Soleil et Chair
Chapitre 3 : Sous le soleil des délires
5873 mots, Catégorie: M
Dernière mise à jour 08/07/2025 10:00
Un coup de tonnerre tira Hob de son sommeil. Il ouvrit les yeux et resserra ses doigts autour du poignet de la statue qu’il n’avait pas lâché de toute la nuit. Il se rapprocha de la sculpture sans visage et d’un geste tendre, déposa ses lèvres contre l’argile, la saluant d’un baiser matinal. Sa main glissa sur la main de fer qui n’était pas encore couverte d’argile. Il resta un long moment ainsi, contemplant la statue sans visage, espérant la voir bouger ou s’y dessiner les traits de son Etranger. Il esquissa un sourire. Dream. Il avait tellement attendu le moment de pouvoir le nommer par son nom, qu’il comptait bien en user jusqu’à la lie ! Hob replia ses jambes contre celles de la sculpture. Il voulait que cette journée devienne nuit infinie afin de conserver le plus longtemps possible, des bribes de ce songe qui, tels les deux morceaux de flèche devenus sable, s'effritait déjà dans sa mémoire. Le temps semblait lui donner raison, car le ciel dépourvu de soleil invitait au repos.
Le miaulement de Pygmalion le fit cependant émerger de son rêve éveillé. Hob se détacha à regret de la sculpture, non sans lui avoir octroyé un dernier baiser. Après l’avoir recouverte du drap noir, comme pour la protéger des regards de l’orage, il se leva et ouvrit la porte de l’atelier. Pygmalion l’attendait en bas de l’escalier, le fixant de ses yeux ambrés qui avaient connu de nombreuses vies et qui n’ignorait rien du pouvoir de celui qui avait été autrefois Morpheus. Hob salua le vieux chat d’une voix ensommeillée et lui gratta les oreilles. Pygmalion émit une série de miaulements inquiets que Hob Gadling interpréta comme une manifestation de sa faim.
– Pardon de t’avoir négligé mon vieux, murmura l’immortel d’un ton contrit en s’éloignant à regret de l’atelier dont il referma la porte avec précaution. Je n’ai pas vu la nuit passer…
Pygmalion, assis sur son arrière-train, observait Hob se dirigeant vers la chambre d’amis. Le vieux chat connaissait bien les êtres humains – il les appréciait suffisamment pour n’avoir nulle envie de les voir réduits en esclavage comme le souhaitaient certains de ses congénères depuis des millénaires –, et avait compris ce qu’était réellement Hob. Il l’avait croisé un jour, en 1850. Hob lui avait sauvé la peau en le rattrapant juste avant que la roue d’une calèche ne vienne interrompre prématurément sa cinquième vie. Pygmalion tenta de lancer un dernier avertissement à Hob mais celui-ci ne l’écoutait déjà plus. Le chat s’allongea sur le parquet et eut subitement pitié pour cet être humain qui, comme d’autres avant lui, allait payer le prix de son amour pour l’un des Infinis.
Hob enfila un tee-shirt – les températures avaient drastiquement baissé au cours de la nuit –, puis se saisit de son téléphone resté sur la table de chevet. Voyant que Gala lui avait laissé nombre de coups de fil et de messages depuis la veille, il s’empressa de la rappeler.
Son amie ne mit pas longtemps avant de lui répondre :
– Hob ! s’écria-t-elle. Nous nous faisions du souci pour toi !
– Bonjour Hob, le salua la voix enthousiaste de Kali.
Il entendit un bruit de baiser échangé et quelques pas s’éloignant. Hob s’installa sur le rebord du lit.
– Comment vas-tu ? As-tu réussi à dormir ? reprit une Gala visiblement d'excellente humeur.
– Pourquoi cette question ? grommela-t-il en jetant un regard par la fenêtre de la chambre foudroyée par un éclat lumineux.
Un silence se fit entendre à l’autre bout du fil. L’immortel pouvait percevoir la stupeur de son amie transpirer à travers le combiné.
– Hob… murmura-t-elle, les journaux télévisés tournent en boucle, même ici, sur les orages ! Une partie de Londres est privée d’électricité et les dégâts sont considérables ! Ne me dis pas que tu n’as rien entendu !
