Soleil et Chair
Chapitre 4 : La Chair d'une nuit d'été
8350 mots, Catégorie: M
Dernière mise à jour 11/07/2025 19:41
CHAIR D’UNE NUIT D’ÉTÉ
Ma femme aux pieds d’initiales
Aux pieds de trousseaux de clés
aux pieds de calfats qui boivent
Quand Hob poussa la porte du White Horse, un flot de musique l’enveloppa. La taverne qui dans son rêve précédent était plongée dans un silence de tombe, était éclatante de sons, de bruits et d’odeurs. Ses narines se mirent à palpiter lorsque le délicat fumet d’une viande juteuse vint titiller son odorat. Il se sentait en sécurité dans ce rêve caressant ses sens et l’invitant à la détente. Les personnages attablés autour d’un bon repas ou d’une chope, tous des inconnus, n’avaient rien de menaçant et n’avaient cure de sa présence en ces lieux ! Un joyeux groupe esquissait même quelques pas devant un trio de musiciens. Hob s’arrêta quelques instants et se mit à balancer la tête au rythme d’une musique qu’il n’avait pas écoutée depuis des siècles. Combien les accords d’un luth d’une époque révolue, résonnaient différemment de ceux produits par des musiciens essayant de faire perdurer cet art au XXIe siècle. Il se mit à siffloter, profitant de ces quelques moments volés au temps. Il était de nouveau Sir Robert Gadlen qui avait su se délecter des fruits de la richesse au cours de la glorieuse Renaissance.
Abandonnant les danseurs à leur farandole, Hob se fraya un chemin à travers les tables, évita de justesse un échanson vêtu d’un bonnet à grelots recouvrant ses cheveux blancs et d’un costume d’arlequin argenté. Le curieux personnage lança un regard à son jogging taché d’argile avant d’aller servir un homme se tenant seul devant une table débordante de plats gras et colorés. Ses vêtements et ses bijoux clinquants indiquaient qu’il occupait un rang important. Hob se retourna et contempla l’homme arborant une perle étincelante à l’oreille droite : il était le miroir de l’homme qu’il avait été, accumulant toujours plus de possessions et s’étourdissant dans les repas et les fêtes pour étaler toute l’étendue de sa puissance. L’homme se saisit d’une aile de faisan et la dévora d’un coup de dent, avant d’étancher sa soif en buvant sa coupe de vin d’un trait.
– Qu'est-ce que l'honneur ? s’écria-t-il soudain en dardant son regard éthylique vers Hob. Un mot. Qu'y a-t-il dans ce mot « honneur » ? Qu'est-ce que cet honneur ? De l'air. Un calcul bien fait ! Qui le possède ? Celui qui est mort mercredi. Le ressent-il ? Non. L'entend-il ? Non !
Un rot sonore ponctua sa réplique. Il porta ses doigts alourdis de bagues à ses lèvres humides et les essaya du revers de la main avant de poursuivre son copieux repas : déchiquetant, dévorant, dépeçant le gibier se trouvant à sa portée ; assaisonnant le tout d’un vin que Hob devina être exquis… Un homme, à l’image de Sir Robert Gadlen, sans aucune pitié pour autrui, arrachant des terres et des domaines à des nobles ruinés pour satisfaire sa cupidité.
– Ah ! Ma chère madame Dédaigneuse ! vous vivez encore ? cria un homme non loin de lui.
Ce fut la voix de la jeune femme, belle et claire comme une journée de printemps à jamais perdue qui le fit se retourner :
– Et comment la Dédaigneuse mourrait-elle, lorsqu’elle trouve à ses dédains un aliment aussi inépuisable que le seigneur Bénédict ? La courtoisie même ne peut tenir en votre présence ; il faut qu’elle se change en dédain.
Hob laissant à ses ripailles solitaires le seigneur aux rustres manières, s’avança jusqu’au couple querelleur. Le jeune impertinent était vêtu d’une tenue d’un rouge éclatant rehaussé de broderies dorées. Quant à la jeune femme… Les yeux de Hob glissèrent sur son charmant petit minois pâle avant de baiser ses lèvres bouton de rose plissées en une moue méprisante. Elle esquissa un sourire, ce qui fit tressaillir les quelques taches de son constellant ses pommettes rougissantes – Dieu combien il les avait aimées, ces petites constellations! que le traître blanc de Saturne ne parvenait pas à masquer totalement.
– La courtoisie est donc un renégat ? répliqua le jeune coq, à qui il avait tant ressemblé, dans un reniflement méprisant. Mais tenez pour certain que, vous seule exceptée, je suis aimé de toutes les dames, et je voudrais que mon cœur se laissât persuader d’être un peu moins dur ; car franchement je n’en aime aucune.
Un nouveau rire de la jeune femme salua les orgueilleuses paroles du jeune fat. Elle se pencha vers lui et toujours en affichant la plus exquise des bienséances, entama une joute verbale avec son adversaire tout aussi ravi de ce nouveau duel. Hob ne parvenait plus à détacher son regard de la blonde demoiselle aux grands yeux bleus. Sa douce et pétillante Eleanor. Elle n’avait jamais été séduite par sa fortune ou ses titres. Leur première rencontre, à une fête organisée par un seigneur de leur connaissance, n’avait pas été placée sous les meilleurs auspices. Eleanor avait repoussé ses avances de séducteur de pacotille et avait accueilli chacune de ses – fausses – paroles courtoises par des traits aussi acérés que charmants. Piqué au vif, Sir Robert Gadlen s’était pris au jeu de la querelle et chacune de leur entrevue, jusqu’à ce qu’il lui avoue son inclination sincère pour elle, avait été ponctuée de ces petits jeux d’esprit.
