Le choix des maux

Chapitre 1 : Le choix des maux

Chapitre final

4298 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 16/01/2025 15:46

Athéna ou la Terre.

Ces mots sont des maux.

Ces mots dits sont maudits.

Alors je les écris. 

Ils inaugurent mes mémoires du jour. Affreux. Insultants. Mais j’ose néanmoins les coucher sur le papier, comme des milliards d’autres avant eux, et ils m’offrent à réfléchir malgré leur terrible portée. Ils me font douter, moi le Saint pourtant le plus fidèle du Sanctuaire, moi qui voue un amour inconditionnel à ma déesse et à ma planète depuis des millénaires, moi Ionia du Capricorne.

Je repose mon porte-plume sur son support. Autour de moi, les murs remplis d’ouvrages et de volumes de toutes tailles et de tous âges, qui d’ordinaire me rassurent, ne m’apaisent pas. La lueur tamisée de mon espace de travail, qui habituellement me repose, ne me calme pas. Les sons étouffés par les hautes piles de livres éparses, qui me préservent de l’agitation extérieure, ne me gardent pas de ma tourmente intérieure. Je viens me poster à la fenêtre de mon bureau à la Palestre. L'université que je dirige, et que j’ai ouverte afin d’accueillir et de former les aspirants de la nouvelle génération de chevaliers, fourmille d’activité. Partout, des jouvenceaux et des demoiselles se rendent qui en salle de classe, qui aux terrains d’entraînement, qui au colisée, qui au planétarium, qui au réfectoire. Certains étudient ou pratiquent chemin faisant, d’autres se sont installés au détour d'une allée, d'une coursive, d'un escalier. Les élèves s’acharnent à donner le meilleur d’eux-mêmes dans l’espoir de recevoir une armure qui les consacrera comme Saints d’Athéna et leur permettra de combattre Mars, le dieu extraterrestre et protecteur de la planète éponyme, qui menace la Terre.

À l’aune de l’exsanguination du Sanctuaire, en ce début de vingt-et-unième siècle, le divin belliqueux en a profité pour s'incarner dans l’âme d’un humain désespéré du nom de Ludwig. Celui-ci a perdu sa femme lors d’un attentat et dès lors, dégoûté du monde et des injustices qui l’animent, il a voué sa vie à l’assassinat de ceux qui perpétuent la violence. Le mal par le mal. Mars s’est empressé d’investir la conscience du malheureux forcené pour mener sa propre guerre contre ce qu’il appelle déjà l'ancien monde, la Terre, afin d’en ponctionner le cosmos pour stabiliser et terraformer sa planète rouge.

Athéna et les cinq Saints légendaires se sont déjà opposés à lui par trois fois. Cela n'a suffit qu’à le ralentir. Son armée de Martiens, des guerriers aux aptitudes similaires à celles des chevaliers sacrés, se répand un peu plus chaque jour. Pour les repousser ? Uniquement les survivants des Guerres Saintes hadéenne et céleste, dont la moitié est incapacitée par les Ténèbres déployées par Mars lors de leur dernier affrontement. Totalement insuffisant.

Esseulée ou presque, Athéna ne pourra pas contrecarrer beaucoup plus longtemps les projets de Mars. Déjà, la planète rouge apparaît dans le ciel, signe qu’elle se rapproche de sa sœur bleue et que le transfert d'énergie est imminent. En tant que chevalier, je fais partie intégrante de la solution, mais ma marge de manœuvre est plus que limitée. Avec Shiryu, Shun, Ikki, Hyoga et Seiya hors combat, ce n’est pas aux côtés de la demie-douzaine de Saints de Bronze et d’Argent restants que je pourrai empêcher le funeste destin qui menace la Terre. La situation est désespérée.

