Soleil et Chair
Chapitre 10 : Sous le soleil des destructions (partie 2)
2911 mots, Catégorie: M
Dernière mise à jour 29/07/2025 22:24
Hob Gadling avait perdu un nombre assez considérable d’amours au cours de son immortalité, parfois de manière brutale, comme sa tendre Eleanor arrachée à la vie alors qu’elle était sur le point de la donner ; Peggy, une autre de ses compagnes avait été tuée lors du Blitz. Quant à Audrey, elle était décédée à l’aube du nouveau millénaire, fauchée par un chauffard.
Hob replia ses jambes contre la statue et tendit la main pour caresser le visage privé d’identité. La perte de Dream était l’une des plus cruelles auxquelles il devait faire face. Il s’était montré stupide et arrogant en croyant pouvoir déjouer les pièges d’entités qui lui étaient supérieures et qui connaissaient le cœur des hommes depuis la nuit des temps. Il ne put réprimer un sanglot et ferma les yeux, murmurant de piètres excuses. Il savait pourtant, lui qui avait appris à lire et à apprécier ces récits mythologiques datant de bien avant sa naissance, qu’un pauvre mortel ne pouvait défier les dieux.
Un miaulement le fit émerger, un bref instant, de sa léthargie. Pygmalion traversa l’atelier en faisant cliqueter ses griffes sur le carrelage, et vint s’allonger contre l’immortel, son museau frottant la peau nue de Hob. L’humain frissonna à ce contact avant de resserrer ses bras autour de sa statue. Pygmalion était son ultime prise avec le monde réel. L’immortel leva les yeux vers la lucarne, le soleil pâle et apaisé, lui chatouilla les paupières. Le monde tournait à nouveau rond mais Hob s’en sentait à présent exclu. Il avait perdu la notion du temps, emprisonné dans sa bulle morbide.
Une voix caverneuse, lui rappelant celle de la plus vieille des Bienveillantes, vint lui souffler la solution pour abréger ses souffrances. Il serait si simple de renoncer, de se laisser dévorer par la peine et prier la Mort de lui accorder la délivrance en mettant fin à sa trop longue existence. Hob était un homme qui n’avait jamais renoncé mais ce jour-là, égaré, cette simple pensée devint peu à peu une idée fixe. Comment devait-il procéder ? Il connaissait la Mort et savait qu’elle ne demeurerait pas sourde à son appel.
Tout d’un coup, la porte de l’atelier s’ouvrit. Hob effleura le visage sans nom de la sculpture du bout des lèvres. Un dernier adieu avant qu’il ne rejoigne cet Après qu’il n’aurait jamais cru découvrir aussi tôt… Hob se détacha de la statue et s’avança vers la porte.
Pygmalion se mit à trottiner derrière lui, désirant l’accompagner jusqu’aux portes de cette dernière aventure. Hob tendit la main vers l’extérieur, il avait imaginé son Après bien plus coloré et chaleureux. Une odeur vint lui chatouiller les narines. Une odeur rappelant celle des marécages. Il s’immobilisa, hésitant. Son instinct lui hurlait que cette porte ne menait pas au royaume sur lequel Death régnait. Un murmure s’éleva de l’autre côté, ressemblant au bruit d’un rouet tissant. Hob lança un dernier regard à la statue caressée par les rayons du soleil. Il était un idiot qui ne disait jamais non à une bonne histoire. Il prit une profonde inspiration et se laissa aspirer dans ce décor qui n’était pas celui des Terres sans soleil…
Hob se trouvait à présent au beau milieu d’un marécage. La lune ronde et pleine, semblable à un œil accusateur surveillait ses mouvements tout en l’enveloppant de son ombre menaçante. Il mit quelques minutes avant de distinguer la petite maison se trouvant à quelques mètres et d’où émanait une lumière bienveillante. N’ayant rien à perdre, Hob quitta l’eau des marécages et, toujours suivi de Pygmalion, se dirigea vers la maisonnette afin de découvrir la suite de cette curieuse aventure.
