Soleil et Chair
Attention: ce chapitre révèle une bonne partie de l'intrigue des épisodes 5 et 6 de la saison 2 du Sandman.
Il est également question de sang et d'esclavage dans ce chapitre.
Ma femme
Aux seins de nuit
Ma femme aux seins de creuset de rubis
Aux seins de spectre de la rose sous la rosée
Le sol tanguait sous les pieds de Hob Gadling. Il mit quelques minutes avant de reconnaître les lieux de ce nouveau songe. Il se trouvait sur le navire dans lequel il avait investi au début de l’année 1789, espérant bâtir une nouvelle fortune en se livrant à la traite d’êtres humains, et sur lequel il aurait dû embarquer. Il avait refusé au dernier moment pour ne pas louper son rendez-vous avec son Etranger. Il s’avança dans la cabine et jeta un regard aux quelques peintures, des reproductions de Watteau – peintre que Hob méprisait cordialement – entourant une bibliothèque où étaient disposés quelques exemplaires de la Bible et des livres de prières. Hob releva la tête et, à travers le hublot nimbé d’une lueur verte, parvint à distinguer l’océan infini.
Un murmure s’éleva dans la cabine. Souffle qui se changea en quelques notes d’une chanson dont l’immortel ne parvint pas à comprendre les paroles. Une vague souleva le bateau, Hob qui avait perdu l’habitude de naviguer, se rattrapa de justesse à la table. Une lampe à huile glissa jusqu’à lui. En tâtonnant, Hob parvint à tourner la mèche. La flamme s’éleva rassurante et bienfaisante. Il tourna la lampe vers le lit plongé dans l’obscurité et aperçut la silhouette de Dream, tête baissée. Il portait son drapé rapiécé, ouvert jusqu’à la poitrine. Hob leva la lampe et découvrit les curieuses taches maculant la poitrine pâle s’élevant au rythme d’une respiration saccadée comme contractée par des sanglots.
Hob s’avança, l’eau s’infiltrant dans la cabine lui mordillait les doigts de pieds. Il devait persuader Dream de quitter le navire au plus vite car lui, savait ce qu’il allait advenir de l’Anna. Tout en réprimant le frisson d’effroi lui parcourant l’échine à la pensée des victimes se trouvant dans l’entrepont, il s’approcha de l’ancien Maître des Rêves. Le murmure se changea en une chanson dont il parvint à saisir les premières paroles :
Orpheus with his lute made trees,
And the mountain top that freeze
Bow themselves when he did sing :
To his music plants and flowers
Ever sprung ; as sun and showers
There had made a lasting spring.
Hob abaissa la lampe et vit avec horreur une tête humaine, les yeux grands ouverts, posée sur les genoux de son amant qui en caressait les boucles brunes avec tendresse. Du sang gouttait de l’entaille marquant l’endroit où la tête avait été séparée du corps. La tête leva ses yeux sombres vers l’immortel et poursuivit son chant qui prit des accents mélancoliques :
Every thing that heard him play,
Even the billows of the sea,
Hung their heads, and then lay by.
– Je te prie d’excuser mon fils, Hob Gadling, murmura la voix de Dream qui parut émerger d’un long sommeil. Le chant est tout ce qui lui reste.
Le Maître des Rêves releva la tête, Hob eut un mouvement de recul : des larmes de sang glissaient, intarissables, le long de ses joues pâles et coulaient jusqu’à sa poitrine, marquant sa chair au fer rouge. Dream resserra son étreinte autour de la tête chantante et se mit à la bercer, comme le ferait un père voulant apaiser le cauchemar de son enfant.
– Il est mon fils, reprit Dream d’une voix brisée en fixant Hob d’un regard brillant de larmes. Mon fils… Ma plus belle erreur. Mon fils, mon fils, répéta-t-il, leitmotiv dont il ne pouvait se libérer en contemplant ses pieds baignant dans le sang de son enfant.
