Soleil et Chair

Chapitre 6 : Sous le soleil des désespoirs (partie 2)

6115 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 16/07/2025 12:58

Bien que déconcerté par cette entrée en scène, Hob conserva sa position défensive, sa main posée sur la porte, bloquant toute tentative d’intrusion.


– Qui êtes-vous ? lança-t-il, dents serrées, à cette inconnue.

– Il pleut des cordes, répondit-elle avec un sourire désarmant de gentillesse. Et si nous en discutions plutôt autour d’une bonne tasse de thé avec un nuage de lait ?


Elle esquissa un pas vers lui. Hob s’apprêtait à lui claquer la porte au nez lorsque la main de la femme se posa contre la sienne, retenant son geste. Il sentit ses doigts, plein de douceur, s’entrelacer aux siens. Il ne tenta pas de se libérer de cette emprise tant le contact de sa peau le rassurait. La femme lui sourit et, dans ce sourire affectueux, Hob reconnut celui de sa mère défunte. Cette mère qui avait consolé ses chagrins d’enfant et qui lui parlait souvent de Dieu et des fées auxquelles elle croyait dur comme fer. Cette mère qui déposait chaque nuit, un tendre baiser contre son front en lui souhaitant de beaux rêves…


– Je ne peux franchir le seuil de cette maison si tu ne m’en donnes pas l’autorisation, l’informa la femme en retirant sa main de celle de Hob, emportant sa chaleur bienfaisante avec elle. Me laisseras-tu entrer, Robert Gadling ?

– Certainement pas !

– Bien, fit-elle peu vexée pour un sou, tout en continuant d’arborer le plus lumineux des sourires, dans ce cas, que dirais-tu d’aller prendre le thé au New Inn ?


Hob se mit à la fixer avec incrédulité : il pleuvait des cordes, la ville s’apprêtait à être noyée sous des trombes d’eau et cette femme lui proposait un rendez-vous comme si le monde autour d’eux n’avait pas basculé dans la folie !? Elle guetta sa réponse, souriante toujours, nullement menaçante, amicale comme s’ils se connaissaient depuis toujours…


– Dream ne craint rien, murmura la jeune femme en jetant un regard par-dessus son épaule.


Hob se retourna et aperçut le Maître des Rêves, à quelques pas derrière lui. Silencieux. Résigné.


– Tu ne pouvais rêver de meilleur gardien, petit frère, reprit la jeune femme à l’intention de l’ombre. Personne, mortel ou entité, ne peut franchir ce sanctuaire sans ton accord, Robert Gadling, reprit-elle en se tournant vers lui.

– Quel accord ? Quel sanctuaire ? demanda Hob en s’adressant à Dream.


Celui-ci se contenta de le fixer de son beau regard triste. La jeune femme les contempla, longuement, un éclat de culpabilité traversa ses yeux sombres. Un croassement se fit entendre. Hob se détourna de l’ombre et aperçut un corbeau qui venait de se poser devant la porte ouverte. L’oiseau de mauvais augure leva son bec vers lui et le fit claquer d’un geste impatient.


– Matthew te demande la permission d’aller saluer Dream, lui traduisit la jeune femme. Peux-tu lui accorder cette faveur, Robert Gadling ?


Hob secoua la tête : il se souvenait de l’avertissement de Dream dans le tout premier rêve. Les ennemies pourchassant son compagnon étaient tout à fait capables de lui jouer un mauvais tour en jouant sur sa corde sensible. Le corbeau poussa un nouveau cri, plus déchirant, s’apparentant à un long sanglot.


– Hob, murmura la jeune femme, s’il te plaît.


L’immortel se retourna vers le Maître des Rêves. Dream esquissa un petit signe de tête. Si là était le souhait de Dream, alors il devait y répondre. Hob s’accroupit avec lenteur, réveillant sa vieille blessure au genou, et s’adressa au corbeau qui se balançait d’une patte sur l’autre.


– Je t’accorde le droit d’entrer en ce lieu, Matthew.


L’oiseau lui adressa un regard reconnaissant et tendit une patte prudente avant de la déposer sur le carrelage. Voyant qu’il ne craignait rien, le corbeau se mit à sautiller jusqu’à Dream. Le Maître des Rêves s’agenouilla et effleura les plumes du crâne de l’oiseau de son souffle, présentant ses derniers hommages – les ultimes – à son fidèle serviteur qui devrait rejoindre au plus vite, son successeur. Le corbeau émit une série de cris perçants, sonnant comme des récriminations, auxquelles Dream répondit par un triste sourire.