En s’approchant de la cabane, il vit une fumée s’élever de la cheminée et l’immortel se dit qu’il prendrait bien une bonne tasse de thé avec les propriétaires, à condition qu’ils ne soient pas des ogres ou des sorcières. Au moment de frapper, il eut un mouvement de recul en apercevant la chouette clouée au-dessus du heurtoir. Ce qui se trouvait derrière cette porte n’appartenait assurément pas à son monde. Il frappa. Un coup. Pas de réponse. Deux coups. Des pas se dirigèrent vers lui. Trois coups. La porte s’ouvrit.
– Nous espérions ta visite, Robert Gadling, l’accueillit une jeune femme esquissant le plus gracieux des sourires.
Elle portait une longue robe couleur de ciel estival et des fleurs bleues parsemaient ses longues et belles boucles brunes éclatantes de jeunesse.
– Tu arrives à temps pour l’heure du thé, mon agneau, déclara la femme entre deux âges en resserrant son châle bleu marine autour de ses épaules rondes et fermes.
– Entre donc, ne sois pas si timide ! Nous sommes bons amis, n’est-ce pas ? siffla la vieille femme vêtue d’une guenille bleu nuit.
Hob aurait préféré à cet instant, se trouver face à l’un de ces ogres peuplant les contes pour enfants. Pourquoi était-il arrivé ici ? Quel jeu terrible, ces trois divinités qui n’en formaient qu’une, avaient-elles inventé ?
– Ces marécages ne sont pas sûrs, fit la plus jeune des Bienveillantes dans un sourire affable.
– Et regarde-toi, mon pauvre poussin, te voilà bien frigorifié ! renchérit la Mère en tendant une main compatissante vers le visage de l’immortel.
Celui-ci s’écarta, esquivant ce geste maternel. La vieille femme esquissa un rictus, dévoilant une dentition incomplète.
– Nous avons en notre possession, quelque chose qui pourrait t’intéresser, Robert Gadling.
L’immortel scruta avec attention les traits de la vieille femme qui ressemblait tant aux sorcières des livres pour enfants. Il savait que c’était elle, la plus rusée – elle avait l’expérience de la vieillesse – des trois sœurs et la plus vindicative. Résolu à aller jusqu’au bout de cette dernière aventure où la mort l’attendait au bout du chemin, Hob Gadling franchit le seuil de la maisonnette. La porte se referma derrière lui, lui ôtant tout espoir de fugue.
Malgré le feu crépitant dans la cheminée, l’immortel ne put réprimer le frisson qui lui grimpa dans l’échine. Un rouet, comme il n’en avait pas vu depuis longtemps, tournait en continu devant la cheminée, tissant une nouvelle destinée. Une paire de ciseaux étincelants brillait sur la table basse faisant face aux canapés. Était-ce le fil de son destin, il savait quel était le terrible rôle des Bienveillantes, qui s’apprêtait à être coupé ?
– Une nouvelle vie qui n’a rien à voir avec la tienne, l’informa la Mère d’une voix se voulant rassurante. Une petite fille qui s’apprête à naître…
– Et qui ne connaîtra jamais les affres de la puberté, siffla la vieille femme avant de lui désigner la table sur laquelle était posée un bouquet de chrysanthèmes fanés.
Hob détourna les yeux du rouet et s’assit à la place qui lui avait été attribuée. La plus jeune des trois entités se plaça à sa gauche et fit glisser son index le long de son épaule nue.
– Je me suis toujours demandé, murmura-t-elle à son oreille tout en faisant courir son souffle fleuri sur sa peau, quel effet cela faisait de sentir un autre corps se presser contre le sien.
– Il y a fort longtemps que je n’ai pas goûté à la jouissance, renchérit la Mère sur sa droite qui recoiffa une mèche de ses cheveux derrière son oreille.
La troisième Bienveillante demeura muette mais Hob pouvait sentir son haleine putride cogner contre son cou.
Une tasse de thé apparut devant lui. La Mère lui caressa la joue avant de lui rapprocher la boisson aux effluves boisés de la vigne de cyprès.
– Bois, mon petit moineau.
Hob repoussa la tasse. La Vieille prit place face à lui, ses doigts noueux croisés sous son menton en galoche. L’immortel pouvait percevoir toute la malice contenue dans son regard bleuté, voilé par le poids des années. La plus jeune des sœurs quant à elle se saisit de Pygmalion et se mit à le caresser, assise auprès de sa sœur. La Mère se plaça à la droite de son aînée et offrit un tendre sourire, se voulant bienveillant, à Hob.