Hob se leva du lit et s’approcha de la fenêtre pour en soulever le rideau. Un spectacle de désolation s’offrit alors à ses yeux : des hommes étaient en train de sécuriser un arbre menaçant de tomber dans le jardin d’en face, le verre du lampadaire en contrebas avait été fracassé par les grêlons s’accumulant sur le trottoir. Il ouvrit la fenêtre et s’y pencha, un concert de sirènes lui vrilla les tympans.
– Hob, reprit Gala d’un ton inquiet. Est-ce que tout va bien ?
– Oui, marmonna-t-il en refermant la fenêtre.
Tout en gardant le téléphone collé à son oreille, il se précipita au rez-de-chaussée afin de constater l’ampleur des dégâts dans la maison. Les appareils électroniques ne fonctionnaient plus. Il s’approcha de l’alarme anti-intrusion et vit que celle-ci était aux abonnés absents. Il sentit un frisson lui parcourir l’échine. Il n’était plus en sécurité. Il attrapa la carabine et la garda serrée contre lui. Elle serait son seul moyen de défense à présent…
– Hob ?
– Les plombs ont sauté, répondit-il en gardant ses yeux rivés à la porte d’entrée, comme redoutant de la voir s’ouvrir sur un ennemi.
– Sois prudent. Ces orages ont rendu les gens encore plus dingues hier soir ! N’ouvre à personne, surtout si l’alarme est hors-service.
– Entendu… Gala, comment vas-tu ?
Un nouveau silence s’écoula avant que la voix de son amie, intimidée comme celle d’une collégienne, ne vienne lui répondre. Il esquissa un sourire à la pensée de ses pommettes virant au rouge vif, tandis qu’elle entortillait son index autour d’une mèche de cheveux pour calmer son embarras.
– C’est… Oh, Hob… j’ai retrouvé ma femme !
Ne se faisant pas prier davantage, Gala lui raconta les débuts de cette deuxième lune de miel idyllique. Le portable calé contre son oreille, Hob l’écoutait avec attention, tout en servant les croquettes de Pygmalion qui était venu le rejoindre dans la cuisine. Son amie lui vanta les saveurs de ce petit restaurant où elle et Kali s’étaient régalées et avaient goûté un vin tout à fait divin ! Elle évoqua d’une voix balbutiante, la splendeur de leur chambre d’hôtel avec vue sur l’Arno. Hob comprit à son petit rire étouffé que sa nuit à elle avait été bien plus passionnée que la sienne ! Son sourire s’effaça progressivement, ses doigts s’agrippèrent à son téléphone. Une pointe d’aigreur lui traversa la poitrine. Il avait visité Florence, lors d’un périple au cours du XVIIIe siècle, mais lui, avait été seul pour parcourir les rues du Berceau de la Renaissance. Depuis quand la solitude lui était devenue un fardeau ? Ce sentiment s’était aggravé au cours de ces dernières années, depuis qu’il fréquentait Gala et d’autres amis et collègues. Était-ce le signe qu’il devrait bientôt les quitter, s’inventer une nouvelle vie et une nouvelle identité pour fuir ce poids et pouvoir regoûter pleinement au plaisir de l’immortalité ?
Leur conversation s’acheva sur une dernière mise en garde de la part de Gala et l’envoi d’une photo la montrant enlaçant son épouse devant un miroir. Hob retourna dans sa chambre et dissimula la carabine dans son lit. Son regard se posa sur le livre qu’il avait abandonné la veille. Il s’en empara et contempla l’image de ce Morphée s’abandonnant sans retenue au sommeil. L’avertissement de la créature aux cheveux blancs lui revint en mémoire : avait-il commis une erreur en suivant le chemin emprunté par Dream plutôt que celui pris par les trois dames chasseresses ? Il effleura la gravure du bout des doigts. Ce n’était qu’un rêve, n’est-ce pas ?
Soudain, des images du songe lui revinrent en mémoire et surtout, les sensations éprouvées lorsque ses lèvres avaient su guérir les mains de Dream.
– Qu’attends-tu de moi ? demanda-t-il à ce Morphée d’encre et de papier.