Mais certaines paroles ont creusé leur chemin à travers mon esprit. Ses paroles à elle, Médée, la nouvelle compagne de Ludwig dit Mars. Cette sorcière est venue me voir dans mes quartiers, la nuit passée. Je frissonne encore à l’évocation de son apparition subreptice dans mon propre fief. Drapée dans son élégante robe bleue en partie recouverte d’une ample mante violette, son visage encadré par une longue chevelure vert clair, cette femme m’a transpercé de son regard bleu intense. La sournoiserie et la manipulation exsudaient de son être. Nullement prompt à lui laisser voir mon trouble, et parce qu’elle n’était pas à sa place en ces lieux, j’allais l'éconduire quand elle m’a révélé la raison de sa présence. Loin d'aborder le sort de la planète, elle m’a parlé de ma déesse. Elle m’a rappelé une vérité que je n’avais cependant jamais perdue de vue : Athéna défend l’amour et la paix sur Terre, mais le prix à payer pour cette protection est sa souffrance… récurrente, inéluctable, abominable. La bataille contre Mars ne fait que confirmer cette malédiction. Bien que cela ne soit pas en lien direct avec mes réflexions du moment, mon cœur de chevalier servant s'est mis à saigner et l’intrigante a gagné mon attention. 

Médée m’a proposé une alternative qui soustrairait Athéna à cela, qui ferait cesser ses tourments tout en ayant le mérite de surseoir au devenir de la planète bleue. En lieu et place de la verdeur de la Terre, le dieu belliciste propose d’utiliser le cosmos d'Athéna pour créer, sur Mars, un monde où plus aucun humain n’aurait à endurer ni le labeur, ni la maladie, ni le chagrin, ni la faim, ni une quelconque autre affliction. Abritée éternellement dans l’Arbre du Nouveau Monde Martien, Athéna n’aurait alors plus à s’incarner, se battre ou souffrir encore et encore. Elle n’aurait qu'à laisser sa chaleureuse vitalité se répandre, ondes d’amour nourrissant chaque être vivant et chaque élément inerte de la planète rouge, qui adopterait alors une élégante parure bleue et verte, devenant la Planète Pers, couleur des doux yeux d’Athéna elle-même. 

Pour cela, je dois simplement faciliter la capture de celle que j’ai juré de protéger et de servir au péril de ma vie. Je ne suis pas dupe. Même si la promesse de Mars de faire disparaître les supplices de ma déesse est alléchante, cela revient à l’immoler pour sauver la Terre. Avec ou sans souffrances, Athéna n’atermoyerait pas sur ce dernier point. C’est bien là le problème… car moi j’hésite et je n'arrive pas à résoudre l'indécision qui m'étreint alors qu’elle ne devrait pas être.

L’esprit agité, je retourne à mon écritoire, reprends ma plume d'une main que j'empêche de trembler – de peur, de rage, de frustration ? – et la trempe dans l’encrier.

Athéna ou la Terre. Laquelle trahirai-je ? 

Cette fois, les mots sont condamnables, des preuves tangibles et inscrites noir sur blanc d'une félonie simplement envisagée qui suffirait néanmoins à m’incriminer. Je ne détruis toutefois pas la feuille qui les recueille. Les mots sont trop précieux, ils ont été ma raison de vivre des années durant. Je leur dois mon érudition, mon développement personnel et ma sanité d'esprit. Pour l'heure, il s'avèrent surtout les témoins de ma folie, du choix insensé auquel je ne devrais même pas réfléchir, d'une décision impossible que je ne devrais même pas envisager, d’un fardeau que je ne devrais même pas être amené à porter.

Je ne peux quand même pas croire Médée sur parole, n’est-ce pas ? Mars n’a jamais fait montre du moindre altruisme. Il s’est toujours avéré calculateur, conquérant, manipulateur et violent. Et pourtant, s’il y avait le moindre espoir qu’il arrache Athéna à son cycle de souffrance… Non ! Je réfute cette possibilité à laquelle seul un ingénu ou un désespéré pourrait accorder du crédit ! Je me dois plutôt d’anticiper les tenants et aboutissants de chacune des options plausibles.

Si je refuse la proposition de Mars, la Terre sera rapidement déplétée de son énergie vitale, vampirisée au profit de la planète rouge, et mourra. Ma déesse, alors défaillante dans son rôle de protectrice, en souffrirait immanquablement et, sans plus aucun but, mettrait certainement fin à son incarnation actuelle, ainsi qu’aux suivantes. J’aurais alors perdu l’une et l’autre.

