Le Meilleur des mondes possibles

Chapitre 8 : Chapitre I — Partie V

7987 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 08/11/2016 13:38

— Chapitre I —

Alea jacta est

« Dieu ne joue pas aux dés. »

— Albert Einstein —

 

Tōkyō — Japon 2 Mars 1997 11:53 AM

Intersection Beika 2-Chome.

Il en était désormais certain. Il n’y avait plus aucun doute possible. Il n’y avait pas d’autre possibilité, c’était là.

 

La télévision restait allumée, présentant une carte de la ville de Tōkyō dans sa totalité. Des points rouges s’y déplaçaient de manière plutôt désordonnée en apparence, mais il voyait bien que ces mouvements suivaient en réalité une logique bien établie. Ces choses de nature indéterminée, qui avaient déjà tué une petite dizaine de personnes d’après les autorités, montraient dans leurs déplacements qu’elles provenaient toutes du même endroit : lorsque l’on se déplace vers un point, l’endroit d’où l’on provient est dans la direction opposée, tout simplement. Et ces centaines de points rouges se propageaient partout dans la ville, s’éloignant les uns des autres… et s’éloignant de cet endroit unique, cette intersection entre l’avenue 4-Chome et le boulevard qui menait au pont de Beika.

L’intersection Beika 2-Chome.

 

Un ronflement un peu plus fort que les précédents le tira de ses pensées ; irrité par cette distraction subite et inutile, l’enfant tourna sa tête blasée vers un jeune quadragénaire endormi, non rasé, les cheveux en bataille, la chemise au col mal arrangé qui sommeillait, les bras croisés sur son bureau lui tenant place d’oreiller, tandis que trônait une cannette de bière renversée et vide non loin.

Le jeune garçon, qui devait être âgé de six ou sept ans tout au plus, se retourna vers l’écran en croisant les bras et faisant la moue, marmonnant dans un soupir lassé qu’il était vraiment irrécupérable.

 

Il rajusta ses grandes lunettes noires, fronçant les sourcils et se penchant légèrement en avant, tandis que son bras droit prit appui sur son genou afin qu’il pût y poser sa petite tête, qu’il tint entre son pouce et son index légèrement recourbé. Quelques mèches noires vinrent s’interposer devant ses yeux azur, mais il n’y prêta aucune attention, comme littéralement absorbé par l’image qu’affichait la télévision ainsi que le message qu’elle répétait en boucle depuis une bonne heure :

 

« Personne n’a aucune idée de ce dont il s’agit, mais les autorités feront tout leur possible pour les stopper. En attendant, il est fortement conseillé à toute la population de Tōkyō et ses environs de rester chez elle et de ne sortir sous aucun prétexte jusqu’à nouvel ordre. Nous avons à votre disposition une carte de la ville qui indique par les points rouges les emplacements où se concentrent ces choses, ainsi que leurs déplacements. Restez vigilants, et surtout bloquez toutes vos issues. »

 

Il était curieux d’apprendre comment les forces de l’ordre étaient parvenues à pister ainsi ces créatures, mais il se doutait qu’il n’obtiendrait pas la réponse des médias. Cela devait certainement être un principe lié à celui des radars, ce qui signifiait que ces choses étaient détectables par un certain type d’onde… Mais ce n’allait pas être cela qui lui serait utile pour comprendre ce qui se passait réellement. L’important était d’abord de savoir d’où cela provenait, où cela se rendait s’il y avait une destination et donc une cible précises, et pourquoi ces choses étaient là. Car cela lui semblait beaucoup trop organisé pour être une invasion de quelques créatures incapables de réfléchir et se contentant d’errer sans but en tuant tout ce qui bougeait à proximité. Leurs mouvements étaient parfaitement coordonnés, comme si ces êtres étaient capables de communiquer entre eux leurs positions respectives et leurs itinéraires précis. Cette disposition ne pouvait être le résultat du hasard.

 

Où en était-il donc ? Ah, oui. L’intersection Beika 2-Chome. Là était la source de tous leurs ennuis. Et c’était à à peine dix minutes de marche… Donc moitié moins s’il prenait son skateboard à énergie solaire pour s’y rendre. Mais le problème était justement de s’y rendre : pourquoi irait-il, et comment ? La raison de s’y rendre était qu’il s’agissait bien évidemment de la seule possibilité d’espérer trouver des indices ou des informations sur ce qui pouvait se passer. Le moyen était probablement le skateboard, qui lui permettrait d’y parvenir rapidement et aisément… Mais c’était bien sûr sans compter ces choses, qu’il était bien sûr totalement nécessaire d’éviter à tout prix ; il ignorait qui du skateboard ou de ces créatures était le plus rapide, mais il préférait garder le bénéfice du doute et ne pas faire l’essai. Et de toute manière, il n’avait évidemment pas l’avantage numérique ; au vu de leur disposition, à la moindre sortie de qui que ce fût, la cible ne serait pas deux minutes dehors sans être encerclée par une bonne dizaine d’entre eux.