Les paupières du dieu endormi restèrent closes. Hob poussa un soupir et laissa le livre sur son lit avant de fouiller dans la penderie où ses deux amies gardaient quelques vêtements. Il y dénicha un sweat à capuche appartenant à Gala – sa haute silhouette d’Amazone aux épaules musclées avait inspiré nombre de tableaux à Kali, – et le revêtit. Le reflet du miroir sur pied lui renvoya l’image d’un homme, seul, aux traits creusés par la fatigue. Un homme comme les autres. Il leva sa main droite et en contempla la ligne de vie considérablement raccourcie. Un homme qui redoutait désormais de se voir dépouillé de sa chère immortalité…
***
La première chose qui l’accueillit lorsque Hob sortit dans la rue, fut cette cacophonie encore plus prononcée que les jours précédents. L’orage s’était calmé et seuls quelques éclairs continuaient de frapper le ciel avec la régularité d’un métronome. Par réflexe, il dissimula son visage sous la capuche de son vêtement et tapota la petite bombe à poivre cachée dans la poche de son jogging. Il enjamba des branches d’arbres et, tête baissée, marcha en direction de la petite supérette située à quelques mètres de la maison de ses amies. En entrant dans le magasin bondé, il comprit qu’il n’était pas le seul à vouloir acheter quelques paquets de bougies : deux femmes se disputaient le dernier paquet restant. Ne voulant pas participer à cette bataille, Hob se contenta d’une dizaine de sachets contenant des bougies chauffe-plat et s’éloigna pour se rendre en caisse.
Il se fraya un chemin entre les clients s’écharpant dans les rayons et se plaça dans la file d’attente bruissante de mécontentements et de soupirs agacés. Tous les visages autour de lui étaient tendus, angoissés et pas un sourire ne venait éclairer leurs traits. Des cernes prononcés et des bâillements étouffés trahissaient le manque de sommeil et l’absence de rêves cathartiques. Hob replia ses doigts autour des bougies. Comme tous les hommes, il appréciait le pouvoir purificateur d’un songe : lorsqu’un élève l’avait agacé et qu’il pouvait sans craindre de blâme, lui faire manger un paquet de copies ou lui lancer des feutres au visage. Il ne put réprimer un petit sourire qui lui valut un regard suspicieux d’une femme tentant de prendre sa place dans la file. Un rêve pouvait vous libérer de vos colères et de vos peurs ou vous faire goûter à des désirs réprimés dans la réalité. Hob eut un frisson et prit brusquement conscience de ce que l’identité réelle de son Etranger impliquait. S’il était bel et bien le Maître des Rêves, gardait-il un œil sur les rêves de tous les rêveurs ? S’était-il vu mis en scène dans les divagations érotiques de l’immortel : haletant, ses bras s’agrippant autour de sa taille et ses lèvres retenant un gémissement ?
– Bordel… lâcha un Hob rougissant, dents serrées.
Une mouche vint bourdonner à son oreille, distillant le doute, ce venin pernicieux, dans son esprit. Dream allait-il user de son désir pour lui afin de se libérer de ce que Hob devinait être un mauvais pas ? Une odeur de chair en décomposition se répandit peu à peu dans la supérette. Les ongles de Hob déchirèrent le plastique entourant les bougies. Oserait-il le piéger, lui, son « ami » pour sauver sa propre peau ? Allait-il connaître le même sort que ce pauvre illustrateur qui avait fini par succomber à la folie pour avoir trop aimé le dieu des songes ?
– Il convoite ce cadeau qui t’a été donné et qu’on ne peut te dérober, lui glissa une voix caverneuse à l’oreille.
Hob retint son souffle. Trois femmes, d’âges différents mais vêtues de la même longue robe noire l’encerclaient. La plus jeune, celle qui se tenait à sa droite, portait des fleurs naturelles dans ses cheveux, rehaussant sa grâce juvénile. La femme entre deux âges, qui se trouvait sur sa gauche, arborait des bijoux clinquants, montrant tout l’éclat de son assurance. La plus vieille quant à elle, ne portait aucun ornement et lui soufflait son souffle mortifère au creux de la nuque.