– Regardez-moi cet adorable chat ! s’écria la Vierge en passant ses doigts dans la fourrure de Pygmalion qui devint plus brillante. N’est-il pas mignon ?
– Il sera délicieux en ragoût, déclara la Vieille sans lâcher un instant Hob du regard.
– Nous ne le mangerons pas, Soeur-qui-est-moi ! s’offusqua sa cadette en grattant le menton du félin. C’est un présent apporté par notre ami l’immortel.
Hob s’apprêtait à contester mais la Mère le devança :
– Apporter un cadeau à des hôtes est une marque de courtoisie, mon ange. Reprendre une offrande est une offense.
– Que voulez-vous ? demanda Hob d’une voix rauque, lassé de ce petit jeu dont il ne connaissait pas les règles. Ma mort ?
– Nous te l’avons dit et redit, mon oiseau, soupira la Mère comme si elle faisait face à un enfant récalcitrant. Nous ne pouvons pas te reprendre le cadeau qui t’a été offert.
– Sauf… murmura la plus jeune des trois sœurs en arborant un curieux sourire, si tu nous l’offres à ton tour...
Les pédales du rouet s’immobilisèrent et la manivelle infernale cessa de tourner. Les flammes de la cheminée devinrent blanches, projetant des ombres surnaturelles sur les murs de la maisonnette. Les trois femmes se penchèrent vers Hob, dévoilant leurs traits d’entités sans âge.
– Nous pouvons te donner ce que tu désires, Robert Gadling, murmura la jeune fille tout en resserrant ses doigts autour du corps de Pygmalion pour l’empêcher de lui échapper.
– Tu peux le revoir, si tu le souhaites, poursuivit la Mère en lui souriant avec douceur.
Le cœur de Hob se mit à battre dans sa poitrine. Son instinct fit taire son espoir. Il avait suffisamment vécu pour se méfier des offres trop alléchantes.
– Que voulez-vous en échange ? Il y a un prix à payer, n’est-ce pas ?
– Évidemment, ricana la Vieille. Il y a toujours un prix…
Pygmalion laissa échapper un miaulement douloureux lorsque les doigts de la Bienveillante griffèrent son ventre.
– Vois-tu, Robert Gadling, expliqua la plus jeune des trois sœurs en évitant un coup de griffe, nous nous ennuyons atrocement ! Les gens de ton espèce ne croient plus en nous… alors qu’avant…
– Nous étions débordées de travail ! Phèdre, Oreste… Que de criminels à tourmenter et de vengeances à accomplir ! Mais tout cela a changé, soupira la Mère.
– Le monothéisme a gâché tellement de belles choses… renifla la Vierge en prenant un petit air chagrin.
Le feu s’éteignit brusquement, plongeant la maisonnette dans la pénombre, avant de se rallumer. Les trois Bienveillantes encerclaient de nouveau Hob. La main de la Mère caressait son épaule droite, tandis que la Vierge effleurait son bras du bout de ses doigts frémissants de désir. Il pouvait sentir la présence de la Vieille derrière lui.
– J’ai toujours rêvé d’avoir un amant, lui susurra la Vierge au creux de l’oreille.
– Il n’est plus temps pour les badineries, ma sœur, l’apostropha la Vieille.
Ses doigts arachnéens se posèrent autour du cou de Hob et pressèrent sa pomme d’Adam.
– Nous pouvons t’accorder ton souhait, Robert Gadling, mais pour trouver ce que tu désires, tu vas devoir le chercher par toi-même.
– L’entrée de notre cachette, tu vas devoir d’abord trouver, lui glissa la Vierge en apposant ses lèvres contre sa joue.
– Sa prison de verre, tu vas devoir ensuite briser, ajouta la Mère en lui caressant l’épaule d’un geste se voulant réconfortant.
– Et sans te retourner, tu vas devoir enfin le conduire à la lumière, acheva la Vieille.
– Une partie de cache-cache et des devinettes ? C’est tout ce que vous me proposez en échange de son retour ? s’enquit Hob d’un ton soupçonneux
– Tu pourras le revoir, confirma la Mère d’un petit hochement de tête, à condition de ne pas échouer.
