De vices et de justice
Île de la Reine Morte,
Pacifique équatorial.
De nos jours.
La goutte de sueur s'écoula lentement sur la peau cuivrée de Gyun-Hyeong et son cheminement procura à la jeune femme la même sensation désagréable qu'un insecte rampant. De son front d’où elle avait perlé, jusqu'à son menton qui marquait la fin de sa course, la goutte salée laissa un sillon humide à travers la cendre, la suie et la poussière qui maculaient le visage de l'apprentie d’Ikki. Enfin, la goutte tomba, s'arrachant à l’épiderme pour chuter, sembla-t-il une éternité durant, vers le sol de lave indurée mais encore brûlante, au contact duquel elle se vaporisa instantanément dans un grésillement inaudible.
De nombreuses autres suivirent, sœurs anonymes d’infortune qui disparaissaient, totalement ignorées de celle dont elles marquaient l’effort. Ruisselant de tous les pores de Gyun-Hyeong et alourdissant sa chevelure ivoire, les rigoles de transpiration se déversaient dans toutes les directions, entraînées par des forces qui défiaient la gravité, au gré des gestes et des déplacements de la jeune femme. Irrémédiablement, elles finissaient par s'échapper de la peau qui les avait vues poindre et des mèches qu’elles avaient enduites, dans des gerbes étincelantes de diamants liquides vouées à l’évaporation.
L’île de la Reine Morte aurait pu être un morceau d’enfer sur Terre. Les organismes y étaient soumis à rude épreuve, autant sanction méritée que rédemption offerte pour les rejetés de la chevalerie ou les impropres au statut de Saint. Ikki, le chevalier d’or du Lion, et maître incontesté de cette île maudite, les y recueillait et les y astreignait à une terrible préparation. Il s’agissait de l’entraînement de la dernière chance pour ces hommes et ces femmes qui s’étaient éveillés au cosmos, mais qui avaient été pervertis par son pouvoir… ou, avant ça, par la vie qu’ils avaient menée avant de l’atteindre.
Le Sanctuaire ne pouvait décemment pas laisser de tels êtres en liberté. Protéger la Terre des velléités panthéiques adverses était déjà bien assez prenant pour laisser l’opportunité à des sans-factions d’ériger de possibles bastions d'insurrection, ici et là sur la planète. Habituellement, des mesures définitives étaient adoptées. Néanmoins, Ikki avait considéré qu’emprisonner, neutraliser ou exécuter une telle manne de guerriers potentiels était déraisonnable. Aussi avait-il pris sur lui, dans le plus grand secret, de reconstituer l'ordre des chevaliers noirs.
À l’origine des Saints renégats, ils devenaient cette fois, sous la poigne du chevalier du Lion, une phalange de l’ombre, une force d’appui et de soutien au Sanctuaire d’Athéna : le Sanctuaire Noir dédié à l’égide des vrais défenseurs de la déesse aux yeux pers. Les candidats à ce statut étant déjà en sursis, peu importait à Ikki qu’ils périssent au cours de leur ultime entraînement. Il ne les ménageait donc pas, n’en éprouvant ni scrupule, ni culpabilité, deux états d'esprit dont il ne s’encombrait de toute façon que rarement.
Sous le regard acéré du chevalier du Lion, qui évaluait chacun de ses gestes et jugeait chacune de ses décisions, Gyun-Hyeong vivait son ultime test. Après dix ans passés sur l'île, un record qu’elle pouvait se targuer de détenir, le temps était venu pour elle de prouver qu’elle était digne du plus haut rang des chevaliers noirs : les chevaliers d’ébène, ceux destinés à doubler les Saints d’or eux-mêmes. Elle se démenait ainsi dans l’Œil de Rangda, la pire arène de l’île de la Reine Morte, un lac de lave niché dans un graben nourri régulièrement par les coulées magmatiques du volcan principal.
