De vices et de justice

Chapitre 3 : De larmes et d'étoiles

Chapitre final

3036 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 04/10/2025 11:33

Wu Lao Feng,

Jiangxi, Chine,

De nos jours.


« Rends-toi en Chine, aux Monts des Cinq Vieillards. Là-bas vit le seul homme qui pourra balancer ton pouvoir. »

Les paroles d’Ikki tournaient dans la tête de Gyun-Hyeong alors qu’elle arpentait les montagnes de Lushan. Au bord d’un torrent, elle s’accorda une petite pause dans son ascension. Elle désendossa la boîte de Pandore qui contenait son armure de la Balance Noire et fit jouer ses épaules pour les dénouer. Elle prit de l’eau dans le creux de ses mains et s’en aspergea le visage, appréciant son contact frais qui lava sa transpiration. Elle but un peu de l’onde et la sensation revigorante, presque inébriante, qui suivit la fit frissonner. Elle avisa un replat baigné d’un doux rayon de soleil et alla s’y installer, se reposant sur ses coudes et admirant la nature autour d’elle.

Ce lieu était aux antipodes de l’île de la Reine Morte. Était-ce vraiment un centre d’entraînement pour chevaliers, tel que lui avait dit son maître ? Était-ce vraiment la résidence du meneur de la chevalerie d’Athéna, son guerrier le plus intègre ? Cela ne ressemblait en rien à l’environnement d’un soldat. Rien à voir avec celui du chevalier d’or du Lion.

« Avec tous les vices que tu as accumulés, ta puissance est bien trop grande pour ne pas être bridée. Je ne vois que lui qui te conviendrait comme alter ego. Gyun-Hyeong, je vais te confier l'armure d’ébène de la Balance. Tu seras l’ombre de Shiryu, chevalier d’or éponyme et Grand Pope du Sanctuaire. Quant à moi, j’ai gagné un séjour sur l'île Kanon pour me soigner. »

Ikki avait prononcé cette dernière phrase de façon sarcastique, mais non sans fierté envers son élève. Sur son visage, la cicatrice emblématique qu’il arborait entre le front et son œil gauche saignait abondamment. Pour envisager de se rendre sur l’île Kanon, dont les fumées du volcan étaient connues pour leurs propriétés curatives, il devait être sacrément amoché sous son armure d’or. L’Illusion du Lion avait fait revivre à Gyun-Hyeong la partie la plus sombre de sa vie, mais Ikki n'avait pas mesuré son erreur avant d’en faire les frais. Loin de briser l’esprit de la coréenne, cela l’avait remise face aux vices des soldats du kwanliso et cela avait amplifié le don de l’ak-gwi.

Le cosmos de Gyun-Hyeong s'était alors emballé. Elle avait tissé sa cosmo-énergie en forme de glaive vengeur, celui de la justice de l’ombre, et avait attaqué son maître. Seuls le manque d’expérience de la coréenne et la grande expertise d’Ikki avait permis à ce dernier de s’en sortir, mais non sans dommage. La puissance de l'arcane avait été telle, qu’une portion de l’enceinte de l’Œil de Rangda avait été soufflée, laissant s'écouler son lac de magma comme une énorme larme de roche en fusion.

« J’avais oublié cette intensité… Cette même intensité qui m'a pourtant attiré en Corée du Nord, alors que je voyageais de Chine en Sibérie pour rendre visite à mes frères. Celle dont tu portais encore les résidus sur toi et grâce à laquelle je t’ai trouvée, plus morte que vive, sur les rives du Tumen. Celle aussi que j’ai été déçu de ne pas retrouver lors de tes entraînements et qui m’a fait, à tort, me détourner de toi toutes ses années. Maintenant, je sais d’où elle vient. C’est grâce à elle que tu as pu t’échapper, mais vu la façon dont tu l’as acquise, je comprends à présent pourquoi tu l’as cachée. »

Ikki l’avait ensuite menée jusqu'à une chute de lave sous laquelle reposait une armure anthracite représentant une femme aveugle arborant cinq armes de hast dans son dos : une labrys, une faux, un naginata, une demie-lune et une guandao. Les bras écarts, elle tenait dans une main un tranchoir et dans l’autre un chakram, tous deux pendus à des chaînes. Une représentation obscure de Thémis, la déesse de la justice, qui seyait parfaitement à la Balance Noire.

