Love is War

Chapitre 1 : Chapitre 1 ✿

6010 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 10/11/2016 05:34

 

1

 

 

 

Il sortait de la gare au pas de course, noyé dans une foule dense de gens pressés. Le soleil se reflétait timidement sur les fenêtres des buildings révélant l'atmosphère chamarrée du matin que Yokozawa Takafumi affectionne tant.

Il appréciait ce moment de la journée, même si sa fonction au sein de l'entreprise ne l'obligeait pas systématiquement à se lever si tôt. Mais il avait pris du retard dans son travail, c'est pourquoi il avait décidé de s'y rendre de bonne heure.

Yokozawa est un travailleur consciencieux et un très bon commercial.

Il en a la gouaille, le charisme et l'habileté à vous faire acheter le superflu en pensant que vous faites toujours une bonne affaire. Il assumait parfaitement la nature de son travail et il en éprouvait même une certaine fierté, considérant que les produits et services qu'il s'efforçait de vendre contribuaient à l'épanouissement des gens.

Vendre des livres n'était pas une si mauvaise tâche finalement ! Il en était très fier. Yokozawa est un homme fier.

Vêtu de son complet bleu marine, il remontait la rue qui longe l'imposant immeuble des Éditions Marukawa avec un peu de peine malgré la fraîcheur matinale. En franchissant la porte d'entrée, comme à son habitude il marmonna un bonjour aux deux jeunes hôtesses de l'accueil qui prenaient la peine de le saluer poliment. Il se jeta dans l'ascenseur qui le déposa au troisième étage de l'immeuble, celui dédié au Service des Ventes.

Comme il était agréable de se rendre au bureau aux aurores, avant que la horde d'employés n'eût envahi le moindre centimètre carré d'open-space qui déborderait très vite de paperasse entassée.

C'était d'un calme lénifiant, exempt de la sonnerie stridente des téléphones et des bruits de toux mal soignée. Un véritable paradis !

Après une trentaine de minutes, un dossier bouclé et quatre coups de téléphone, il ressentit une petite crampe à l'estomac. Dans la précipitation, l'employé zélé avait totalement oublié de prendre son petit-déjeuner avant de commencer sa journée de travail.

C'est alors qu'il décida de se trouver un petit quelque chose à se mettre sous la dent. Comme les distributeurs du troisième étage ne fonctionnaient plus, c'est à l'étage du dessus qu'il comptait bien trouver son bonheur. D'un pas décidé, quelques menues monnaies en main, Yokozawa appela l'ascenseur qui l'emmènerait au quatrième étage, où il trouverait de quoi rassasier son estomac qui criait famine.

           

Le quatrième étage abritait plusieurs services de publication et d'édition. Si les commerciaux n’étaient pas vraiment des lève-tôt, que dire des éditeurs... ?

Autant dire que les bureaux du quatrième étaient aussi désertés que ceux du service commercial. Seul résonnait le bourdonnement de la respiration d'un employé endormi, bavant sur le clavier de son ordinateur portable, qui s'était probablement oublié hier soir après de longues heures supplémentaires.

Comme c'est méprisable... pensa Yokozawa à la vue de cette pathétique vision. Lui ne se serait jamais retrouvé dans une telle situation, il avait bien trop d'amour-propre.

Il se dirigea alors vers la petite salle de restauration, au bout du couloir, dans laquelle se trouvaient les différents distributeurs de boissons et de friandises. La porte était légèrement entrouverte, un petit courant d'air s'en échappait, il frissonna.

— ... je ne comprends pas pourquoi tu en fais toute une histoire !

— Ça m'est totalement égal ! Excuse-moi, mais je dois me mettre au travail maintenant !

— Onodera ! Tu ne vas pas t'en sortir comme ça ! Je veux que tu m'expliques pourquoi tu refuses, bon sang. Ça n'a pourtant rien d'une grande affaire !

— Je n'ai pas d'explication à te donner, je n'en ai pas envie, voilà tout ! Nous travaillons ensemble, nous partons au travail ensemble, nous rentrons du travail ensemble... Tout cela commence à devenir étouffant !