Surmontant sa peur, Hob s’avança, posa la lampe sur le sol, et s’agenouilla sans un mot devant son amant. Cela leur faisait un autre point commun : lui non plus n’avait pas su protéger son Robyn, son fier gaillard, de la mort. L’immortel, n’osant pas briser l’étreinte du père et du fils, posa sa main contre le genou de Dream et le serra avec force pour l’assurer de sa présence. Il lança un rapide regard à la tête chantante dont certains des traits lui rappelaient ceux de son amant.
– Je ne suis plus rien, Hob, confessa Dream dans un sanglot. J’ai été puni pour mes erreurs, mes injustices et mon maudit orgueil.
Ses mains caressaient les joues blêmes de la tête dont le chant mourut sur ces derniers vers :
In sweet music is such art,
Killing care and grief of heart
Fall asleep, or hearing, die.
– J’étais prêt à accepter mon juste châtiment, Hob Gadling, poursuivit Dream en touchant du bout des doigts la bouche qui reprit sa chanson depuis le début. Les Bienveillantes étaient prêtes à m’abattre pour de bon. J’avais mis mon royaume en sécurité…
Il caressa avec tendresse le nez de son fils avant de lancer un regard désespéré à Hob qui l’écoutait, en silence.
– Mes funérailles étaient même prêtes et j’avais demandé à ma douce sœur de t’y convier, mon ami. Une autre incarnation, un autre Maître des Rêves était apparu pour veiller sur les rêveurs. Mais…
– Que s’est-il passé, Dream ? s’enquit Hob d’une voix douce afin de ne pas le brusquer.
– J’ai senti ta tristesse, Hob Gadling, répondit Dream en le fixant avec tendresse. Je t’ai entendu me supplier de ne pas te laisser seul et je t’ai appelé à mon tour… ton amour me condamne à rester entre deux mondes qui ne veulent pas de moi.
Un mince fil ensanglanté glissa de la paupière gauche de l’ancien Maître des Rêves, coula le long de sa figure hâve avant de baiser ses lèvres bleuies par le froid et la fatigue.
– Je n’ai plus aucune place nulle part, reprit Dream dans un souffle transpercé d’angoisse. Je suis terrifié à l’idée de te quitter et de devenir moins qu’un souvenir pour toi… Je veux… si j’avais le choix… Je voudrais…
Il se tut, incapable de proférer les paroles qui les condamneraient Hob et lui à subir l’ire des Bienveillantes. Les Dames vengeresses n’abandonneraient jamais leur quête de justice et les poursuivraient de leurs ombres, rendant tout véritable bonheur à deux, impossible.
Hob tendit les mains vers lui et dans un geste plein de dévotion, caressa le visage ensanglanté.
– Dream… un être doté de plus de jugeote que je n’en posséderais jamais m’a dit un jour que le choix serait toujours mien.
– Un fou, assurément.
Les doigts de Hob tracèrent la ligne des pommettes saillantes avant de dessiner les contours des lèvres plissées en une moue douloureuse. Il avait toujours aimé le visage de son Etranger. Figure qu’il avait recherchée pour en combler le manque, dans les tableaux de certains peintres ou la figure de certains jeunes hommes aimés de poètes ou de musiciens… Ses amants avaient tous eu le visage de Dream. Il s’appuya sur ses genoux et approfondit ses caresses, laissant ses pouces s’imprégner de la texture de la peau de Dream et du sang coulant le long de cette figure tant aimée.
– J’étais le père d’un fils dont le chant fabuleux pouvait faire pleurer jusqu’au cœur des dieux les plus impitoyables, confessa Dream en fermant les yeux, laissant les caresses de son amant le libérer du poids de la culpabilité. Un fils que je n’ai pas su aider et qui a cru, stupidement, qu’il pourrait déjouer la fatalité. Un fils dont le corps a été violenté, dépecé et démembré. Un fils condamné à n’être plus qu’une tête. Un fils que j’ai tué de mes propres mains pour mettre fin à ce qui n’était plus une vie et respecter la parole que je lui avais donnée.
Les doigts de Hob caressèrent ses lèvres comme pour l’encourager à poursuivre sa confession :
– J’ai versé le sang qui est le mien, Hob, et je dois en payer le prix.
Dream ouvrit les yeux. Il lança un regard horrifié aux mains de son amant qui était à présent couvertes du sang de son fils. Orphée, indifférent aux deux hommes, plongé dans les souvenirs de son lointain et éphémère bonheur amoureux, continuait de chanter le musicien qu’il avait été.