« Cette armure est tienne, mais tu devras l’apprivoiser. Peut-être trouveras-tu aux Cinq Pics une manière de faire la paix avec ton don. Apprends à le canaliser et fais honneur à ton rang de chevaleresse d’ébène. Mets ton éthos de vice au service de ton cosmos de justice, Gyun-Hyeong. Et souviens-toi : la force de demain n'est que la somme des faiblesses d’hier, rien de plus, rien de moins. »

Les mots réminiscents entrèrent au diapason avec l’ambiante sagesse de Lushan. Ni l’environnement infernal de la Reine Morte, ni bien sûr le kwanliso de son enfance, ne lui avaient jamais offert l’occasion de méditer sur de profondes paroles. Celles de son maître tournaient en boucle depuis son départ de l’île, mais ce n’était que maintenant que son esprit parvenait à se concentrer dessus. Cette terre était décidément propice à la réflexion, à moins que ce ne fût le fait d’être enfin réellement au calme… pour la première fois de sa vie.

C’est avec cette idée en tête que Gyun-Hyeong se remit en route. Elle finit par arriver en vue de la plus imposante chute d'eau qu'elle eût vue de sa vie. Avec ses embruns rutilants qui s’élevaient vers les cieux, on aurait dit qu'une galaxie se déversait le long d’une large et haute paroi à pic, en la parant d'un rideau d’étoiles. Un rocher s’accrochait tant bien que mal en son sommet et, à mi-hauteur, une langue de pierre s’avançait devant la cascade, comme un promontoire d’audience sur lequel un sage pouvait s'installer pour profiter des murmures et grondements de la cataracte.

Il n’y avait personne. Le Grand Pope n'était pas là, pas plus que sa famille, qui vivait en ces lieux d'après Ikki. Tant mieux, Gyun-Hyeong ne devait pas être vue. La jeune femme avisa le bassin de réception et la rivière qui en partait, tumultueuse au sortir du gour puis se calmant au fur et à mesure de sa progression dans la vallée. Elle voulut se plonger dans la majesté de l'endroit, mais quelque chose ternissait ce cadre idyllique. Une noirceur échoïque, un fil tellement ténu qu’elle avait failli ne pas le distinguer, émanait du pied de la cascade. Le stigmate d'un vice ancien que seul le don accordé par Ssang-Gwang lui permit de percevoir.

Vérifiant autour d’elle qu’il n’y avait vraiment aucune présence humaine, elle s’avança et, après avoir rajusté son urne sur les épaules, sauta dans l’eau. 

Au départ, Gyun-Hyeong faillit douter d’elle-même. Aussitôt immergée, elle eut l’impression d'évoluer dans un merveilleux océan stellaire. Les bulles qui pétillaient et tourbillonnaient autour d’elle étaient autant d'étoiles l’enveloppant dans des bras que d’aucuns auraient qualifiés de galactiques. Plus aucune vilenie perceptible. Puis, elle se concentra pour ne pas succomber davantage à la fascination que cette eau venue des Neuf Cieux exerçait sur elle. La noirceur était belle et bien là, tapie vers le fond du bassin, en son endroit le plus sombre et le plus calme, celui qui échappait au poids des trombes de la cataracte sus-jacente.

Plus de remous, plus de bulles, plus la moindre effervescence, rien qu’une eau limpide et obscure. Elle s’en approcha, aidée dans sa tâche par le lest de sa charge dorsale. Et elle comprit. Là, une ouverture aspirait vers le néant une partie de l’eau du bassin.

Gyun-Hyeong résista à l'attraction perverse et remonta à la surface. Elle reprit son souffle, plongea à nouveau et cette fois, confiante, se laissa entraîner dans les tréfonds des Wu Lao Feng.

Le courant n'était pas brutal. Il l’emmenait, au contraire, presque délicatement à travers l’obscurité des galeries souterraines. Leurs bords étaient lisses et arrondis, leur parcours sinueux, comme si elles avaient été creusées par quelque animal fantastique et serpentin. Dans le noir, le trajet parut une éternité à Gyun-Hyeong. Pourtant, elle n'était pas encore à court d’air lorsque le courant la déposa sur une berge de sable fin.