La petite ouverture laissait parfaitement s'échapper les deux voix que Yokozawa avait tout de suite reconnues. À cet instant, il s'arrêta net devant la porte entrebâillée. La petite ouverture lui laissait entrevoir un bout du visage d'Onodera Ritsu. Takano Masamune, son interlocuteur, devait probablement se trouver contre la machine à café. Le ton était grave. Le visage d'Onodera était écarlate.

Yokozawa, auditeur malgré lui de cette scène, renonça à ouvrir la porte qui les séparait. Il revint alors sur ses pas pour regagner son bureau, la faim l'avait quitté.

 

 

 

2

 

 

 

Il était presque onze heures du matin et l'open-space était bondé d'employés occupés à leurs tâches respectives. Dans la petite salle fumeurs, la fenêtre était grande ouverte. L'air à l'extérieur était doux, c'était la fin de l'été.

Yokozawa était accoudé à la traverse, la fumée de sa cigarette s'échappait en volutes opaques. À ses côtés se tenait une très jolie jeune femme. Adossée dans la même position que lui, ils semblaient d'une symétrie parfaite.

— ...Je ne sais pas comment m'y prendre avec eux, lui confia la jeune femme.

— Tu n'as qu'à user de tes charmes, lui répondit Yokozawa d'un air un peu désabusé.

— Pour qu'ils me fassent des propositions indécentes ? Mon salaire ne justifie aucunement de telles pratiques ! C'est Henmi, qui travaille avec toi, qui m'a conseillé de venir t'en parler... N'est-ce pas adorable de sa part ?

— Ah bon ?

— Tu es surpris ?

— Un peu, rétorqua Yokozawa en se grattant la tête.

— Tu es un des meilleurs commerciaux de l'entreprise après tout, tes subalternes le savent bien, il n'y a rien de surprenant à ce qu'ils me conseillent de te parler de ce genre de problème...

— Je ne suis pas surpris par cela, mais plutôt par le fait que Henmi t'ait prodigué un conseil utile, précisa-t-il d'un ton ironique.

— Comme tu es mesquin ! répliqua la jolie jeune femme dans un éclat de rire.

Les deux collègues manquèrent tous deux de s'étrangler dans leurs ricanements avec la fumée de leurs cigarettes.

— J'aurais adoré travailler dans ton service Yokozawa ! ajouta-t-elle en calant le talon de son escarpin dans la plinthe du mur. Je rigolerai plus souvent !

Yokozawa appréciait beaucoup Motoki-san et c’était réciproque. Les femmes du service n'affectionnaient guère le caractère acariâtre de Yokozawa. Il est vrai qu'en apparence il pouvait paraître un brin soupe au lait. Son caractère était connu de tous à Marukawa et son habileté de commercial n'avait d'égal que sa disposition à disputer ses subalternes au gré de ses humeurs.

En dépit de cette réputation sulfureuse, Motoki-san, commerciale rattachée aux publications de presse féminine, aimait le retrouver en salle fumeurs pour partager de courtes pauses cigarette, elle appréciait beaucoup ses traits d'humour sarcastique.

La représentante était d'une grande beauté. Le teint pâle, des cheveux noir-ébène retombant gracieusement sur ses épaules, elle était perchée sur une paire d'escarpins aux talons vertigineux et arborait un superbe tailleur griffé. Sa main fine, impeccablement manucurée, portait avec élégance sa cigarette à ses lèvres, lui donnant des airs de gravure de mode des années soixante.

Même si elle n'était qu'une simple employée sans véritable responsabilité, Motoki n'était pas le genre de femme à perdre la face devant les hommes, même ceux hiérarchiquement supérieurs à elle. Elle avait certes conscience de sa beauté et de son charisme, mais sans pour autant en faire une arme de séduction. Cela lui donnait une assurance incroyable. Yokozawa avait toujours admiré ça chez elle, la confiance en-soi étant une qualité qu'il affectionnait. Motoki, quant à elle, appréciait Yokozawa car il faisait partie des rares hommes qui ne la regardaient pas comme un bout de viande. Malgré ses aspects d'ours mal léché, Yokozawa n'était pas un phallocrate et la jeune femme estimait cette qualité à sa juste valeur.

Il n'avait jamais tenté de lui faire des avances, ni même de la séduire, et, bien que conscient de sa grande beauté, il l'avait toujours considéré comme son égal.