Un nouveau sourire apparut sur les lèvres d’Eleanor faisant s’effacer celui de Hob. Les premiers temps de leur mariage avaient été idylliques et le comble du bonheur avait été atteint avec la naissance de son héritier ; mais accaparé par ses affaires, toujours avide d’acquérir encore plus de terres, Robert Gadlen avait délaissé son épouse dont l’esprit et la beauté, tels une fleur privée d’eau, s’étaient peu à peu étiolés. Il n’avait pas su la protéger de la mélancolie, ni des ombres menaçant sa joie de vivre. Elle était morte en donnant naissance à un enfant mort-né. Un second fils qui aurait dû être sa joie mais qui avait marqué le début de ses malheurs.
La musique s’arrêta quelques instants, offrant à Hob quelques instants de silence pour lui permettre de se remémorer ces souvenirs heureux qu’il avait oubliés au cours des siècles. Un baiser d’Eleanor contre sa joue, sa voix lui susurrant des mots tendres ou amusés au creux de l’oreille. Il ferma les yeux. La première nuit qu’ils avaient passée ensemble, elle tremblante entre ses bras, rougissante et balbutiante et lui qui s’était fait le plus doux des époux pour qu’elle ne souffre pas lors de sa défloration. Il l’avait aimée mais n’avait pas su préserver ce bonheur qu’il avait acquis sans véritablement le mériter…
La musique reprit, plus mélancolique. Les mouvements des danseurs, emportés dans une danse triste, se firent plus lents et leurs allures étaient à présent celles de spectres condamnés à une ronde sans fin.
– Mourir… dormir… plus rien… commença une voix masculine aux accents familiers à une table voisine.
Hob redressa la tête. Les contours des silhouettes l’entourant s’estompèrent, le laissant seul face à cet homme solitaire aux cheveux gris et aux traits marqués par la vieillesse, les épaules courbées sous le poids d’une existence tissée de mauvais choix. Les yeux sombres et éteints du vieillard fixaient un crâne recouvert de chair humaine et autour duquel voltigeait une nuée de mouches.
– Et dire que, reprit l’homme que Hob Gadling aurait dû devenir si la Mort ne lui avait pas accordé son présent, par un sommeil, nous mettons fin aux serrements de cœur et à ces mille attaques naturelles qui sont l’héritage de la chair !
Hob s’approcha de son double vieillissant. L’homme inclina la tête sur le côté et tendit les doigts vers le crâne humain, un rubis ayant perdu de son éclat était coincé dans sa mâchoire. L’homme caressa la joue du crâne avant de le saisir à deux mains.
– C’est un dénouement qu’on doit souhaiter avec ferveur. Mourir… dormir… dormir ! rêver peut-être ? acheva-t-il dans un rire dément en déposant ses lèvres fiévreuses contre la bouche du crâne diffusant de putrides exhalaisons.
Un claquement de mains impatient suspendit la tirade du vieux fou. La musique reprit ses droits, entraînant les danseurs dans une nouvelle danse de joie illusoire. Les silhouettes retrouvèrent leurs couleurs et le vieillard, seul, demeura dans la pénombre.
– Tu es en retard, Hob Gadling, lui lança une voix grave.
L’immortel tourna la tête et aperçut Son Etranger, vêtu de cette tenue qu’il portait lors de leur troisième rencontre, installé derrière une table recouverte des mets les plus savoureux. Dream inclina légèrement la tête pour le saluer. La lueur des bougies fit miroiter la boucle qu’il arborait à son oreille. Hob jeta un regard à sa tenue, qui n’avait pas changé, avant de franchir les quelques mètres les séparant l’un de l’autre. Il s’arrêta devant la table, ne sachant comment entamer une discussion avec ce Dream qui semblait en pleine possession de ses fabuleux pouvoirs.
– J’ai toujours entendu dire qu’il était fort impoli de faire attendre un ami, reprit Dream en esquissant un sourire.
– Il me semble que je te dois des excuses, répondit Hob sur le même ton empreint de courtoisie.
L’Etranger l’invita à prendre place à ses côtés. Hob détacha ses mains de son dos et se glissa près de lui. Lorsque son bras nu frôla celui de son ami d’éternité, l’immortel ne put réprimer le petit frisson qui lui chatouilla la nuque. Pour masquer son embarras, il détacha un grain de raisin de la grappe posée devant lui et le porta à sa bouche. Un peu de jus glissa de ses lèvres qu’il lapa d’un coup de langue. Leur table qui se trouvait un peu à l’écart des autres, avait été placée sur une estrade, ce qui leur permettait d’avoir une vue d’ensemble de la salle et de jouir pleinement de l’atmosphère redevenue légère et propice aux divertissements.
Hob examina son Etranger à la dérobée : celui-ci avait bien meilleure mine ! Ses yeux se coulèrent jusqu’à ses mains posées à plat sur la table. Des mains blanches aux ongles d’un joli rose vif et qui ne portaient plus aucune trace d’entailles. Hob souleva sa main gauche, Dream, sans le regarder, imita son geste et leurs doigts se rencontrèrent au-dessus de la grappe de raisin. Hob laissa ses doigts effleurer ceux de l’Etranger avant de lui abandonner la préséance. Dream se saisit de quelques grains de raisin qu’il mit dans son assiette.
Le malicieux échanson bondit jusqu’à leur table, faisant tinter les grelots de son immense bonnet, et leur proposa de quoi se rafraîchir le gosier. Dream le congédia d’un mouvement de main en lui disant qu’ils avaient tout ce qu’ils désiraient pour le moment. Un curieux rictus s’afficha sur le visage poupin avant de se métamorphoser en une grimace suintante de noire hypocrisie. Il s’écarta de leur table non sans avoir décoché un dernier regard plein de malice aux deux hommes.
– J’ai jamais pu sacquer ces bouffons, grommela Hob en attrapant un morceau de pain qu’il fit crisser sous ses dents.
– Régale-toi sans crainte, Hob Gadling, le rassura Dream qui n’avait pas encore touché à ses grains de raisin, nul ne viendra troubler notre festin, je t’en fais la promesse.