L'écho d'innombrables gouttelettes l’informa que le volume autour d’elle était conséquent et elle se releva, néanmoins prudente de ne pas se cogner. Elle put se dresser de toute sa hauteur et étendit ses bras tout autour d’elle pour confirmer qu’elle avait de l’espace. Progressivement, ses yeux s’habituèrent à une faible lueur bleuâtre, bien qu’elle ne pût distinguer que des formes vagues. Elle se trouvait dans une large grotte souterraine dont les parois luisaient çà et là de petites taches de lumière bleutée. On aurait dit des morceaux d'étoiles brillant dans un ciel minéral. Elle se dirigea vers l’éponte la plus proche et ne parvint pas à identifier le matériau luminescent. On aurait presque dit les écailles…

— D’un dragon noir ? proposa Gyun-Hyeong, poursuivant tout haut ses réflexions.

Sa voix ne résonna étonnamment pas tant que ça, comme si les ondes sonores étaient absorbées. Mais soudain, les “écailles” s’avivèrent et la luminosité s’accentua dans la grotte. Gyun-Hyeong tourna sur elle-même et découvrit son environnement avec stupéfaction. Rien ne l’avait jamais préparée à cela.

La caverne abritait un temple en tout point semblable à la Maison de la Balance, au Sanctuaire. Mais ce qui la frappa le plus, ce fut l'immense rideau d’eau sombre qui s'écoulait le long de la haute paroi derrière la bâtisse. La chevaleresse leva la tête pour s’apercevoir que cette cascade noire – on aurait dit de l’obsidienne liquide – provenait d’une sorte de cheminée le long de laquelle elle glissait sans bruit, tant le conduit était parfaitement lisse.

Gyun-Hyeong aurait mis sa main à couper que cette chute souterraine était le prolongement de sa sœur céleste. Soufflée, elle resta interdite un long moment avant de se décider à entrer dans le temple.

Ce qu’elle vit l’émerveilla. Jamais elle n’avait contemplé pareil spectacle de toute sa vie.

Les piliers internes étaient sertis des mêmes écailles luisantes que la paroi de la grotte, aussi y voyait-on aussi bien qu’à l’extérieur. Murs et colonnades étaient creusés d’étagères et d’alvéoles abritant des milliers d’ouvrages et de parchemins étrangement bien conservés. Ce temple était une bibliothèque. Un autel s'élevait en son centre et un livre y reposait. C'était lui qui générait l’écho de vice qui l’avait attirée.

La jeune femme passa les heures suivantes à le parcourir, ses yeux oscillant sans cesse entre l’azur et l’amarante à mesure que s’enchaînaient les mots chargés de joie et de peine, de tendresse et de sauvagerie, d’amour et de haine, d’espoir et de désespérance, de loyauté et de félonie, d’honneur et de disgrâce, de foi et de doute.

Deux êtres avaient coécrit ce recueil. Deux êtres torturés ayant eu foi en l’humanité et l’ayant perdue. Un homme devenu dragon et un homme devenu démon. Malgré tout, ils laissaient au monde le fruit de leur réflexion commune, celle qu'ils avaient développée durant les quelques temps où ils avaient cohabité, entre les treizième et quinzième siècles : un essai intitulé De vices et de justice portant sur la façon d’user des premiers pour servir la seconde. Il y avait derrière le paradoxe de leur doctrine une perspective optimiste auquel Gyun-Hyeong ne fut pas insensible, se sentant concernée au plus profond d’elle-même.

La chevaleresse d’ébène contempla les milliers d’ouvrages qui s’élevaient tout autour d’elle. Sennenryu, l’humain devenu bête, et Itia de la Balance, le Saint d’Athéna ayant terminé au service d’Hadès, avaient empilé leurs archives, ici sous les Cinq Pics, aux Neuf Sources. C’était ainsi qu’ils nommaient cette antre de la cascade noire, sœur de l’ombre de celle provenant des Neuf Cieux.

Elle décida que c'était ici qu'elle s'installerait. Elle y aménagerait ses quartiers, habitante clandestine de Lushan, gardienne de Shiryu.

Gyun-Hyeong alla immerger son armure sous la sombre chute, de même qu’à la surface, celles de la Balance et du Dragon baignaient sous les eaux stellaires.

Loin au-dessus d’elle, elle sentit un puissant cosmos et la chevaleresse comprit qu'il était temps pour elle de rencontrer son alter ego… même s'il ne s'agissait que d'une rencontre à sens unique, Ikki ayant insisté sur la nécessité du plus grand secret. Aucun chevalier sacré ne devait savoir qu'il était discrètement secondé. C’était dans cette optique que le Saint du Lion enseignait à tous ses élèves l’art de masquer leur cosmos. Plus précisément, ils devaient apprendre à camoufler leur énergie de manière à la faire passer pour celle des éléments environnants – minéraux, végétaux, animaux – afin qu’elle se fonde dans le décor. Ainsi, les chevaliers noirs devenaient en principe indétectables… et à ce jeu là, Gyun-Hyeong était imbattable.