Si j’accepte l’offre et s’il s’avère que Mars me ment sur ses louables intentions, il emportera aussitôt Athéna dans son domaine, l’emprisonnera dans l’Arbre du Nouveau Monde et lui extirpera son cosmos jusqu’à l’extinction complète de celui-ci. Ma déesse mourra et la Terre survivra. Pour une certaine durée du moins car, sans sa gardienne dédiée, la planète bleue serait inéluctablement condamnée. J’aurais là encore perdu l’une et l’autre.

Si je ne choisis pas, la situation s’enlisera, Mars et son armée continueront sur leur lancée, Athéna et la Terre seront toutes deux anéanties à court terme.

Alors que dois-je faire ? Sacrifier l’une maintenant pour préserver l'autre un temps ou perdre les deux sous peu. Je n’arrive pas à me décider. Comment y parvenir quand aucune solution n’est recevable ? Dans tous les cas, je faux à ma mission. Pour un chevalier, protéger Athéna et défendre la Terre sont toujours allés de pair. Il en a été ainsi des temps immémoriaux jusqu’à nos jours.

Athéna ou la Terre. Au grand jamais un Saint n’a eu besoin de choisir entre elles deux. Je suis bien placé pour en attester, moi qui ai fait partie de la première génération de chevaliers sacrés, à l’ère mythologique.

Je suis né à la fin de l’Âge d’Or, dans l’une des îles ioniennes du nom de Corcyre. Dieux et hommes mangeaient leur pain blanc à cette époque. Il vivaient en totale harmonie. En ce temps-là, les humains ne se reproduisaient pas. Ils étaient semés, vivant dans un printemps permanent, le cœur libre de toute préoccupation, à l'écart de tout souci, préservés des affres de la vieillesse. C'était sous le règne de Chronos. Zeus, caché sur Terre, avait été mis à l’abri de la voracité de son géniteur. J'ai eu l’insigne honneur d'être son frère de lait, sous le pis et les cornes de la chèvre Amalthée. Je dois mon amortalité à cette fraternité anthropo-divine. 

L’Âge d’Or a pris fin lorsque Zeus a destitué son père. Le nouveau roi des dieux a ensuite changé tous les humains de ce temps en bons génies de la Terre et gardiens des mortels qui allaient leur succéder. J’ai été le seul à ne pas être transformé, mon frère de lait souhaitant me garder tel que j'étais. 

J'étudiais alors à l’école renommée de Ionie, une région de l’Anatolie reconnue pour ses savants et ses philosophes. J’y ai appris le véritable sens des mots et la puissance qu'ils renferment. C’est à cette période que j’ai développé ma science du langage et commencé à instiller mon cosmos dans l’encre de mes écrits, ce qui deviendrait plus tard les fondements de ma technique phare, celle du Domination Language. J’ai d’ailleurs pris le nom de Ionia, que je porte encore aujourd'hui, pour faire honneur à mon université, mais aussi aux îles de ma naissance, jouant sur l’ambivalence de la transcription de la lettre O entre ces deux noms proches : un Omicron pour les îles ioniennes et un Omega pour la Ionie. Le choix des mots. La loi des lettres. Le poids des noms.

L’Âge d’Argent est ensuite venu, avec sa race d’humains voués à l’hybris, incapables de s’abstenir d'une folle démesure et refusant de rendre le moindre hommage aux dieux. Courroucé, Zeus les a simplement éliminés, ensevelissant leur existence dans les limbes de l’oubli.

Lui a succédé l’Âge d’Airain et sa race guerrière qui s'est anéantie elle-même. Athéna est née durant cet Âge. Sa première naissance, celle qui a précédé toutes ses réincarnations. J'étais là quand elle est sortie du crâne de Zeus… et je suis tombé immédiatement amoureux de son cosmos divin, comme à chacune de ses palingénésies par la suite. Simple humain amortel en pâmoison devant une grande déesse immortelle.

