lame droite pour l’une et une paire de kodachi pour l’autre, dégouttaient du précieux liquide écarlate.

- Heureusement que nous avions pris l’initiative de grimper ici pour observer les lieux, dit la plus petite des formes encapuchonnées.

- Oh, je ne pense pas qu’ils auraient eu besoin de notre aide, Ayame, répondit son compagnon. Celui qui a lancé cette salve de feu aurait très bien pu la réitérer à plusieurs reprises. Et d’après le déroulement de la bataille, notre intervention n’aura eu que peu d’impact. Cependant, j’ai comme l’impression que leur acte n’a pas reçu le meilleur accueil.

Il désigna du doigt l’otage maintenu en respect par le chef de la garde de la souveraine.

- Bah, je suis sûre qu’il pourrait aisément le … (Sa phrase fut stoppée nette par la décharge électrique qui circula à la surface de sa peau.) Quelque chose de terrible se prépare en bas, Rikimaru, augura-t-elle sombrement.

 

Brillants d’une aura oscillante, les assaillants qui n’avaient pas été maîtrisés intensifièrent leurs cosmos, tendant à la sublimation.

Leur organisme ne tiendra pas s’ils continuent comme ça, songea Oreste. A moins qu’ils …

Confirmant ses pensées, ils se mirent à courir, se dirigeant inéluctablement en direction de la reine d’Asgard en hurlant de rage. Ils semblaient avoir oubliés jusqu’à la présence même des étrangers qui les avaient retenus. Le Chevalier d’Or comprit qu’ils venaient de se lancer dans une charge suicidaire afin de remplir à coup sûr leur objectif en se faisant exploser.

- Il faut les arrêter, vite ! prévint-il ses compagnons, tandis qu’il flamboyait d’une aura dorée. Pioggia di Squame !

Le halo qui nimbait sa personne enfla soudainement et une couche de petites écailles de pure énergie couvrit son avant-bras gauche. D’un mouvement en éventail, il les projeta. Les lamelles aux bords acérés allèrent directement se ficher dans les jambes d’une dizaine de bombes humaines. L’impact les fit chuter à mi-parcours en leur arrachant des râles de douleur. La tournure des évènements prit de court Fares et Raul qui n’agirent pas assez rapidement ; l’autre moitié des agresseurs allait toucher au but. Un cri jaillit alors depuis les restes épars de la foule :

- Ma reine ! Non !

Un inconnu s’extirpa de la multitude, fonçant à vive allure vers la gigantesque statue, tandis que son cosmos aux nuances nacrées explosait.

Frossen Bolverk !

Un air glacial et mordant s’éleva en volutes depuis les marches recouvertes de neige, juste devant la position qu’occupait la Blanche Dame ainsi que ceux qui l’entouraient. Rapidement, la vapeur glacée se figea, gagnant en masse et en substance. Un épais mur de glace se forma, là où il n’y avait rien quelques instants auparavant. Ne faisant rien pour infléchir leur course, les sacrifiés s’écrasèrent avec un bruit semblable au tonnerre sur la paroi hivernale. Les détonations creusèrent d’énormes cratères dans le sol, envoyant des pavés voler en tout sens et provoquant de nombreuses fissures dans le rempart édifié par le cosmos du mystérieux sauveteur. L’explosion souleva la matière poudreuse et sa chaleur la transforma en une brume opaque. Alors que les bras abritant les visages se baissaient et que le brouillard commençait à retomber, tous purent contempler l’étendue des dégâts que cette ultime action avait causés. Macabre spectacle, des hommes et des femmes – nobles comme simples passants –, se traînaient en gémissant, tenant des corps aux membres blessés, écrasés par les pierres ou arrachés par la déflagration. Une épouvantable odeur de chair brûlée et d’entrailles déchirées flottait dans l’air. Et au centre de ce chaos, la souveraine d’Asgard, imperturbable, gronda un ordre. Les lanciers encore vivants, et en état, réagirent instinctivement à ses paroles et se dispersèrent tels une meute de loups en chasse. Sous les yeux arrondis par la surprise des envoyés du Sanctuaire, les hommes d’armes les encerclèrent, abaissant leurs piques dont les pointes s’arrêtèrent à une distance dangereusement proche de leurs personnes. A l’instar du Chevalier d’Orion, toujours menacé d’une lame sur sa gorge, ils semblaient être en état d’arrestation et faits prisonniers ; de même que le créateur du mur salvateur et les derniers ennemis.

Hors de portée de cette répression depuis sa position surélevée, Ayame était encore sous le choc. Le sang et la mort, elle connaissait. Mais ce à quoi elle venait d’assister avait été si brutal et si meutrier qu’elle avait l’impression de ne pas avoir eu le temps de se cuirasser contre l’horreur qui en découlait. Elle essaya de dissimuler son malaise derrière une légéreté feinte :

- Apparemment, la reconnaissance, ce n’est pas leur truc.

 



Scalde :

Le scalde est un poète scandinave du Moyen-âge, essentiellement du IXème au XIIIème siècle. Sa poésie strophique, avec ou sans refrain, volontairement sans lyrisme, à la formulation stéréotypée, loue des personnages, récapitule un lignage, expose des sentiments personnels ou décrit un bel objet.

Umbo :

Terme latin désignant toute pièce formant saillie sur une autre surface. D'où une pluralité de sens dans cette langue correspondant ici à la pointe, le cône ou le dôme se trouvant au milieu d'un bouclier. Souvent en métal, l’umbo servait de renfort, protégeait le poing tenant la protection, repoussait et détournait les coups et jouait quelquefois dans la mêlée le rôle d’arme contondante ou perforante.

Jarl :

Titre de noblesse équivalent à celui de comte ou de duc en langue scandinave.

 

La Palma del Gigante :

La Paume du Géant


Pioggia di Squame :

Pluie d’Ecailles


Frossen Bolverk :

Rempart Gelé

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