– Laisse-nous pénétrer ton esprit, Robert Gadling, afin que nous puissions nous emparer de celui qui doit être puni, lui susurra la plus jeune des trois femmes en effleurant sa joue de la pointe de son index.
– Nous te libérerons de son emprise et tu pourras de nouveau jouir des fruits de l’immortalité à ta guise, acheva la femme entre deux âges.
Soudain, incongrue et imprévue, une odeur sucrée de barbe à papa se mit à flotter dans les airs. Une bulle de savon vint frapper la joue de Hob, le libérant de la caresse de la jeune femme, tandis qu’un rire cristallin explosa dans les rayons, couvrant même le brouhaha des clients. La foule transpirante se retourna d’un même mouvement. Le silence se fit, laissant la musique de la radio envahir les lieux. Les notes se tordirent et se retordirent dans une mélodie discordante rappelant celle accompagnant un numéro de cirque.
Tous les yeux étaient rivés au bac aux pommes dans lequel était assise une jeune femme vêtue de bas résilles colorés et d’une robe courte aux couleurs chatoyantes. Elle inclina la tête sur le côté et tout en dardant son œil bleu en direction de Hob, croqua un morceau de pomme avec malice. La foule fut saisie de frémissements et des éclats de rire remplacèrent les cris et les jurons impatients. Hob écarquilla les yeux de stupeur. La demoiselle aux cheveux roux lui adressa un clin d'œil de son œil vert avant de jeter le reste de sa pomme en l’air. Les détecteurs à fumée se mirent en marche et un rideau d’eau se déversa sur les clients, redoublant leur hilarité. La jeune femme rattrapa la pomme du bout de lèvres et l’engloutit d’un coup. Un homme se saisit d’un paquet d’œufs, l’ouvrit et sans crier gare, l’envoya au visage de son épouse. Celle-ci attrapa le premier article qui lui tomba sous la main et l’en frappa. La jeune femme sortit le trognon de pomme de sa bouche en tirant sur le pédoncule.
Une bulle de chewing-gum – celui mâchonné par de la jeune caissière – éclata, marquant les débuts d’une bataille de nourriture. Hob, seul, échappait à ce mouvement délirant. Esquivant une volée de projectiles, l’immortel s’élança vers la porte du magasin et courut loin de cette folie ambiante, comme si des furies s’étaient lancées à ses trousses.
Au bout de quelques mètres, saisi d’un point de côté, Hob s’arrêta pour reprendre son souffle. Il n’avait pas été suivi par les trois femmes, mais il n’était pas à l’abri en pleine rue. L’orage continuait de grogner, l’air était devenu de nouveau si irrespirable que Hob pouvait en sentir la morsure désagréable se faufiler sous ses vêtements.
Il s’apprêtait à franchir les quelques mètres le séparant de la maison de ses amies, lorsqu’une série de bourdonnements menaçants captèrent son attention. Un miaulement, faible, s’apparentant davantage à un sanglot, le fit s’immobiliser. Sa raison lui ordonnait de regagner au plus vite son refuge… mais une fois encore, Hob refusa de l’écouter. Il fit demi-tour et s’avança jusqu’à la maison voisine désertée par ses habitants depuis les débuts de cette épidémie de violence.
L’immortel poussa le portillon et s’engagea dans le jardin aux herbes brûlées par le soleil. Cette odeur… Il blêmit. Les corps empilés… Il s’avança d’un pas mécanique vers un buisson. Les membres entremêlés… Les baraques où s’entassaient des hommes qui avaient davantage l’air vivants que morts. Pendant des années, ces images et les odeurs associées avaient hanté son sommeil…
Un nouveau miaulement le fit se pencher par-dessus le buisson : un chat noir était allongé sur le flanc, pantelant. Une entaille à vif marquait son flanc et de cette blessure s’écoulait du sang faisant les délices d’une nuée de mouches grasses. Une odeur de pourriture émanait du pauvre corps agité de soubresauts.