Athéna ou la Terre. Comment choisir entre celle qui m’a donné la vie et celle qui l’a illuminée ? Laquelle sacrifier en premier pour que l’autre souffre plus longtemps ? Car quelle que soit ma décision, tel sera le résultat. Et si je ne décide rien, les deux me seront enlevées rapidement. De laquelle des deux profiter aux dépens de l’autre, en attendant que la survivante ne dépérisse également ?

Se trouver face à de telles options est typique du dernier Âge, celui du Fer qui a succédé à celui d’Airain et qui perdure encore de nos jours. La nouvelle race humaine qui y évolue vit sans cesse en proie à des maux irrémédiables et des chagrins dévorants, entrecoupés d’autant de bienfaits exquis et de joies ineffables. C’est d’ailleurs aux prémices de cet Âge que la première Guerre Sainte a eu lieu, celle qui a initié les souffrances d’Athéna et de la Terre.

J’ai participé alors à de terribles batailles. J’ai assisté aux défaites de ma déesse face aux troupes de son oncle Poséidon, couvertes de leurs Scales, de prodigieuses armures dont nos soldats étaient dépourvus. J’ai mené les assauts désespérés contre les Marinas qui nous étaient supérieurs. J’ai survécu à ces affrontements. J'étais là quand le fils adoptif d’Athéna, Erichthonios, revêtu de la première Cloth qu’il avait forgé lui-même à l'effigie de la Terre, s’est sacrifié, pour inspirer les jeunes humains de l'époque et ouvrir la voie à la future chevalerie.

Quand les armures sacrées ont ensuite vu le jour, j’ai été désigné pour porter l’une des plus puissantes. Pourquoi celle d’or du Capricorne m’a-t-elle choisi à ce moment-là ? Est-ce en raison de mon enfance passée auprès d’Amalthée que Zeus a transformée en constellation du Capricorne ? Est-ce grâce à mes années d'études passées proche de la Mésopotamie, qui glorifie également cette créature dans ses légendes ? Est-ce à cause de mon lieu de naissance, connu pour être le berceau du style artistique dit de “la chèvre sauvage” qui s'apparente à cette bête mythique ? Peu importe, en vérité. Cette Cloth m'était visiblement prédestinée.

Toujours est-il que je suis dès lors devenu officiellement le premier Saint d’or de la dixième Maison du Zodiaque.

J’ai protégé trois réincarnations d’Athéna après cela. Excalibur n'était pas encore l'arme des chevaliers du Capricorne. La mienne est – et a toujours été depuis ma sacralisation en tant que Saint – un livre infusé de cosmos : le Livre d’Obéissance. Cet ouvrage, rédigé et illustré par mes soins, à la couverture de cuir brun pourpre frappée d’un emblème en forme d'épée surmontée de deux cornes torsadées, est ma lame. La plume est plus forte que l’épée : le pouvoir des phrases que ce volume renferme m’a toujours permis de dominer mes adversaires, à la force des mots plutôt qu’à celle des poings. Non pas que je ne sache pas me servir de ces derniers, bien au contraire, mais ils sont mon dernier recours.

Quand Athéna m’a proposé Excalibur en récompense de ma loyauté exemplaire, j’ai compris qu'il était temps pour moi d’abdiquer au profit de mon héritière, Xiphogone. Merle blanc émérite, aussi fidèle et dévouée que moi envers notre déesse, elle en ferait un bien meilleur usage. L’honneur lui en revenait après s'être illustrée dans tous les domaines de son entraînement. Elle avait par ailleurs développé de belles techniques de lame, usant de son cosmos de façon inédite. Je lui ai donc transmis mon armure et Athéna lui a remis l'épée sacrée.

Je me suis recyclé en maître archiviste du Sanctuaire, me consacrant à ma passion des livres et des mots, tout en apportant mon soutien dans l’ombre. Sur le terrain, je pensais avoir suffisamment observé les souffrances d’Athéna ou de la Terre. Mais de loin, ces maux m’ont vraiment sauté aux yeux. La vue d’ensemble de l'assistant s’est avérée bien pire que celle, immersive, du combattant. La malédiction, dont ma déesse et ma planète sont victimes et que Médée est venue me remémorer, m’est alors apparue dans toute son horreur.