Ikki assistait en personne à l’examen final de chaque aspirant chevalier d’ébène. Échouer signifiait la mort, car personne ne devait s'élever à un tel niveau de puissance sans s'engager pour le Sanctuaire. Le contraire eût été un pari trop risqué pour le bien-être de la Terre. Arrivé à ce stade, aucun d’eux n’aurait d’ailleurs supporté une défaite qui aurait signifié accepter une armure noire de facture inférieure. Mais si la couardise l'emportait néanmoins, et pour éviter les risques inhérents à la libération dans la nature d’un être à l’âme impure doté d’un cosmos d'élite, le Saint d’or exécutait de ses propres mains tout perdant qui survivait à son épreuve terminale.
Gyun-Hyeong avait conscience de tout cela et elle donnait le meilleur d'elle-même. Ou plutôt le pire… celui-là même qui se tapissait dans son regard.
Elle fixa l’homme qui l’avait désignée pour cible et qui semblait décider à la défaire en combat singulier. Sans tenir compte de la douzaine d'autres combattants qui, autour d’eux dans l’arène, s’étripaient, s’alliaient et se trahissaient allègrement, Gyun-Hyeong se concentra sur son adversaire. Les iris lapis-lazuli de la coréenne brillèrent d’écarlate et elle décrypta instantanément la souillure de son assaillant… la faisant sienne. Ce n’était pas qu’elle s’en inspirât ou la copiât. Non. Les vices furent littéralement incorporés à l’éthos de Gyun-Hyeong, comme s’ils avaient toujours fait partie intégrante de la moralité de la jeune femme. C'était son pouvoir : assimiler les pires défauts de ceux qu’elle regardait comme s'ils étaient innés chez elle… et en nourrir son cosmos.
L’homme avait été déchu de la chevalerie officielle, un rebut que même des années au Sanctuaire n’avaient pu démunir de sa vanité démesurée, le prince d'un pays lointain qui avait grandi dans la soie et ne s'était jamais vu autrement que comme l’égal du Grand Pope. Pire, comme un nouveau dieu à la hauteur des anciens. Intelligent, il avait réussi à suffisamment dissimuler ses desseins pour être accepté parmi les Saints aspirants. Il s'était avéré fort, mais dénué de l’abnégation dont un chevalier devait faire preuve. Il avait dénoncé des camarades pour éviter des sanctions. Il en avait acheté d’autres pour qu'ils le couvrent, leur promettant monts et merveilles pour qu'ils endossent sa culpabilité. Il avait saboté certains équipements pour que ses concurrents échouent à leurs entraînements. Égoïsme, corruption, fraude… lorsque la vérité avait éclaté au grand jour, la sentence était tombée : le Sanctuaire l’avait banni.
Son orgueil était pourtant resté intact, au point qu’il avait sauté sur l'occasion offerte par le chevalier du Lion. Il s’était convaincu qu’une place dans l’ombre d’un Saint d’or ne pouvait que confirmer son indispensabilité et prouver que le statut le plus élevé de la chevalerie n'aurait finalement pas été digne de lui. Après tout, si un chevalier d’or avait besoin d’être secouru, c’était bien que les véritables héros étaient leurs alter ego d’ébène, non ? Cette abjecte fatuité s’immisça délicieusement dans l’éthos de Gyun-Hyeong.
Le cosmos de la jeune femme s’éleva au-delà de celui du faraud.
Ce dernier attaqua avec rage. Sous l’impact de ses pas, le sol, une fine couche de lave à peine solidifiée, craqua. La température, déjà extrême, s’éleva démesurément. Gyun-Hyeong sentit son équilibre vaciller alors que le plancher basaltique se transformait en damier fuligineux et flavescent. Mais il en fallait plus pour la vaincre. La transpiration, acide et bouillante, inondait son visage, s'écoulant à présent davantage comme des cascades que comme des rigoles. Elle décida de s’en servir.