Hob se courba et se saisit du chat noir avec précaution. Les mouches, furieuses d’être arrachées à leur festin, s’écartèrent du corps ensanglanté et s’abattirent sur son visage. Hob les repoussa d’une main et courut hors du jardin, poursuivi par ce nuage vengeur. Tout en tenant le chat contre lui, il sortit son trousseau de clefs, essayant d’échapper aux assauts des mouches. Il souffla pour les repousser, ayant mille peine à tourner la clef dans la serrure, car ses ennemies continuaient de l’assaillir : lui dévorant les lèvres, lui lacérant les joues et lui piquant les yeux.
L’immortel parvint à ouvrir la porte et s’engouffra dans le vestibule. Il serra le chat contre sa poitrine pour le protéger d’ un nouvel assaut de la nuée. Assaut qui ne vint pas. Prudent, il tourna la tête et vit que les mouches bourdonnantes volaient autour de la porte mais n’osaient pas franchir le seuil. Hob referma la porte d’un coup sec et la verrouilla. Les mouches se mirent à frapper à la fenêtre demi-lune, réclamant ce qui leur était dû.
Hob se précipita dans la cuisine, sous le regard ébahi de Pygmalion attendant son retour, boucha l’évier, fit couler de l’eau et avec précaution, détacha le chat de son sweat. La respiration de l’animal était si faible qu’on aurait pu le croire mort…
– Allons, murmura Hob tout en plongeant le chat dans l’eau qui prit une teinte sanglante. Bats-toi, mon ami.
À ces mots, l’animal parut s’éveiller. Ses pattes squelettiques s’étirèrent et il leva lentement la tête en direction de Hob, dévoilant ses yeux d’un bleu étincelant.
Pygmalion sauta sur le bord de l’évier.
– S’agit-il d’une de tes connaissances, mon vieux ?
Le chat tigré se contenta d’une série de petits miaulement aigus que Hob déchiffra comme une affirmation. L’immortel souleva légèrement le chat, vida l’évier pour remplacer l’eau souillée et commença à le nettoyer. Il lui versa d’abord un peu d’eau sur la tête, afin de le tenir éveillé, avant de le confier quelques instants aux bons soins de Pygmalion pour rassembler de quoi le soigner au mieux : le shampooing pour le débarrasser de la vermine s’agrippant à sa fourrure couverte de croûtes et de sang séché et de quoi calmer ses blessures. Une fois revenu à la cuisine, Hob continua les ablutions, rassurant le chat somnolent de quelques paroles réconfortantes. Il le lava à trois reprises et parvint à retirer toute la crasse et le sang imprégnant sa fourrure noire. L’entaille avait cessé de saigner et au grand soulagement de Hob, aucune mouche ne semblait avoir eu le temps de s’y loger.
Il souleva le chat mouillé et le maintint serré contre lui, la tête de l’animal posée contre sa poitrine. Le chat frotta son museau sur son vêtement, bercé par le rythme de sa respiration. Pygmalion émit un miaulement réticent lorsqu’il vit Hob allonger le chat sur une serviette posée sur l’îlot central.
– On n’a pas le temps pour les questions de bienséance, mon vieux, marmonna Hob en séchant le chat blessé à l’aide d’une autre serviette.
Il le frictionna avec tendresse, lentement pour ne pas lui causer davantage de mal. Durant toute la durée de l’opération, le chat ne cessait de le fixer de ses grands yeux bleus.
– Là, là, n’aie crainte, je vais bien m’occuper de toi… j’ai quelques connaissances en médecine, tu sais ?
Surprenant le regard du chat rivé au sien, Hob s’empressa d’ajouter :
– Très longue histoire, tu risques de ne pas me croire !
Le chat frotta sa tête contre ses doigts, effleurant sa peau de ses moustaches. Hob ne put réprimer un éclat de rire afin de chasser la tension habitant son corps depuis le début de la matinée. Il caressa les oreilles de l’animal et tout en lui parlant d’une voix douce, examina sa plaie. Elle n’était pas si profonde que redoutée et ne semblait pas être infectée. Il attrapa du coton et du désinfectant et avec délicatesse, en badigeonna la blessure. Le chat laissa échapper un petit miaulement de contentement. Surpris, Hob s’écarta et observa le corps du félin qui avait adopté une position quasi semblable à celle de la sculpture cachée dans l’atelier.