– Pas même votre grand ami Shakespeare ? rétorqua l’immortel en se saisissant d’un petit feuilleté à la viande qu’il attaqua d’un coup de dent rageur au souvenir de cette rencontre écourtée.
– As-tu été jaloux, cette nuit de 1589 ?
Terriblement, s’abstint de répondre l’intéressé en avalant la bouchée qu’il venait de croquer. Avoir été délaissé pour ce piètre rimailleur alors qu’il aurait tant voulu impressionner son ami en faisant étalage de sa fortune ! L’abandon de son Etranger avait été un coup porté à son orgueil. Le visage de Hob se rembrunit et le goût savoureux du feuilleté devint amer entre ses lèvres. Cette nuit-là, il s’était repu et enivré plus que de raison et s’était endormi dans le lit conjugal à l’aube, tout habillé et ronflant comme une cohorte de démons endormis.
– Tu as rêvé de moi, cette nuit-là, laissa tomber Dream d’un ton feignant l’indifférence, les yeux rivés aux danseurs poursuivant leur danse.
– Tu te souviens des rêves de tous les rêveurs ? l’interrogea Hob en faisant tinter son couteau contre son assiette pour masquer sa nervosité.
Le visage de son Etranger s’assombrit.
– Uniquement des tiens désormais… avant, oui, tous les rêves étaient miens, ajouta-t-il avec tristesse. Cette nuit, reprit-il en tournant la tête vers lui, tu es mon seul invité.
– Tant mieux ! s’exclama Hob d’un ton se voulant badin pour briser cette vague à l’âme s’étant abattue sur leur festin. J’ai toujours détesté ce foutu Shakespeare ! Il n’a écrit que deux pièces potables : Le Songe d’une nuit d’été et La Tempête !
– La postérité te donne tort, Hob Gadling, le corrigea Dream avec un certain amusement.
Ils échangèrent un sourire. Hob essuya ses doigts sur la nappe, renouant avec une vieille habitude d’antan, avant de se caler dans son siège afin d’observer les danseurs. Les minutes s’égrenèrent, sans qu’aucun d’eux n’ose prononcer de futiles paroles qui pourraient entraîner d’autres questions, bien plus sérieuses… Et pourtant, Hob avait besoin de réponse. La joue appuyée contre le dossier de son siège, il se tourna vers son Etranger. Les flammes des bougies jouaient avec ses cheveux noirs, lui conférant une allure tout à fait surnaturelle. Inaccessible pour le commun des mortels et des immortels.
– C’est toi, n’est-ce pas ? s’enquit Hob avec curiosité. C’est toi qui as apporté à ce rimailleur sans talent, cette postérité non méritée… Que lui as-tu demandé en échange ?
– M’as-tu vendu ton âme en 1389, Hob Gadling ? Non, se défendit Dream en se tournant vers lui. Je te l’ai déjà dit : je ne suis pas si cruel. Je lui ai simplement demandé de m’écrire une pièce de théâtre tout à fait particulière…
– Non, tu ne m’as pas volé mon âme, admit Hob dans un murmure qu’il crut n’être entendu que de lui seul. Mais une autre partie de mon être, très certainement…
A sa grande surprise, il vit les pommettes couleur d’argile s’empourprer. Dream se saisit de son verre et enroula ses doigts avec force autour de la coupe, comme s’il désirait la briser pour chasser les mots impulsifs proférés par son compagnon d’éternité. La musique se ralentit et, comme soumise aux émotions des deux hommes, se fit plus intime.
– Bois ton vin, Hob Gadling, reprit Dream d’une voix devenue tremblante.
Hob s’empara de sa coupe et vit avec stupeur que celle-ci était à présent remplie à ras bord d’un vin dégageant un doux parfum fruité. Il tourna la coupe et s’apprêtait à y plonger les lèvres pour goûter au divin nectar lorsqu’un souvenir, confus, d’un rêve baigné d’une lumière verte lui revint en mémoire.
– Nous avons déjà eu cette conversation, déclara-t-il, stupéfait à son ami.
Ce n’était pas une question, mais bel et bien une affirmation. Dream ne chercha pas à le contredire et esquissa un petit mouvement de tête.
– Oui. Il y a de cela quelques mois… quelques années ? Tout devient si chaotique… c’était après nos retrouvailles au New Inn. J’étais venu te voir dans un rêve, car je ne pensais que je ne pourrais plus jamais te revoir…
– Et ?
– Je ne voulais pas que tu passes encore cent trente-trois ans et même plus, à m’attendre, Hob Gadling.
– Pourquoi ?
– J’avais une mission à accomplir. En Enfer.
La musique se tut lorsque le nom du royaume anciennement gardé par Lucifer fut prononcé. Hob contempla le liquide rougeoyant demeuré intouchable. Il n’avait qu’une vague conception de l’Enfer, hérité de la Bible dont on lui avait lu des passages. Il savait que c’était un lieu pour les damnés, un lieu de châtiment et de tortures ineffables et éternelles. Ayant acquis l’immortalité, il ne craignait plus cet Enfer qui l’avait tant terrifié lorsqu’il n’était encore qu’un homme du Moyen Age.
– Pourquoi tu ne m’as rien dit ! cria-t-il brusquement en reposant la coupe sur la table, quelques éclats de vin éclaboussèrent sa poitrine. J’aurais pu t’accompagner !
Dream se tourna vers lui, incrédule.
– En Enfer ?! Aurais-tu perdu l’esprit, Hob Gadling ? Ce n’est pas un endroit pour les vivants !
– Je suis immortel ! Qu’avais-je donc à craindre ?!
– D’être capturé et torturé pour l’éternité.
Dream serra les doigts autour de sa coupe si fort que ses jointures en blanchirent. La lumière des bougies se mit à vaciller tandis que les silhouettes des personnages gravitant autour d’eux s’estompèrent. Un souffle de néant vint frôler la joue de Hob tandis que la voix du Maître des Rêves résonna dans la pièce, menaçante, toute-puissante :
– Je sais pertinemment ce que tu as fait tout au long de ce maudit XXe siècle, Robert Gadling, asséna Dream d’un ton glacial en rivant son regard devenu couleur de nuit dépourvue d’étoiles au sien.