Hob jeta un regard à Pygmalion qui s’était réfugié dans un coin de la maisonnette pour échapper aux caresses de la Vierge en mal d’amour. Il connaissait les ruses dont étaient capables les divinités. Dans cette partie de dupes, il n’était pas en possession des meilleures cartes. Il pourrait refuser et exiger de retourner dans son monde, mais une existence immortelle, sans Dream, valait-elle la peine d’être vécue ?
– Marché conclu, déclara Hob en redressa le menton et en accordant un regard désolé à Pygmalion qui laissa échapper un miaulement de bête traquée. J’accepte.
– Qu’il en soit ainsi, Robert Gadling.
Soudain, une brûlure le saisit au niveau de sa main gauche. Une entaille profonde s’était ouverte sur son annulaire. La Vierge se saisit de son doigt blessé et la porta à ses lèvres avant de le lécher avec précaution. Elle retira le doigt de sa bouche, toujours recouvert de sang, et le plaça au-dessus de la tasse de thé. Hob tenta de se dégager de cette étreinte mais ne put s’y soustraire. L’accord avait été donné et les gouttes de son sang tombant dans la tasse venait de le sceller définitivement.
La Vierge laissa retomber sa main. La Mère approcha la tasse et lui chuchota en ébouriffant ses cheveux :
– Bois, mon enfant, sinon, tu ne pourras pas trouver ton chemin…
Hob attrapa la tasse et la porta à ses lèvres. L’odeur boisée s’était changée en une odeur infecte. Fermant les yeux, il but la mixture et dut faire un effort surhumain pour ne pas la cracher. Le goût mêlant terre humide, sang et chair en décomposition se déposa sur sa langue. La Mère l'encouragea en lui massant l’épaule. Il avala le contenu de la tasse en hoquetant, laissant le mélange putride imprégner le sang coulant dans ses veines. Un frisson le saisit. Un peu de buée s’échappa de ses lèvres. Il avait tellement froid… Le chant de son cœur se réduisit bientôt à un simple souffle à peine perceptible…
Une porte s’ouvrit derrière lui. Les trois Bienveillantes s’écartèrent. Hob comprit que le moment était venu et que les dés étaient jetés. Il ne pouvait pas reculer. Il se leva et s’agenouilla devant Pygmalion. Nul ne pouvait rendre visite aux Bienveillantes sans leur apporter un présent. Pygmalion, le fidèle Pygmalion, qui avait déjà usé de ses nombreuses vies, était le tribut qu’elles étaient en droit de réclamer. Hob caressa la tête de l’animal et s’excusa. Il venait de sacrifier une créature innocente pour tenter de retrouver Dream. Ce n’était pas juste, mais Hob Gadling avait appris, souvent à ses dépends, que la vie l’était rarement.
L’immortel se releva et, sans un mot, prit la direction de la porte qui venait de s’entrouvrir. Il se faufila dans l’étroit placard, sa tête heurta le bouquet de roses noires accroché au plafond, et laissa la porte se refermer derrière lui.
– Que faisons-nous à présent, Soeurs-qui-sont-moi ? s’enquit la Vierge en jetant un regard à ses aînées.
– Nous attendons, répondit la Mère.
La Vieille ouvrit la porte que Hob venait de traverser. Cette fois-ci, le placard était débordant de boîtes, de coffres et de coffrets. Elle alluma l’ampoule dansant dans le vide et examina les différents contenants. Après de longues minutes de recherches, elle sortit un coffret en bois recouvert de poussière et de toiles d’araignée. Elle souffla sur le couvercle, révélant une date à moitié effacée et commençant par 13… Elle le souleva et fouina parmi une multitude de fils coupés depuis belle lurette. Elle plongea ses doigts dans l’océan de fils et en retira un, couleur soleil, qui s’étira entre ses doigts, infini.
– Je crois qu’il est temps, mes douces sœurs, de nous remettre à un ouvrage depuis bien longtemps laissé en suspens…
Le rouet se mit en marche et les lames de la paire des ciseaux s’ouvrirent et se refermèrent dans un mouvement impatient.
***
Note pour la suite: les trois derniers chapitres seront classés en MA et n'apparaîtrons pas de fait, sur la page d'accueil. Je dois les poster demain ou après-demain (mercredi/jeudi 30 et 31 juillet 2025).