– Tu sais, chuchota Hob en reprenant ses soins avec davantage de lenteur, je n’ai jamais su m’occuper de quelqu’un…
Le chat, comme désireux de corriger ses propos, avança la tête et l’appuya contre son bras.
– Mais je promets de faire de mon mieux pour prendre soin de toi, acheva l’immortel en bandant le flanc de l’animal.
Hob nettoya la cuisine, rangea la boîte à pharmacie qu’il laissa sur l’îlot et proposa quelques croquettes au chat qui les dédaigna superbement. L’animal accepta en revanche de se désaltérer et but plusieurs gamelles d’eau, comme pour étancher une soif lancinante. Hob, une tasse de thé à la main, observait le chat qui s’était endormi. Pygmalion s’assit près de l’humain et le fixa de son regard ambré.
– Je ne sais pas, mon vieux… chuchota Hob. Tout ça paraît si bizarre ! Les rêves qui disparaissent, cette folie et mon Etranger qui s’avère être le dieu des rêves ou… un chat ? ajouta-t-il en désignant le félin assoupi. Peut-être que je deviens fou… ou alors, c’est l’un des effets secondaires de la potion de l’autre soir.
Il se mit à gratter distraitement le menton de Pygmalion tout en sirotant son thé à petites gorgées. Il n’avait pas l’esprit clair depuis la veille et les événements écoulés depuis plusieurs jours ne l’aidaient pas à réfléchir. Il y avait d’abord eu la folie créatrice qui s’était emparée de Kali, puis cette vague de chaleur couplée à la disparition des rêves et enfin, ces trois femmes menaçantes, accompagnées de leurs mouches empestant la mort. Il leva les yeux vers la fenêtre. Les mouches avaient finalement rendu les armes et avaient cessé de bourdonner autour de la maison mais l’orage lui, persistait, frappant le ciel d’éclairs rougeoyants.
Hob reposa sa tasse et tira son portable de sa poche. Il devait vérifier quelque chose. Reconstituer la chronologie des événements pourrait peut-être l’aider à comprendre quel rôle il devait jouer au sein de cette étonnante mise en scène qui le dépassait. Il composa le numéro de Gala avec fébrilité, grognant lorsqu’il entendit sa messagerie. Au bout de son troisième appel, la voix de son amie se fit entendre à l’autre bout du fil :
– Hob ! Que puis-je faire pour toi, il y a un problème ?
– Gala, je dois te poser une question. Quand Kali a-t-elle commencé à travailler sur sa sculpture?
– Hob, le réprimanda son amie, j’espère que tu n’es pas allé dans l’atelier !
– Réponds-moi !
– Très bien… C’était le jour de ce dîner, tu te souviens, avec l’une des amies de Kali, il y a de cela quinze jours, je dirais. Tu te rappelles de son amie ?
Hob acquiesça : il l’avait trouvée tout à fait charmante avec sa peau pâle et surtout, ses grands yeux bleus. Gala ne connaissait que trop bien ses goûts en matière de femmes… et d’hommes.
– Tu as flirté un peu avec elle, mais tu as surtout beaucoup bu, reprit Gala avec un petit ton de reproche. Je ne t’avais jamais vu dans cet état ! Tu as été nerveux toute la soirée et tu n’arrêtais pas de regarder autour de toi, comme si tu t’attendais à voir débarquer le Diable en personne !
Hob resserra ses doigts autour de son téléphone. Il se souvenait à présent. Toute la journée, il s’était trimballé avec une sensation étrange, comme si une nouvelle particulièrement douloureuse allait lui parvenir. Il avait même hésité à annuler sa participation à ce petit dîner pour rester chez lui, avec cet étrange sentiment…
– Tu es resté dormir à la maison parce que tu n’étais pas en mesure de rentrer chez toi. C’est cette nuit-là que Kali s’est levée pour commencer à travailler sur cette maudite sculpture. Quant à toi, tu n’arrêtais pas de t’agiter dans ton sommeil et je pouvais t’entendre de ma chambre. Hob… je n’ai jamais osé te demander… cette nuit, tu as supplié quelqu’un de ne pas te laisser. Qui était-ce ?