Hob redressa la tête, bien décidé à affronter l’ire de cet être dont l’ombre venait de gagner quelques mètres et s’étalait à présent dans toute la salle, noyant les odeurs, les sons et les couleurs, sous sa robe de ténèbres.
– Toutes tes maudites aventures, tous ces défis lancés à la Mort ! La Première Guerre mondiale, l’ascension de l’Everest, Buchenwald…
Hob détourna les yeux à cette évocation : Dream avait visé l’un de ses points faibles, l’un des souvenirs capable de lui faire perdre pied. Il tint bon cependant et garda ses yeux plantés dans ceux de son ami.
– Je sais tout, Hob. Pourquoi ? souffla Dream d’une voix redevenue plus apaisée, tout en lui jetant un regard d’incompréhension. Que cherchais-tu en défiant ainsi la Mort ?
– Je pourrais te retourner la question. À quoi rime tout ce cirque alors que tu n’es visiblement plus en possession de tous tes pouvoirs ?
L’ombre de Dream se ratatina peu à peu avant de se réduire à peau de chagrin. La lumière éclaira une salle désormais vide et froide comme un tombeau.
– Je voulais t’offrir un dernier rendez-vous, Hob, confessa Dream en détournant les yeux. Je voulais… je veux t’offrir un véritable adieu.
– Tu as survécu à l’Enfer, fit Hob dont la colère s’était également apaisée. J’ignore quelle épreuve tu subis actuellement, mais tu en sortiras vainqueur.
– Les ennemies qui me traquent sont bien plus redoutables et implacables que tous les démons de l’Enfer réunis.
Dream se mit à jouer avec sa coupe en la tournant avec force. Un peu de vin glissa le long de ses doigts, tel des larmes de sang intarissables.
– Quiconque a fait le mal, et cache des mains sanglantes, murmura Dream en fixant ses mains tachées de vin, elles lui apparaissent, incorruptibles témoins des morts, avec force et puissance, poursuivit-il en jetant un regard voilé d’ombres à son compagnon, et leur font payer le sang répandu…
Hob contempla longuement cet être surnaturel qui lui apparut de nouveau si vulnérable, écrasé sous le fardeau de la fatalité. L’immortel résista à l’envie de presser sa main contre celle souillée de vin pour l’assurer de son soutien. Il avait pu, dans la pénombre de la taverne dans ce précédent rêve, se laisser aller à des élans tendres mais ici, dans la lumière bien que vacillante, le puissance émanant de son ami le tenait en respect.
– Au début, confessa Hob en frottant le lobe de son oreille gauche, ce n’était qu’un jeu destiné à te narguer, je suppose. Il s’interrompit pour ne pas se laisser submerger par l’émotion le gagnant petit à petit. J’étais furieux contre toi, mais surtout désespéré à l’idée de ne plus jamais te revoir.
Dream se tourna vers lui. Hob fut bien incapable de déchiffrer le trouble traversant son regard redevenu bleu d’été à cet instant.
– Et là, reprit l’immortel en baissant la tête pour dissimuler les sentiments l’agitant. Tu me dis que c’est terminé ? Que tout ce que nous aurons, c’est uniquement ça ? Quelques heures en six cent trente-six foutues années ! acheva-t-il d’une voix oscillant entre colère et chagrin.
Un vent de sable s’engouffra dans la salle vide, changeant les victuailles et autres délices en poussière. La table derrière laquelle ils étaient assis disparut elle aussi, emportée par le souffle songeur. Ils étaient seuls. Seuls face à ce décor dépouillé d’illusions et de lumière. Seuls avec leurs deux cœurs mis à nu.
– Je peux t’aider, chuchota Hob en gardant les yeux rivés à ses pieds recouverts d’argile tandis que ses ongles éraflaient l’accoudoir de son siège. Laisse-moi essayer. J’ai déjà…
Une main se posant contre son genou fit taire ces paroles insensées. Il redressa le menton et vit Dream, dépouillé de sa tenue prestigieuse, simplement vêtu d’un long drapé noir déchiré et rapiécé, dévoilant ses clavicules saillantes et son torse marqué d’entailles de griffures, agenouillé devant lui. L’effleurement hésitant du Maître des Rêves se fit plus assuré. Il replia ses doigts autour du genou de son ami, le forçant à affronter son regard.
– Hob, chuchota-t-il en le caressant avec douceur à travers le tissu de son pantalon. Laisse-moi profiter de ces instants en ta compagnie car qui sait, si demain je serais encore là.
Sa joue vint remplacer sa main.
– Accorde-nous cette nuit, Hob Gadling.
Celui-ci secoua la tête, têtu, obstiné, refusant cette vérité que Dream tentait de lui faire voir.
– Promets-moi une chose, reprit son compagnon d’éternité en levant son regard vers lui. Cesse de te perdre dans les rêves. Tu as toute une immortalité à ta disposition, mon ami. Ne la gaspille pas en songes mensongers ou pour moi. Je ne le mérite pas…
Hob tenta de se libérer de son emprise pour lui réaffirmer qu’il serait prêt à tout pour lui venir en aide. Dream tint bon et frotta sa joue contre le genou tremblant.
– Et arrête de boire cette maudite potion, elle n’est d’aucune utilité !
– Dans ce cas, comment expliques-tu que j’arrive à rêver de nouveau ?
Le sourire mélancolique de Dream s’effaça. Il entrouvrit la bouche, prêt à lui apporter une réponse, avant de la refermer brusquement. Ses doigts se mirent à caresser l’autre genou avec douceur. Hob ferma les yeux, se laissant aller à cet envoûtant attouchement qui fit taire, un temps, ses questions et son désir grandissant de tout tenter pour arracher Dream aux griffes de ses ennemies.