— Je te conseille de rester toi-même et de ne pas trop insister. S'ils ne désirent pas te faire confiance, informe en ton supérieur et passe à autre chose. Il faut savoir quelquefois abandonner un client récalcitrant pour s'occuper des autres, ajouta-t-il en reprenant son sérieux.

— Comment savoir s'il est temps de passer à autre chose ? lui demanda-t-elle.

À ces mots, le visage de Yokozawa se figea. Tout à coup, il prit conscience que ses propres paroles résonnaient en lui de façon singulière.

— Yokozawa ?

— ...

— Yokozawa ? répéta la jeune femme un peu inquiète.

Les appels de Motoki firent subitement réagir Yokozawa qui semblait noyé dans la confusion.

— Excuse-moi, balbutia-t-il. Une absence...

— Hum... Ça sent les heures sup' et les dossiers en retard ça... lui rétorqua-t-elle dubitative.

— Oui... c'est un peu ça... Ma journée a commencé aux aurores.

— Fumer n'arrangera rien à ton affaire ! Il faut prendre soin de soi !

La jeune femme chipa d'un geste la cigarette des mains de Yokozawa et la jeta dans le cendrier. Elle quitta alors la pièce en lui souhaitant un bon courage pour le reste de sa journée. Yokozawa, encore perdu dans ses pensées, n'eut même pas le temps de lui rendre son encouragement. La question innocente de Motoki résonnait encore en lui et le troublait énormément. Comment savoir s'il est temps de passer à autre chose ? Yokozawa réalisa alors qu'il avait oublié ce qui s'était passé plus tôt, dans la matinée : cette conversation épiée au quatrième étage. Il y a quelques mois encore, il en aurait été tout chamboulé. Entendre Takano et Onodera se disputer, se rapprocher, vivre leur relation en somme, il ne l'aurait pas supporté.

Il avait achevé son travail et il avait même eu le temps de prendre de l'avance en préparant les réunions de la semaine... Plus tard dans la matinée, il avait rencontré Motoki à la librairie Marimo qui lui avait donné rendez-vous dans une heure à la pause cigarette comme elle l'aimait tant l'appeler. Elle s'était même moquée de son costume démodé et il lui avait rétorqué en retour que ses escarpins pouvaient lui servir d'armes blanches en cas d'agression.

Mais il n'avait pas une seule fois pensé à Takano. Le regard troublé, perdu dans ses pensées, il se pencha à la fenêtre, le visage baignant dans le soleil estival.

— Tu flirtes avec Motoki ?

Ces quatre mots le firent instantanément sortir de son aparté méditatif. Au milieu du petit espace fumeurs, droit comme un I, il fixait Yokozawa de toute sa hauteur. C'était Kirishima Zen, le fameux rédacteur en chef du magazine Japun.

Sa veste de costume associée à une tenue décontractée lui donnait une allure folle, comme à son habitude. L'éditeur était doté d'un tel charme qu'il était difficile d'ignorer sa présence dans une pièce. Ses cheveux châtains, en bataille, retombaient légèrement sur ses yeux noisette, lui donnant un air de petit garçon arrogant, alors que sa silhouette élancée ne faisait qu'accentuer ses charmes masculins. Oui, Kirishima était un homme de contradiction, tant d'apparence que de caractère.

— Mais de quoi parles-tu ? rétorqua Yokozawa plein de consternation en réalisant ce que l'éditeur lui avait demandé.

— Je viens de la voir sortir d'ici et je constate que je vous vois souvent ensemble au bureau.

— Et puis quoi... ?

— Comme l'inverse me paraît impossible, je te soupçonne de la draguer.

Yokozawa, un peu agacé par les accusations stupides de l'éditeur ne prit même pas la peine de se justifier en lui rétorquant :

— Qu'est-ce que tu fais ici ? Ils ont fermé la salle de pause chez Japun ?

— Je venais te demander une cigarette... Tu sais comme j'ai arrêté de fumer, je n'en ai plus sur moi.

Kirishima adopta un air taquin, ce même air que Yokozawa détestait par-dessus tout. Il comprit rapidement que cette conversation allait très vite devenir exaspérante.

— Te rends-tu compte que ce dont tu déblatères n'a aucun sens Kirishima-san ?

— À propos de Motoki ou de la cigarette ?

— Les deux !

