Soleil et Chair
Chapitre 5 : Sous le soleil des désespoirs (partie 1)
4527 mots, Catégorie: M
Dernière mise à jour 14/07/2025 21:16
Une goutte de rosée pénétra la barrière de ses lèvres, le tirant hors du pays des Rêves.
Hob s’éveilla, malgré lui. Il eut beau fermer les yeux et prier pour que le sommeil lui permette de retrouver les bras de Dream, la réalité fut la plus forte et sut vaincre sa volonté. Il se rapprocha de la statue et essuya à l’aide de son pouce, la goutte d’eau glissant le long de son visage sans identité. L’immortel appuya son front contre l’argile froide et entrelaça ses jambes à celles dépourvues de vie. La voix de Dream lui revint en mémoire, tandis qu’au-dessus de sa tête, la lucarne entrouverte faisait tomber sur les deux corps enlacés, celui de chair et celui d’argile, quelques gouttes de pluie.
La pluie redoubla d’intensité, forçant Hob à briser cette son étreinte pour fermer la lucarne qu’il n’avait pas le souvenir d’avoir ouverte lors de son modelage, ou alors, pris dans la folie créatrice, il ne s’en souvenait plus. Il porta la main à ses tempes endolories et les massa afin de chasser le début de migraine s’y nichant. Il se dirigea vers le sofa où les deux chats étaient assoupis. Il gratta les oreilles du vieux Pygmalion qui le salua d’un miaulement amical. Le chat noir s’éveilla. Hob, ne sachant quelle attitude adopter avec le félin – le bandage recouvrant son flanc lui rappelant un autre bandage n’y aidait pas vraiment –, s’agenouilla face à lui et approcha son visage du sien. Le chat l’observait avec les yeux de Dream. Ces mêmes yeux qui lui avaient fait abdiquer toute raison la veille.
– Dans ce rêve, j’ai dit tout un tas de choses stupides, murmura Hob en se grattant le lobe de l’oreille gauche… Stupides, s’empressa-t-il de corriger en voyant les yeux du chat virer à l’encre, mais sincères.
Le regard du chat s’adoucit. Hob poussa un soupir et appuya son menton au creux de son avant-bras :
– Je crève d’envie de t’embrasser, tu sais ? Mais je préférerais que tu sois de nouveau toi, en version humaine, pour m’y risquer… Et puis, poursuivit-il avec malice, je ne suis pas sûr que la direction accepte que tu m’accompagnes au traditionnel bal de fin d’année sous cette forme !
Le félin émit un feulement auquel Hob répondit par une grimace outrancière :
– Attends ? Tu ne danses pas ? Tu n’as jamais dansé de ta vie… enfin, de ton éternité ?! Comment c’est possible ? Même pas une petite gigue de temps en temps ?
Le chat noir lui adressa un regard tout à fait exaspéré. Hob ne put réprimer un sourire amusé car à travers ses réactions, c’étaient celles de Dream qu’il devinait. Un Dream vivant dans son royaume enchanté – le royaume du Rêve devait ressembler à tous ces décors de films fantastiques sans budget produits dans les années 90 – et parcourant son palais, vêtu d’une longue cape noire bien trop grande, et donnant des directives d’un petit ton hautain, gratifiant d’un tour d’œil méprisant quiconque s’avisait de le contredire. Hob inclina la tête sur le côté pour mieux observer l’animal : il avait choisi de s’incarner dans un animal qui lui ressemblait. L’immortel avait connu bien des chats au cours de son existence et c’était indiscutablement des animaux dotés d’un orgueil tout à fait démesuré.
Hob se redressa d’un bond et étira ses bras dans un bâillement. Les yeux bleus du chat fixaient avec un intérêt non dissimulé le début de cicatrice marquant son abdomen et serpentant bien au-delà de sa ceinture…
– C’est ça la solution pour te faire revenir ! s’écria Hob, comme s’il venait d’être frappé par un éclat de génie – ce qui lui était déjà arrivé une bonne dizaine de fois depuis 1389. Te montrer ce qu’il y a de mieux sur Terre. Il surprit le regard du chat sur son torse et ajouta, taquin : je ne suis pas sûr d’en faire partie, tu sais…
Leurs regards s’attachèrent l’un à l’autre. Hob fut sur le point d’ajouter quelque chose d’incroyablement idiot, trois petits mots qu’il n’avait pas encore osé prononcer, lorsque le miaulement de Pygmalion, qui avait un estomac à remplir, le sauva de cette folie.