Athéna ou la Terre. L’une comme l’autre mériteraient que leurs tourments cessent. Chacune d'elles est digne de la paix qui leur échappe. Mais aucune ne peut y prétendre dans le temps qui nous est imparti. Je peux cependant offrir un sursis à celle que je choisirai. Et il me revient de choisir. Qui d'autre que moi serait mieux placé ? Qui d’autre que moi qui ai vécu d’elles, par elles et pour elles ? Qui d’autre que moi qui les a accompagnées dans toutes leurs épreuves ?

J’ai souffert en même temps qu’elles, en même temps que ma déesse vénérée et que ma planète mère. À de multiples reprises, j’ai maudit ce destin qui a fait de la Terre un monde convoité par les dieux et d’Athéna une divinité forcée de combattre ses pairs. Combien de chevaliers sont tombés ? Combien de fois la déesse de la sagesse a-t-elle pleuré les valeureuses jeunes femmes et les vaillants jeunes hommes morts pour la défendre, elle, ou son idéal ? Combien de fois la Terre a-t-elle été éventrée par des techniques cosmiques ? Combien de fois Athéna elle-même a-t-elle dû sacrifier son incarnation humaine pour apaiser les supplices de la Terre ou de ses chevaliers servants ?

Trop de fois.

Lorsque la dernière incarnation d’Athéna, Saori Kido, est apparue sur l’autel de la Chambre Sacrée, j’ai été soufflé par son cosmos, le plus pur de toutes ses vies précédentes. Songeant à tout ce qu’elle allait potentiellement endurer, je me suis juré de tout faire pour l’en préserver. Clandestinement, car un archiviste n’a aucunement l’accréditation d’enseigner à des aspirants chevaliers, fût-il ancien maître lui-même, j'ai réintégré mes fonctions d’entraîneur. J'ai pris sur moi de réunir, en un lieu isolé et tenu secret, des disciples, afin d’en faire des Saints dignes des meilleurs ayant existé dans les chevaleries passées.

Le résultat n'a pas été celui escompté. Un conflit interne et trois Guerres Saintes ont valu à Saori une flèche d'or dans le cœur, un emprisonnement dans le pilier central du domaine de Poséidon, un enfermement dans la jarre infernale d’Hadès et un effacement de mémoire par Apollon. J’en ai développé une vive indignation. Comment les chevaliers sacrés pouvaient-ils laisser leur déesse souffrir autant ?

J’ai intensifié l’entraînement en imposant à mes disciples cachés des exercices de plus en plus exigeants et difficiles. Malgré mes efforts et mon imagination à mettre au point des épreuves destinées à éveiller en eux un cosmos suffisant pour mieux protéger ma déesse et la Terre, j’ai échoué. Leur puissance est restée médiocre à mes yeux. 

Une tragédie a fini par advenir. Incapables de supporter davantage les rigueurs de mon entraînement, mes élèves se sont rebellés. Ils ont saccagé le camp d'entraînement, allant même jusqu'à détruire la statue d’Athéna que j’y avais érigée pour les galvaniser. Ils m’ont attaqué. Tous ensemble. Je ne pouvais leur pardonner autant de violence à mon encontre, autant d’irrespect à l’égard de leur déesse – de ma déesse –  et autant de dédain envers la Terre.

Le dénouement était cousu de fil blanc. J’ai laissé la rage s'emparer de moi et lui ai donné libre court, allant jusqu'à commettre l’impardonnable. J’ai occis l’ensemble de mes soixante-douze disciples, chacun d’eux jusqu’au dernier, un à un, de mes propres mains.