— Si je suis venu te voir, c'est pour te dire que Hiyo a prévu un pique-nique ce week-end.

— Je le sais, elle m'a envoyé un message pour me prévenir.

— J'ai l'impression que tu reçois bien plus de messages de ma petite fille que de tes maîtresses !

— Ce que tu dis est à vomir... lui cracha-t-il en fronçant ses sourcils.

Hiyori, la jeune fille de Kirishima avait effectivement pour habitude d'envoyer des messages à Yokozawa pour l'inviter à des sorties, ou simplement pour s'assurer qu'il passerait dîner chez eux après le travail.

Depuis déjà quelques temps, leurs liens s'étaient resserrés. Yokozawa lui avait confié son chat Sorata, qui vivait dorénavant chez eux et était considéré comme un membre à part entière de la famille, au même titre que son maître. C'était un accord tacite. Son chat vivait chez lui, donc il devait lui rendre visite ! De fait, Yokozawa passait tous ses week-ends au domicile de son nouvel amant.

— Mes parents seront présents, ajouta alors Kirishima.

À ces mots, Yokozawa s'étouffa une nouvelle fois avec la fumée de la cigarette qu'il venait d'allumer.

— Tes parents ? Quoi ? demanda-t-il d'une voix chancelante.

— C'est une tradition chez nous, chaque été nous pique-niquons avec mes parents. Tu connais déjà ma mère, il n’y a aucune raison de paniquer !

— Mais att... attends une seconde... Tu ne crois pas que...

Les joues de Yokozawa commencèrent à rougir légèrement, c'était une vision plutôt surprenante sur son visage d'habitude bougon.

— Ça va être un peu... étrange comme situation non ? lança-t-il.

Kirishima saisit la cigarette que tenait Yokozawa entre ses doigts devenus subitement fébriles et la porta à ses lèvres dans un geste routinier.

Nonchalamment, il ajouta :

— C'est juste un pique-nique.

Du haut de cette fenêtre, on pouvait distinguer la cime des arbres plantés autour de l'édifice. Leurs feuilles étaient encore bien vertes malgré un été trop chaud. Un léger courant d'air transporta une odeur de verdure qui parvient à embaumer le fumoir, se substituant à celle de la fumée de la cigarette que Kirishima partageait avec Yokozawa. C'était déjà presque midi.

 

 

 

3

 

 

 

Dans l'allée centrale du super marché, les choux étaient disposés de façon à former une petite pyramide verte. Yokozawa ne pouvait s'empêcher de penser à quel point la petite Hiyori aurait trouvé ça mignon. Même s'il était déjà tard, une fois à la maison, il avait bien l'intention de les préparer frits, avec du porc. Cela ferait sans aucun doute le bonheur de la petite !

Mais Yokozawa était préoccupé. Il n'avait de cesse que de penser à cette histoire de pique-nique familial. Serait-il à sa place ? Comment Kirishima justifierait-il sa présence auprès de ses parents ? S'il décommandait l'invitation, Hiyo serait-elle déçue ? Toutes ces questions avaient quelque peu ralenti son travail de la journée. Dans le train qui se dirigeait vers l'est de la ville, ses petits sacs remplis de choux, l'homme commençait à ressentir une terrible angoisse. Fallait-il en parler à Kirishima ? Mais ce n'était pas si simple. Pour qui passerait-il ? Pour une poule mouillée ? Ça lui donnerait sans aucun doute un prétexte pour se moquer de lui et le ridiculiser. Il n'en était pas question ! L'orgueil du commercial eut raison de ses craintes.

Face à l'attitude nonchalante de l'éditeur, Yokozawa se retrouvait souvent démuni. Rien n'était jamais grave à ses yeux, ce qui avait le don d'agacer le commercial de nature plus anxieuse.

Il était père de famille et entretenait une idylle avec un homme ; un homme travaillant dans la même entreprise que lui qui plus est ! Qu'adviendrait-il de leur réputation si cela venait à se savoir ? Que se passerait-il si la petite Hiyori venait à apprendre la nature de leur relation ? Toutes ces questions angoissaient profondément Yokozawa. Même si Kirishima avait été très présent dernièrement dans sa vie, leur relation n'avait eu de cesse d'être remise en cause.