– Personne… murmura Hob en faisant glisser son doigt sur le bouton d’appel. Personne…
– Hob ! Je…
Il coupa leur conversation et laissa son bras retomber contre son corps. Le chat noir était à présent réveillé et le fixait de ce regard lui rappelant tant celui de son Etranger. L’animal inclina la tête vers l’avant et Hob comprit. Cette nuit-là, c’était cette nuit-là que Dream avait tenté de l’appeler. Quelque chose avait dû mal se passer et c’était Kali qui avait subi le contrecoup d’un pouvoir sans doute mal dosé ou s’amenuisant peu à peu.
Un coup de tonnerre éclata, plus intense que les précédents. Hob sut qu’il devait venir en aide à son ami. Abandonnant son téléphone sur l’îlot, il grimpa les marches de l’escalier quatre à quatre et se rendit dans le bureau de Gala. L’ordinateur ne lui serait d’aucune utilité pour quelques recherches, contrairement à la bibliothèque fournie de son amie. Il fouilla parmi les rayonnages, bénissant sa passion de professeure de littérature pour les vieux ouvrages et autres encyclopédies poussiéreuses, et sortit plusieurs livres qui pourraient lui venir en aide. Il devait faire vite, avant que la nuit ne tombe et ne le prive de savoirs. Il s’abîma les yeux sur de vieux articles concernant le dieu Morphée, apprit que l’un de ses nombreux dons était de pouvoir adopter n’importe quelle apparence. Hob s’interrompit dans a sa lecture et lança un regard au chat noir qui était allongé contre lui et semblait, à sa façon, prendre part à ses recherches en lui frôlant le bras dès qu’il entamait un nouvel ouvrage.
– Qu’est-ce que je dois faire ? Une sorte de rituel ? demanda-t-il au chat. Je suis immortel, pas magicien !
Il vit les yeux du félin s’assombrir et comprit qu’il venait de commettre un impair. Il s’excusa et tourna une page, montrant une photo d’une sculpture représentant Morphée endormi. Il ne put réprimer un rictus jaloux en se tournant de nouveau vers lui :
– Cet Houdon, tu l’as bien connu aussi, comme l’illustrateur fou ?
Le chat prit un air de superbe dédain. Hob effleura la sculpture du bout des doigts. Celle-ci représentait le dieu des rêves assoupi, la tête posée contre un bras, ses ailes dépliées. Avec sa couronne de boucles disciplinées, ce Morphée n’avait rien à voir avec celui qu’il rencontrait tous les cent ans depuis des siècles. Hob se redressa avec lenteur. Il ne connaissait rien au monde de la magie, même s’il avait eu affaire à quelques charlatans et autres spirites au cours de son immortalité. Peut-être pourrait-il faire apparaître Dream dans la réalité ? Il jeta un regard au chat noir le fixant avec acuité. Dream sous son apparence humaine afin de pouvoir l’aider véritablement, car il ne possédait pas encore le pouvoir de communiquer avec les chats.
– Est-ce que je dois danser à poil au milieu du salon en récitant des formules latines ? Invoquer un démon ? T’embrasser pour que tu te changes en lui… enfin, en toi mais version humaine ?
Le chat lui décocha un regard offensé. Hob lui gratta les oreilles.
– T’en fais pas ! Je ne tenterais rien tant que tu marcheras à quatre pattes et que tu auras des poils…
Il reporta son attention sur la sculpture de Morphée endormi. Pourquoi Diable, Kali avait-elle été prise d’un tel élan créateur ? Surtout que la sculpture n’était pas l’art qu’elle préférait… à croire qu’une entité lui avait soufflé le désir créateur. Hob se releva d’un bond. Il n’était pas doué non plus dans ce domaine, même s’il avait pris quelques cours de poterie par ennui, quelques années plus tôt, mais était-ce réellement le plus important ? La nuit passée, dans ce rêve, il avait réussi à faire apparaître un feu par simple force de sa volonté, peut-être pourrait-il réitérer cet exploit avec la statue en cours de réalisation ?