– Tu ne mérites pas d’être maudit par ma faute, Hob, chuchota l’ancien Maître des Rêves d’une voix dépouillée de toute trace d’arrogance. Je suis un père infanticide, un criminel, l’ancien époux d’une femme que je n’ai pas su protéger d’un monstre tout aussi cruel que moi.
– Que s’est-il passé?
– A cette époque, j’étais prisonnier. Si j’avais été moins orgueilleux, j’aurais pu être libre bien tôt et abréger les souffrances de ma Calliope. J’ai été orgueilleux, tellement orgueilleux, Hob…
– Dream, chuchota Hob en plongeant son regard dans le sien. Tu as fait comme tu as pu…
– Si tu savais… reprit Dream en tendant sa main droite vers les tempes brunes, qui ne s’étaient jamais parées de fils argentés, de son ami. Je n’ai pas été le meilleur des amants. Possessif, voulant être vénéré davantage qu’aimé. J’ai condamné la femme que je disais aimer à l’Enfer car elle ne voulait pas sacrifier son peuple pour moi ; je me suis lassé d’une autre en lui accordant comme récompense de son amour, qu’un jardin dans un Royaume qui n’est plus le mien. J’ai désiré mes maîtresses et mes amants, prétendant que c’était de l’amour… je suis incapable d’aimer, Hob Gadling.
– Tu as changé, Dream. L’être que j’ai rencontré en 1389 n’a plus rien à voir avec l’homme que j’ai retrouvé il y a de cela quelques années. Je suis pas un homme parfait, murmura l’immortel en prenant la joue de Dream en coupe, mais j’apprends de mes erreurs et toi aussi.
– Il est trop tard…
– Le choix demeure tien, s’entêta Hob, inflexible.
Un triste sourire s’épanouit sur les lèvres de Dream. À cet instant, Hob songea que s’il avait été doté d’un quelconque pouvoir créateur, il aurait donné une couleur bouton de rose à cette bouche qui le fascinait tant. Dream s’inclina, comme s’il désirait se rapprocher de lui. Sa voix n’était plus qu’un murmure :
– Ces instants que j’ai passés avec toi, Hob Gadling, ces dernières heures que j’aurais aimées infinies, compteront parmi les plus beaux moments de mon éternité.
Sans se soucier de la tête déroulant toujours son chant macabre, Hob se redressa et se pencha vers son amant pour déposer un tendre baiser contre le front blême souillé lui aussi de ce sang impur.
– Affrontons-les, ces Bienveillantes, proposa Hob en appuyant ses lèvres contre la peau de Dream. Bâtis-toi une autre vie…
– Tout ce que je désire, Hob Gadling, répondit Dream en essayant d’effacer le sang d’Orphée, de la bouche de son amant, je ne le mérite pas.
L’ancien Maître des Rêves pressa ses doigts avec plus de force contre les lèvres de Hob mais ne parvint pas à en retirer l’empreinte infamante. L’effroi se peignit sur son visage lorsqu’il comprit qu’il venait de marquer son amant du sceau de sa propre malédiction. Hob baisa les doigts tremblants, comme pour lui signifier qu’il savait parfaitement quel sort l’attendait et que cela lui était bien égal de devenir la nouvelle proie des terribles Bienveillantes. L’odeur de la mort les enveloppait et collait à leurs corps comme une sueur dont on ne peut se débarrasser. Dream tenta une dernière fois de le raisonner mais comment lutter contre l’inéluctable ? La bouche au goût de sang et de fatalité se pressa contre la sienne, en un baiser maudit scellant leur destinée.
Tout d’un coup, une lame de fond souleva le navire, séparant les deux amants. Le corps de Hob heurta le sol avec violence, la tête d’Orphée s’échappa des genoux de Dream et roula de l’autre côté. Dream se redressa en se tenant au pilier du lit. Le murmure de l’océan devint grondement menaçant, comme si le monstre marin dormait en son sein s’éveillait. Dream tenta d’user de ses pouvoirs pour reprendre le contrôle de son songe partagé, mais le décor refusa de se mouvoir. Une vague, encore plus violente que la précédente, le projeta contre Hob toujours inconscient. Le bois au-dessus de leurs têtes se fendilla, répandant une eau noire et salée sur leurs deux corps.