– Merci, Hob, chuchota la jeune femme, les adieux sont importants pour certains.


L’immortel se contenta d’acquiescer, sans détacher son regard des deux amis conversant dans une langue qu’il ne pouvait déchiffrer. Il comprenait à présent, que Dream avait fait de son mieux, comme il l’avait confié lors du deuxième rêve, pour servir son royaume. Il avait sans doute commis nombre d’erreurs, mais semblait avoir été apprécié par certains de ses sujets. Qu’est-ce qui avait bien pu conduire cette fantastique créature à pareille déchéance ? Quelle faute avait-il bien pu commettre pour être ainsi dépouillé de tout ce qui faisait son essence?


– Matthew, l’interpella la jeune femme d’une voix douce pour mettre fin à cet échange qui ne pouvait s’éterniser, je crois que tu es attendu.


Le corbeau s’inclina une dernière fois vers son ancien maître et s’en écarta avec difficulté, comme si chaque pas l’éloignant de Dream lui était douloureux. Le Maître des Rêves se redressa. Matthew franchit de nouveau le seuil de la maison, prit son envol, laissant comme unique trace de son passage, une plume noire étincelante. Hob s’en saisit et la serra entre ses doigts.


– Il est temps pour nous d’avoir une discussion, Hob Gadling, reprit la jeune femme en enfouissant ses mains dans les poches de son blouson.


Hob fit tournoyer la plume du corbeau entre ses doigts avant de la dissimuler dans la poche de son pantalon. Il poussa un soupir et se détourna de la porte pour s’approcher de Dream. 


– C’est ce que tu souhaites ? Que j’aille lui parler ?


Dream approuva d’un petit hochement du menton. Hob se pencha vers lui et approcha sa bouche de son oreille, pour n’être entendu que de lui seul :

– Fort bien… mais ne crois pas que je vais abandonner pour autant. Tu n’as pas encore compris, Dream ? Jamais je ne renoncerai à toi, ajouta-t-il en s’écartant pour rejoindre la jeune femme à l’extérieur.


Lorsque la porte se referma, Dream enveloppa ses épaules de ses mains tremblantes. Il aperçut alors à travers les gouttes de pluie frappant la fenêtre, un nuage bourdonnant de mouches grasses attendant avec impatience, le moment où elles pourraient enfin se repaître de son être. Bientôt, lança Dream à cette nuée vengeresse, bientôt, je vous laisserai profiter de votre tribut…



***



Hob regrettait de ne pas avoir pensé à prendre un manteau : la pluie le giflait avec violence et ses vêtements étaient déjà tremblés. Il était certes immortel mais pas immunisé contre les coups de froid. Soudain, un parapluie d’un jaune solaire se déplia au-dessus de sa tête. Il se tourna vers la jeune femme qui lui adressa un petit clin d’oeil avant de se mettre à fredonner quelques notes d’une musique bien connue…


Chantons sous la pluie, tu connais ? C’est l’un de mes films favoris !

– Je suppose que vous n’êtes pas venue nous déranger pour me parler cinéma, répliqua Hob en claquant des dents.


La jeune femme ralentit le pas et le fixa avec attention. Il devait être ridicule avec ses airs de chiot abandonné sous la pluie, trempé de la pointe de ses cheveux jusqu’au bout de ses orteils. Le sourire de la jeune femme s’évanouit et ils reprirent leur pérégrination dans la capitale quasi-déserte. Hob marchait en silence, observant l’eau se déversant à flots sur les trottoirs que les égouts débordés ne parvenaient pas à retenir. La plupart des magasins étaient fermés et certains commerçants avaient même placé de gros sacs devant leur porte pour parer aux inondations. Londres, après ces derniers jours de folie furieuse, semblait à présent plongée en plein deuil…


Ils arrivèrent devant la station de métro la plus proche. Des barrières en interdisaient l’accès et un policier, se débattant avec un parapluie cassé, était chargé de renvoyer les quelques voyageurs qui s’aviseraient de vouloir s’y aventurer. La jeune femme s’avança vers lui, sa main serrée sur la poignée de son parapluie. Hob tenta de l’en dissuader.


– Vous n’avez pas vu ? Le métro est fermé.

– Pas pour nous, viens.