Hob prit le chat noir entre ses bras. Il ferma les yeux. Le poids du félin devint celui d’un homme et Hob sentit la vieille douleur de son genou gauche – autre souvenir de son lointain passé – se réveiller. Des bras se nouèrent autour de son cou, tandis qu’un parfum familier emplit ses narines. Une bouche se posa contre sa joue avant de se glisser au creux de sa mâchoire. Hob résista à l’envie d’ouvrir les yeux, de peur de briser le charme. Une voix le déconseilla de le faire. Il obéit. Il résista à l’envie pour voler ces quelques secondes au Destin qui lui jouait un bien cruel tour en lui offrant ces heures partagées avec Dream sans toutefois pouvoir pleinement en profiter. La tentation fut la plus forte. Et, tel Orphée se retournant alors qu’il s’apprêtait à atteindre la lumière du jour, Hob ouvrit les yeux. Le chat noir, toujours entre ses bras, léger comme une plume, le fixait de ses grands yeux bleus inquiets.
– J’ai toute une immortalité à ma disposition pour trouver une solution, déclara Hob d’un ton décidé en sortant de l’atelier dont il referma la porte avec précaution.
Le ciel se découpant dans la lucarne s’obscurcit. La pluie se déversa sur la vitre, frappant la statue de petites taches noires noires qui s’étirèrent, poison vicieux, pour en corrompre l’argile…
Arrivé à la cuisine, Hob servit son bol de croquettes, avec un petit supplément, à un Pygmalion affamé, avant de boire une tasse de thé. Le chat noir avait consenti à avaler quelques gouttes de vin dans une soucoupe. Hob se saisit de son téléphone oublié et vit plusieurs appels en absence et une bonne vingtaine de messages de Kali et Gala. Il aurait pu y répondre, mais il n’en avait pas envie… Il ne voulait qu’une chose à cet instant : poursuivre ce songe éveillé. Il reposa le téléphone qu’il fit glisser loin de lui, rien ne viendrait troubler sa solitude, et se tourna vers le chat noir qui l’observait avec crainte. Il s’inclina vers le félin et, brisant l’interdit qu’il s’était fixé, déposa ses lèvres contre son crâne.
– Ne te fais pas de bile pour moi, je sais ce que je fais…
C’était un mensonge : Hob Gadling n’avait aucun plan en vue, si ce n’était profiter de cette journée en compagnie de Dream, mais avant toute chose, il devait se doucher. Il empestait le rat crevé ! Après une dernière caresse au chat noir, il se rendit dans la salle de bain.
Pygmalion se tourna vers le chat noir qui s’était élancé, hésitant, au pied de l’escalier. Le vieux matou, comme tous les chats, était capable de naviguer d’un monde à l’autre, sans se soucier des frontières entre le visible et l’invisible, la réalité et le rêve. Il lui était arrivé quelquefois, comme nombre de ses congénères, de s’égarer dans le Royaume des Rêves. Au cours de ses périples, il avait pris plaisir à gambader dans une plaine verdoyante pour y croquer souris grasses et mulots appétissants à volonté, et avait eu l’occasion d’y rencontrer le Maître des Rêves qui l’avait toujours accueilli avec courtoisie.
Le vieux chat avait également croisé la route de certains dieux déchus – les humains ignoraient qu’ils vivaient parmi eux – et savait d’expérience qu’un amour unissant un mortel et une entité surnaturelle se terminait souvent dans les larmes, parfois dans le sang. Il aimait Hob, sincèrement. Alors qu’est-ce qui le poussa, ce vieux chat, à encourager cette infime parcelle de l’être qu’était Dream Endless à se dépouiller de son apparence féline pour rejoindre l’homme dont il pouvait sentir l’amour pour l’Infini déchu imprégner chaque atome flottant autour d’eux ? Pygmalion l’ignora mais lorsqu’il vit Dream se faufiler dans l’escalier, ses pieds laissant des traces humides de rosée sur le carrelage, le vieux chat sut qu’il venait de sceller le destin de son ami humain.