 

Et pourtant…

Et pourtant, quelque chose l’intriguait tout particulièrement.

 

Tourner à droite en sortant de l’agence.

Tout droit jusqu’à intersection.

Tourner à droite une seconde fois et continuer tout droit, jusqu’au parc de Beika.

Traverser l’avenue, puis emprunter un petit réseau de ruelles permettant d’aboutir sur la fin de l’avenue 4-Chome.

Tourner à droite une dernière fois et arpenter 4-Chome jusqu’à l’intersection, une dizaine de mètres plus loin.

 

Toutes ces rues, cet itinéraire tout tracé, s’offraient à lui comme le nez au beau milieu de la figure. Ces créatures n’avaient jamais emprunté ne fût-ce qu’une seule fois ces parcelles de route, ou en tout cas très peu de fois et en effectif très réduit. Certes, elles n’étaient jamais passées par certaines ruelles ici et là de manière non notable, mais celles-ci étaient toutes reliées, du début à la fin. Seules les premières ruelles semblaient faire barrière, mais le nombre de créatures qu’elle possédait était relativement faible, et il était possible de ruser pour les éviter aisément.

Était-ce simplement une coïncidence, ou était-ce réellement quelque chose d’intentionnel ? S’il s’agissait d’un hasard, alors c’était une belle chance : un chemin était tout tracé entre l’agence et cet endroit, en tout cas cela en avait tout l’air puisqu’il fallait compter ces quelques obstacles qui demeuraient de manière peu notable. Qu’est-ce que cela voulait signifier ? À part cette inévitable et incontrôlable tentation qui lui murmurait à l’oreille qu’il devait en profiter pour s’y rendre et enquêter sur les lieux, une partie raisonnable de son esprit sentait le piège venir. D’autant plus que…

 

Il frissonna soudainement.

 

Non. Il n’avait pas fait suffisamment attention, mais en réalité ce chemin n’était pas le seul. Il en existait un autre, voire peut-être même quelques autres. Mais un en particulier s’offrait de manière bien plus évidente encore que tous les autres. Il ne l’avait pas constaté dès le départ parce qu’une grande partie de ce chemin était en réalité celui qu’il avait vu au départ, mais ce dernier possédait encore quelques obstacles. Cet autre réseau de ruelles, lui, était totalement vide depuis le début.

Et il reliait l’intersection 2-Chome à la résidence Kudō, cette fois-ci. Il ne savait que trop bien ce que cela voulait signifier.

 

On lançait un défi au propriétaire de cette demeure. On l’invitait à résoudre cette affaire. On l’invitait à venir, en tous les cas.

Le détective lycéen Kudō Shinichi, qui vivait dans cette rue, s’était vu défié par le responsable de toute cette affaire. C’était beaucoup trop flagrant pour que ce fût interprété comme une simple coïncidence.

 

L’enfant sauta du canapé sur lequel il était assis, demeurant silencieux. Il dévisagea encore une fois le père de famille, endormi et ivre comme à son habitude, puis son regard se porta vers la porte fermée menant à la cuisine où Ran était affairée à préparer le repas de midi. La jeune lycéenne en aurait encore pour un moment, et il était indéniable que l’ivrogne ne se réveillerait pas de lui-même avant au moins une heure ou deux — à moins que la faim ne le tirât de son sommeil plus tôt que cela.

Quoiqu’il en fût, il avait largement le temps de voir de quoi cela retournait, ne fût-ce que pour faire l’aller-retour. Il en avait déjà le temps à pied, cela lui laisserait plus de temps encore sur les lieux s’il utilisait son skateboard — et il comptait bien l’utiliser. Avec un peu de chance, s’il s’y prenait bien, il serait de retour pour le repas de midi et personne n’aurait rien remarqué concernant son absence.

 

Il ne lui fallait pas perdre de temps. Le jeune écolier courut silencieusement dans sa chambre chercher sa planche à roulettes électrique, jeta un dernier coup d’œil attentif à la télévision qu’il n’éteignit pas en partant — un silence soudain aurait pu paraître suspect et alerter Ran —, se rendit dans l’entrée où il enfila rapidement ses chaussures de sport, puis sortit.