La jeune femme s’approcha du policier grelottant de froid et sans un mot, lui offrit son parapluie coloré. Il accepta le cadeau avec une joie non dissimulée et leur lança une bonne journée avant de reprendre son poste d’observation. Elle lui rendit la politesse et fit signe à Hob de la suivre.


Ils pénétrèrent dans la station qui s’illumina à leur entrée. Ils traversèrent le tunnel inondé, sans la moindre difficulté. Hob ne put s’empêcher de jeter un regard aux affiches aux couleurs diluées. Le monde était devenu une palette uniforme, faite de nuances de gris… Il s’approcha d’une affiche détrempée, représentant un couple marchant de dos sur une plage, la main de l’un des deux personnages posée sur le dos de l’autre. Hob effleura cette image de rêve du bout des doigts, des morceaux de papier restèrent collés à sa peau. L’affiche se décolla avant de tomber dans une flaque d’eau, effaçant pour de bon, l’image de ces deux amoureux condamnés à disparaître…


La jeune femme l’interpella afin qu’ils poursuivent ce curieux périple dans cette station aux airs de tombeau. Hob secoua la tête pour chasser ce désespoir se distillant lentement en lui, paralysant son optimisme qu’il pensait inébranlable. Il aurait été si simple de faire demi-tour, de s’en retourner à ce « sanctuaire » qu’il avait manifestement érigé pour Dream et le supplier de lui accorder ces dernières heures, de renoncer et de se contenter d’un dernier « adieu », comme l’avait fait ce corbeau bien plus raisonnable que lui.


– Hob, répéta la jeune femme avec douceur, le Temps nous est compté.


L’immortel se détourna de ces affiches vantant un bonheur illusoire et la suivit jusqu’à la rame du métro vide. La jeune femme se dirigea vers un wagon dont les portes s’ouvrirent pour les laisser passer. Ils prirent place l’un en face de l’autre. Une lumière verte s’alluma, annonçant un départ imminent. Le wagon se mit en marche.


La jeune femme se pelotonna contre le siège et observait Hob avec attention. Celui-ci, joue posée contre la vitre, regardait les rails noyés sous la pluie défiler devant ses yeux. Ils restèrent un long moment silencieux. Hob lisait avec curiosité, des noms de stations qu’il savait être fermées depuis des lustres : Granborough Road, Hanwell, Hatch End, Hillingdon… Le wagon, comme sentant sa fébrilité à la lecture de ce nom oublié, ralentit pour lui laisser le temps d’admirer un décor depuis longtemps disparu…


– Robert Hilling, c’était ton nom à cette époque, murmura la jeune femme en tournant la tête vers le quai où quelques voyageurs fantômes les saluèrent d’un petit signe de main.

– Et vous, demanda Hob en cherchant parmi cette foule, une silhouette connue, allez-vous me dire le vôtre ?

– Ne l’as-tu pas encore deviné, Robert Gadling ?

– Hob suffit.

– Tu as porté tant de noms, revêtu tant de masques, fit la jeune femme tandis que le quai disparut, emportant avec lui, les fantômes coincés là pour l’éternité. Robert Gadling, Hob Gadling, Ser Robert Gadlen, Robert Harding, Bob, Bobby, Rob…


Elle poursuivit son énumération, lui rappelant certaines de ses identités que lui-même avait oubliées !


– Sir Discourtois.


Hob sursauta en entendant le surnom que lui donnait Eleanor dans l’intimité. Ce surnom dont elle l’avait gratifié suite à l’une de leurs premières querelles, et qu’elle prenait plaisir à lui glisser au creux de l’oreille lorsque son petit corps chaud était pressé contre le sien, dans le réconfort de leur lit conjugal.


– Hobsie, murmura la jeune femme mettant ainsi un terme à cette liste de noms.


Hob sentit son cœur cogner à tout rompre dans sa poitrine. Il baissa la tête et replia ses doigts contre ses genoux tremblants. La jeune femme se pencha vers lui et lui chuchota d’un ton se voulant consolateur :

– C’était un très beau jeune homme, quoique un peu maigrichon…


– Arrêtez ça, répliqua Hob en redressant le menton, les yeux brillant d’une colère mal contenue.