Occupé à retirer les morceaux d’argile accrochées à sa peau, Hob ne vit pas le corbeau se percher sur la branche de l’if offrant une vue imprenable sur la salle de bain. L’immortel se frottait la peau avec vigueur, s’étrillant pour arracher l’argile et cette angoisse lancinante germant en lui. Les gonds de la porte grinçants le firent sursauter. Il arrêta le robinet et se retourna vers la silhouette tremblante se dressant de l’autre côté de la cabine de douche.
– Dream… murmura-t-il en tendant la main, n’osant croire à ce miracle. C’est toi ?
Il effleura la silhouette du Maître des Rêves mais ses doigts, au lieu de toucher la peau tant désirée, ne caressèrent que le néant. L’homme face à lui n’était qu’une projection non composée de chair et de sang mais faite d’ombres et de débris d’anciens rêves. Le curieux cœur, que Hob pouvait apercevoir sous la poitrine translucide, battait à un rythme frénétique.
Un éclat de tristesse traversa les yeux devenus couleur de pluie de l’Infini. Il leva la main et, à son tour, tenta de la déposer sur la joue de Hob qui ne ressentit rien… excepté un froid mordant.
Hob baissa les yeux pour retenir sa déception : chat, statue, rêve… n’allait-il donc pouvoir sentir le corps de Dream que dans ses rêves ? Entendre le son de sa voix qu’à travers ses songes ? Il n’était pas un homme enclin au pessimisme, il avait affronté bien des tempêtes au cours de sa trop longue existence, mais cette épreuve-là, devoir renoncer à Dream, était-il prêt à la supporter ?
– Ne pars pas… ne pars pas… murmura Hob en relevant la tête alors que la silhouette évanescente s’apprêtait à disparaître pour abréger cette torture. Dream…
L’ombre inclina la tête sur le côté et entrouvrit les lèvres mais aucun son n’en sortit. Dans ce monde éveillé, il ne pouvait pas user de sa voix.
– Ne me laisse pas ici, seul.
Dream se figea, indécis : partir, c’était mettre un terme à leur souffrance, briser ce curieux songe… Partir, c’était faire comprendre à Hob qu’il devait l’abandonner pour continuer à vivre et à jouir de tous les plaisirs de l’humanité. Dream jeta un regard vers la fenêtre et aperçut le fidèle Matthew qui commençait à s’agiter. Celui qui avait été plus qu’un dieu salua le corbeau d’un petit signe du menton et formula une requête, la dernière qu’il espérait pouvoir lui transmettre. Le corbeau, qui n’était plus tout à fait sien, parut hésiter quelques instants avant de s’envoler.
Le Maître des Rêves se tourna vers Hob. Comme il était incapable de faire entendre raison à cet homme alors il chargerait quelqu’un d’autre de le faire à sa place. L’immortel reprit ses ablutions, faisant durer le plaisir plus que nécessaire pour laisser l’ombre se repaître de ce corps qui avait bien changé en tant de siècles, au gré de ses fortunes et infortunes. Le regard de Dream suivait chacun de ses mouvements, contemplant sans se cacher, le cheminement des gouttes d’eau sur ce corps mortel qu’il avait parfois aperçu au cours d’un rêve. L’ombre ne put réprimer un sourire – Hob ne s’en souvenait probablement pas mais comme bien des hommes, il était apparu à plusieurs reprises dans le plus simple appareil dans l’un de ses songes.
Hob sortit de la douche et fit face à l’ombre de Dream. Il sentit son souffle cogner contre son visage. Un souffle qui le fit frissonner. Ils restèrent de longues minutes ainsi, Dream contemplant ce corps qu’il ne pouvait, à sa grande frustration, toucher et caresser.
Hob observait avec curiosité, ce curieux cœur dont le rythme s’était accéléré. Dream fit glisser les manches de son drapé jusqu’à sa taille, révélant aux yeux de celui qui n’était plus tout à fait un ami, ce mystérieux mécanisme cherchant à imiter un cœur humain. Hob s’inclina pour mieux l’examiner et ne put réprimer un mouvement de stupeur : ce cœur ressemblait à un tout petit cosmos dans lequel tournoyait diverses planètes et d’innombrables constellations. Il interrogea Dream du regard, celui-ci inclina de nouveau le menton en signe d’approbation et Hob laissa sa main pénétrer la poitrine nébuleuse pour se poser sur le cœur mécanique qu’il frôla du bout des doigts. Le métal était froid sous sa peau mais il pouvait en sentir toute la puissance en émanant. Il prit brutalement conscience de ce qu’était Dream. Un être dont l’âme avait été jadis connectée à bien des mondes existants, encore inexistants, et disparus. Une entité qui était bien plus qu’un simple dieu, défiant les lois de temps et de l’espace. Un être dont il ignorait les causes de la déchéance.