– Entendu, murmura-t-il tandis que des grains de sable se déposèrent sur ses lèvres. Poursuivons ce festin.
– Quel festin ? J’ai prévu bien plus de réjouissances qu’un simple dîner, déclara Dream d’un ton non dépourvu d’une certaine malice avant de se redresser.
Il réajusta les manches de son drapé. Hob laissa son regard s’insinuer sous les pans ouverts de ce curieux vêtement qui lui offrait une vue tout à fait dégagée sur un torse qui paraissait sculpté dans l’ argile la plus pure. Ses yeux se perdirent au creux de son nombril, s’arrêtèrent à la ceinture dissimulant la partie inférieure du corps du Maître des Rêves avant de remonter, lentement, savourant chaque grain de sa peau, effleura le bandage entourant son flanc droit, avant de se poser sur la pointe de ses seins.
– J’ai un spectacle beaucoup plus intéressant à te proposer, Hob Gadling.
– Je n’en suis pas certain… répondit Hob en esquissant un sourire taquin.
– Je te laisse le choix, mon ami : La Tempête ou Le Songe d’une nuit d’été ? Laquelle de ces deux pièces a ta préférence ?
– La deuxième, répondit Hob en laissant leurs regards s’aimanter l’un à l’autre, car elle porte ton nom.
À sa grande stupeur, Dream parut décontenancé par sa réponse. Il rougit et détourna le regard pour masquer son embarras. Au bout de quelques instants, il lui tendit la main. Hob s’en empara et laissa ses doigts s’enrouler autour de ceux du Maître des rêves. Celui-ci se retourna, attrapa de son autre main les quelques grains de sable semés sur la bouche de Hob, se tourna vers un mur et souffla sur sa paume. Le mur poussa un grognement, quelques pierres tombèrent et dans un nuage de poussière, une porte apparut. Dream tourna la tête vers l’immortel, l’un de ses sourcils arqués en une pointe interrogative. Hob se contenta de lui sourire et tandis, que les deux hommes empruntaient une nouvelle porte, le décor autour d’eux s’effaça pour de bon.
***
Le Maître des Rêves et l’Immortel traversèrent une charmille formant un berceau protecteur au-dessus de leurs têtes. Hob ralentit le pas, contemplant avec un émerveillement non dissimulé la multitude de lucioles accrochées aux charmes verdoyants et baignant ce décor estival d’une lueur bienfaisante. Dream resserra ses doigts autour de ceux de Hob. L’immortel baissa les yeux et vit que le visage de son ami était tordu par la douleur.
– Dream ?
Il vit avec horreur du sang glisser le long de ses narines avant de couler sur son arc de Cupidon. Hob lâcha un juron et l’attira contre lui afin d’examiner cet inquiétant phénomène. La peau du Maître des Rêves était si pâle qu’elle était presque devenue translucide. Il pouvait même apercevoir les contours de son cœur, un bien curieux mécanisme argenté entouré de fils de la même couleur, battre sous sa poitrine.
– Ce n’est rien, tenta de le rassurer Dream en esquissant un triste sourire. Ce rêve me coûte bien de l’énergie.
– Alors, arrête !
Il secoua la tête avec obstination, refusant de mettre fin à ce songe qu’il voulait en tout point réussi. Hob, comprenant qu’il ne pourrait pas le convaincre de renoncer à cette folie, humecta les doigts de sa main droite et d’un geste délicat, nettoya le sang souillant la peau pâle. Dream tressaillit à ce contact mais ne repoussa pas cette main bienvenue.
– Laisse-moi t’offrir ce dernier rêve, Hob, murmura Dream en se détachant de lui. C’est tout ce qui m’importe désormais.
Tout d’un coup, quelques hommes vêtus de costumes colorés firent leur apparition au bout de la charmille et se placèrent sur une scène en bois devant laquelle avaient été disposés des bancs et deux sièges pour deux personnages d’importance. Un homme, que Hob reconnut à sa grande horreur comme Le Barde d’Avon, donnait ses directives.
– Le Songe d’une nuit d’été, lui apprit Dream, c’était le prix qu’il a dû me payer. Une pièce contre la promesse d’une gloire éternelle.
Hob jeta un regard incrédule aux acteurs lisant leur texte d’un air concentré. Shakespeare papillonnait de l’un à l’autre, distillant ses derniers conseils, jetant de temps à autre des regards à Dream comme pour s’assurer que tout était à sa convenance. Dream lui accorda un petit signe de tête avant de s’écarter de Hob.
– Le Barde a obtenu ce qu’il désirait, ajouta-t-il en le voyant rayer de sa plume un mot sur un texte, comme cela avait été conclu.
Un adolescent fit alors son apparition et s’avança jusqu’à la scène tout en lançant un regard béat d’admiration au dramaturge. Hob scruta avec attention, le jeune homme dont les traits rappelaient ceux de l’auteur faisant l’orgueil du Royaume-Uni. Il songea à son Robyn qui l’avait regardé avec ce même regard admiratif avant que leurs destinées ne s’éloignent l’une de l’autre. Trop d’incompréhensions et de non-dits entre eux. Sir Robert Gadlen avait été un piètre époux et un mauvais père.
– Malheureusement, reprit Dream dans un triste sourire, il a oublié que nul mortel ne peut fraterniser avec le monde surnaturel sans en payer le prix.
Hob écarquilla les yeux de stupeur. Dream lui désigna le côté gauche de ce curieux jardin. Un air de musique étrange et discordant s’éleva dans les airs, suivi d’un parfum imitant celui des fleurs s’épanouissant au printemps. Une petite troupe s’avança avec majesté jusqu’aux bancs et à en croire leurs vêtements étincelants, ils appartenaient à un rang bien supérieur à celui qu’occupait Hob à cette époque ! Une femme, belle et dédaigneuse, ouvrait la marche et prit place sur le siège, aux côtés d’un homme qui devait être son époux. Leur petite cour prit place autour d’eux. L’échanson à cheveux blancs avait revêtu cette fois-ci un costume blanc semblable à une immense feuille couverte de rosée, enveloppant son corps pâle, tout en laissant entrevoir quelques coins de peau. Un curieux bonnet, tout aussi immaculé, en forme de fleur retournée s’agrandissait et se rapetissait à chacun de ses mouvements, complétait son étrange accoutrement.