Elle s’excusa du bout des lèvres. Le reste de leur voyage à travers un monde souterrain oublié depuis des décennies se poursuivit dans un silence pesant. Hob essayait de conjurer les souvenirs du passé ravivés par ce nom d’amour. Le wagon accéléra sa course, chaque cahot faisant resurgir une nouvelle réminiscence : une caresse contre sa joue, une blague lancée à la cantonade, un « Hobsie » haletant, susurré lors d’un matin paresseux, langoureux, dans un lit aux draps épars dans un petit studio ne payant guère de mine. Une tête brune reposant contre son bras et une main blanche s’amusant à tirer les poils de sa poitrine.


– Hobsie, murmura une voix qu’il ne parvint pas à repousser.


Une silhouette osseuse se dessina à ses côtés, perdue dans une veste en jean trop grande bardée de Pin’s et de badges. La lumière verte du wagon s’intensifia, faisant prendre à ce voyage, une patine encore plus fantomatique. La tête brune vint se nicher contre son épaule, comme elle le faisait si souvent après l’une de leurs virées nocturnes, tandis qu’une main alourdie de bagues et au poignet orné d’un bracelet aux couleurs de l’arc-en-ciel vint se poser sur la sienne.


– Hobsie, répéta le jeune homme en levant son regard bleu, ourlé de grands cils noirs, vers lui. Je t’ai manqué ?

Hob se détourna de la vitre et adressa un triste sourire à ce fantôme.

– Terriblement, mon amour.


Le jeune homme eut un gloussement de plaisir avant de frotter son nez contre l’épaule de Hob. Celui-ci, renouant avec un vieux geste d’affection, lui ébouriffa les cheveux avec malice.


Le wagon prit vie et les sièges étaient à présent occupés par d’autres spectres du passé, des personnes mortes depuis quelques décennies, bavardant avec animation. Le jeune homme esquissa une grimace avant de lancer à l’assemblée devenue bruyante de « leur foutre la paix ». Une femme vêtue d’une robe colorée, que Hob reconnut comme l’une des Queens des nuits londoniennes d’une époque révolue, lui adressa un grand sourire avant de leur faire un clin d’œil complice. Toute l’insouciance d’une génération, qui ne savait pas encore qu’elle se retrouverait bientôt confrontée à un fléau destructeur, enveloppait à nouveau Hob de ses bras protecteurs. Grisé par cette ambiance festive, Hob se perdit à nouveau dans un rêve éveillé.


L’immortel appuya son pouce sur le nez aquilin froncé en une petite grimace agacée.

– Sois un peu indulgent avec nos amis, Baby.


Le jeune homme esquissa un grand sourire avant de se serrer contre lui. Hob passa son bras autour de ses épaules. Un homme portant un ghettoblaster recouvert d’autocollants passa près de leurs sièges, diffusant une musique rappelant à Hob un autre souvenir.



Move on love it’s about time

Make me feel – mighty real

Make me feel – mighty real



You make me feel mighty real

You make me feel mighty real…



Le jeune homme releva le menton. Les deux amants échangèrent un regard complice : une chaude nuit d’été et une danse improvisée, nus, dans ce petit studio ayant abrité leurs amours clandestines.


Les joues pâles de son fragile amour s’enflammèrent et, tout en esquissant un sourire gêné, il se mit à fredonner la musique qui s’évanouissait, comme s’il cherchait à la retenir pour que ce rêve éveillé s’éternise un peu. Jouer un tour au Temps, lui dérober encore et toujours quelques minutes d’existence, tout être n’inspirait qu’à une chose, songea Hob tandis que ses lèvres se déposaient sur celles, roses et charnues de son amant, retenir la course du Temps qui vous filait entre les doigts et qu’on ne pouvait capturer…

Le wagon s’arrêta, silencieux et désert. Hob laissa retomber sa main contre son genou. Même les spectres et les souvenirs ne pouvaient lutter contre le Temps. La femme s’’était levée et la porte de la rame entrouverte les invitait à poursuivre ce périple.


Hob tourna la tête vers le siège vide. Il effleura le tissu élimé du bout des doigts.


– Hob, l’interpella la jeune femme, nous avons encore un peu de marche avant d’arriver au New Inn. De plus, je dois faire un petit détour. Quelqu’un a besoin de moi.


Hob se leva avec difficulté, lui qui n’avait que très peu souffert du poids des siècles, sentit une violente déflagration le submerger, douleur partant de son genou défaillant et qui s’étirait jusqu’au creux de ses reins, comme si son âge véritable voulait lui rappeler qu’il n’était qu’un corps mortel.