– C’est stupéfiant, tu es stupéfiant, Dream ! chuchota Hob en redressant le menton avec lenteur, son souffle effleurant la pointe des seins du Maître des Rêves.
Celui-ci répondit par un pauvre sourire. Dream qui jadis pouvait tenir tout un univers au creux d’une seule main sentait son pouvoir s’appauvrir de minute en minute. Il était à présent incapable de s’extirper de cet état d’ombre flottant entre deux mondes.
– Et si on reparlait de cette histoire de danse ? fit Hob en lui soufflant sur les lèvres en guise de baiser. La musique, tu aimes ?
Dream lui décocha un regard étonné auquel Hob répliqua par un petit clin d’œil enfantin. Il enfila un simple pantalon de toile et un tee-shirt avant d’inviter son hôte à le suivre dans le bureau de Gala. Tout en se rhabillant avec décence, Dream se mit à parcourir les rayonnages de la bibliothèque. Ses yeux tombèrent sur le livre abandonné la veille par Hob. Il s’agenouilla et contempla cette image de Morphée endormi. Il ne put réprimer un sourire : bien que veillant sur le sommeil de toutes les créatures, il n’avait que très rarement goûté au repos…
– La voilà ! s’écria Hob venant de dénicher la petite radio à piles dans l’un des tiroirs du bureau de Gala. On va pouvoir commencer à faire ton éducation musicale !
L’immortel s’assit sur le grand tapis du bureau et alluma la radio. Poussé par la curiosité, Dream délaissa les livres pour rejoindre son compagnon qui s’était adossé contre le petit canapé. La radio émit une série de grésillements avant qu’un bulletin d’informations ne vienne jeter une ombre sur leur intimité : « Après les orages, la pluie. Les autorités appellent les Londoniens à la plus grande vigilance et recommandent d’éviter les bords de la Tamise dont le niveau vient de monter de façon inquiétante en à peine quelques heures. Certains lieux touristiques et stations de métro vont être fermés par mesure de précaution… »
Hob tourna le bouton afin de changer de station. Dream le fixait d’un regard empreint de dureté, comme s’il lui reprochait ce nouveau fléau s’abattant sur la capitale ! Luttant contre cette idée, ridicule, l’immortel trouva une station à sa convenance. Un air de valse envahit la bibliothèque qui était devenue leur nid protecteur, loin des fêlures du monde…
L’être humain se leva d’un bond et sous les yeux ébahis de Dream, lui adressa une petite révérence avant d’ esquisser quelques pas de danse afin de chasser les pensées coupables hantant son esprit.
– La valse ! Quel scandale cette simple danse avait provoqué ! s’exclama-il en tendant la main vers Dream, celui-ci déclina la proposition. Je l’ai dansée la première fois avec une charmante dame, Miss Elliot, du temps de la Régence.
Hob ferma les yeux et laissa ses souvenirs l’envahir. Celle d’une salle de bal où la courtoisie rivalisait avec l’ élégance. Miss Elliot lui adressa un petit sourire avant de l’abandonner pour un autre cavalier. La dame était bien jolie et son carnet de bal, fort rempli. Hob, qui se faisait appeler Robert Harding à cette époque, ne lui en tint pas rigueur et la laissa rejoindre l’homme dont elle était éprise.
– A cette époque, reprit Hob gardant les yeux clos, j’étais armateur et je vivais à Bath. Charmante ville. Nous devrions la visiter un jour.
La présence de Dream près de lui, bien que diminué, rendait cette fantaisie plus vraie que nature et Hob prit plaisir à déambuler parmi les danseurs, se laissant porter par les notes de cette valse insouciante qui le ramenaient à une époque où sa vie s’était écoulée sans chagrin ni amertume. Soudain, son regard se posa sur une silhouette familière qui se tenait un peu à l’écart des danseurs. Hob franchit les quelques mètres les séparant et tendit sa main droite à cet inconnu qui ne l’était pas vraiment. De grands yeux bleus se levèrent vers lui, le dévisageant avec stupeur.