La coréenne s’en oignit les paumes. Sa vitesse et son cosmos firent le reste. D’une bascule arrière, elle esquiva le coup porté par son adversaire et se réceptionna sur les mains, la fine pellicule sudorale formant un bouclier thermique durant l'infime instant où sa peau fut au contact du magma. Gyun-Hyeong n’eut que le temps de percevoir les crépitements de la sueur en train de se vaporiser avant de rompre son appui et de virevolter jusqu'à une plaque de basalte, sur laquelle elle se réceptionna des deux jambes. Ses cuisses se contractèrent aussitôt, et se détendirent de toute la puissance offerte par la cosmo-énergie dont elles étaient gorgées.
Tout cela s’était déroulé à la vitesse de l’éclair. L’opposant de Gyun-Hyeong, encore figé dans son attaque manquée, ne put réagir à la riposte de sa cible. Cette dernière le percuta violemment et l’expédia dans un trou de lave, celui-là même à partir duquel le sol instable du lac magmatique s’était fissuré, lorsque l’arrogant était passé à l’offensive. Ce dernier disparut, englouti par le sang en fusion de l’île de la Reine Morte, ses propres vices s’étant faits les instruments de sa sommaire exécution.
Autour d’eux, les affrontements épars cessèrent. La première mort avait été donnée. Dans l’Œil de Rangda, la tension monta d’un cran. Sous l’effet de la chaleur, un halo d'évapotranspiration nimbait les combattants éprouvés. Chacun d’eux dégoulinait abondamment, ayant largement atteint les limites de ses capacités de thermorégulation. La pellicule de sueur ralentissait la brûlure de l’environnement volcanique, mais sa vaporisation les brouissait à petit feu. Combien de temps encore leurs organismes résisteraient-ils à une telle déshydratation et à pareille ambiance thermique ? Trop peu, assurément.
La mêlée s’était enlisée dans des échauffourées individuelles et ce premier décès en sonna le glas : il ne s’agissait plus de s’éterniser. Comme un seul homme, les disciples optèrent pour la stratégie du “tous contre un” et se retournèrent non pas contre le plus faible d’entre eux – ce qui, répété, aurait permis de réduire successivement et aisément le nombre d’adversaires jusqu’à l’ardu combat final – mais contre la plus grande menace : Gyun-Hyeong. Elle ne leur en voulait pas. Ce plan pouvait fonctionner et revenait pour les moins puissants à choisir la voie allant du plus difficile au plus facile, plutôt que l’inverse. Mais contre elle, ils venaient simplement de prendre la mauvaise décision.
Luxure, avarice, mensonge, violence, lâcheté, perversion, narcissisme, égoïsme, félonie, arrogance, oisiveté, intempérance, envie, jalousie, hypocrisie… les iris de la jeune coréenne clignotèrent littéralement, passant par toutes les nuances du spectre carmin alors que les tares de ses assaillants s'additionnaient, devenaient une part d’elle-même et alimentaient sa cosmo-énergie. Un rictus démoniaque déforma son visage tandis que ses yeux surstimulés pleuraient des larmes de sang. Celles-ci se diluèrent dans la transpiration nappant son visage et tracèrent des filandres rosées et salées sur la peau de ses joues.
Son cosmos flamboya. Derrière elle, l’aura d'un tigre noir rayé de d’ivoire se déploya. L’Œil de Rangda gronda. Les parois enserrant le lac de lave se mirent à trembler. Sous la roche fragile du plancher basaltique, le magma bouillonnait au diapason de la puissance grandissante de Gyun-Hyeong. Les aspirants à l’ébène comprirent qu’ils n’avaient aucune chance et voulurent faire demi-tour.
C’était trop tard pour eux.
L’émanation de cosmos qui déferla de la coréenne les faucha impitoyablement lorsqu’elle déclencha son arcane encore sans nom. Sous le coup du blast, perles sudorales de la jeune femme et gouttes lavadiques en provenance du sol furent expulsées dans les airs, où elles se mélangèrent et restèrent un instant en suspension. Quand l’effet de souffle se dissipa, une pluie adamantine et cornaline retomba sur le lac volcanique, consacrant la vainqueresse.