Ils traversèrent le quai vide afin de regagner la rue. Hob replia ses bras autour de ses épaules, protection dérisoire contre la pluie battante. Ils longèrent les grilles d’un cimetière que l’immortel reconnut : celui-ci était situé non loin du New Inn et il faisait toujours en sorte de prendre un détour pour l’éviter. Son regard s’assombrit lorsqu’il vit la jeune femme pousser le portail du cimetière. Hob Gadling avait appris à fuir ces lieux pour oublier qu’il avait perdu tant d’amis et d’amours au cours de son immortalité.


La sœur de Dream se tourna vers lui :

– Le choix t’appartient, Robert Gadling, mais il serait heureux que tu viennes lui passer un petit bonjour. Certains ont besoin qu’on leur dise adieu, d’autres, qu’on se rappelle d’eux.


Hob prit une profonde inspiration et, sans un mot, le cœur battant, franchit les grilles du lieu saint. Il suivit la jeune femme dans les allées boueuses, la pluie avait même ravagé certaines pierres tombales, et tous deux s’arrêtèrent devant une stèle dépourvue de nom de famille, portant juste un prénom et deux dates. Hob, luttant contre la douleur irradiant à présent tout son corps frappé par la pluie, s’agenouilla avec lenteur, ses jambes s’enfoncèrent dans la terre humide.


– Je vais te laisser quelques instants, l’informa la jeune femme en tournant la tête vers une tombe située à quelques mètres d’eux.

– Que devez-vous faire ?


Sans un mot, elle pointa son index vers une silhouette, que Hob crut d’abord endormie, vêtue d’un long manteau noir recroquevillée sur une tombe. Il reconnut alors cet homme étrange déambulant depuis quelques mois dans le quartier. L’immortel lui avait même offert quelques repas chauds ou des cafés lorsque cet homme, cette ombre, rôdait autour de l’auberge, avide d’un contact humain. Ils n’avaient que très peu échangé, l’homme était connu pour se perdre dans d’improbables histoires tenant plus du conte que de la réalité. Personne ne savait qui il était, ni ce qu’il faisait, comme si son nom avait été effacé de la réalité d’un juste coup de stylo-plume…


– Vous le connaissez ? demanda Hob tout en sachant pertinemment la réponse à cette question.

– C’était un homme qui a commis des actes impardonnables, murmura la jeune femme en effleurant son collier du bout de ses doigts. Il avait pourtant tout ce qu’un homme peut désirer, et même plus… Il ne peut blâmer le Destin. Les fautes sont siennes et il a payé le juste prix de sa cruauté. Rien ne justifie l’inhumanité, Hob Gadling, pas même le manque d’inspiration ou l’envie d’assouvir sa soif de toute-puissance. 


La jeune femme serra son Ânkh, comme pour se donner du courage, afin de remplir au mieux la mission qui était la sienne, et s’éloigna de Hob.


L’immortel tendit la main et effleura la stèle du bout des doigts. Il avait payé pour cette pierre tombale, avait organisé, seul, sans soutien, les funérailles. Aucun membre de la famille de son amant n’avait jugé bon de se rendre à son enterrement, seuls leurs fidèles amis, tous disparus à présent, l’avaient épaulé lors de cette épreuve.


Un bruissement d’ailes se déployant se fit entendre non loin de lui. Hob savait ce que cela signifiait. Il replia ses doigts contre la pierre. Ce jour-là, quand il avait senti les doigts de son petit amour se détacher des siens, il avait perçu ce bruit. Le bruit de ses ailes.


– Bonjour Baby, murmura-t-il en retenant ses larmes. Ça fait un bail, pas vrai ? Je n’ai aucune excuse… Les choses… les choses sont devenues étranges ces derniers jours. Je… je suis désolé de ne pas avoir pensé à toi plus souvent. Si tu le veux bien, je viendrai te rendre visite désormais…

– Ils vous aiment et ne vous reprochent rien, chuchota une voix au-dessus de lui.

– Vous cherchez à m’amadouer, pas vrai ?

– Ce n’est pas dans mes habitudes, Hob Gadling. Ils vous aiment : votre mère, votre premier amour, votre épouse, votre fils, Baby…


Hob se releva avec lenteur mais ne put réprimer un gémissement douloureux. La jeune femme lui décocha un regard inquiet et l’aida à se relever. Il la remercia et fut, une fois de plus, surpris par la chaleur de sa main.