 

Conan se rua alors vers la porte d’entrée avec la plus grande discrétion possible. Celle-ci geignit lorsqu’il l’ouvrit avec difficulté à cause de sa lourdeur, mais il parvint à taire ces gémissements afin qu’ils ne fussent plus que des murmures étouffés. Il passa le cadre, arriva dans le couloir de l’appartement ; la porte devint alors trop lourde à retenir et claqua, manquant au passage de lui faire perdre l’équilibre.

Il frissonna toutefois, regardant cette porte avec horreur. Tout allait si bien jusqu’alors. Alors pourquoi maintenant ?

 

« Conan-kun ? » résonna une voix étouffée, de l’autre côté de la porte close.

 

C’était Ran. Bien évidemment. Il ne manquait plus que ça.

Il jura et se mit à courir aussi rapidement que ses courtes jambes le lui permettaient, son skateboard à énergie solaire sous le bras. Mais bientôt il entendit la même porte s’ouvrir avec une incroyable facilité, et la tête de la lycéenne se pencha au-dehors de côté, sa chevelure brune pendant au-dessous. Il ne lui fallut qu’une fraction de seconde pour qu’elle écarquillât les yeux d’horreur en voyant son jeune ami partir ainsi, et tout ce qu’elle trouva à faire pour le ramener à la maison sain et sauf était de le suivre et le rattraper le plus vite possible. En espérant qu’ils ne croiseraient pas ces choses au passage, parce qu’il était déjà arrivé dehors, cet inconscient.

 

« Conan-kun, reviens ici tout de suite ! Qu’est-ce qui te prend ?! »

 

Il tourna rapidement la tête derrière lui, et l’aperçut. Il jura encore une fois, serrant les dents d’inquiétude et d’énervement en même temps tandis que, bien placé sur sa planche à roulettes motorisée, son talon droit appuyait sur le bouton placé à l’arrière de l’engin, qui vrombit soudainement avant de se mettre à rouler de lui-même à grande vitesse.

 

C’était tout simplement génial. Parfait. Il avait désiré ne se faire remarquer par personne, et voilà qu’il devait désormais se trainer Ran dans les pattes sur tout le trajet. Sans compter le fait que, bien évidemment, il aurait droit à des réprimandes pendant et après son escapade qui seraient tout sauf discrètes : c’était ce dernier point qui l’inquiétait le plus, à vrai dire, puisque cela rendrait en effet sa tâche bien plus difficile à mener. Se faire surprendre par ces étranges créatures sorties de nulle part à cause du bruit qu’elle causait était bien la dernière chose à faire. Même si, bien agrippé à sa planche à roulettes motorisée, il allait bien plus vite qu’à pied, il n’était pas impossible que ces êtres fussent plus rapides. Donc il fallait à tout prix éviter de croiser leur chemin.

Il poussa un soupir tendu, court et sec mais cachant en réalité des sentiments bien plus profonds, jetant encore une fois un rapide regard vers son amie. Si seulement elle savait qui il était réellement, elle n’aurait pas essayé de le retenir. Et elle n’aurait pas pris le risque de les mettre tous les deux en danger…

 

L’enfant parcourait le plus rapidement possible les petites rues désertes — qui, par une chance inouïe, le restaient malgré tous les cris presque hystériques de l’adolescente —, cherchant à parvenir à ce mystérieux point d’où toutes ces créatures tueuses venaient. Il y était presque, il était hors de question de faire demi-tour ! Même s’il allait devoir expliquer à la jeune femme qu’il était impératif, désormais qu’ils y étaient quasiment arrivés, d’y rester un moment, au moins le temps d’avoir pu enquêter un minimum sur les lieux. Mais elle ne l’écouterait probablement pas…

 

« Conan-kun ! Pour la dernière fois, reviens ici immédiatement ! Nous devons rentrer à la maison ! »

 

Il tressaillit. Ces derniers cris lui semblaient beaucoup plus proches que les précédents. Et lorsqu’il tourna encore une fois son regard vers l’arrière, il vit que plus que quelques mètres le séparaient désormais d’elle. Bien qu’elle fût essoufflée, elle parvenait désormais à garder le rythme… Mais elle ne devait surtout pas le rattraper. Pas maintenant. Pas maintenant ! Il était si près du but !