Dans un état second, abandonnant les ouvrages encore ouverts, Hob alla chercher le paquet de bougies et la potion avalée la veille et qui lui avait permis de gagner le monde des rêves. Il monta dans l’atelier et déposa les bougies et la bouteille sur le sol avant de se lancer dans les préparatifs. Il résista à la tentation d’ôter le drap recouvrant la statue. Ce n’était pas le bon moment. Les deux chats qui l’avaient suivi dans l’atelier prirent place sur le sofa. Pygmalion jeta un regard furieux au chat noir qui répondit d’un petit mouvement de tête tout à fait méprisant. Assis en position du sphinx, royal, le chat noir suivait les allées et venues de Hob à travers l’atelier avec intérêt.
L’immortel dénicha la boîte hermétique où Kali conservait l’argile blanche et la transporta près de la statue. Il remplit ensuite une bassine d’eau à l’évier situé un peu à l’écart et la déposa à côté de la boîte. Hob voulait que tout soit parfait, comme s’il s’apprêtait à effectuer un curieux rituel. Il alluma une par une les bougies chauffe-plat et les disposa tout autour de lui et de la statue encore cachée. Il hésita un instant avant de retirer son haut qu’il jeta sur le sofa.
Hob s’agenouilla et, tout en murmurant le prénom de son ami, retira le drap. Ses doigts effleurèrent le visage sans identité avec douceur et il déposa un baiser sur l’emplacement qui serait réservé au nez de la statue. Les flammes des bougies formaient de curieuses arabesques sur l’argile blanche, la rendant presque couleur de chair. Hob plongea ses mains dans la bassine, les humidifia et, saisi de cette étrange torpeur créatrice, commença à malaxer l’argile blanche. Il la pétrit avec lenteur, comprenant qu’il devrait faire preuve de patience, pour donner vie à cette sculpture qu’il souhaitait à l’image de Dream. Il se saisit de l’argile à pleines mains, la pinça avec tendresse, la roula entre ses doigts amoureux, tel un amant caressant le corps de l’être aimé pour la première fois, et commença à la modeler autour des fils d’argent se trouvant à la place des mains.
Les heures s’étirèrent, langoureuses. Petit à petit, Hob parvint à façonner ces doigts dont sa mémoire avant conservé la forme. Des mains élancées, qui n’avaient rien à voir avec les siennes. Il dessina les phalanges avec minutie, résista au désir de les embrasser, recréa les petits coquillages lui faisant office d’ongles, travaillant en silence pour garder toute sa concentration, ses yeux rivés au visage dépourvu d’identité ; indifférent aux éclairs menaçants et aux bruits de la capitale basculant dans une nouvelle nuit de violences.
La sueur glissait le long de son torse et de ses épaules, enveloppant son corps moite et soumis à l’effort d’une odeur animale. La fatigue commençait à engourdir ses muscles mais Hob, têtu, sut la défier. Il continua de lutter contre l’épuisement et la raison, contre les voix, celle de Gala et de ces trois femmes, lui ordonnant de cesser ce rituel qu’elles prétendaient être vain. Seule comptait cette statue qu’il désirait achever pour lui faire prendre les traits du Maître des Rêves.
À la nuit tombée, alors que les bougies commençaient à s’éteindre, Hob avait doté la sculpture de deux belles mains aux veines saillantes. Il s’assit pour reprendre son souffle, hagard. Il passa une main dans ses cheveux, souillant son front d’une tache argileuse. Son labeur était loin d’être terminé. Il se saisit de la bouteille contenant le liquide ambré. Un feulement le fit sursauter. Pygmalion se dressait sur ses quatre pattes et le dos courbé, tenta de l’avertir une dernière fois. Le regard de Hob croisa celui du chat noir. Les yeux bleus de celui-ci demeuraient indéchiffrables.
Tout en se maudissant et se traitant de fou, Hob porta la bouteille à ses lèvres et laissa le liquide songeur l’emporter dans l’illusoire monde des rêves…
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Notes:
- La statue de Morphée évoquée existe bel et bien : il s'agit du Morphée de Jean-Antoine Houdon qui se trouve au musée du Louvre. En revanche, j'ignore s'il a rencontré Morpheus...