– C’est comment… après ? l’interrogea Hob en rivant son regard au sien.

– Je regrette de devoir t’informer que le Paradis est réservé aux Anges et que peu de mortels choisissent l’Enfer. Mon Royaume est la seule option qui s’offre au commun des mortels.


Death se retourna vers la pierre tombale. Elle se souvenait parfaitement de ce beau jeune homme, dévoré par la cruelle maladie que les mortels n’osaient nommer à une certaine époque. Il l’ avait suppliée de veiller sur l’homme se tenant à son chevet. Death avait été quelque peu étonnée de découvrir que l’homme en question était celui qui ne cessait de la défier depuis des siècles. Elle avait observé les traits du jeune homme et avait finalement compris. Elle l’avait rassuré et séché ses larmes en lui promettant que son amant ne serait jamais tout à fait seul. Il l’avait remerciée et l’avait suivie, un peu à regret, hors de cette chambre d’hôpital, pour rejoindre les Terres sans soleil où il avait retrouvé certains de ses proches, victimes de ce même fléau destructeur.


– La plupart du temps, reprit Death dans un sourire, lorsqu’ils sont encore jeunes, ils attendent de pouvoir retrouver les vivants qu’ils ont aimés, avant de goûter à tout ce que mon royaume peut leur offrir. L’Après, Hob Gadling, diffère pour chacun d’entre vous.

– J’espère que le sien est rempli de musique et de danse, chuchota Hob avec tendresse. Il était très bon danseur.

– Toi et moi avons joué au chat et à la souris pendant des siècles, Hob Gadling, murmura la jeune femme, mais je ne t’en tiens pas rigueur et je ne cherche pas à te manipuler. Celui qui a été pour moi un frère m’a demandé de te parler et je tiens à lui accorder cette ultime requête.


Death tapota le sol du bout de sa botte pointue. Un bouquet coloré jaillit de la boue. Hob s’en saisit et le déposa sur la pierre tombale. Il resta encore quelques minutes devant la stèle de son premier amant, puisant dans ce souvenir d’un bonheur éphémère, qui lui avait été trop vite arraché, le courage nécessaire pour suivre sa vieille camarade hors du cimetière.



***


Le New Inn était vide et, à l’image de la ville, semblait plongé dans un état léthargique. L’homme engagé par Hob quelques années plus tôt pour servir les clients, dormait comme un bienheureux, la tête au creux de ses avant-bras posés sur le comptoir. L’immortel et la Mort étaient assis l’un en face de l’autre, devant une tasse de thé fumante, à la table que Dream et son compagnon d’éternité avaient occupé lors de leurs retrouvailles.


– Nous devons discuter, fit Death en portant un morceau de gâteau à ses lèvres.


Tout d’un coup, une odeur étrange envahit les lieux, distillant ses effluves empoisonnées. Le parfum vint titiller les narines de Hob, le berçant de son étreinte possessive. Il ferma les yeux, laissant ses lèvres être baisées d’un souffle mêlant l’odeur du sexe et celle de Dream. Des images obscènes déferlèrent dans son esprit, des fantasmes qu’il n’avait osé réaliser que dans ces rêves moites qui l’avaient toujours laissé honteux au petit jour. Sa bouche se perdant contre une nuque si pâle qu’elle semblait presque translucide, puis se glissant le long d’une colonne vertébrale aux os saillants, baisant et suçant une chair qu’il ne pouvait que désirer en songe. Une autre image vint remplacer celle-ci, encore plus lascive, celle d’un Dream le chevauchant, la tête penchée en arrière, ses bras attachés autour de son cou et exhalant des râles de plaisir, les paupières mi-closes.


– Il n’est plus temps de discuter mais de faire entendre raison à cet imbécile, murmura une voix grave aux accents érotiques, le libérant de l’étau de ses fantasmes.


Hob ouvrit les yeux. Un sourire s’étira sur les lèvres couleur de sang et d’amour de la personne qui venait de les rejoindre. Celle-ci portait un élégant costume d’un rouge éclatant, au décolleté laissant apercevoir une peau tout aussi désirable que celle de Dream.


– Bonjour, Hob Gadling, murmura Desire en se penchant vers lui, l’assaillant de son parfum tentateur. J’ai enfin l’occasion de rencontrer l’animal domestique de celui qui fut un frère si cher à mon cœur !