La curieuse créature tourna la tête vers l’immortel et le Maître des Rêves. Hob se recula d’un pas, troublé par le poids de son regard désapprobateur. Il tenta d’attirer l’attention de Dream sur cet être aux cheveux blancs qui semblait les poursuivre :
– Qui est-ce ? demanda-t-il en le désignant d’un petit mouvement de menton.
Dream suivit son regard et eut un froncement de sourcils.
– De qui veux-tu parler ? De l’homme détestable qui ne cesse de te jeter des regards concupiscents ? C’est un homme appartenant au peuple de Féerie. Il n’est qu’un souvenir de cette représentation. Je peux l’effacer si tu le souhaites.
– Serais-tu jaloux ? s’enorgueillit Hob en bombant le torse afin de chasser la peur qui s’était insinuée en lui.
La créature aux cheveux blancs avait disparu mais son ombre, elle, demeurait présente, tapie dans un coin de la scène.
En guise de réponse, Dream tendit la main vers l’homme aux oreilles pointues et souffla sur ses doigts. Celui-ci disparut dans un nuage de sable, sans que son absence ne soit remarquée par les autres fées. La femme brune assise sur le siège ouvrit son éventail et l’agita d’un mouvement impatient, projetant des fleurs autour d’elle. Son époux était penché vers le jeune homme se tenant à ses côtés et qui, à en croire le sourire étincelant du seigneur, lui servait de savoureux traits d’esprit.
– Souhaites-tu te joindre à cette assemblée, Hob Gadling ?
– Pouvons-nous rester ici ?
– A ta guise.
Hob s’assit et pour être plus à son aise, défit ses chaussettes. Il agita ses orteils et sous le regard amusé de Dream, les plongea avec délice dans le tapis d’herbe fraîche.
– Quelqu’un que je connais, déclara Dream, a dit qu’être en contact avec la terre rendait les choses plus concrètes.
– Cette personne n’avait pas tout à fait tort.
Trois musiciens apparurent sur scène et entamèrent une gigue sautillante afin de faire patienter la noble et féerique assemblée. Hob vit la femme brune refermer son éventail d’un geste agacé. Son mari lui, semblait davantage goûter à ce spectacle improvisé et battait la mesure en claquant bruyamment dans ses mains.
– C’est donc ça, ton rôle, souffla Hob en repliant ses bras autour de ses genoux. Tu façonnes les rêves.
– C’était… répondit Dream avec tristesse. J’ai perdu ce titre et ce pouvoir.
Hob tapota le carré d’herbes à ses côtés. Dream parut hésiter quelques instants et s’assit près de lui. Il étendit l’une de ses jambes, tout en gardant l’autre repliée contre son menton. Il se mit à jouer avec un brin d’herbe.
– Qu’aimes… Qu’aimais-tu le plus dans cette fonction ? reprit Hob en s’efforçant de regarder le spectacle.
– Créer, fit Dream sans la moindre hésitation. Inventer sans cesse de nouveaux rêves et de nouveaux songes. Faire en sorte que mes sujets soient le plus heureux possible. Tout cela est terminé, maintenant, ajouta-t-il avec amertume en arrachant une touffe d’herbe.
– Peut-être pas… je veux dire, tu as sans doute la possibilité de créer autrement ? Après tout, les rêves ne s’arrêtent pas…
Dream lui lança un triste regard mais n’osa pas le contredire. Il se mit à contempler ses pieds couverts d’entailles.
– Et toi, Hob Gadling ? Qu’est-ce qui te fait encore aimer l’humanité malgré tous ses défauts ?
L’immortel demeura silencieux quelques secondes, songeant à la meilleure réponse à apporter à cette question. En traversant les âges et en affrontant les tempêtes de l’Histoire, il avait appris à composer avec la cruauté et les injustices du genre humain. Il en connaissait ses cruautés et son intolérance, sa noirceur et sa violence et pourtant… Pourtant, il en avait admiré aussi les grandeurs et les élans créateurs, sa douceur et ses désirs de justice et de faire en sorte que le monde devienne un meilleur endroit. Une humanité en nuances de gris, comme lui, capable du pire comme du meilleur.
– La nourriture, commença Hob en s’allongeant sur l’herbe couverte de rosée, mains croisées sous sa nuque. Je n’ai pas encore eu l’occasion d’explorer tous les pays que compte notre planète pour en goûter toutes les spécialités, mais la nourriture, bon sang, Dream ! Et le vin ! Le champagne !
Le Maître des Rêves ne put réfréner un sourire amusé.
– L’humanité ne serait-elle donc qu’un vaste estomac prêt à engloutir les mets les plus savoureux ?
Hob éclata de rire avant de reprendre :
– L’Art. L’Homme a appris à donner vie aux rêves grâce à l’Art : la peinture, la sculpture, la littérature, la musique, le cinéma ! Oh, Dream… l’Art est ce qui se rapproche le plus du rêve !
– Je ne peux te donner tort, admit Dream en s’inclinant vers lui.
A cet instant, la musique se tut. Shakespeare fit apparition sur scène, fit à la révérence pour saluer ses spectateurs d’une nuit chimérique et d’une voix assurée leur présenta en quelques mots la féerie qui allait se dérouler devant eux. Il leur souhaita une bonne représentation tout en les priant de ne pas lui tenir rigueur des petites touches d’impertinence distillées dans certaines de ses lignes. L’homme assis à la place d’honneur accueillit son discours d’un chaleureux applaudissement, bientôt imité par ceux de sa cour. La femme brune elle, demeura imperturbable.