– M’accordes-tu cette danse ?
– Tu es un fou, Hob Gadling, murmura Dream avant de se saisir des doigts tendus.
– Clairement, répondit son compagnon en l’entraînant dans la ronde des danseurs.
Ils n’eurent pas à se soucier des regards désapprobateurs : dans un rêve, même éveillé, les conventions sociales et autres pseudo-morales n’avaient pas leur place. Hob se pencha vers Dream prit sa main droite dans la sienne, enveloppa sa taille de l’autre et l’entraîna dans une danse que l’immortel aurait voulu sans fin. Les silhouettes des danseurs s’estompèrent peu à peu, les laissant en tête-à-tête dans cette rêverie, portés par la musique et ce lien, ineffable, qui les unissait l’un à l’autre.
– N’interromps pas ce rêve, murmura Hob en posant son front contre celui de Dream. Laisse-moi en profiter…
– Je te l’ai déjà dit, tous les rêves ont une fin, Hob, répliqua Dream en rompant leur valse afin de mettre un terme à ce songe.
La musique se modifia, faisant éclater des notes énergiques qui tirèrent Hob de ce rêve trop intense pour être entretenu. Un peu confus, il lança un regard perdu à Dream qui abaissa lentement sa main droite.
– Le charleston, Dream ! s’écria l’immortel en improvisant quelques pas pour masquer la peine lui grignotant la poitrine. Le champagne coulait à flot à cette époque et à Londres, on me surnommait Robert le Magnifique ! J’étais dans les affaires et j’ai évité d’un poil de perdre toutes mes plumes et bien plus !
Dream ne put réprimer un sourire amusé et esquissa un petit mouvement de poignet. La musique changea à nouveau, devenant un Rock’n Roll enflammé. La musique était le remède, illusoire, pour annihiler leur mélancolie. Hob décida d’entrer dans le jeu du Maître des Rêves pour oublier que le monde autour d’eux s’effondrait et que le Temps, cet ennemi encore plus impitoyable que la Mort, leur était compté.
– Mon deuxième voyage aux États-Unis. New-York, les années 50 ! lui apprit Hob en dansant avec l’énergie du désespoir. Mon premier, c’était avant la guerre et j’avais poussé jusqu’à Hollywood. Tu sais que j’ai même fait de la figuration dans un film mais qu’ils m’ont coupé au montage. Le Magicien d’Oz, tu connais ?
Les traits de Dream se parèrent de tristesse. Le Maître des Rêves abaissa sa main avec lenteur. La musique se transforma, malgré sa volonté, et la voix de Judy Garland envahit leur cocon, brisant la barrière protectrice qu’ils avaient su ériger, les assaillant de souvenirs qui vinrent entamer leur bonheur chimérique.
Somewhere over the rainbow,
Skies are blue,
And the dreams that you dare to dream
Really do come true…
– Dream ? s’enquit Hob avec appréhension en s’asseyant à ses côtés. Est-ce que tu vas bien ?
Celui-ci releva la tête. Il aurait tant voulu lui parler de Wanda dont le seul rêve était de vivre comme elle l’entendait. Dream sentit la pointe de culpabilité le transpercer de part et d’autre. Wanda, au sourire lumineux, victime innocente de cette quête insensée, qui avait marqué les débuts de l’engrenage infernal. Dream se remémora alors ce rêve, dont Hob n’avait aucun souvenir, durant lequel il lui avait offert une bouteille de vin et, croyait-il, un dernier adieu. Peut-être aurait-il dû écouter son ami, cette nuit-là, renoncer à sa première quête… et rester près de lui, prolonger ce rêve et ensuite, si cela avait été possible, le retrouver dans la réalité. C’était trop tard à présent.