Ikki rejoignit Gyun-Hyeong sur le seul radeau minéral qui n’avait pas fondu et qui flottait encore sur le lac incandescent. Encore sous le choc de la puissance qu’elle avait déployée, tétanisée par les effets secondaires sur son corps et son esprit, elle ne parvint pas à le regarder du coin de l’œil, ainsi qu’elle en avait pris l’habitude pour se préserver de l’effet qu’il lui faisait.
De fait, dès que ses yeux se posaient sur son maître, les forces de la jeune femme s’ébranlaient. Elle ne comprenait pas pourquoi. On aurait dit que vices et vertus se combattaient sans cesse en lui, non pas comme deux faces d’une même pièce en statu quo, mais plutôt comme un chaos perpétuel qui perturbait son don. Elle aurait pu se renforcer considérablement en s’accaparant le côté sombre d’Ikki, mais sa droiture égalait tellement sa noirceur, l’une prenant allègrement le dessus sur l’autre et vice versa, que cela déstabilisait la capacité de Gyun-Hyeong. Éthos et cosmos flanchèrent, indécis et déchirés.
— Je t’affaiblis, constata-t-il amèrement. C’est un bien étrange pouvoir que tu possèdes. De toute évidence, ta lenteur à atteindre le niveau requis pour l’ébène n’était que feinte. J’aurais peut-être dû te prêter davantage attention.
La jeune femme resta muette, contrecoup de ses propres exactions mais aussi de la déception de son mentor. Envers elle ou envers lui ? Elle n’aurait su le dire.
Sa victoire éclatante, et surtout aisée, anéantissait tout ce qu’elle avait entrepris pour camoufler sa répugnance à user de sa capacité. Elle s’était efforcée, durant toutes ces années, à ne jamais regarder les autres directement, acceptant de passer pour une timide ou une attardée. Elle avait volontairement ralenti ses progrès dans l’usage du cosmos, espérant que le temps lui permettrait d’en consolider suffisamment la maîtrise pour n’avoir recours qu’à lui lors de l’ultime épreuve. Elle avait profité du grand nombre de disciples et de leur renouvellement fréquent pour se fondre dans la masse. Elle avait joué de l'inattention d'Ikki, davantage concentré sur son grand plan que sur les individus qui en faisaient partie.
Il avait même semblé surpris de la trouver candidate à l’ébène pour cette session, comme s’il se souvenait seulement son existence. Elle l’avait senti méfiant, suspicieux d’un quelconque stratagème – car après tout, il avait souvent affaire à des roublards parmi les aspirants chevaliers noirs – mais, semblant alors se rappeler de quelque chose, il avait accepté sa présence dans l’Œil de Rangda.
— Je n’aime pas qu’on me cache des choses sur cette île… et j’aime encore moins passer pour un imbécile. Je n’ai pas été assez vigilant et je me suis laissé prendre par tes tromperies.
Gyun-Hyeong frémit au ton, à présent sévère, que le chevalier du Lion avait adopté. La sueur, jusqu’alors piquante et brûlante, devint acérée et glacée.
— Aussi, comment savoir si tu es fiable ? Si tu es digne de l’ébène que tu as mérité ?
La coréenne tremblait à présent. La transpiration, autant fruit de ses efforts récents que de ses émotions en ébullition et du magma sous ses pieds, plaquait ses cheveux et ses vêtements contre sa peau collante et poisseuse. Elle n’avait jamais souhaité parler de l’origine de son don. Elle ne voulait surtout pas revenir sur la maléfique bénédiction qu’elle avait reçue, qu’elle avait acceptée. Elle n’oserait pas révéler ce qui avait fait d’elle une éponge à vices, la femme probablement la plus dévoyée de la Terre.
Les mots ne sortirent pas et Ikki lui tourna le dos. Une couronne de cosmos d’or rugissant se déploya autour de lui.
— Comme tu voudras, déclara-t-il. Je dois tout savoir de mes soldats… de gré ou de force : Shishi Genma Ken [L’illusion du Lion] !