– Hob, chuchota Dream en le secouant par l’épaule. Hob…
La tête d’Orphée, toujours chantante, le fixait de ses yeux privés de vie. Le navire émit un grognement et un fracas, encore plus terrifiant que les précédents, résonna autour d’eux. Le bateau s’immobilisa… et l’eau assassine vint ronger le sol sur lequel les deux rêveurs étaient allongés. Dream se retourna à nouveau vers Hob et parvint cette fois-ci, à le tirer de son inconscience. Hob se mit en position assise et comprenant ce qui se passait, sut qu’ils devaient à tout prix quitter la cabine pour ne pas périr noyés. Ils avaient beau se trouver dans un songe, il ne voulait prendre aucun risque !
– Viens, ordonna-t-il à Dream avant de l’aider à se redresser.
Celui-ci ramassa la tête de son fils avant de se laisser guider hors de la cabine. Le bateau tanguait de plus en plus, entravant leur fuite. Hob se saisit de la main de Dream et lui criait des encouragements tout en accélérant le pas. Ils devaient atteindre au plus vite, le pont du navire afin de pouvoir embarquer dans une chaloupe. C’était le seul moyen pour sauver leurs misérables peaux ! Hob ne put réprimer un soupir soulagé lorsque l’air iodé vint lui chatouiller tandis que le cri d’un oiseau, qu’il prit pour une mouette, perça l’horizon. Ils se frayèrent un passage parmi les passagers fantômes, des visages que Hob ne reconnut pas ou dont il ne se souvenait plus, et parvinrent jusqu’à une chaloupe, qu’un homme vêtu d’un costume de capitaine troué mettait à l’eau.
– Vas-y, fit Hob en poussant son compagnon vers la frêle embarcation.
Celui-ci eut un froncement de sourcils lorsqu’il vit l’immortel tourner la tête de l’autre côté.
– Et toi ?
– Je dois réparer mes erreurs, déclara-t-il sans lui fournir d’autre explication.
Refusant d’écouter les suppliques de Dream, Hob courut jusqu’à l’entrepont. Il souleva l’écoutille, luttant contre les vagues frappant le pont. Il s’y reprit à plusieurs reprises pour l’ouvrir, ses mains se coupant contre le cordage trop serré. Au prix d’un effort surhumain, l’écoutille s’ouvrit, faisant déferler sur lui, une odeur qu’il ne reconnut que trop bien… Combattant contre la nausée lui vrillant les entrailles, Hob se faufila dans l’étroit espace.
L’océan assassin avait déjà accompli son terrible ouvrage, n’offrant qu’un spectacle de désolation à l’immortel. La lampe dansant au-dessus de sa tête jetait une lumière crue, dépourvue de toute illusion, sur les corps flottant autour de lui. Des cadavres aux visages violacés, aux traits figés dans une dernière prière que nul n’avait entendu. Hob s’avança dans l’eau lui arrivant jusqu’à la taille, cette eau qui avait été le tombeau des êtres humains qu’il avait vendus et condamnés à mort. Sa vieille blessure au genou se réveilla et il fléchit sous le poids de la culpabilité et de la douleur combinées. Il tomba à genoux, l’eau putride lui éclaboussa le visage, se mêlant à ses larmes. Sa main tremblante se pressa contre ses lèvres. Il ne put en retenir le liquide qui en jaillit et qui vint s’étaler contre ses doigts, se mêlant au sang d’Orphée souillant déjà sa peau maudite. Lui aussi, portait le poids d’un crime terrible dont il n’aurait jamais assez d’une immortalité pour en payer le prix.