Un homme portant une barbe de vieillard s’avança jusqu’au bord de la scène, salua le public, avant de s’éclaircir la voix :
A présent, belle Hippolyta, notre heure nuptiale
S’avance à grands pas ; quatre jours heureux vont apporter
Une lune nouvelle …
Tandis que les acteurs se lançaient à corps battu dans leur texte, la femme brune se retourna avec lenteur et darda son regard d’un bleu de glace en direction de Hob. Celui-ci sentit une épine s’enfoncer dans son crâne et ne put réprimer un gémissement douloureux. Dream se redressa avec vivacité. Un sourire cruel s’étira sur les lèvres de cette Belle Dame sans Merci.
– Il suffit, déclara Dream d’un ton dépourvu de chaleur en repliant ses doigts contre sa paume.
À l’instar de l’homme vêtu d’une longue cape violette, l’orgueilleuse dame se retrouva enveloppée d’un nuage de sable et disparut de la mise en scène. Hob frotta sa peau endolorie tout en observant le Maître des Rêves.
– Ton amie ne semblait guère m’apprécier.
– J’ai eu tort de convoquer son image dans notre rêve. C’est une femme jalouse et maligne. Je crains de ne pas avoir été un amant à la hauteur de ses désirs.
Hob lui jeta un regard surpris mais n’émit aucun commentaire. Qui était-il pour juger les expériences sentimentales de son compagnon d’éternité ? Il n’avait pas été un bon époux et encore moins, un amant digne de ce nom ! Au cours du premier centenaire ayant suivi la prise de conscience de son immortalité, il avait accumulé dans une sorte de frénésie se défiant de la mort, nombre de maîtresses. Après son mariage, pour noyer son chagrin, il s’était de nouveau perdu dans ce paradis illusoire, avant de goûter davantage à une période d'abstinence. Il avait eu quelques histoires par la suite, afin de combler sa faim d’amour, mais celles-ci avaient toutes été un échec cuisant.
– Le sexe, lança-t-il tout en observant les personnages sur scène se livrant aux caprices de l’amour.
Dream lui décocha un regard étonné.
– Le sexe, reprit Hob, c’est l’une des meilleures choses jamais inventées par l’humanité ! Je ne te parle pas du coït, mais le sexe qui est source de plaisirs pour les deux amants. J’imagine que tu as déjà ressenti ce plaisir.
– Pas comme toi, tu peux le vivre, confessa Dream en se tournant vers lui. Ce corps que tu vois, n’est qu’une infime partie de mon être. Je n’ai jamais ressenti les plaisirs de la chair comme un être humain peut les ressentir.
La voix du jeune homme aux traits charmants incarnant l’amoureuse Héléna vint se faufiler jusqu’à eux :
Méprisez-moi, abandonnez-moi ; seulement permettez-moi
(Tout indigne que je sois) de vous suivre.
Hob sentit le corps de Dream se rapprocher du sien. Dans ce songe d’une nuit d’été, ils n’avaient plus rien à cacher et il était prêt à entendre toutes les confessions que lui ferait cet être qui lui était demeuré un mystère durant plus de six siècles. Il ne le jugerait pas, il ne le condamnerait pas, car lui-même était un homme imparfait.
Des fleurs de coquelicot jaillirent de la terre. Hob en arracha une et la fit tourner entre ses doigts tandis que sur scène, la pauvre Héléna tentait d’infléchir le cruel cœur de Démétrius. Mû par une inspiration subite, il en effleura la main de Dream posée près de la sienne. Il fit glisser les pétales rougeoyants le long de ses doigts, chatouillant les phalanges et le bout de ses ongles.
– Tu ne devrais pas, fit Dream dans un souffle. Ces fleurs sont éphémères, telles un songe dont on ne peut se souvenir au réveil. L’ignores-tu ? Les cueillir, c’est les condamner à mourir.
– C’est un risque à prendre, comme l’amour, répliqua Hob en faisant remonter le coquelicot le long du poignet aux veines saillantes. Aimer, c’est prendre le risque de souffrir et d’être un jour quitté, mais cela en vaut la peine.
Les pétales du coquelicot se racornirent et le pistil s’abaissa dans un bruissement rappelant un gémissement retenu. La fleur devint sable qui glissa entre les doigts de Hob avant de s’en retourner à la terre. Dès que les grains entrèrent en contact avec le sol, une nouvelle fleur d’un rouge flamboyant en émergea.
– Les souhaits et les larmes, pauvre cortège du désir, chuchota Dream tout en rivant son regard à celui de Hob.
– L’amour véritable n’a jamais eu un cours facile…
– Je croyais que tu trouvais Shakespeare mauvais dramaturge, s’amusa le Maître des Rêves en se penchant vers son compagnon d’éternité.
Celui-ci esquissa un sourire. Leurs souffles s’entremêlèrent. Dream tendit la main vers la scène comme pour effacer la pièce de théâtre mais les doigts de Hob lui saisirent le poignet, l’empêchant de mettre un terme à ce songe. Ils s’affrontèrent du regard. Dream secoua la tête et Hob lut dans ses yeux troublés qu’il le considérait comme un fou mais peu lui importait !
La main de Dream se fit molle entre ses doigts et sans un mot, rendant les armes, le Maître des Rêves s’allongea sur l’herbe humide. Il leva la tête vers les lucioles dont la lumière lui caressait les paupières. Il ferma les yeux et laissa le nom de son compagnon s’évader de ses lèvres. Si ce dernier rêve devait être le dernier, alors il le serait. Hob changea de place. Dream sentit un frisson lui parcourir l’échine lorsque les doigts de l’immortel, agenouillé devant lui, frôlèrent la plante de ses pieds. Dream rouvrit les yeux et inclina la tête sur le côté, laissant les brindilles et les gouttes de rosée le parer de la couronne qu’il avait perdue.
