Le Meilleur des mondes possibles

Chapitre 4 : Chapitre I — Partie I

1677 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 10/11/2016 07:42

— Chapitre I

Alea jacta est

« Dieu ne joue pas aux dés. »

— Albert Einstein —

 

Londres — Angleterre 4 Mars 1964 09:42 PM

 

Il y avait certaines situations qui avaient le don de lui faire tout oublier. Le thé en était un exemple parmi bien d’autres : véritable plaisir pour les papilles, il lui permettait de s’offrir une pause pour réfléchir à quoi bon lui semblait ; cela lui remettait les idées en place, et il ne se sentait que plus prêt à affronter ce qui lui serait imposé par la suite.

La musique en était un autre. Il n’y avait rien de tel qu’un magnifique opéra en fin de soirée pour se détendre et oublier tous les petits tracas quotidiens, se laissant bercer par la voix sublime de son ancienne élève… Car oui, ce soir-là, il s’agissait de Janice Quatlane, désormais ô combien célèbre cantatrice, qui était sur scène. Il avait de quoi être fier d’elle, sa voix était aussi ravissante que son costume, et ses manières les plus délicates possibles s’accordaient avec les prouesses incroyables que ses cordes vocales accomplissaient en ce moment-même.

 

Toutefois, il sortit encore une fois de la poche de sa veste, discrètement, une petite enveloppe blanche et autrefois scellée par un peu de cire, qui avait déjà été consultée à plusieurs reprises. Il la dévisagea longuement, pensif.

Il lui avait promis qu’il assisterait à sa représentation, et il s’agissait en effet d’un magnifique spectacle qu’il n’aurait manqué pour rien au monde ; mais dès le lendemain, il partirait. Il avait déjà prévenu le doyen qu’une nouvelle affaire allait devoir l’occuper pendant quelques jours en Irlande, et tous les préparatifs pour son départ étaient prêts. Il ne lui manquait plus qu’à prendre le ferry le lendemain.

 

Il s’agissait d’une affaire de disparitions de certains habitants d’un certain village au cœur des plaines irlandaises — où se trouvaient actuellement son apprenti et ses parents depuis un peu plus de trois mois, par ailleurs —, et ce de manière plus ou moins aléatoire. Il était dit que toutes les disparitions avaient lieu lorsque la victime se rendait dans la forêt non loin, mais nombres de gens qui s’y promenaient en revenaient sans une égratignure ; il pouvait s’agir jusque-là d’une simple affaire d’enlèvements, si un autre fait plus déroutant encore n’avait pas commencé dans le même temps.

En effet, si des gens sans aucun lien entre eux disparaissaient sans laisser de traces, d’étranges créatures similaires à des poneys apparaissaient de même, à l’intérieur même de la forêt ; la majorité des habitants du village étant encore très ancrés dans les traditionnels contes et légendes des lieux, tous avaient lié les deux affaires en accusant tout naturellement ces équidés d’être à l’origine des kidnappings. Il était vrai que nombres de contes à propos de chevaux maléfiques existaient dans les plaines irlandaises, enlevant et noyant le plus souvent les imprudents qui avaient le malheur de les croiser… S’en était ainsi suivi une sorte de chasse aux “monstres” — car les quelques photographies qu’avait envoyées son jeune ami ne semblaient pas montrer de signes d’une quelconque agressivité de la part des suspects, bien au contraire — ; mais plus les paysans se hasardaient dans le bois, plus ils avaient de chances de ne pas revenir.

En tous les cas, que ces étranges créatures sorties de nulle part fussent coupables ou non du phénomène, il se devait de mettre cette histoire au clair et de résoudre l’énigme que son apprenti lui avait soumise. Il semblait réellement s’agir de quelque chose de bien déroutant, et il comptait bien démêler le vrai du faux. Et pour cela, il lui fallait partir.

 

Il redirigea de nouveau son regard vers la vedette du spectacle. C’était la première fois qu’il allait enquêter en-dehors d’Angleterre, ou plutôt que le mystère qu’il allait tenter d’élucider n’avait rien à voir avec son pays natal. Son apprenti s’y trouvait depuis déjà près de trois mois, avec ses parents, donc il ne serait probablement pas plus dépaysé que d’ordinaire ; mais il eut un étrange pressentiment. Comme si cette histoire serait à la fois totalement différente des précédentes, à la fois redoutablement familière, par certains aspects. Mais il devait se tromper. Tout était désormais terminé. Il n’y avait pas moyen que le passé ne ressurgît une fois de plus. Il n’y avait pas de raison.

Janice était vraiment radieuse dans son costume, et comme toujours sa voix était merveilleusement cristalline et claire, plongeant tout l’auditoire dans une sorte de rêverie drapée de ses vocalises toujours plus mélodieuses et époustouflantes. Il était vraiment soulagé de voir que depuis l’affaire qui l’avait concernée un an auparavant, tout était terminé ; la cantatrice Janice Quatlane était plus resplendissante que jamais. Parce que tout était terminé. Il n’y avait plus à s’inquiéter de quoi que ce fût.

 

Mais la scène fut brusquement remplie d’une intense lumière, comme provenant d’une explosion sans bruit. Dans l’incapacité de voir ce qui se passait, on ne put entendre que des bruits de pas forts et pressés. Il y eut un grand cri, et il tressaillit. La luminosité baissa progressivement mais rapidement, et alors tous purent voir la cantatrice se débattre des bras de quelques hommes armés. Il se leva alors, tonnant qu’on la relâchât immédiatement, mais il y avait trop de bruit, et il ne put être entendu que par les spectateurs alentours. Un des hommes qui étaient apparus de nulle part sortit alors de sa poche un mouchoir blanc qu’il plaqua contre le visage de la jeune femme, qui s’évanouit alors aussitôt. Puis tous s’éloignèrent vers le fond de la scène, et il y eut encore la même lumière intense.

 

Puis plus rien. L’explosion silencieuse s’apaisa doucement, et la scène était désormais vide. Une clameur horrifiée résonna unanimement dans la salle de concert, suivie d’un grand vacarme guidé par une panique générale.

 

Il se précipita aussitôt vers la scène, ordonnant au passage d’appeler la police à tous ceux qui semblaient assez peu choqués par le phénomène pour garder un esprit suffisamment lucide, et sonda rapidement les lieux du regard sans même prendre le temps de récupérer son souffle ; mais il ne vit rien, aucune trace de trappe, aucune marque d’un quelconque artifice. Il n’y avait même plus de trace des explosions qui semblaient avoir eu lieu. Comme si la lumière était venue d’elle-même, sans aucune bombe éclairante.

Cela n’avait aucun sens. Personne n’avait rêvé, pourtant. Ou était-ce justement une illusion ? Non, il ne voyait aucune explication possible à ce qui venait de se produire. Cela s’était passé beaucoup trop rapidement pour que quiconque eût le temps de fuir discrètement de la scène. Ce n’était pas humainement possible. Et s’il y avait une quelconque astuce, il en aurait forcément trouvé quelque trace sur scène… mais contrairement à d’habitude, aucun indice ne se présenta à ses yeux, malgré les intenses recherches qu’il mena.

 

La police arriva quelques minutes plus tard, et il les laissa également mener leur propre enquête ; mais même leurs tests ne révélèrent rien qui pût retenir leur attention.

 

Le lendemain, accoudé à la rambarde du pont, tenant le rebord de son haut-de-forme pour éviter qu’il ne s’envolât à cause du fort vent marin, il dut se rendre à l’évidence.

 

Tout ne faisait que commencer.

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