Une voix s’éleva dans la pénombre, couvrant le fracas des vagues meurtrières. Une voix chantant le désespoir d’avoir été arraché à sa terre ensoleillée et privée de liberté et l’espoir de trouver la paix dans une autre vie. Hob se redressa avec lenteur et marcha jusqu’à la silhouette recroquevillée au fond de la cale. Il s’agenouilla devant elle et d’une voix douce, pour ne pas l’effrayer, tenta de lui parler. La femme cessa de chanter et leva vers lui, ses grands yeux sombres éteints tout en pressant le petit paquet ensanglanté qu’elle tenait contre son sein. Son enfant mort, comprit Hob en apercevant une masse de cheveux noirs dépassant du vêtement devenu linceul. Elle était si jeune… songea Hob en scrutant son visage aux traits portant encore les rondeurs de l’enfance. Qu’avait-elle enduré tout au long de ce voyage ? Son regard s’assombrit. Elle avait été arrachée à sa famille, à son pays, vendue comme une bête et avait probablement subi les assauts des membres de l’équipage, pourriture avide de chair fraîche et tendre. Si elle n’avait pas péri dans ce naufrage, elle aurait été vendue à un maître cruel, pour servir sa famille et ses appétits charnels. Toute une vie de labeur et d’humiliation. Une vie à laquelle, lui, Robert Gadling, l’avait condamnée.
– S’il vous plaît, chuchota Hob – Combien cette formule de politesse lui semblait risible alors qu’il lui avait fait tant de mal ! Nous devons partir, nous devons sortir…
– Elle ne peut pas vous entendre, fit une voix s’élevant de l’obscurité. Elle n’est qu’un fragment de votre culpabilité, Robert Gadling.
– Je suis désolé, tellement désolé, reprit l’immortel en tendant la main vers la jeune esclave.
Celle-ci le fixa d’un regard dur avant de disparaître, emportant son nourrisson et les piètres excuses de Hob avec elle. L’immortel se releva avec lenteur et se retourna. Un homme entièrement vêtu de blanc, nimbé d’un halo tout aussi immaculé, l’observait avec attention, bras croisés sur sa poitrine. Il inclina la tête, ses cheveux blancs caressaient les contours de sa mâchoire.
– Vous ne m’avez pas écouté, Robert Gadling, déclara-t-il d’une voix dépourvue de chaleur et dont les accents surnaturels étaient amplifiés par l’écho régnant dans l’entrepont.
Son regard glissa sur la poitrine dénudée de l’immortel, maculée de gouttes d’eau, de sueur et de vomi, avant de se poser sur le sang imprégnant ses lèvres. Un éclat de stupeur traversa les yeux argentés de l’individu.
– Qu’avez-vous fait, murmura-t-il en se reculant d’un pas, comme si la simple présence de Hob était devenue une souillure. Pauvre fou ! Vous êtes devenu une proie, vous aussi.
– J’ai réussi à leur échapper, rétorqua Hob avec orgueil, sachant pertinemment à quoi faisait référence ce curieux personnage.
À cet instant, comme pour contredire ses propos arrogants, un mugissement jaillit des entrailles de l’océan. L’homme aux cheveux blancs jeta un regard chargé d’une infinie tristesse à l’immortel couvert de souillures et qui persistait dans sa folie.
– Je suis désolé, j’ai essayé de vous avertir, mais il est trop tard…
– Le temps est un concept qui m’est totalement étranger !
– Vous n’êtes pas tout-puissant, Robert Gadling, répliqua la créature surnaturelle. Le cadeau qui vous a été fait peut vous être repris si le Destin le désire. Nul ne peut lutter contre la fatalité, pas même les dieux ou les immortels.
Une nouvelle lame de fond souleva le navire. Le mugissement devint rugissement dévorant le chant des vagues vengeresses. La lampe se détacha et le verre se brisa sur le sol. La flamme s’éleva avant de s’éteindre, étouffée par l’eau montante. La seule source lumineuse était cet homme dont l’ombre immaculée qui, telle un phénakistiscope, projetait des images fixes sur le bois humide. Des rêves et des cauchemars comprit Hob en regardant les ombres colorées les encerclant. Cet homme aussi lumineux que Dream avait été les ténèbres, était le nouveau Maître des Rêves.
– Laisse-le tranquille, Morpheus, menaça alors une voix dans l’obscurité.