– Je suis rentré en Europe en 1941, confia brutalement Hob tandis que la voix de Judy Garland continuait de lui asséner de violents coups de poignard à la pointe imprégnée de regrets. Parfois, je me dis que j’aurais dû rester là-bas, loin de cette guerre… mais je voulais voir… Tu as raison, je passais mon temps à défier la Mort, avoua-t-il en relevant la tête vers Dream. Et celle-ci a fini par me montrer toute l’étendue de mon orgueil… Je suis devenu reporter et je vendais mes photos de guerre au plus offrant. Dream, j’ai…
Il replia ses doigts autour de son genou dont la vieille douleur venait de se raviver. Les images lui revinrent en mémoire, accompagnées de cette odeur qui leur était indissociable : celle de la Mort et de la Folie. Des images de corps morts et de corps décharnés. Toute l’horreur de la cruauté humaine exposée à sa vue.
– J’ai fait partie de ces reporters qui ont vu pour la première fois, les camps de la mort. J’ai vu… Dream. Je n’ai pas vu la Mort ce jour-là, mais j’ai senti son odeur. J’ai perçu le son de ses ailes. Je…
Ses larmes, retenues depuis tant d’années, se mirent à glisser, silencieuses, le long de ses joues. Dream tendit la main mais dut se résigner à ne lui offrir qu’un souffle glacial en guise de caresse.
– Je voulais te montrer la beauté du monde aujourd’hui, murmura Hob, mais c’est un échec… Toi qui as vu les rêves de tous les rêveurs, sais-tu pourquoi nous sommes ainsi ? Qu’est-ce qui nous pousse à faire du mal à ceux que nous aimons comme à ceux que nous haïssons souvent pour de mauvaises raisons ?
Dream lui souffla doucement sur la peau pour en chasser les larmes. Il connaissait le cœur des hommes pour avoir veillé sur leurs nuits et leurs songes, mais il n’avait aucune réponse à apporter à l’immortel. Même pour lui, un Infini, l’humain était un être complexe fait d’espoirs et de chagrins, de rêves et d’échecs, capable à la fois d’aimer avec passion et de détruire avec déraison. Le Maître des Rêves scruta son compagnon pleurant. Hob représentait cette humanité imparfaite qu’il avait apprise à aimer à son contact, malgré ses défauts et sa cruauté.
Le Maître des Rêves s’inclina vers Hob et lui effleura la bouche de son souffle. Un être humain imparfait, un incorrigible optimiste qu’ il devait à tout prix préserver de sa propre folie.
Dream se releva avec lenteur. Le moment était venu. La voix de Judy Garland se métamorphosa, devenant celle d’Aretha Franklin :
If I lose this dream
It’s goodbye love and happiness, yes
You’re the one I need
I don’t want a love that’s second best…
Le Maître des Rêves se redressa avec lenteur en réajustant son vêtement rapiécé. Il était à présent temps de mettre un terme aux folles espérances de Hob. Son compagnon s’apprêtait à lui adresser la parole lorsque la sonnerie de l’interphone résonna à travers la maison. Dream battit des paupières. Le temps était écoulé.
– Dream ? s’enquit Hob en se redressant à son tour. Qu’est-ce que cela veut dire ? Est-ce que je dois ouvrir cette porte ?
Dream inclina la tête tout en lui adressant un sourire qu’il croyait être le dernier. Si lui était trop faible pour convaincre Hob de renoncer, une autre saurait trouver les mots justes pour l’en persuader. Il ferma les yeux et effleura la bouche de son amant de ses lèvres. Un dernier baiser d’adieu, pensait-il, le seul baiser qu’il pourrait lui offrir, songea-t-il amèrement, dépourvu de désir et de chair.
– Dream…. murmura Hob qui sentait que l’ombre lui échappait. Qu’est-ce qui se passe ?
La silhouette du Maître des Rêves s’écarta de lui pour lui céder le passage. Hob, comme devenu une marionnette aux fils coupés et animé d’une volonté qui n’était pas la sienne, quitta leur nid protecteur et descendit dans le vestibule. La pluie avait doublé d’intensité et les gouttes frappaient la maison telles des hallebardes réclamant vengeance. Il tendit la main vers la porte d’entrée et bien que tentant de lutter contre cette force le dépassant, la tourna. La pluie se déversa dans le vestibule, le giflant de plein fouet.
Une femme se tenait devant lui, les mains enfouies dans les poches de son blouson de cuir, un Ânkh argenté étincelait autour de son cou.
– Bonjour Robert Galding, le salua-t-elle d’une voix apaisante, tu n’as pas changé depuis 1389…