– Desire, lança son aînée d'un ton réprobateur en jetant un regard en biais à un Hob plus que troublé par la présence de son adelphe. Évitons ce genre de remarques.

– Nous nous sommes déjà croisés, brièvement, reprit Desire en s’appuyant sur un coude. Dans l’un de ces charmants bordels de Whitechapel. J’admets que cette nuit-là, la tentation de te séduire a été grande, Hob Gadling.

– J’aurais su vous résister, répliqua Hob d’un ton provocateur.

Un curieux sourire se dessina sur les lèvres sanguines.

– Même si pour cela, j’avais emprunté les traits de mon cher frère ?


L’immortel et l’Infini s’affrontèrent du regard. Hob sentit sa volonté fléchir sous le poids de ces yeux mordorés invitant à la luxure. Il devina alors que si cette nuit-là, dans ce bordel où il n’était pas client mais fournissait les prostituées en opium, l’entité s’était approchée sous l’apparence de Dream, il n’aurait pas résisté à la tentation. Desire passa une langue gourmande sur sa bouche. Une image, fugitive, d’une étreinte scandaleuse traversa l’esprit de Hob avant que la voix de Death ne vienne l’en chasser.


– Hob, l’interpella-t-elle tout en lui coulant un regard inquiet. Il y a quelque temps de cela, celui que tu nommes Dream…

– Dream, corrigea Hob en détachant ses yeux du visage de Desire. Il s’appelle Dream.

Desire leva les yeux au ciel en signe d’exaspération. Death poussa un soupir et continua, sans tenir compte de son intervention :

– Aurait dû disparaître.

Hob se figea lorsqu’elle proféra ses quelques mots. Death s’empressa de poursuivre, comme pressée par le temps :

– Malheureusement, rien ne s’est passé comme prévu. Ce qui explique le chaos qui règne dans ton monde et celui qui fut le sien.

– Et les nôtres, marmonna Desire en croisant les bras sur sa poitrine.

– Hob, le Dream que tu connais n’est plus le Maître des Rêves, un autre détient ce titre à présent, notre frère, mais tant que ce premier Dream continue d’exister, l’autre ne peut user pleinement de ses pouvoirs et des effets indésirables commencent à se faire ressentir. Tu es le seul, Hob, à détenir la clef pour arrêter cette destruction…

– Pourquoi moi ?

– Parce que, répliqua Desire d’un ton mordant, tout est de ta faute, sale petite merde d’immortel !


Hob lui adressa un regard de défi auquel l’Endless répondit par un sourire hautain.


– Tout ce foutu endroit, ajouta Desire en embrassant l’auberge d’un large mouvement de bras, est un putain de temple dédié à ce pisse-froid qui fut mon frère ! Et tu ne t’es pas contenté de lui bâtir ce lieu, non, cette foutue baraque est aussi un putain de sanctuaire érigé sur tes frustrations et ton envie de le baiser !

– Desire !

– Bordel, tu n’aurais pas pu le prendre lors de l’un de vos rendez-vous ? Cela nous aurait épargné d’avoir cette discussion !


Un petit bruit de craquelure se fit entendre. Une jeune femme vêtue d’un long manteau blanc apparut à côté de Hob. Elle lui adressa un petit signe de main avant de se tourner vers Desire qu’elle fusilla de son regard vairon.


– Tu n’es pas très gentil avec Hob, fit la demoiselle d’un ton faussement grognon avant d’offrir un sourire charmant à l’immortel.

Il reconnut la jeune femme au visage mal maquillé qui lui était venue en aide, à sa façon, dans cette supérette.

– Delirium, s’enquit Death en se tournant vers sa sœur. Que fais-tu ici ?

– Je veux aider, s’exclama la jeune femme en croisant les bras sur sa poitrine. J’aime pas trop le nouveau Dream, murmura-t-elle à l’intention de Hob, et je crois qu’il ne m’apprécie pas trop non plus ; mais paraît que je dois l’accepter !

– Tu ne nous aides en rien, Delirium, la réprimanda doucement Death.

– Blablabla, rétorqua la petite rousse en levant les yeux au ciel. Toujours la même histoire ! J’ai aidé Hob contre les Bienveillantes !

– Tu as fait quoi, ma précieuse petite sœur ? s’enquit Desire d’un ton doucereux trahissant une colère grandissante.