Une silhouette s’avança vers eux. L’ombre lumineuse dévoila la présence de Dream, la tête de son fils, muette, pressée contre sa poitrine. Les images se mirent à défiler sur sa poitrine dénudée, nimbant sa chair ensanglantée d’une aura spectrale.
– Les songes sont miens désormais, déclara le Maître des Rêves en se tournant vers le roi déchu. Tu n’as plus aucun pouvoir, l’Etranger !
Un coup violent porté contre la coque du navire l’éventra, l’eau se déversa dans l’entrepont, avalant les cadavres des noyés. À travers la coque mutilée, Hob aperçut avec effroi la silhouette d’un monstre gigantesque. Sa gueule tendue vers le ciel se saisit du soleil et la croqua avec avidité, laissant un flot lumineux se déversa sur ses écailles miroitantes. L’obscurité se fit et la mer déchaînée ne faisait à présent plus qu’un avec la nuit. La queue de la créature se souleva et s’abattit sur la chaloupe tentant de fuir le bateau naufragé. Le cri des pauvres hères se croyant sauvés fut rapidement couvert par le cri de la créature. Elle pencha sa tête démesurée vers les naufragés et les engloutit d’un coup. Le craquement des os se brisant et des muscles se rompant résonnèrent dans la pénombre, sinistre musique accompagnant celle des flots tempétueux.
– Que cette nuit devienne stérile, commença le nouveau Maître des Rêves dont la silhouette s’agrandissait au fur et à mesure que les mots jaillissaient de sa bouche. Que l’allégresse en soit bannie ! Qu’elle soit maudite par ceux qui maudissent les jours !
Hob tourna la tête vers Dream. Celui-ci, retrouvant sa posture de plus-que-dieu, porta sa main ensanglantée à ses lèvres et souffla sur sa paume. Un peu de sable apparut au creux de sa paume souillée et se dirigea vers son successeur aux terribles imprécations. Celui-ci tendit la main et du bout des doigts balaya cette attaque. Il ne craignait rien d’un être qui ne possédait plus aucun pouvoir. La langue de sable dansa autour de son poignet avant de frapper Dream à la poitrine. Celui-ci échappa un gémissement douloureux et se retrouva projeté contre la coque aux multiples entailles. Hob se précipita vers lui et s’agenouilla à ses côtés, ses bras serrèrent ce corps tremblant de peur et de colère contre lui.
– Par ceux qui savent exciter le Léviathan, ajouta le Maître des Rêves en s’approchant d’eux, les écrasant de son ombre devenue monstre lumineux.
La main de Dream se posa sur celle de Hob, protection dérisoire contre cet être dont il connaissait l’étendue des pouvoirs.
Le Léviathan tourna sa sinistre tête vers le navire naufragé et apercevant les deux amants, poussa un cri terrifiant avant de plonger dans les flots pour les rejoindre au plus vite.
– Que les étoiles de son crépuscule s'obscurcissent, qu'elle attende en vain la lumière, reprit Morpheus en se saisissant des deux hommes dans sa main devenue gigantesque. Et qu'elle ne voie point les paupières de l'aurore ! conclut-il en repliant ses doigts sur leurs deux corps enlacés afin de leur épargner d’être dévorés par le Léviathan vengeur.
***
Le baiser d’une vague contre ses pieds nus le tira de sa torpeur. Hob toussa pour expulser l’eau brûlant ses poumons avant de vomir de tout son saoul. Il essuya sa bouche du revers de la main qu’il retira bien vite. Il puait la mort. La brume entourant la plage sur laquelle il avait échoué se dispersa peu à peu et il put distinguer l’océan, redevenu calme, dans ce songe interminable. Il se redressa avec lenteur, luttant contre le froid et la douleur incrustant ses os devenus trop vieux. Son allure était celle d’un naufragé et sa poitrine était poisseuse de sang, celui d’Orphée, et de ses propres vomissures. Dans ce songe tenant plus du cauchemar éveillé que du rêve, il n’était qu’un simple mortel, incapable de combattre des forces le dépassant. Il se mit à crier le nom de son amant, mais seul le murmure des vagues lui répondit. Il esquissa quelques pas et le découvrit, à son grand soulagement, assis sur le sable et tenant entre ses mains tremblantes, la tête de son fils qui fredonnait son chant éternel.