Pour remonter, elle envisagea un instant de devoir parcourir en sens inverse la galerie inondée qui l’avait amenée ici. Puis, elle convint que cet accès était adapté à un dragon, surtout pris à rebours. Or, un humain avait déjà vécu aux Neuf Sources, il devait donc exister un autre chemin. De fait, partant d’une saillie rocheuse proche du sol et profitant d’une faille dans la paroi de la grotte, Gyun-Hyeong découvrit un escalier taillé à même la roche. Il s'élevait en zigzaguant et se perdait dans l’obscurité du plafond, menant probablement à la surface. La chevaleresse l’emprunta.

Elle parvint à l’air libre, émergeant d’une anfractuosité dissimulée par des rochers affûtés entrelacés de racines noueuses et acuminées. Gyun-Hyeong se dirigea de suite vers le grondement de la grande cascade, non sans un regard en arrière pour savoir reconnaître l’endroit. Était-ce son imagination ou la formation rocheuse et racinaire ressemblait-elle à une patte de dragon auréolée d'armes ?

Guidée par le rugissement de la chute d’eau, elle l’atteignit sans mal… et elle le vit, luttant à contre-courant, nageant contre les flots verticaux, s’efforçant de rejoindre le ciel comme les carpes des légendes.

Shiryu.

Elle n’avait jamais vu d’autre chevalier que son maître, et avait toujours fait attention à le regarder indirectement, trop effrayée que son pouvoir ne s'emballe. Après tout, ses frères et lui avaient donné la mort à de nombreuses reprises, même si c'était pour défendre Athéna et la Terre. Un vice restait un vice, qu’on le parât d'un manteau de justice ou non.

Mais quand ses yeux se posèrent sur Shiryu, un soudain épuisement la saisit. Elle vacilla sur ses appuis et tituba. Sous l’effet du vertige, son regard se détourna du Grand Pope et ses forces revinrent. Ou plutôt, comprit-elle alors, son éthos avili se remit à alimenter son cosmos. Oui, c'était ça ! C'était comme si la seule vertu de Shiryu avait suffi à effacer toutes les vicissitudes qu’elle avait accumulées. Elle n’avait pas l’habitude que sa cosmo-énergie ne soit pas secondée du don de Ssang-Gwang, elle avait donc provisoirement défailli.

Intriguée, Gyun-Hyeong dirigea à nouveau ses yeux vers celui dont elle avait juré d'être l’ombre. Cette fois, elle était préparée à la sensation de faiblesse qui s’ensuivrait et elle l'accepta. La jeune femme put s'abandonner à la contemplation de cet alter ego qui sauvait son âme et accueillit à bras ouverts la plénitude qui l’investit.

Pour la première fois depuis dix ans, elle pleura. Des larmes qu’elles croyaient taries. Des larmes immaculées, non entachées de sang ou de sueur. Des larmes cristallines auxquelles se mêlèrent les embruns stellaires de la grande cascade. Des larmes qui les purifiaient, sa conscience et elle.

Une bourrasque arracha une tunique améthyste que Shiryu avait laissée accrochée à un buisson avant son entraînement. Malmenée, l'étoffe se déchira en passant à travers les branches basses d’un arbre. Le vêtement inutilisable atterrit sur le visage de Gyun-Hyeong, brisant sa concentration. S’en libérant, elle reprit immédiatement pied avec la réalité… et l’importance de sa mission. Pour la mener à bien, elle ne pouvait se permettre de se complaire dans la vertu… et donc la faiblesse. Or, tant qu’elle côtoierait un chevalier sacré de cette envergure, tant que ses yeux pourraient se poser sur lui, le risque serait trop grand de ne pas s'avérer à la hauteur en cas de besoin.

Elle sut alors quoi faire : sacrifier ce bonheur, ce soulagement, cette paix intérieure qui venaient de lui être enfin proposés. 

La gorge nouée et la boule au ventre, elle tendit devant elle la veste lavande dilacérée et en détacha une large bande pour s’en couvrir les yeux. Se fermant à la vue et à la vertu, elle recouvra la puissance qu’elle avait acquise aux dépens de son sang, au prix de sa sueur et au coût de ses larmes : sa combinaison unique de cosmos et d’éthos… l’alliance de la justice et des vices.



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