Quand j’ai réalisé l’horreur de mon forfait, il était trop tard. Je me suis couvert d’opprobre et me suis enfermé moi-même dans la prison la plus reculée que j’ai pu trouver, dans la ferme intention d’y passer le reste de mes jours. Je m’y suis mis à écrire comme jamais auparavant. Des années durant, j’ai rédigé d'innombrables essais sur ce que devait être un Saint pour moi, réfléchissant notamment à la position qu'ils doivent avoir vis-à-vis des souffrances d’Athéna. Doivent-ils la laisser souffrir ? Doivent-ils souffrir à sa place ? Doivent-ils souffrir de concert ? Et la place de la Terre ? Faut-il prioriser la planète ou la déesse qui la protège ? La réflexion à laquelle me soumet Médée n’est donc pas nouvelle. Elle n’est que la conclusion précipitée d’une spéculation bien plus ancienne à laquelle je n’ai auparavant jamais trouvé de réponse.

Mes dissertations solitaires m’ont permis de façonner mon esprit et de renforcer mon cœur. J'étais résolu à rendre mon exil profitable au monde. Celui-ci n’avait plus besoin de ma présence. Je n’y avais plus ma place. Pourtant, Athéna elle-même m’y a réintégré. Parée de sa grâce éternelle, enveloppée de sa bienveillance infinie, illuminée de son cosmos miséricordieux, elle est venue à moi, rayonnante malgré les Guerres Saintes récentes de cette fin de vingtième siècle. Je ne méritais pas son sourire chaleureux, sa douce main tendue ni son absolution totale. Mais elle me les a tous offerts sans contrepartie. Je suis resté coi devant autant de générosité.

— Je suis venue car j’ai quelque chose à te demander, m'a-t-elle dit. Je veux que tu formes à nouveau les Saints qui protégeront la Terre. Revêts encore une fois ton armure d’or pour moi. S’il te plaît, Ionia du Capricorne.

Sa voix pénétrante, ses mots poignants, m’ont sauvé des abîmes du déshonneur. Je suis tombé à genoux devant elle, devant son amour inconditionnel pour ses chevaliers, qui entrait en résonance avec celui platonique que j’éprouve pour elle depuis sa première naissance et renouvelé à chacune des suivantes. La force de son affection m’a donné celle de revêtir à nouveau ma Cloth et je suis redevenu un rempart contre sa souffrance.

J’ai repris l’arme première du Capricorne, le Livre d’Obéissance, Excalibur étant détenue actuellement par Shiryu de la Balance, pour le moment marqué par les Ténèbres de Mars et frappé d'impéritie comme les quatre autres Saints légendaires. Légitimé par la confiance d’Athéna, j’ai ouvert la Palestre pour qu’une nouvelle génération de chevaliers puisse voir le jour, pour que l’espoir de vaincre Mars éclaire l’avenir. Mais les héritiers de nos idéaux ne sont pas prêts. Le temps, le pire des assassins, a décidé que c'était vain et il apparaît à présent que penser aux souffrances de ma déesse et de la planète me fait mal comme jamais. Non, pire que ça, penser à Athéna ou la Terre elles-mêmes me fait mal. Je m'aperçois que j'endure la douleur de mon incapacité à apaiser leurs tortures depuis trop longtemps. En choisissant de mettre fin aux tourments de l'une d’elles, j’atténue ceux de l’autre… et les miens.

Athéna ou la Terre.

De ces deux mots, je dois choisir le moindre.

Athéna ou la Terre.

De ces deux maux, je dois choisir le moindre.

Athéna ou la Terre.

Sursis ou schéol.

Athéna ou la Terre.

Mars a donné sa parole.

Athéna ou la Terre.

Je vais devenir fou.

Athéna ou la Terre.

Je deviens fou.

Athéna ou la Terre.

Je suis fou.

Athéna ou la Terre.

Ma plume trace la dernière lettre de cette ultime ligne et je referme mon journal, claquemurant mes mémoires à la fois coupables et résolues. 

Que ce jour soit marqué d’une pierre blanche comme celui où ma sentence est tombée.

J’assumerai mon choix, ma loi, mon faix. 

Tant que j’aurai mon mot à dire, Athéna ne devra plus souffrir.

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