 

« CONAN-KUN ! s’égosilla-t-elle subitement, cette fois avec un air horrifié. DEVANT TOI ! »

 

Il revint soudainement à la réalité, tournant sa tête vers l’avant.

Il vit une de ces choses juste face à lui et parvint à l’éviter de justesse.

 

Mais qu’est-ce que…

 

Il sursauta violemment, écarquillant les yeux de stupeur.

Lorsque Ran l’avait appelé pour la dernière fois, et qu’il s’était retourné vers elle, il était censé bifurquer à cet endroit.

Et il ne l’avait pas fait. Il avait continué tout droit.

 

D’accord. Là, on est vraiment mal.

 

Il devait se souvenir de la carte. Où étaient-ils ? Où devaient-ils aller ? Où ne devaient-ils pas aller, sous aucun prétexte ?

Il jeta un rapide coup d’œil inquiet vers Ran, mais il fut soulagé de voir que bien que terrorisée, elle parvenait à éviter elle aussi que le pire arrivât. Mais elle s’essoufflait. Cela ne durerait pas.

Il vérifia bien que rien aux alentours ne pourrait intervenir dans les secondes à venir, puis se tourna complètement vers la lycéenne et lui tendit sa main, lui ordonnant de la rejoindre sur la planche à roulettes. Trois gamins avaient réussi à tenir dessus en même temps dont un qui pesait dans la quarantaine de kilogrammes, il n’y avait donc pas de raison pour qu’il n’y eût pas assez de place simplement pour eux deux.

Tandis qu’elle s’approchait de lui, il lui prit soudainement le poignet, ce qui la fit brusquement basculer sur la planche à roulettes. Elle eut le bon réflexe de s’y agenouiller, enlaçant instinctivement le jeune gamin à lunettes comme elle eut serré dans ses bras un vieil ami. Le concerné, lui, restait à l’avant, demeurant concentré sur le chemin à suivre. Il changea de chemin encore et encore, zigzagant comme il le pouvait entre les créatures qui se mettaient inéluctablement à les poursuivre au fur et à mesure. Pour le moment, il parvenait à les distancer, mais pour encore combien de temps ?

 

Mais il était désormais trop tard pour reculer. Maintenant qu’ils étaient poursuivis, il était devenu impensable de faire demi-tour à cause de cette barrière de plus en plus massive, il était de plus inutile de songer à le contourner pour rentrer à l’agence, puisque d’autres les attendraient dans les ruelles voisines. Ils n’avaient plus qu’à se rendre à l’intersection, c’était désormais leur seul choix possible. Ne restaient plus que quelques centaines de mètres… C’était trop bête !

Mais, d’un autre côté… Que pensait-il trouver là-bas ? Un refuge, peut-être ? Il n’y avait pas réfléchi. Il n’avait pas eu le temps d’y réfléchir, et avant de s’y rendre, il n’avait pas prévu qu’il rencontrerait ces choses en chemin. Et il avait osé espérer que tout serait terminé une fois qu’ils y seraient ? Que ces bestioles s’arrêteraient net une fois arrivés, comme s’il s’agissait d’un jeu terminé une fois l’arrivée atteinte ? Quelle naïveté…

Comme pour le narguer, l’orchestre des bruits caractéristiques de ces créatures vint le tirer de ses pensées, lui rappelant ironiquement qu’il n’avait pas réellement le choix. Qu’il n’avait désormais plus le choix. Ces cris résonnaient régulièrement, chaque fois qu’un être de plus venait rejoindre la meute qui les poursuivait déjà. Des bruits aisément reconnaissables, indignes d’un être vivant, presque comme un bruissement mécanique. Devait-il en conclure qu’il s’agissait de machines à tuer au sens propre du terme ? Il était trop tôt pour le dire. Personne ne savait de quoi il s’agissait, et le moment était mal choisi pour y réfléchir.

 

Encore une rue. C’était la dernière ligne droite. Beika 2-Chome était juste devant eux, à quelques dizaines de mètres désormais. Mais comme il le craignait, il ne vit rien de particulier à cette intersection. C’était vide, et de là où il était, il n’allait pas avoir suffisamment de temps pour enquêter avant de se faire tuer, lui et son amie.

Il devait réfléchir, et vite. Une fois arrivés à cette intersection, ils devraient trouver un moyen efficace de se mettre à l’abri une bonne fois pour toutes. Un bâtiment ? Un magasin dans lequel se réfugier ? S’ils brisaient une quelconque vitrine pour se réfugier à l’intérieur, alors ces choses les suivraient.