– Je les ai empêchées de faire du mal à Hob, répéta-t-elle avec fierté. Si elles font du mal à Hob, Dream sera lui aussi touché, pas vrai ? Et je veux qu’on arrête de faire du mal à Dream. Une larme glissa le long de sa joue, dessinant un profond sillon sur le blush mal appliqué recouvrant sa peau. C’est de ma faute…


Death se pencha vers elle et lui pressa la main avec affection. Ce petit geste, loin de consoler la plus jeune de la fratrie Endless, accrut au contraire son chagrin. Elle baissa la tête et se mit à sangloter, doucement, les épaules courbées sous le poids de la culpabilité. Tout en pleurant, elle se mit à parler de ce « grand frère pas si terrible » qu’elle continuait d’aimer, même si désormais, elle se devait de l’oublier…


– Hob, reprit Death sans lâcher la main de sa petite sœur inconsolable. Tu dois laisser partir Dream. Pour le bien de ton monde et du sien qu’un autre Maître des Rêves doit reconstruire. Je t’en prie, laisse-le partir… C’est ce qu’il souhaite, également.

– Je veux l’entendre de sa bouche, déclara Hob en se levant. Mettez les consommations sur ma note, ce lieu m’appartient après tout.

– Hob !

– Ce que tu crois ressentir pour celui qui fut Dream, intervint Desire en le fixant d’un air narquois, ce n’est pas de l’amour, c’est du désir et je suis bien placé pour le savoir. Tout ce qui t’intéresse, c’est de le sentir entre tes cuisses. Rien d’autre. Tu es comme lui. Tu confonds amour et désir.

Hob soutint le regard ambré sans ciller.

– J’ai un marché à te proposer, mon immortel imbécile, murmura Desire d’une voix aux accents capiteux. Laisse cet idiot partir et je ferais de toi, un véritable objet de désir pour tous ceux que tu convoites. Susciter le désir, Robert Gadling, c’est s’assurer une gloire certaine. À une époque, c’est tout ce qui t’importait, n’est-ce pas ? Être riche, être envié, écrasé les autres de ton petit pouvoir. La reconnaissance pour faire oublier le misérable petit cul terreux que tu étais.


L’immortel observa encore quelques instants, cette curieuse fratrie qui avait été celle de Dream. Desire guettait sa réponse avec l’air d’un chat ayant trouvé une proie particulièrement savoureuse. Delirium le fixait de ses grands yeux humides de larmes et le suppliait de venir en aide à ce frère qui n’était plus tout à fait le sien… Quant à Death, cette vieille camarade, elle le regardait avec une inquiétude non dissimulée lui rappelant celle de Dream. 


Hob tourna la tête vers la rue où se déversaient des trombes d’eau en continu. Le monde, son monde et celui de Dream s’écroulaient, par sa faute, parce qu’il avait supplié l’Infini de ne pas l’abandonner. De ne pas le laisser seul… Renoncer à Dream… C’était donc ça, le prix à payer pour sauver cette humanité que lui, Hob Gadling, continuait d’aimer ? Cette humanité imparfaite, déraisonnable. Un curieux sourire se dessina sur les lèvres de l’immortel. Une humanité à son image : égoïste, impulsive, capable autant d’aimer que de détruire.


– Vous avez raison, lança-t-il à l’intention de Desire dont le sourire devint triomphal, je le désire. Je le désire à un point que vous ne pouvez même pas imaginer… Je ne renoncerai pas. Je ne renoncerai jamais à lui.


Le sourire de Desire se changea en un regard assassin. Les sanglots de Delirium devinrent des hoquets horrifiés. Death écarquilla les yeux d’effroi. Elle tenta de l’appeler, une dernière fois, de le ramener à la raison, mais Robert Gadling ne l’écoutait déjà plus. Il salua les trois Endless d’un petit signe de la main avant de quitter ce lieu qu’il avait préservé par amour envers cet être à qui, il était prêt à tout sacrifier.


Death se leva et s’élança à sa poursuite :


– Hob ! Attends !


Son cri résonna dans la rue déserte assaillie par les flots menaçants. Une brume épaisse tenait à présent la capitale entre ses griffes. Death vit la silhouette de l’immortel, ombre à peine perceptible, se fondre dans ce brouillard porteur de mauvais présages et semant un parfum de désolation sur Londres meurtrie…


***


  1. La chanson citée dans ce chapitre est "You me make feel (Mighty real)" . La version originale est interprétée par Sylvester. Il existe une reprise par Jimmy Somerville.



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