Hob lui adressa un regard interrogateur auquel il répondit par un petit signe de tête. Dans ce rêve, sous ce ciel d’été illusoire, il n’était plus un Infini mais un être cherchant à goûter à ce plaisir charnel faisant les délices de l’immortel.
Son compagnon, tout en lui murmurant des paroles réconfortantes, laissa ses doigts intimidés, chatouiller la plante de son pied gauche et approfondir sa caresse en un mouvement circulaire. Les entailles recouvrant la peau craquelée s’effacèrent sous ses attouchements. Un soupir s’échappa des lèvres entrouvertes de Dream. Hob fit courir ses doigts le long de sa cheville, avant de redescendre, n’osant remonter cette jambe encore dissimulée sous le drapé du tissu. Les doigts de l’immortel reprirent leur ballet esquissant quelques nouvelles arabesques sur la pointe de ses ongles avant de soulever ce pied d’argile pour en baiser chaque orteil. Il les palpa entre ses ongles, les pétrissant entre ses doigts pour mieux en imprégner la forme au cœur de sa peau. Hob mémorisait chaque détail de ce pied qu’il désirait reproduire dans la réalité. Il porta le gros orteil à ses lèvres frémissantes et y déposa un baiser aussi léger que les ailes d’un papillon. Ses narines se gorgèrent de leur odeur de pétrichor. Il reposa le pied gauche. La voix de Dream s’éleva, haletante, lui ordonnant de poursuivre ce qu’il avait commencé. Hob s’amusa de son impatience et répéta ses gestes tendres sur le pied droit qu’il ne voulait surtout pas délaisser !
Dans ce décor qui n’était qu’un songe, loin de ce monde éveillé devenu fou, les deux compagnons d’éternité pouvaient enfin donner libre à ces désirs refoulés depuis des siècles. Le corps de Dream se courba sous le poids de l’envie et il laissa échapper un râle qui fit vibrer le décor qu’il tentait de maintenir en forme. Sa main droite se souleva et, hésitante car peu habituée à ce genre de démonstrations affectives, vint se perdre dans les cheveux de l’homme qui l’observait à présent, le menton posé au creux de son ventre, ses doigts paresseux caressant sa cuisse à travers le drapé de son vêtement dépourvu d’éclat.
– Est-ce réel ? demanda Hob en frottant son nez contre le nombril de celui qui n’était plus un Etranger. Fais que ce rêve dure éternellement…
– Cela n’est guère souhaitable, Hob Gadling, les rêves sont voués à disparaître, répondit le Maître des Songes en effleurant sa joue du bout de ses ongles.
L’immortel appuya son nez contre sa peau, s’enivrant de son odeur rappelant celle de la pluie après l’orage et de l’armoise. La main de Dream s’échappa de ses cheveux et vint se saisir de la sienne. Cette main dépourvue de chaleur mais bel et bien faite de chair. Une chair dont il voulait se nourrir, sans jamais en être rassasié. Cette main qu’il avait su reproduire à l’identique sur cette statue indifférente à ses caresses et à ses baisers. Cette main, bien vivante, qui fit glisser la sienne sous les pans du vêtement afin de la déposer au creux d’une cuisse chaude et accueillante.
Hob effleura la poitrine découverte du bout des lèvres. À cet instant, il aurait été prêt à céder sa chère immortalité contre la possibilité de garder ce corps qui s’éveillait au véritable plaisir, serré contre le sien.
– Cela te semble bien réel, Hob Gadling ? murmura Dream tandis que les lèvres de son compagnon se nichaient au creux de son cou pour y recueillir les quelques gouttes de rosée échappées de la charmille.
Hob lapa les petites gouttes malicieuses et en guise de réponse, accentua la pression de ses lèvres contre la peau blanche, la marquant de son empreinte. La peau de Dream avait le goût du plus exquis des vins.
Une goutte de rosée s’échappa des charmes et tomba sur les cils de Dream avant de se perdre au creux de ses paupières. Le Maître des rêves battit des paupières. La goutte de rosée se faufila sur sa joue, larme qui lui fit prendre conscience de la faute impardonnable qu’il s’apprêtait à commettre. Il eut un frisson. Il ne pouvait pas laisser Hob se perdre dans cette illusion, il ne pouvait pas condamner son compagnon à une éternité de lutte contre les Bienveillantes qui ne pardonnaient rien.
Il était temps de mettre fin à ce songe d’une nuit d’été.
Dream souleva sa main gauche et la tendit vers la scène faite d’illusions et de souvenirs. Ses doigts se replièrent, malgré eux, contre sa paume. Une nouvelle goutte de rosée vint couler le long de sa joue blême.
Hermia, hâve, aux cheveux épars et au costume déchiré s’avança vers l’assemblée s’estompant peu à peu :
Voleuse d’amour : quoi êtes-vous venue de nuit,
Me dérober le cœur de mon amour ?
Elle acheva sa réplique dans un sanglot avant de se changer en statue de sable. Un coup de vent la frappa de plein fouet, balayant son existence chimérique.
Hob redressa brusquement la tête. Dream recueillit la rosée humectant son visage et en badigeonna les lèvres de son amant. Celui-ci sentit ses paupières s’alourdir. Une caresse humide effleura ses yeux clos. Il entendit un dernier « adieu » avant de se laisser emporter par l’éveil…
***
Notes:
- La réplique de l'homme qui mange est une citation d'une pièce de Shakespeare : Henri IV
- Les répliques échangées entre les deux jeunes amoureuses sont des répliques issues de Beaucoup de bruit pour rien, toujours de Shakespeare.
- La réplique du vieillard au crâne vient quant à elle de la pièce Hamlet.
- La réplique de Dream qui commence par " Quiconque a fait le mal, et cache des mains sanglantes" est une citation de la pièce Les Euménides par Eschyle
- Les citations en italique dans la partie sur la représentation sont extraits du Songe d'une nuit d'été.
- Le poème cité en début de chapitre est toujours "Union libre" d'André Breton.