Où qu’ils allaient, ces choses pouvaient les suivre. S’ils étaient capables de passer, alors il en était de même pour elles.

 

La conclusion qu’il fit lui ôta un profond frisson qui parcourut son échine de bas en haut tandis qu’il marquait un mouvement de recul d’une lenteur irréelle. Ils n’avaient plus aucune solution.

 

Peu importe ce qu’il faisait, ils mourraient. Ils n’avaient plus aucune échappatoire.

Et c’était de sa faute.

 

Il n’avait plus le cœur de continuer à fuir. À quoi bon ? Il avait échoué.

 

Il n’avait plus à chercher à comprendre comment ces choses avaient bien pu apparaître ainsi, sans raison, au beau milieu d’un croisement entre deux rues parfaitement normales. Il n’en voyait plus l’intérêt, puisque cela ne les sauverait pas. Certes, ces créatures ne pouvaient naître du néant, mais plus il s’approchait de cet endroit, plus il perdait espoir de voir apparaître comme par magie une porte de sortie. S’il y en avait une, il l’aurait repérée depuis longtemps désormais. Elle aurait dû être visible comme le nez au beau milieu de la figure…

 

Il y eut soudainement une vive lumière qui l’aveugla et le força à lâcher sa planche à roulettes comme par réflexe pour se protéger les yeux d’un éclair si rayonnant.

 

Mal lui en prit, car la vitesse qu’avait accumulée le skateboard était devenue telle que dès qu’il en lâcha le rebord, tous deux perdirent l’équilibre et tombèrent en arrière sur le sol.

Quoiqu’il lui sembla que la chute avait duré légèrement plus longtemps que ce qu’elle était théoriquement censée durer.

 

La lumière disparut aussitôt. La première chose que l’enfant vit en ouvrant les yeux était la disparition de son moyen de transport, qui avait continué seul sa route sur quelques dizaines de mètres supplémentaires avant de buter contre un pavé et se stopper de lui-même, couché sur le dos.

Il lui sembla que quelque chose d’autre avait bougé, cependant. Alors il leva le regard.

 

Puis il les vit.

 

Ils étaient cernés. Un grand cercle grouillant, d’une quinzaine de mètres de rayon, les entourait.

 

Ran ouvrit finalement les yeux et, horrifiée en voyant ce spectacle, n’en étreignit que plus fortement son ami.

Elle était tremblante de terreur, n’osant plus regarder en face le massacre qui allait avoir lieu sans qu’ils ne pussent plus rien faire pour cela.

 

Mais parmi le concert de cris difformes et stridents de leurs bourreaux, se distinguèrent finalement quelques voix plus mélodieuses.

Des voix humaines. Des chansons. Quelqu’un chantait.

 

Conan jeta des regards autour de lui, et aperçut alors avec stupeur que quelques créatures, au loin, avaient disparu. Elles étaient mystérieusement tombées en poussière, alors même qu’il n’y avait théoriquement aucune raison que cela arrivât.

Puis il les vit. Elles étaient trois.

 

Trois adolescentes s’étaient jetées dans la masse tout en chantant. Elles portaient d’étranges tenues ressemblant à des armures, et deux d’entre elles étaient armées, l’une d’une épée, l’autre de ce qui ressemblait parfois à une arbalète, parfois à un pistolet-mitrailleur, passant d’un type d’arme à un autre grâce à un tour de passe-passe a priori irréalisable. Mais le pire était qu’elles détruisaient ces choses. Même celle qui se battait à coups de poing réduisait en tas de cendres toute créature qui venait se frotter à elle, sans même être réduite en poussières comme tout être humain était censé le faire au moindre contact avec ces êtres.

 

C’était impossible. Tout simplement impossible.

 

Rapidement, la place fut de nouveau vide, quelques tas de charbon gisant çà et là sur le sol tandis que les trois guerrières demeuraient immobiles, à inspecter les environs comme pour vérifier qu’elles n’avaient rien oublié. Puis leurs armes et leurs armures colorées disparurent d’elles-mêmes, laissant place à des uniformes de lycée japonais tout ce qu’il y avait de plus normal. Elles avaient paru ne même pas y avoir fait attention, comme s’il était parfaitement normal et rationnel que ce genre de choses arrivât.

 

Mais désormais que les alentours étaient vides et que s’offrait à leur champ de vision une grande étendue vide, les deux Tokyoïtes purent alors constater une dernière chose encore plus troublante que les précédentes : ils n’étaient certainement pas à l’intersection Beika 2-Chome. Ils étaient sur un pont large et solide, qui leur était apparu jusqu’alors comme une grande place.