– Dream, l’interpella Hob avant de se lancer à genoux près de lui, sa main se posant sur la joue pâle qu’il effleura du bout des doigts.
Le visage déformé par une indicible souffrance se tourna vers lui. Ce visage maculé du sang de son enfant.
– Nous sommes sur l’île qui fut son refuge et son tombeau, lui apprit-il en serrant la tête d’Orphée entre ses bras. Hob… Je n’ai pas pu lui offrir de belles funérailles… Crois-tu que je puisse, dans ce rêve, réparer cet outrage ?
– Certains ont besoin qu’on se rappelle d’eux, d’autres, qu’on leur dise adieu, répondit Hob en se redressant avant de lui tendre la main.
Dream lui adressa un sourire en reconnaissant les paroles de sa sœur et se saisit des doigts de Hob. Combien cette main qui pouvait jadis tenir tout un univers, parut bien fragile à l’immortel. Les amants quittèrent la plage où régnait le soleil et la quiétude pour emprunter le petit chemin boisé conduisant au temple vide où Orphée avait attendu que la main paternelle ne vienne abréger sa misérable vie. La brume se dispersa, offrant à Hob, la vue d’une simple petite bâtisse en pierre abandonnée faisant face à un lac paisible. Il leva les yeux vers le ciel couvert de nuage gris et, fermant les yeux, laissa la pluie bienfaisante couler le long de son visage. La main de Dream se détacha de la sienne.
Le père infanticide s’avança de son pas chancelant vers une pierre tombale ornée d’une simple fleur à présent fanée. Dream posa la tête d’Orphée sur la tombe et se mit à gratter la terre humide de ses mains ensanglantées. Hob s’approcha et, sans un mot, prit place à ses côtés pour le seconder dans cette terrible besogne. Le temps ne comptait pas dans un songe et sans échanger la moindre parole, bercés par le chant d’Orphée, les deux compagnons d’éternité se mirent à creuser la tombe qui allait devenir celle d’un être qui avait appelé la mort de tous ses vœux.
La pluie frappait leurs corps perclus de douleur, se mêlant à la sueur coulant du front de Hob et aux larmes se glissant des joues de Dream. Pluie, sang, sueur et terre les enveloppaient d’une nuée odorante qu’eux seuls pouvaient percevoir. Ils parvinrent, ensemble, au bout de leur pénible ouvrage. Dream se redressa et avec une infinie tendresse, souleva la tête d’Orphée. Celui-ci cessa de chanter et se mit à fixer son père de son regard devenu lumineux, comme si la mort lui avait redonné cette joie perdue depuis la disparition de sa bien-aimée.
– Adieu, mon fils, murmura Dream en pressant ses lèvres souillées du sang filial contre le front de cet enfant qu’il n’avait pas su protéger et qu’il n’avait jamais cessé d’aimer.
Il s’agenouilla avec lenteur et déposa la tête aux yeux fermés dans la tombe. Dream replia ses doigts contre sa paume et, usant des dernières gouttes de magie coulant dans son corps, fit émerger des coquelicots flamboyants du sol humide. Il recouvrit la tête de la terre et, une fois le trou rebouché, appuya ses lèvres contre cette tombe nouvelle. À l’endroit où sa bouche s’était posée, des fleurs apparurent pour apporter un peu de couleur à la dernière demeure de son enfant.
Le père orphelin resta un long moment agenouillé devant la tombe de son fils, lui parlant du jour de sa naissance, lui racontant certaines histoires qu’il aimait lui glisser au creux de l’oreille pour l’endormir, lui confiant à quel point, il l’avait admiré pour son don et combien il regrettait de ne pas avoir su lui montrer tout l’étendue de son amour… Lorsqu’il prononça ses mots, Dream laissa échapper un long sanglot avant de sombrer dans un inquiétant silence, les épaules courbées sous le poids d’une faute impardonnable aux yeux des hommes, des dieux et à ses propres yeux.