C'est le ventre serré et l'esprit fatigué que Yokozawa poursuivit son trajet. Les secousses du train de nuit lui donnaient la nausée.

 

Il était déjà tard lorsque Yokozawa gagna enfin l'appartement de la famille de l'éditeur. Comme à l’accoutumée, il fut accueilli par son chat qui se frottait contre les chevilles de son maître, alors qu'il se déchaussait dans le genkan.

— Je suis rentré, dit Yokozawa pour annoncer sa présence.

Mais personne ne vint à sa rencontre. Surpris de l'accueil inhabituel de ses hôtes, il pénétra dans le séjour éclairé seulement par le petit abat-jour qui diffusait une douce lumière tamisée. Sur le divan était étendu Kirishima endormi. Sa main tenait encore le livre qui avait probablement eu raison de lui.

Etonné de le voir seul et amorphe à cette heure-ci, Yokozawa réalisa que la petite Hiyori devait passer la nuit chez ses grands-parents aujourd'hui et les petites contrariétés de cette longue journée lui avaient totalement fait oublier ce détail.

Dans l'atmosphère feutrée de la pièce, Yokozawa observa le beau dormeur. Sa chevelure s'éparpillait en boucles ambrées sur l'étoffe du coussin qui soutenait son visage apaisé par le repos. En le surprenant dans cet instant d'intimité, Yokozawa admit qu'il était d'une beauté incroyable. Il ne voulait surtout pas le réveiller. Il déposa sans faire de bruit son butin sur la table de la cuisine et attrapa dans la chambre d'Hiyori un petit édredon pour le déposer avec délicatesse sur le corps inerte de son ami.

C'est alors que Kirishima ouvrit les yeux. Yokozawa n'était pas très agile pour ce genre de choses.

— ... Que fais-tu ici ? demanda l'éditeur confus.

— Tu aurais dû me rappeler tout à l'heure que Hiyo passait la nuit chez tes parents !

Yokozawa prit le chemin de la cuisine et empoigna un paquet d'aliments pour chats entreposé dans un placard.

— Mais heureusement que je suis venu, pour nourrir Sorata ! lança Yokozawa d'un ton acerbe.

— Comme si je ne l'avais jamais nourri ton chat... Mais quel mépris ! À croire que les seules raisons de ta présence ici sont ton chat et ma fille !

— C'est juste ! rétorqua le commercial bougon.

— Tu es un piètre menteur...

Yokozawa s'attela à la préparation du dîner de son animal de compagnie. Alors qu'il tournait le dos à Kirishima, il sentit des bras se faufiler autour de son cou et une tête se poser sur son épaule droite. Il fut surpris par cette étreinte. Immobile, serrant l'ouvre-boite qu'il tenait dans sa main droite, il sentit son pouls s'accélérer tandis que la chaleur du corps de Kirishima envahissait son dos. Le geste était tendre, mais le commercial faisait fi de ne pas y prêter attention.

— J'avais envie de t'avoir pour moi tout seul, alors je ne t'ai rien dit pour être sûr que tu viennes ce soir, murmura l'éditeur à l'oreille de son amant.

Il déposa sur sa joue un tendre baiser et continua à le serrer ainsi pendant que son amant préparait, non sans mal, le dîner de son chat. Pendu à son cou, l'éditeur s'amusait de la situation. Comme à son habitude, Yokozawa prenait toujours soin d'ignorer ses avances ce qui n'avait que pour seul effet d’accroître l'espièglerie de Kirishima. La scène était surréaliste.

Les gens qui travaillaient avec lui n'auraient jamais envisagé ce côté-ci de sa personnalité tant il était respecté pour son travail et son sérieux. L'homme était à la tête de l'un des magazines les plus en vue de la compagnie. C'était un éditeur hors pair et chacun chez Marukawa louait ses qualités.

Mais dans l'intimité, Kirishima était une toute autre personne.

Marié très jeune et veuf depuis déjà une dizaine d'années, l'homme avait dû apprendre à concilier sa carrière professionnelle avec l'éducation de sa fille. Ses attitudes puériles étaient une façon pour lui de se détendre. Mais même s'il savait qu'il était une des seules personnes à connaître cet aspect de sa personnalité, Yokozawa avait en exergue ses comportements d'ado attardé.