Mais comment avaient-ils bien pu arriver là ?

 

Les énigmatiques jeunes filles s’approchèrent finalement d’eux, tranquillement. La première marchait d’un air guilleret, un grand sourire innocent sur les lèvres, tandis que ses courts cheveux blonds ondulaient au vent dans des reflets d’or. Elle s’arrêta à une petite dizaine de mètres, se pencha pour ramasser le skateboard qu’elle tint sous son bras droit, puis s’approcha de plus belle vers eux avant de le leur tendre gentiment avec son plus grand sourire.

Encore sous le choc de la surprise, Ran prit le gadget en hésitant, ne perdant pas des yeux cette adolescente qui paraissait à peine avoir son âge tandis qu’elle prononçait quelques balbutiements décousus pour la remercier.

 

« Qui… qui êtes-vous ? » parvint-elle finalement à articuler d’une voix blanche, jetant un regard aux deux autres qui venaient tout juste d’arriver au même niveau que la jeune blonde.

 

Cette dernière haussa les épaules en souriant encore plus d’un air totalement insouciant, tandis que celle qui semblait l’ainée détourna un regard blasé en soupirant, ses longs cheveux d’un bleu profond suivant le mouvement de sa tête. La troisième, paraissant entre les deux âges, n’eut aucune réaction particulière.

 

« Moi, c’est Tachibana Hibiki, lança finalement la petite joyeuse. Et elles, c’est Kazanari Tsubasa et Yukine Chris. »

 

Elle avait d’abord montré l’ainée aux cheveux bleus qui refaisait sa queue de cheval haute sur le côté gauche, puis la dernière aux cheveux clairs et courts qui laissaient toutefois trainer quelques mèches beaucoup plus longues comme deux couettes à l’arrière, tels des rubans. Si la dernière n’avait pas réagi, plongeant plutôt son regard dans le vague, la plus âgée fronça cependant les sourcils et se décida finalement à s’approcher légèrement, croisant les bras d’un air menaçant qui annonçait le sermon.

 

« Qu’est-ce que vous faites ici ? » prononça-t-elle gravement.

 

Sans répondre, la Tokyoïte jeta des regards perdus à droite et à gauche, tandis que l’enfant avait aussitôt lancé d’un ton aussi innocent et puéril que possible qu’ils ne savaient même pas où ils étaient, qu’ils étaient arrivés là sans même savoir comment ni pourquoi, et qu’ils ne comprenaient rien à la situation alors ce serait gentil si elles pouvaient les éclairer sur ce point en leur expliquant ce qu’elles savaient s’il vous plaît Tsubasa-neechan.

Une telle réponse parut décontenancer profondément l’adolescente, alors que le gamin lui-même s’était attendu à ce qu’elle lui rétorquât que c’était impossible, qu’elle ne pouvait croire qu’ils ne sussent même pas comment ils avaient bien pu arriver en un tel endroit, qu’ils ne pouvaient être apparus là comme par magie ; peut-être ce sentiment d’égarement était-il dû à la syntaxe trop exagérément incorrecte de sa réponse toutefois, à bien y réfléchir. Elle paraissait sur le point de poser une autre question, mais la plus jeune avait aussitôt repris la parole, semblant plus excitée encore qu’auparavant.

 

« Ouah, alors vous aussi ? »

 

Elle n’eut en réalité que le temps de prononcer cette simple question, car la dénommée Tsubasa lui avait aussitôt lancé un regard tel qu’elle se tut aussitôt, comme si elle venait de mentionner quelque chose qui devait à tout prix rester secret.

Conan plissa les paupières. Donc ces filles savaient ce qui s’était passé.

L’ainée se retourna de nouveau vers les deux amis, toujours avec cet air grave et sérieux.

 

« Vous en savez désormais un peu trop pour qu’on vous laisse partir comme si de rien n’était, vous deux. Alors vous allez nous suivre sans faire d’histoires. »

 

Il y eut un silence consterné.

 

« De quoi parlez-vous…? marmonna subitement Ran, profondément surprise. C’est une blague, c’est ça ?

- Nous ne pouvons pas vous laisser partir, insista-t-elle d’un ton détaché.

- Ils arrivent. »

 

Ces deux mots coupèrent net la discussion. La troisième venait de s’interposer calmement dans la conversation, déclarant une telle affirmation d’un ton parfaitement neutre, alors qu’elle n’avait même pas détourné le regard pour le leur dire en face.