Hob resta à ses côtés, présence discrète mais solide partageant son chagrin. L’immortel n’esquissa pas un geste tendre, trouvant que cela aurait été inapproprié en pareil moment, mais demeura près de lui. La nuit, dans ce rêve s’étirant, succéda au jour brumeux. Les deux amants, eux, étaient figés dans une semblable posture de deuil. Le chant d’une alouette se fit entendre, faisant disparaître le ciel nocturne. Le jour déploya ses rayons.
Dream fut le premier à briser le silence. Il passa ses doigts sur ses joues, en chassa les larmes et, sans un mot, se redressa. Il s’inclina, une dernière fois, vers la tombe de son fils devenue verdoyante et florissante et emprunta le petit sentier boisé, suivi de Hob, laissant son enfant, son Orphée, goûter au repos éternel, sous les chants de ces oiseaux qu’il avait tant aimés…
***
La plage baignée de lumière réchauffa le cœur de Hob. Il laissa ses pieds s’enfoncer dans le sable chaud afin de goûter à ce petit plaisir, terriblement humain. Le murmure des vagues apaisa son esprit et il ne put réprimer un sourire à la vue de ce décor qui avait toutes les allures d’un rêve délicieux. Quelques instants illusoires volés à la fatalité qu’il devinait, tapie dans l’ombre, prête à les dévorer Dream et lui lorsque ce songe prendrait fin.
L’immortel lança un regard à son amant. Ils échangèrent un sourire oscillant entre joie et tristesse. Dream devinait lui aussi que ce moment n’était qu’éphémère, un ultime répit, offert par ce curieux Maître des Rêves qui n’était pas un allié et pas tout à fait un ennemi.
Dream s’avança de quelques pas tout en laissant son vêtement glisser le long de son corps, livrant sa nudité aux rayons du soleil. Il ferma les yeux et laissa les rayons baiser sa chair affamée d’amour. Il porta la main à sa poitrine pour en saisir les battements, si humains, avant de s’agenouiller devant l’océan infini. Il plongea ses mains dans la mer et les porta à son visage, effaçant les traces de souillure et le sang de son fils de sa peau. Dream se redressa et pénétra dans les flots tout en laissant échapper un soupir qui n’avait rien de désespéré. Il savoura la sensation de l’eau léchant sa peau avant de se tourner avec lenteur vers son amant. Un sourire suffit à se faire comprendre. Hob se dépouilla de son pantalon et le rejoignit dans cette eau purificatrice.
– Je veux rester avec toi, déclara alors Dream en tendant la main vers le visage ensanglanté de son amant. C’est tout ce que je souhaite.
Hob lui baisa les doigts avec tendresse tandis que la main de Dream ôtait le sang infamant marquant son visage. Leurs tendres effleurements se firent plus assurés et lorsque la bouche de Hob se pressa contre la sienne, dans un baiser de sel et de sang, se moquant bien de la mort et de destin. Dream se laissa emporter par l’espoir, ce fol espoir, d’un avenir à deux, libérés de la malédiction des Bienveillantes.
Hob rompit leur baiser et taquina le creux de son cou du bout des lèvres avant de les faire glisser sur la poitrine couverte de gouttes d’eau et de sang. Il traça les contours des pâles mamelons du bout de sa langue, chassant le sang s’y incrustant, purifiant sa peau de ses lèvres et de ses baisers. Dream laissa échapper un gémissement, si humain, lorsque la bouche de son amant se déposa contre son nombril avant de remonter le long de son ventre, laissant de tendres empreintes de sa salive. Ses doigts frémissants se saisirent des longs cheveux bruns de l’homme agenouillé face à lui et pressa son visage contre son ventre, réclamant davantage de tendresse. Hob poursuivit sa tendre exploration, révélant à ce corps qui n’avait jamais eu accès à la véritable jouissance, tous les plaisirs que pouvaient offrir un corps humain. Dream rejeta la tête en arrière et dans un cri d’extase, laissa le soleil se nourrir de sa chair s’éveillant au plaisir.
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Notes:
- La chanson d'Orphée est un poème de Shakespeare
- L'Anna est le nom d'un navire négrier anglais qui s'est échoué en 1789.
- La citation sur le Léviathan est extrait de la Bible: Job-3
- Le poème utilisé en début du chapitre est toujours "Union libre" d'André Breton