Alors que Kirishima avait une personnalité profonde et complexe, Yokozawa était plutôt de nature terre-à-terre. De cette façon, ces deux Êtres se complétaient parfaitement.

Kirishima le serrait si fort que l'autre avait du mal à respirer. Il respirait le parfum de sa chevelure hirsute qui avait une odeur de train de nuit. Yokozawa, épuisé par cette journée si longue, n'avait même plus la force de repousser ces bras qui l'empêchaient de nourrir son pauvre chat. L'animal affamé les regardait, le regard humide, depuis un coin de la pièce. Quel théâtre pathétique.

— Tu veux bien me lâcher !? Je ne peux même plus bouger !! grogna-t-il à l'homme qui le tenait prisonnier.

 

— Non... J'ai passé une journée de merde au bureau aujourd'hui, j'ai besoin de recharger mes batteries...

Le bel éditeur n'avait nullement envie d'obtempérer. Délicatement, il entrouvrit ses bras pour faire glisser ses mains sur le ventre de son amant. Le geste était d'une sensualité ineffable. Tout en chatouillant le cou de son partenaire avec le bout de son nez, il introduit sa main droite sous la chemise pour enfin toucher sa peau, déjà brûlante. Le sang de Yokozawa ne fit qu'un tour. D'un seul geste, rapide comme un chat, il attrapa les bras de l'éditeur et les fit valdinguer en arrière, puis, en un centième de seconde, il se retourna sur lui-même pour le repousser violemment.

— Je t'ai dit de me foutre la paix !! lui cria-t-il, haletant de colère.

Kirishima n'avait rien vu venir. Les yeux écarquillés par la surprise, il resta éloigné de son amant vert de rage. L'air de rien, le sourire aux lèvres, comme à son habitude, il se dirigea vers le réfrigérateur et en sortit une canette de bière glacée. En le regardant faire, Yokozawa espérait qu'il était tiré d'affaire.

L'éditeur, s’installa sur une chaise de la cuisine, non loin de Yokozawa qui poursuivait la préparation du dîner de Sorata. Sirotant sa bière, dans un silence de cathédrale, il demanda sèchement :

— Et depuis quand tu fréquentes Motoki du service commercial ?

Yokozawa fit mine de rester calme.

— Qu'est-ce que ça peut te faire ?

— Je trouve qu'elle te colle un peu trop...

Yokozawa garda son calme. Il déposa la gamelle de Sorata garnie de nourriture à ses pieds.

— Tu sais mon vieux, la jalousie peut être considérée comme une névrose. Et comme toute bonne névrose, on ne peut pas la refréner. Plus tu es jaloux, plus ta jalousie augmente... Jusqu'à ce que tu emmerdes tous les gens qui t'entourent pour un oui ou pour un non. Si tu es malade, va te faire soigner ! Je ne suis pas médecin, encore moins psychiatre. Si le stress du bureau te fait tourner la tête, tu n'as qu'à aller consulter, ça me fera des vacances !

Les mots de Yokozawa étaient bien plus ironiques que cruels. Il ne pensait aucunement que Kirishima était fou. Il parlait à cet instant sur le coup de l'agacement, mais aussi de la fatigue.

— Fais gaffe à cette fille ! Elle est tout juste bonne à parader comme un paon, sous le nez de tous ces salarymen qui en viennent à oublier qu'ils sont mariés...

— La ferme à la fin ! Cette fille, comme tu dis, c'est la seule personne dans ce putain de service qui tienne la route et ce n'est pas du tout une aguicheuse comme tu veux bien le croire ! Elle est très belle, c'est vrai, mais elle a l'intelligence de ne pas se servir de ses charmes pour arriver à ses fins ! C'est quoi ce regard machiste que tu portes sur elle ? Tu es père d'une petite fille, bon sang ! Quelle honte !

Yokozawa était hors de lui, son visage était gâté par la rage. Comment pouvait-il juger une personne aussi facilement ? Dénigrer ainsi cette femme, qui était l'une des rares personnes au bureau qui ne le regardait pas comme une bête sauvage, c'était inacceptable !

Kirishima plongea son nez dans sa canette de bière, son regard paraissait fébrile.

— Elle a déjà amorcé le processus de séduction visiblement... Regarde-toi t'agiter quand je te parle d'elle !