Des voitures noires venaient en effet de se garer sur le bas-côté de la route, à un peu moins de dix mètres de là.

La jeune blonde reprit alors du même ton rayonnant qu’auparavant, comme s’il s’agissait d’une plaisanterie insouciante :

 

« Hé, vous avez de la chance, ils ont déjà prévu l’escorte pour vous ! »

 

Le silence interloqué reprit le dessus, mais les hommes en uniforme noir sortis des véhicules, armés pour la plupart d’entre eux d’armes à feu, les encerclèrent avant que quiconque n’eût le temps de poser la moindre question, ni d’exiger la moindre explication. Un d’entre eux, à l’aspect bienveillant, s’approcha calmement d’eux ; les trois adolescentes le saluèrent chaleureusement, tandis qu’il se tint face à Ran, souriant.

 

« On peut dire que vous avez eu de la chance, vous deux. On ne réchappe pas souvent à des attaques comme ça. Je peux savoir ce que vous faisiez en-dehors de l’abri ?

- L’abri…? » répéta-t-elle simplement avec un regard interrogateur.

 

L’homme la dévisagea étrangement comme il eut regardé un extraterrestre.

 

« Oui. L’abri. Là où la population est protégée du Noise. Là où on a demandé à tout le monde de s’installer, en particulier depuis les derniers mois. Vous n’êtes pas au courant des dernières consignes du Gouvernement ?

- Le Noise…? » se contenta-t-elle de répéter du même ton incrédule.

 

L’agent demeura stoïque, tombant des nues.

 

« Le Noise. Ce qui vous a attaqués. Vous venez d’où, comme ça, pour ne jamais en avoir entendu parler ?

- Tōkyō, quartier de Beika, lança rapidement mais gravement le petit écolier.

- Nom et adresse ?

- Mōri Ran et Edogawa Conan, reprit l’aînée. Nous habitons à l’Agence de détective Mōri. Vous voyez, mon père, le détective qui apparaît souvent dans les journaux en ce moment… »

 

Il se ravisa soudainement, reprenant son sourire bienveillant et rassurant.

 

« Je vois. Pardonnez-moi pour ce malentendu.

- Oh, ce n’est rien… » tenta timidement Ran.

 

Elle semblait partie pour continuer dans sa phrase, mais une petite détonation mécanique retentit et l’interrompit, la faisant sursauter brusquement.

Elle baissa le regard vers ses poignets et vit qu’il lui avait mis ce qui ressemblait à une paire d’étranges menottes lourdes, semblant dotées d’un appareillage électronique.

 

« Désolé, mais on vous prend en détention, reprit l’agent d’un ton qui paraissait sincère.

- C-Comment ça…? Pourquoi ? Que se passe-t-il, au juste ?

- On ne peut pas vous laisser partir dans de telles conditions, lança d’un ton désintéressé l’aînée des adolescentes. Vous allez venir avec nous dans la Seconde Division des forces spéciales en cas de désastre. »

 

Les deux amis relevèrent un même regard interloqué vers elle, puis vers les autres agents qui les entouraient, mais ils furent contraints de se laisser faire, pénétrant dans une des voitures, encadrés par un agent des deux côtés.

 

Juste avant de partir, le petit enfant jeta un dernier regard à la jeune adolescente blonde qui avait été la première à leur prédire ce qui allait leur arriver.

 

C’était désormais on ne peut plus clair.

 

Cette fille était sérieuse.

 

 

NOTE DE LAUTEURE

— À ceux qui ont lu l’ancienne version (et les autres car il y a une note importante) —

 

Comme vous avez pu le constater, sur les cinq grandes parties de cette fiction, seules les trois dernières sont directement tirées de la première version, les deux premières étant totalement nouvelles et inventées de toutes pièces (bien que la première ait été suggérée dans la première version) ; et encore, vous constaterez à la première section de la quatrième partie que le scénario va plus loin. Mais qui est donc cette personne qui espionnait la scène au départ ? Ceux qui connaissent Professeur Layton seront certes avantagés, mais peu importe, ce personnage vous sera dévoilé et présenté en temps et en heure utiles.

Ensuite, je vais faire la lumière sur un point important de cette fiction, qui est déjà apparu de manière évidente dans la dernière partie de ce chapitre : certains personnages sont japonais, et j’ai fait le choix d’user de certaines tournures japonaises lorsqu’il s’agit des appellations. Alors ne vous en faites pas, ça ne signifie absolument pas que vous allez voir des trucs chelous à tout bout de champ, je me limiterai à, je me répète mais peu importe, les appellations. C’est-à-dire les particules japonaises, par exemple, et ce qui s’y rapporte (hakase, keibu, keiji, et tous leurs copains. Sisi, vous allez les adorer au moins autant que moi dès que vous les verrez en action :D). Notez que je ne les mets pas par simple plaisir, mais tout simplement parce que ça aura une importance plus ou moins grande dans le scénario (sisi je vous le promets, c'est pas une blague. Dans tous les romans policiers, on dit toujours que c'est les indices les plus insignifiants qui sont les plus importants... eh bien, là, c'est pareil, je vous jure que j'en ai vraiment besoin et que ce n'est pas juste pour le plaisir que je vous fais souffrir avec des leçons de langue étrangère). Vous en avez une liste non exhaustive juste ici ( jref.com/japanese/honorific-suffixes/ ), lien d’ailleurs qui m’a tout appris, mais je vais refaire une petite compilation des plus importants, et donc de ceux qui ont de grandes chances d’apparaître par la suite :

 

Les particules :

—san : Le fait d’appeler quelqu’un “Untel-san”, au Japon, est l’équivalent de “Monsieur/Madame/Mademoiselle Untel”, bien qu’il n’ait pas forcément une connotation particulièrement formelle. À noter qu’on peut aussi l’utiliser après un nom de métier, par exemple “keibu-san”, qui serait prononcé par quelqu’un qui s’adresserait à un inspecteur de police (keibu se traduisant donc par déduction par “inspecteur (de police)”).

—chan : Correspond plutôt aux filles qui sont plus jeunes ou du même âge que la personne en train de parler, ou alors aux enfants et par extension aux grands-parents, il s’agit d’une connotation affective et “mignonne” qui montre une certaine proximité de la personne désignée (vu qu’il s’agit en réalité, à l’origine, d’un diminutif de “—san”). Il est donc très malpoli de nommer ainsi quelqu’un qui nous est hiérarchiquement supérieur.

—kun : Généralement utilisé pour désigner de jeunes hommes de tout âge, il peut toutefois s’appliquer à des filles lorsqu’il s’agit de montrer un sentiment affectif. C’est un peu le passe-partout, lorsqu’il s’agit d’être un cran plus familier que “—san”.

Les autres appellations :

Oji-san : Se traduit littéralement par un surnom affectif digne de “Tonton”, bien qu’il puisse s’appliquer même à quelqu’un qui n’est pas de votre famille. Toutefois, c’est quelque chose de plus ou moins réservé aux enfants, puisque cela montre une certaine puérilité que d’appeler n’importe qui “Tonton” sans raison apparente. Attention, si on prononce le “i” un peu trop long (on écrit alors “Ojī-san”), alors ça se traduirait plus par “grand-père”.

Oba-san : Se traduit par “Tata”, même s’il peut également être utilisé pour une femme relativement jeune. De même, si le “a” est allongé, on obtient alors “Obā-san” qui se traduit par “grand-mère”.

—neechan : Se traduit littéralement par “grande sœur”, bien qu’il puisse s’appliquer même à quelqu’un qui n’est pas de votre famille (par exemple, Conan appelle Ran “Ran-neechan” même s’ils ne sont pas du tout frère et sœur).

—niichan : Idem, se traduit littéralement par “grand frère”.

 

Mais il ne faut surtout pas oublier que la présence même d’une particule japonaise marque une distance à la personne désignée, et que donc la plus grande proximité possible, nommée le yobisute, consiste à ne pas utiliser de particule. Des amis particulièrement proches, de longue date ou non, pourront s’appeler par leur nom de famille seul, tandis que l’usage du prénom seul est réservé soit aux meilleurs amis du monde et amis d’enfance que vous connaissez depuis Mathusalem, soit à votre petit(e)-ami(e)/amant(e)/mari/femme. Notez donc qu’un homme appelant une femme uniquement par son prénom, ou l’inverse, pourra aisément être pris comme une preuve d’amour entre les deux, ou en tout cas d’une proximité extrême. En tout cas, si le yobisute est utilisé de manière réciproque entre deux personnes de sexe opposé et d’âges similaires, n’importe qui songera que ces deux personnes sont en couple.

 

Et je sais que c’est compliqué, j’ai moi-même eu beaucoup de mal à départager tout ça et j’ai dû vérifier encore et encore pour être certaine de ne pas dire trop de bêtises. Mais rassurez-vous, tout le monde n’est pas japonais dans cette fiction… Encore heureux.

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