— Tu me casses les couilles à la fin ! Tu deviens complètement parano

— Ce serait différent si tu vivais ici, idiot... Je ne me poserais pas autant de questions...

Le mot avait été lancé et Yokozawa en resta bouche bée.

— Qu... Quoi ?

— Oui, si tu vivais ici ! Si tu vivais avec nous, ça serait plus facile pour moi !

— Mais...

Yokozawa était abasourdi par ces paroles, qu’il ne comprenait pas.

— Je... mais enfin... je ne vois pas le rapport...

— Arf ! Sombre idiot... marmonna Kirishima agacé.

— Mais... Mais merde ! Je le crois pas ! Tu me fais venir chez toi en me faisant croire que ta fille sera là... Ça, tu vois, ce n'est déjà pas très fair-play comme attitude ! De plus, tu me fais du chantage affectif--

— Ah !? Mais de quel chantage affectif parles-tu !?

— Tout à fait ! Du chantage affectif ! Tu es en train de m'expliquer que si je vivais ici, avec toi, tu ne serais plus jaloux et que par conséquent, avec grandeur d'âme, tu tolérerais que je puisse, éventuellement, avoir des relations amicales avec certaines personnes. Ça, Monsieur Kirishima Zen, ça s'appelle précisément du CHANTAGE AFFECTIF !

Kirishima restait muet. Sa mâchoire se crispait et son regard s'assombrissait au fur et à mesure que Yokozawa poursuivait son raisonnement.

— Non-- mais c'est hors de question ! Tu as beau avoir quelques années de plus que moi, je ne me laisserais pas diriger de la sorte, par un type qui, en plus, n'est même pas capable de se cuisiner ne serait-ce qu'un simple chou !!

Un des choux qui se trouvait sur la table traversa subitement la pièce... pour s'écraser sur le mur, derrière l'éditeur qui n'avait pas vu partir le projectile. Le chat, qui avalait son repas en ronronnant, déguerpit à toute allure, faisant déraper ses petites pattes arrière sur le sol du plancher. Le bruit des griffes qui raillaient le plancher résonna alors dans toute la pièce et fit réaliser tout à coup à Yokozawa son geste.

Il était fulminant de colère si bien que ses mains crispées et tremblantes avaient des allures de griffes acérées, ce qui lui donnait des airs de lion prêt à bondir ! Kirishima ne bougeait pas d'un cil devant le félin en rogne. Il savait qu'ajouter quoi que ce soit aggraverait la situation. Ce n'était pas la première fois qu'il voyait Yokozawa dans un tel état de colère. Même s'il aimait le taquiner, il appréhendait toujours ce moment : le moment où il irait trop loin et où le point de non-retour aurait été franchi. Ce point de non-retour qu'il redoutait tant pointait précisément le bout de son nez à cet instant même. Il fallait être rusé, amadouer la bête pour la calmer. Malgré son visage impassible, l'activité du cerveau de Kirishima était à son maximum. Un mot de trop et c'était la douche froide.

De nouveau, il ouvrit la porte du réfrigérateur, attrapa une seconde bière, la décapsula pour la porter à ses lèvres et en une seule gorgée, il en avala la moitié. Puis, en signe d'apaisement, il dirigea son regard vers le sol. Yokozawa, qui l'observait, respirait fort. Alors, Kirishima, lentement, s'approcha du légume éclaté sur le sol.

Il le ramassa et contourna la table pour en jeter les débris dans le conteneur à ordures. Le petit manège silencieux que l'éditeur venait de réaliser avait pour seul but que de calmer le coup de sang de Yokozawa. Mais le malaise avait maintenant remplacé la fureur. Entre la peste et le choléra, Kirishima avait le choix.

— Je vais me coucher. Bonne nuit.   

Yokozawa venait de rompre le silence.

En desserrant sa cravate, il se dirigea en direction de la salle de bain. Le regard bas, il croisa son chat qui se détourna de lui, encore apeuré par le jeté de légume. Son cœur se serra.

Kirishima, qui l’épiait de loin, s'approcha du greffier effarouché et le consola avec une caresse entre les deux oreilles. Le bruit du claquement de la porte de la chambre d'ami retentit. Yokozawa dormirait chez lui cette nuit, c'était déjà une petite victoire.

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